Lieux-dits, un précipité de vies Philippe Mouillon
Lieux-dits, un précipité de vies
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Une proposition de Philippe Mouillon (avec la collaboration scientifique de Jeanine Élisa Médélice) Musée de Grenoble 8 février 2018 > 11 mars 2018
Les mots déposés au sol de l’allée centrale du musée de Grenoble sont un condensé des milliers de lieux-dits qui nomment – ou sous-titrent, avec soin le paysage. Ces fragments sont d’une vivacité tenace – certains mots plongent leurs racines dans un temps antérieur à l’occupation romaine. Ils ont été si souvent mastiqués et prononcés par des bouches nouvelles que leur sens aujourd’hui affleure, mais ne cesse de se troubler et de nous échapper : VIPÉREUSE, MISÉROUD, MALPOURCHIE, LES ÉCONDUES, LES ÉCORRÉES, LES EMBOUFFUS… car le mot est là sans y être. Il appartient à une langue troublée, comme fantôme de la nôtre. La plupart de ces noms de lieux-dits ont été disciplinés et normalisés par les pouvoirs religieux, militaires et territoriaux qui se sont succédé ici, mais ils conservent pourtant encore l’empreinte des complicités entre faibles, des intuitions, des perceptions communes ou rares accumulées, puis léguées depuis la nuit des temps par les femmes et les hommes ayant pratiqué ce territoire avant nous. Chaque lieu-dit est en quelque sorte une traduction, la conversion patiente des gestes ordinaires d’une multitude d’individus en récits : LA RIGOLETTE, CRÊVE-CORPS, GÂTE-FER, GUEULE DE VEAU, LA PETITE QUINZAINE, LE CLAP, LE GRAND CARTON, LE JAS DE LA PLUME, LE LOT PERDU, LE KILOMÈTRE QUARANTE, LES PETITES POULETTES, LA CAPUCHE, PRÉ-CRETIN, VIE-CREUSE, VAL-CONTENT, DERRIÈRE-LES-TRUCS… Ces récits cristallisent des temps flous, évidés de l’histoire humaine. Ils viennent d’en dessous ou en deçà de l’histoire officielle, des lointains du vivant. Ils disent la désorientation devant l’impensable de la condition humaine, la terreur et la douceur de vivre, le besoin de clôtures et son exact contraire, la nécessité de s’extraire du cadastre local et d’un quotidien de simple subsistance pour tenter d’approcher l’infinie consistance d’humanités inouïes, de poétiques nouvelles. Ces mots sont des précipités de vies – vies imprégnées, infusées, déployées dans chaque parcelle de paysage. S’enrichir de cette grammaire nous semble fructueux pour comprendre les rapports sans cesse renégociés de l’homme à son milieu de vie.