local-contemporain 10 paysage en mouvements

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Paysages, gisements profonds de notre sol mental

Sur les autoroutes ou en TGV, nous nous lançons vers le but à atteindre sans souci des paysages traversés, écartelés : perforation du pays, violence de la vitesse et viol de l’étendue, pour reprendre les frappantes métaphores organiques de Paul Virilio1. Impression d’agression et de dépossession que nous infligeons aux paysages ou que les nouveaux outils de locomotion nous infligent à nous-mêmes. S’engage une course-poursuite avec le monde, où nous nous efforçons de voir quand même : « Course avec la lumière », « Longer le brouillard », pour reprendre les titres de vidéos que l’écrivain Arnaud Maïsetti insère dans ses Carnets en ligne2. Si nous sommes désormais prisonniers de cette « épilepsie contagieuse », essayons cependant de nous saisir « de ce qui passe en tant que passage précisément. Ne rien fixer que des vertiges3 ». C’était déjà un peu le programme de Rimbaud dans sa Saison en enfer, ou de Cendrars dans la Prose du transsibérien : « Le monde s’étire s’allonge et se retire comme un accordéon qu’une main sadique tourmente. »

Dominique Pety

Essayons donc de faire un pas de côté. Arnaud Maïsetti revient sur le beau texte de Julien Gracq, La Presqu’île. Il essaie de photographier, derrière la vitre du train qui passe, le paysage de cette nouvelle4 dont le personnage se demande constamment : « Comment rejoindre ? » Comment entrer en contact avec le monde, et retrouver l’ivresse de « vivre à l’écoute du paysage » ? Comment « l’épeler », « pareil à un sourd qui lit sur les lèvres […] dans l’herbe des bas-côtés et les branchettes figées qui faisaient la haie » ; ou bien, « comme un cycliste dévale une côte, le cœur battant du sentiment de l’espace qui se creuse, de tous les freins lâchés, de ce vent soudain dans les oreilles, si impatient, si pur qu’il semble n’être né nulle part » ? Car le mouvement, quand il ne nous engloutit pas dans sa vitesse, est source de métamorphoses qui nous révèlent des vérités profondes. Le narrateur proustien, qui s’approche en voiture des clochers de Caen, devenus dans la Recherche du temps perdu clochers de Martinville, comprend, à voir les recompositions du paysage en fonction de la distance, que nous voyageons aussi dans les profondeurs de notre mémoire vers des paysages déposés il y a longtemps, « gisements profonds de notre sol mental », qui resurgissent, se recomposent, et forment ces « terrains résistants » sur lesquels nous nous appuyons encore.

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Dominique Pety est professeure de littérature française à l’université Savoie Mont-Blanc

De 1998 à 2000, sur la ligne Paris-Nancy avant la construction du TGV dont il aperçoit les travaux, François Bon prend des notes qui aboutiront à l’album avec le photographe Jérôme Schmoloff et au livre Paysage Fer, puis au film du même nom, jusqu’à la vidéo du parcours revisité Paris-Nancy Route et fer. Plusieurs façons de travailler l’écart, par la vitre et par la vitesse, par l’écriture et par l’objectif, par les nouvelles captations numériques. Plusieurs formes de déprise qui renouvellent notre perception du monde : « La magie du train, c’est qu’on ne peut rien retenir. Tout ce qu’on aperçoit disparaît dans l’instant même » ; alors, « parce qu’on n’a plus d’armure, tout le dehors devient merveille. » Les paysages ordinaires, « autoroutes et viaducs, grandes tours et enseignes », dans ce parcours et cet incessant surgissement, nous donnent alors à voir le monde, non dans son visage passé, mais dans « la paume de ses mains, son empreinte par le travail des hommes d’aujourd’hui. » Ou bien, à l’inverse, quand les équipements collectifs font place aux modestes décors du quotidien : « Ce qu’on veut bien voir, le front derrière la vitre, c’est sa propre mémoire. Un village dans la brume ? On porte en soi le rêve du village dans la brume, il est notre enfance ou celle de nos pères. On porte surtout ce dispositif élémentaire : être homme parmi les hommes, c’est une curiosité toujours refaite. Alors, à une cuisine allumée, à une ombre animée derrière une fenêtre jaune, à un empilement de fauteuils en plastique dans le coin d’un jardin, ce qui fascine l’œil c’est qu’il identifie avant même de connaître. On est face non pas au monde, mais aux hommes dans leur monde, et ce monde est nôtre et l’humanité est un mystère en partage5. » L’Horizon négatif. Essai de dromoscopie, Paris, Éditions Galilée, 1984, p. 148-149 (« poursuites », 28.09. 2011 ; « la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil », 26. 02. 2012) (« La Mancha (avec J. Liron) | Nuit Myrtide », 21.03.2009) 4 (« Savenay | un récit, presque », 29.03.2011) 5 « François Bon / Paysage Fer, le livre, le film », « en accompagnement du film, un texte inédit », janvier 2003, www.tierslivre.net/livres/paysfer_film.html 1 2

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