Cerveau & Psycho #155 - juin 2023

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CE QUE NOS RÊVES DISENT DE NOUS

Le décryptage des neurosciences

HOMMES

QUAND L’ÉGALITÉ

ACCENTUE

LES DIFFÉRENCES

SÉNIORS

UN NOUVEAU TRAITEMENT

CONTRE

LA DÉPRESSION

BÉBÉS

ILS COMPTENT

AVANT

DE PARLER

GUÉRISSEURS

ET REBOUTEUX

POURQUOI ON Y CROIT, MÊME SI ON SAIT QUE

C’EST DE L’ARNAQUE

COMMENT SAVOIR POUR QUOI ON EST DOUÉ ? L 13252 - 155 - F: 7,00 € - RD Cerveau & Psycho N° 155 Juin 2023 N°155 Juin 2023 Cerveau & Psycho CE QUE NOS RÊVES DISENT DE NOUS Le décryptage des neurosciences

NOS CONTRIBUTEURS

p. 12-14

Alexis Bourla

Psychiatre au service de psychiatrie de l’hôpital Saint-Antoine, il est spécialiste des dépressions, notamment de celles dites « résistantes » aux traitements classiques.

SÉBASTIEN BOHLER

Rédacteur en chef

p. 54-58

Isabelle Arnulf

Neurologue et directrice du service des pathologies du sommeil de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, elle étudie les liens entre le contenu de nos rêves et certaines maladies neurologiques.

Une vérité profonde

Les rêves nous feraient accéder à notre inconscient, à notre vrai moi, à nos désirs cachés comme à nos peurs les plus secrètes. Ils seraient un puits de vérité et une voie vers la connaissance de soi. Voilà l’image que l’on retient généralement de l’interprétation des rêves, souvent dérivée de la tradition psychanalytique.

p. 60-65

Erik Hoel

Professeur de neurosciences à l’université Tufts, il développe une théorie novatrice sur les rêves qui explique leur fonction originelle.

La réalité apparaît aujourd’hui différente. Les recherches en neurosciences révèlent que nos rêves rejouent certains éléments de nos vies, certes, mais de façon distordue et désordonnée. Et c’est peut-être ce côté chaotique qui fait leur vraie valeur ajoutée pour notre cerveau. Comme l’explique le neuroscientifque Erik Hoel, ce dernier a besoin de stimuli très variés pour apprendre. La réalité concrète n’offre pas toujours cette variété, surtout dans des existences routinières et sécurisées. C’est pourquoi le cerveau s’enverrait des données fantaisistes, comme un gymnaste se donne des challenges insolites ou décalés, pour ne pas laisser rouiller ses articulations.

p. 90-91

Gabriela Hofer

Psychologue à l’université de Graz, en Autriche, elle mène ses recherches sur la connaissance de soi et les autres, ainsi que sur les façons de mieux identifier ses forces et ses faiblesses.

Alors, proftons de ce grand désordre – à défaut de messages révélateurs. Au milieu des images déjantées, sachons repérer les parallèles qui évoqueraient une dispute avec un collègue, une peur de perdre son conjoint ou de ne pas bien s’occuper de ses enfants. Les psychologues et neurologues constatent alors que ce matériau peut nous aider à faire de meilleurs choix, et ils suggèrent des pistes pour y parvenir. À défaut de vérité profonde, des microenseignements parfois bien utiles. £

3 N° 155 - Juin 2023
ÉDITORIAL
155

SOMMAIRE

N° 155 JUIN 2023

DÉCOUVERTES

p. 6 ACTUALITÉS

Du piano pour un cerveau toujours jeune !

Courir au-delà de la fatigue

Quand voler devient une addiction

Le sport : mieux que les antidépresseurs

À chaque langue son cerveau !

Quand le stade donne du sens

p. 12 FOCUS

Dépression liée à l’âge : vers une thérapie e cace ?

Une protéine naturelle pourrait favoriser l’apparition de nouveaux neurones.

Alexis Bourla

p. 16 NEUROSCIENCES

Covid long : quand le virus s’en prend aux neurones

Fatigue, troubles de l’attention, de la mémoire : le syndrome de « Covid long » aurait parfois des causes neurologiques.

Stephani Sutherland

p. 39-65

p. 26 SCIENCES COGNITIVES

Compter avant de parler

Avant l’âge de 6 mois, les bébés comparent déjà les nombres, les mémorisent, les manipulent sous forme visuelle ou auditive… Jacob Beck et Sam Clarke

p. 34 INTELLIGENCE ARTIFICIELLE L’IA peut-elle lire dans nos pensées ?

Un programme est récemment parvenu à recréer en partie ce que nous regardons à partir d’un simple scan de notre cerveau.

CE QUE NOS RÊVES DISENT DE NOUS

p. 40 SCIENCES COGNITIVES ET SI LA NUIT TOUT S’ÉCLAIRAIT ?

Parler de ses rêves dans des groupes permet de mieux les décrypter.

p. 46 PSYCHOLOGIE

COMMENT APPRENDRE DE SES RÊVES

De nouvelles méthodes d’interprétation tissent des parallèles entre les rêves et la vie.

Guillaume Jacquemont

p. 54 NEUROSCIENCES

« NOS RÊVES SONT UNE FENÊTRE SUR

NOTRE SANTÉ MENTALE »

Entretien avec Isabelle Arnulf

p. 60 NEUROSCIENCES

POURQUOI NOS RÊVES

SONT-ILS PARFOIS SI BIZARRES ?

L’incongruité répondrait à un besoin d’adaptation du cerveau.

Ce numéro comporte un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Sylvie Serprix

6-37
p.
p. 34 p. 12 p. 16 p. 26
p. 39
Dossier
4 N° 155 - Juin 2023

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 66

PSYCHOLOGIE SOCIALE Le paradoxe de l’égalité

Plus les femmes et les hommes deviennent « égaux », plus ils s’orientent vers des études et des carrières di érentes…

Frank Luerweg

p. 72 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

YVES-ALEXANDRE THALMANN

Guérisseurs

:

j’y crois pas, mais on ne sait jamais

Un étrange phénomène, l’acquiescence, nous conduit à savoir qu’une chose est absurde mais à ne pas en tenir compte.

p. 76 RAISON ET DÉRAISON

NICOLAS GAUVRIT

Devenez tolérant en 4 minutes

Inspirés de la psychologie des groupes, des messages contre l’homophobie produisent des résultats ultrarapides.

p. 80 SCIENCES COGNITIVES

Déjà-vu : oui, mais pourquoi ?

L’impression d’avoir déjà vu ou entendu ce qui se passe sous nos yeux ? Cela pourrait être un bug de votre cerveau. Janosch Deeg

p. 86 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Faut-il répéter au calme ?

Si vous voulez jouer un morceau de musique à des amis, exercez-vous dans le bruit.

p. 90 LA QUESTION DU MOIS

Comment reconnaître ses

talents ?

La réponse de Gabriela Hofer et Aljoscha C. Neubauer

p. 92 SÉLECTION DE LIVRES

Le sommeil, c’est bon pour le cerveau

Le Développement naturel de l’enfant

L’Expertise sans peine Nuances

Pourquoi je prends ma douche trois minutes de trop ?

Guérir nos âmes blessées

p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE

SEBASTIAN DIEGUEZ

La Faim : quand la nourriture devient insupportable

Et si la famine dégoûtait de la nourriture... C’est la thèse de l’écrivain norvégien Knut Hamsun dans son célèbre roman... validée par la science un demi siècle plus tard.

66-78 p. 80-91 p. 92-97
p.
p. 66 p. 72 p. 80 p. 76 p. 86 p. 94 p. 92
5 N° 155 - Juin 2023

DÉCLIN COGNITIF

Du piano, pour un cerveau toujours jeune !

Une demi-heure de piano tous les jours entraîne une augmentation de matière grise dans plusieurs régions du cerveau chez des personnes de plus 60 ans, et améliore leur mémoire de travail.

D. Marie et al.,

Music interventions in

132 healthy older adults enhance cerebellar grey matter and auditory working memory, despite general brain atrophy, Neuroimage : Reports, 2023.

Comment conserver de bonnes capacités cognitives en vieillissant ? Au-delà de 60 ans, il n’est pas rare qu’on oublie ses clés, qu’on réfléchisse moins rapidement, que l’agilité mentale baisse, sans même parler de maladies comme Alzheimer qui vont s’attaquer aux neurones et entraîner des troubles plus profonds encore. Une des fonctions mentales les plus importantes pour garder un esprit vif et performant au quotidien est la mémoire de travail, cette forme de mémoire à court terme qui nous permet de manipuler des concepts tout en parlant à un interlocuteur et sans oublier que, dans dix minutes, il va falloir aller chercher un ami à la gare. C’est un des grands enjeux de la recherche sur le déclin cérébral lié à l’âge et l’on se demande comment la maintenir en bon état le plus longtemps possible. Or des travaux menés à l’université de Genève ont montré qu’un programme de six mois d’initiation et d’entraînement musical

© VGstockstudio/Shutterstock
6 N° 155 - Juin 2023 Actualités Par la rédaction DÉCOUVERTES p. 12 Dépression liée à l’âge : vers une thérapie e cace ? p. 16 Covid long : quand le virus s’en prend aux neurones p. 26 Compter avant de parler

améliore justement cette capacité cruciale chez des personnes âgées de 62 à 78 ans, tout en augmentant la quantité de matière grise dans des régions clés de leur cerveau.

Au cours de cette expérience, 132 personnes âgées de plus de 62 ans ont subi des tests de mémoire de travail avant de participer à un programme d’un an de formation musicale comportant soit des séances d’écoute guidée pour acquérir des connaissances sur la musique et attirer leur attention sur les di érents accords et harmonies, soit de petits cours de piano à raison d’une heure par semaine, assortis d’une demiheure d’exercices à la maison chaque jour. Les participants passaient une IRM mesurant la quantité de matière grise dans leur cerveau, au tout début de l’expérience, puis six mois après, ainsi qu’un nouveau test de mémoire de travail.

Les résultats ont fait apparaître deux faits marquants. Tout d’abord, le volume global de matière grise diminue sur la période des six mois où ces personnes ont été suivies. Signe que le cerveau présente un bilan net de neurones négatif, ce qui est un fait connu et n’est pas enrayable par une pratique, même régulière, d’une activité comme la musique. En revanche, et c’est la deuxième conclusion majeure, le cerveau stimule la production de nouveaux neurones dans certaines zones clés, ce qui se traduit ponctuellement par une augmentation

Courir au-delà de la fatigue

de l’épaisseur du cortex. Les régions concernées sont notamment le noyau caudé, impliqué dans les actions orientées vers un but, et le cervelet, dont certaines sous-régions contribuent à la mémoire de travail, mais aussi à l’équilibre et la coordination.

Une partie de l’e et résulte du volet de formation musicale dispensée, mais l’e et est plus puissant lorsqu’on pratique : le cours hebdomadaire de piano et la demi-heure quotidienne à la maison augmentent même le volume du cortex auditif et d’une zone appelée « gyrus de Heschl », importante pour discerner la parole d’une personne au milieu du bruit – un avantage dont bénéficieront les patients dans leur vie quotidienne.

Cette étude montre donc pour la première fois que le cerveau âgé peut produire de nouveaux neurones dans une variété de régions jusqu’alors insoupçonnées. L’amélioration cognitive est proportionnelle au temps passé à faire de la musique, une activité qui développe l’attention sélective aux sons, mais aussi leur anticipation et la mémoire de phrases musicales qui vont devoir être exécutées en temps réel, le tout en promenant son regard sur la partition et ses doigts sur des endroits précis d’un clavier. Rien de mieux, finalement, pour exercer cette fonction cognitive cruciale, tout en donnant du plaisir aux autres et à soi-même ! £

Sébastien Bohler

Ce jour-là, vous étiez en forme. Vous avez couru 10 kilomètres et vous ne sentiez rien. Vous aviez envie de doubler la distance. La performance musculaire semblait se produire sans e ort. Quelques jours plus tard, les premières foulées semblaient di ciles, et au bout de quelques centaines de mètres vous éprouviez déjà une sensation de fatigue. Pourtant, vous aviez bien mangé, bien dormi, vous n’êtiez pas malade. Que s’est-il passé ?

La réponse pourrait venir d’un neurotransmetteur : la dopamine. Libérée par votre cerveau quand vous ressentez du plaisir, elle est aussi impliquée dans la motivation. Plus vous en possédez, plus vous arrivez à relier de façon fiable la sensation de fatigue à l’e ort fourni.

Des chercheurs de l’université de Baltimore ont bénéficié de la participation de malades de Parkinson qui, en l’absence de médicament, ont de faibles taux de dopamine : dans des tâches d’e ort physique, ils produisent des performances très irrégulières, parce que la sensation de l’e ort fourni est comme déconnectée de la dépense réelle du corps. En revanche, dès qu’ils prennent leur médicament qui rétablit de bons taux de dopamine, la sensation d’e ort se recouple avec l’e ort réel.

D’où l’intérêt d’avoir des concentrations susantes de dopamine dans votre cerveau. Pour cela, plusieurs moyens : manger peu de graisses saturées, bien dormir, pratiquer le yoga ou la méditation, et aussi... écouter de la musique ! Celle-ci libère des flots de dopamine dans le cerveau, et est réputée améliorer la performance sportive. £ S. B.

NEUROSCIENCES
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RETROUVEZ-NOUS SUR p. 34 L’IA peut-elle lire dans nos pensées ?

Quand voler devient une addiction

Impossible, sur un marché, de ne pas voler quelque chose – une barre chocolatée, des écouteurs… Pour le kleptomane, c’est l’acte de voler en soi qui est source de plaisir, et non l’objet lui-même. Un véritable trouble du contrôle des impulsions, comme lorsqu’une personne alcoolique ne peut s’empêcher de boire. Mais peut-on véritablement parler d’addiction ?

Pour le déterminer, Yui Asaoka, de l’université de Kyoto, au Japon, et ses collègues ont recruté 11 kleptomanes arrêtés à plusieurs reprises pour vol à l’étalage, ainsi que 27 personnes ne présentant aucun trouble mental, et leur ont montré des photos et des vidéos mettant en scène soit des paysages naturels – typiquement une forêt –, soit des magasins avec leurs marchandises. Autrement dit, des environnements dans lesquels les voleurs compulsifs ne peuvent réprimer une envie impérieuse de chaparder quelque chose au hasard. En parallèle, les chercheurs ont pris soin d’enregistrer le déplacement du regard des sujets face aux images, ainsi que l’activité de leur cortex préfrontal – la région du cerveau sous le front impliquée notamment dans le contrôle des impulsions et la planification.

Résultat : si les sujets témoins – même les chapardeurs occasionnels ! – examinent de la même façon les photos et vidéos quel que soit leur contenu, les kleptomanes portent leur regard à des endroits bien précis des scènes déclenchant leur envie de voler, mais pas sur les images de nature. Par ailleurs, l’activité

Il y a du sucre dans le sel

Le sel de table est une molécule composée d’un atome de sodium et d’un atome de chlore. Le goût salé est dû au sodium, mais que fait le chlore ? Il aurait un petit goût de sucré, d’après des chercheurs japonais qui ont eu l’idée de tester son action sur un récepteur de nos neurones spécialisé dans la perception

de leur cortex préfrontal est perturbée uniquement dans les situations où ils ne peuvent contrôler leurs pulsions face à un étalage de marchandises, de la même façon que ce qui est observé dans le cas d’autres types d’addictions caractérisés par une incapacité à estimer le risque et par un dysfonctionnement du système cérébral de la récompense. Par exemple : l’alcoolisme, le tabagisme, la cocaïnomanie… C’est la première fois que l’on obtient des preuves d’une véritable dépendance à des stimuli d’un environnement pour ce genre de troubles, ce qui classerait la kleptomanie dans les addictions comportementales. Mais d’autres études avec davantage de personnes accros à un comportement sont nécessaires pour le confirmer.

Toutefois, en pointant ce type de vol comme étant une addiction, les chercheurs estiment que les kleptomanes « ne doivent plus être considérés comme des délinquants » et qu’il serait temps de repenser les thérapies envisagées, car, de toute évidence, l’arrestation ou l’incarcération n’a abouti jusque-là à aucun bénéfice probant… £

des saveurs douces : T1r3LBD. L’ion chlorure Cl- libéré par la dissolution des cristaux de sel dans l’eau ou dans la nourriture provoque un changement de conformation du récepteur, se traduisant par la sensation sucrée. Conséquence : si vous salez votre plat abondamment, vous sentirez surtout le sodium, mais à plus petites doses, c’est l’ion chlorure qui l’emportera, et vous devriez détecter une subtile saveur sucrée. Faites l’expérience !

55 % des utilisateurs de réseaux sociaux croiraient aux théories du complot

Source : Enquête Ifop / Amb-USA.fr

£
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PSYCHIATRIE
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Plus on est pauvre, plus on a mal…

La douleur physique, quelle qu’elle soit, même due à une simple contracture musculaire, est l’une des principales causes de consultation dans le monde. Mais nous ne sommes pas égaux dans son ressenti, car même notre salaire jouerait un rôle ! C’est ce qu’ont montré pour la première fois des chercheurs de la City University London en analysant les données d’un sondage mondial mené dans 146 pays entre 2009 et 2018, concernant environ 1,3 million d’adultes. L’étude révèle que plus le revenu mensuel par personne au foyer est faible comparé aux pairs du même milieu social, plus le risque de ressentir intensément la douleur est élevé, que le sujet vive dans un pays pauvre ou riche, et indépendamment de l’accès au soin. En cause : les émotions négatives associées au fait de se comparer à son entourage et de se sentir défavorisé… Une nouvelle preuve que la douleur physique a une composante émotionnelle importante. £ B. S.-L.

Le clic, indicateur de stress au bureau ?

Et si la façon dont vous tapez sur votre clavier ou bougez la souris de votre ordinateur refétait votre niveau de stress au bureau ?

C’est ce que suggèrent des chercheurs de l’École polytechnique fédérale (ETH) de Zurich, qui ont recréé au laboratoire un environnement de travail et analysé le comportement de 44 participants tout en enregistrant leur fréquence cardiaque : les personnes stressées déplacent le pointeur de la souris plus souvent et avec moins de précision que les moins stressées, parcourant ainsi plus de distances à l’écran. Par ailleurs, elles font plus d’erreurs de frappe et s’arrêtent souvent d’écrire pendant quelques secondes. Des indices bien mieux corrélés au niveau de stress déclaré des sujets que leur fréquence cardiaque. Selon les auteurs, le cerveau stressé aurait plus de diffcultés à traiter les informations, ce qui perturberait les capacités motrices – une théorie dite « du bruit neuromoteur ». Des résultats à confrmer en situation réelle, mais qui devraient leur permettre de développer un détecteur de stress au bureau afn que les salariés puissent éviter le burn-out. £ B. S.-L.

BIEN-ÊTRE

Le sport : mieux que les antidépresseurs

On s’intéresse de plus en plus à notre bien-être mental, mais les troubles psychiques, comme l’anxiété et la dépression, sont toujours bien moins diagnostiqués et pris en charge que les maladies « physiques » chroniques ou infectieuses. Pourtant, selon l’Organisation mondiale de la santé, une personne sur huit dans le monde sou rira d’un trouble mental au cours de sa vie. Un remède ? L’activité physique devrait en faire partie, selon l’équipe de Ben Singh, de l’université d’Australie méridionale.

En e et, les chercheurs ont réalisé l’analyse la plus large de la littérature scientifique sur les e ets du sport, portant sur 97 études publiées avant 2022 et concernant 128 119 participants. Leur résultat est sans appel – s’il fallait encore le démontrer : l’exercice physique est 1,5 fois plus e cace que les médicaments traditionnels – antidépresseurs, anxiolytiques – et que le soutien psychologique ou les thérapies classiques pour lutter contre l’anxiété, la dépression et la détresse en général. Les interventions sportives prolongées – de douze semaines –agissent même plus rapidement que les médicaments pour diminuer les

symptômes de dépression, et plus l’activité physique est intense, plus les bénéfices sont grands, sans qu’il ne soit nécessaire de pratiquer très longtemps à chaque séance. Tous les adultes sont concernés, même ceux qui sont en bonne santé, mais les avantages du sport les plus visibles concernent les personnes sou rant de dépression, de maladies infectieuses et chroniques, ainsi que les femmes enceintes et en post-partum.

Par ailleurs, tous les sports sont concernés – course à pied, marche, yoga, pilates, karaté, tennis, sports collectifs, natation… Selon Ben Singh, si la pratique est relativement intense et pas trop longue, mais régulière, elle est bénéfique. Le sport déclencherait entre autres la sécrétion d’endorphines et d’autres neuromédiateurs favorisant le bien-être et le plaisir, avec notamment une stimulation du système cérébral de la récompense, souvent dysfonctionnel chez les personnes anxieuses ou dépressives. Le chercheur s’étonne encore que l’activité physique ne soit toujours pas adoptée comme traitement de première intention pour ces patients. £ B. S.-L.

© Michal Sanca/Shutterstock
B. Singh et al., Br. J. Sports Med., 2023.
9 N° 155 - Juin 2023
34 N° 155 - Juin 2023

L’IA peut-elle lire dans nos pensées ?

EN BREF

£ Une IA a été capable de reconstituer sous forme d’images des scènes observées par des individus au moyen d’une simple analyse de l’activité électrique de leur cerveau par IRM fonctionnelle.

£ Cette prouesse a été rendue possible après que l’IA a appris à associer images et activité électrique cérébrale, grâce à une importante banque de données issues de 10 000 IRM fonctionnelles avec leurs images.

£ L’IA n’est en revanche pour l’instant pas en mesure de déterminer ce à quoi pense un individu, mais seulement de reconstituer ce qu’il observe dans la réalité.

L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) est un des outils les plus avancés pour comprendre comment nous pensons. Lorsqu’une personne placée dans un scanner IRMf accomplit diverses tâches mentales, la machine livre des images colorisées de grande qualité de son cerveau en action, chaque couleur permettant d’apprécier l’intensité de l’activité cérébrale.

Les neuroscientifques sont ainsi en mesure d’identifer avec précision les zones du cerveau utilisées chez une personne lors d’une tâche mentale. À ce jour, toutefois, cela ne leur permettait pas d’accéder à ce qu’elle pense, voit ou ressent. Cette situation pourrait être en passe de changer. Deux scientifques japonais ont récemment combiné des données issues de l’IRMf avec la puissance d’une intelligence artifcielle (IA) de pointe génératrice d’images, afn de reconstituer les images mentales d’une personne à partir de son activité cérébrale. Résultat : les scènes visuelles

35 N° 155 - Juin 2023 DÉCOUVERTES Intelligence artificielle
Un programme générateur d’images est récemment parvenu à recréer en partie ce que nous regardons à partir d’un simple scan de notre cerveau. Au point de pouvoir déchi rer précisément ce à quoi l’on pense ?
Par Allison Parshall, journaliste scientifique à la revue Scientific American.
© Phonlamai Photo/Shuttertock

engendrées par l’IA ont une ressemblance saisissante avec celles que les personnes testées ont vues pendant qu’on scannait leur cerveau. Les images originales et les images recréées par l’IA sont présentées ci-dessous, et peuvent être consultées sur le site web des chercheurs.

UNE FUTURE AIDE AUX PARALYSÉS ?

« Nous pourrions utiliser ce type de techniques pour construire de potentielles interfaces cerveau-machine », explique Yu Takagi, neuroscientifque à l’université d’Osaka, au Japon, et l’un des auteurs de l’étude. Ces futures interfaces pourraient un jour venir en aide aux personnes qui ne peuvent pas communiquer, incapables de parler ou de réagir, mais encore conscientes [en faisant voir à l’entourage les images mentales auxquelles pense le patient, ndlr].

L’étude, récemment acceptée pour être présentée à la Conference on Computer Vision and Pattern Recognition 2023, a d’ores et déjà suscité des remous depuis qu’elle a été publiée en ligne en décembre 2022 sous forme de préimpression, ou « préprint » (étude non examinée par des pairs ou pas encore publiée). Des commentateurs en ligne ont même comparé cette technologie à la « lecture de l’esprit ». Mais, selon certains experts, cette description en surestimerait les capacités.

« Je ne crois pas qu’il s’agisse ici de lire réellement dans les pensées », détaille ainsi Shailee Jain, neuro-informaticienne à l’université du Texas à Austin, qui n’a pas participé à l’étude en question. « Et je ne pense pas non plus que cette technologie puisse être utile de sitôt aux patients – ni qu’elle soit employée à de mauvaises fns – pour le moment. Mais cela s’améliore de jour en jour. »

Cette nouvelle étude est loin d’être la première à utiliser l’IA pour reconstruire des images visualisées par des personnes à partir de leur activité cérébrale. Lors d’une expérience menée en 2019, des chercheurs de Kyoto, au Japon, ont utilisé un type d’apprentissage automatique appelé « réseau neuronal profond » pour reconstruire des images vues par des personnes à partir de scans IRMf de leur cerveau. Mais les résultats ressemblaient davantage à des peintures abstraites qu’à des photographies… (bien qu’il ait toutefois été aisé pour les chercheurs de faire correspondre avec précision les images créées par l’IA aux images originales).

Or, depuis, les neuroscientifques ont poursuivi ce travail avec des générateurs d’images d’IA plus récents et plus performants. Dans cette récente étude, les chercheurs ont utilisé un

modèle dit « de diffusion », créé par la start-up londonienne Stability AI, appelé Stable Diffusion. De tels modèles fonctionnent en ajoutant du bruit (visuel) aux images qu’on leur soumet. Comme les parasites à la télévision, le bruit déforme les images, mais d’une manière prévisible que l’IA fnit par repérer et apprendre. De sorte qu’à la fn elle est capable de produire des images à partir de simples parasites. C’est notamment d’après ce principe que fonctionne la plus connue des IA génératrices d’images, Dall-E 2. Le modèle de diffusion est aujourd’hui, selon Takagi, « le moteur principal de l’explosion de l’IA ».

Mis à la disposition du public en août 2022, Stable Diffusion a été entraîné à partir de milliards de photographies et de leurs légendes associées. Il a appris à reconnaître des caractéristiques types dans les images (par exemple, un visage), ce qui lui permet de mélanger et d’associer des caractéristiques visuelles sur commande pour créer des images entièrement nouvelles. « Il sufft de lui dire “Un chien sur un skateboard” pour qu’il génère un chien sur un skateboard », explique Iris Groen, neuroscientifque à l’université d’Amsterdam, qui n’a pas participé à la nouvelle étude. « Les chercheurs ont simplement pris ce modèle et se sont demandé s’il était possible de le relier de manière intelligente aux scanners cérébraux. »

UN PRÉLÈVEMENT CÉRÉBRAL D’IMAGES

En haut, les images montrées aux volontaires. En bas, les images « devinées » par l’IA à partir de l’activité cérébrale des participants.

Les scanners cérébraux utilisés dans ces nouveaux travaux proviennent d’une base de données de recherche contenant les résultats d’une étude antérieure dans laquelle huit participants avaient accepté de s’allonger régulièrement dans un scanner IRMf et de visionner 10 000 images au cours d’une année. De quoi fournir une énorme base de données IRMf qui montre comment les centres de vision du cerveau humain (ou du moins les cerveaux de ces huit participants humains) réagissent à la vue de chacune des images. Dans l’étude récente, les chercheurs ont utilisé les données de quatre des participants initiaux.

36 N° 155 - Juin 2023
L’IA PEUT-ELLE LIRE DANS NOS PENSÉES ? DÉCOUVERTES Intelligence artificielle
COCO
© Takagi et al./MS
Dataset

Pour produire les images reconstruites, le modèle d’IA doit travailler avec deux types d’informations différents : les propriétés visuelles dites « de bas niveau de l’image » et sa signifcation de « haut niveau ». Par exemple, il n’est pas seulement question de déterminer qu’il s’agit d’un objet anguleux et allongé sur un fond bleu, mais bel et bien d’un avion dans le ciel… Le cerveau travaille également avec ces deux types d’informations et les traite dans des régions différentes. Pour relier les scanners cérébraux et l’IA, les chercheurs ont utilisé des modèles linéaires pour associer les parties de chaque région qui traitent les informations visuelles de niveau inférieur. Ils ont fait de même avec les parties qui traitent les informations conceptuelles de haut niveau.

En les mettant en correspondance, ils ont été en mesure de générer ces images, explique Iris Groen. Le modèle d’IA a alors acquis la capacité d’apprendre quels motifs subtils de l’activation cérébrale d’une personne correspondent à quelles caractéristiques des images. Une fois cette étape franchie, les chercheurs ont fourni à l’IA des données d’IRMf qu’elle n’avait jamais vues auparavant, et lui ont demandé de produire l’image correspondant à ces données. Enfn, ils ont comparé l’image générée à l’image originale afn d’évaluer les performances du modèle.

LA LIMITE : L’UNICITÉ DE CHAQUE CERVEAU

De nombreuses paires d’images présentées par les auteurs de l’étude montrent des similitudes frappantes. « Ce que je trouve passionnant, c’est que cela fonctionne », déclare Ambuj Singh, informaticien à l’université de Californie à Santa Barbara, qui n’a pas participé à l’étude. Cela ne signife pas pour autant que les scientifques ont compris exactement comment le cerveau traite le monde visuel, précise le chercheur. Le modèle de diffusion stable ne traite pas nécessairement les images de la même manière que le cerveau, même s’il est capable de produire des résultats similaires. Les auteurs espèrent que la comparaison entre ces modèles et le cerveau permettra de mieux comprendre le fonctionnement interne de ces deux systèmes complexes.

Aussi exceptionnelle que cette technologie puisse paraître, elle présente de nombreuses limites. Chaque modèle doit en effet être entraîné sur les données d’une seule personne et les utiliser. « Le cerveau d’un individu est vraiment différent de celui d’un autre », explique Lynn Le, neuroscientifique informatique à l’université Radboud, aux Pays-Bas, qui n’a pas participé aux recherches. Si vous souhaitez que l’IA reconstruise des images à partir de vos scanners

cérébraux, il vous faudra former un modèle personnalisé et, pour cela, les scientifques auront besoin d’une multitude de données IRMf de haute qualité provenant de votre cerveau. À moins que vous ne consentiez à rester parfaitement immobile et à vous concentrer sur des milliers d’images à l’intérieur d’un tube IRM bruyant et exigu, aucun modèle d’IA existant ne disposerait de suffsamment de données pour commencer à décoder votre activité cérébrale !

Même avec ces données, les modèles d’IA ne sont effcaces que pour les tâches pour lesquelles

Bibliographie

ils ont été explicitement formés, explique Shailee Jain. Un modèle formé sur la façon dont vous percevez les images ne fonctionnera pas pour essayer de décoder les concepts auxquels vous pensez –bien que certaines équipes de recherche, dont la sienne, construisent d’autres modèles pour cela.

Autre question en suspens : on ne sait pas encore si cette technologie serait à même de reconstruire des images que les participants n’ont fait qu’imaginer et qu’ils n’ont pas vues de leurs yeux. Cette capacité serait nécessaire pour de nombreuses applications technologiques, telles que l’utilisation d’interfaces cerveau-ordinateur pour aider les personnes incapables de parler ou de faire des gestes à communiquer.

« Il y a beaucoup à gagner, d’un point de vue neuroscientifque, en construisant une technologie de décodage », déclare Shailee Jain. Mais les avantages potentiels s’accompagnent aussi de dilemmes éthiques, et il sera de plus en plus important de les résoudre au fur et à mesure que ces techniques s’amélioreront. Les limites actuelles de la technologie ne sont pas une excuse suffsante pour prendre à la légère les inconvénients potentiels du décodage. « Même si nous n’en sommes pas encore au stade où cela pourrait se produire, je pense qu’il est temps de réféchir à la protection de la vie privée et aux utilisations négatives potentielles de cette technologie », conclut la neuro-informaticienne. £

37 N° 155 - Juin 2023
Une IA pourrait-elle transcrire les pensées d’une personne en images ? Si oui, cela aiderait certains patients totalement paralysés à communiquer avec leur entourage.
Y. Takagi et S. Nishimoto, High-resolution image reconstruction with latent di usion models from human brain activity, bioRxiv, mars 2023

Face au changement climatique, comment le cycle de l’eau est-il impacté ? Quels défs techniques et sociétaux nous attendent ?

Quels modèles d’adaptation peut-on trouver dans le vivant ?

À l’occasion de l’exposition

Urgence climatique, à partir du 16 mai 2023, à la Cité des sciences et de l’industrie, découvrez vite le cycle de conférences Des solutions pour s’adapter d’urgence.

En accès libre

À l’auditorium de la Cité des sciences et de l’industrie, retransmis sur cite-sciences.fr

Des solutions pour s’adapter d’urgence

Samedi 13 mai à 14h30

Biodiversité : réensauvager la France ?

Découvrez des exemples de réintroductions d’animaux disparus et de respect de la biodiversité en France lors d’une conférence de Béatrice Kremer-Cochet et Gilbert Cochet, naturalistes ; puis explorez le canal de l’Ourcq et le parc de la Villette avec Marc Giraud, naturaliste et chroniqueur radio.

En partenariat avec l’Association de Protection des Animaux Sauvages.

Mardi 16 mai à 18h30

Inondations, sécheresses : le cycle de l’eau bouleversé ?

Comment s’adapter à ces situations extrêmes ? Quels rôles pourraient jouer les barrages-réservoirs ? Quelles alternatives imaginer ?

Avec Vazken Andréassian, hydrologue, directeur de l’Unité de Recherche Hycar à l’Inrae.

Mardi 30 mai à 18h30

La robustesse, clé de l’adaptation du vivant

Notre société valorise la performance tandis que les sciences de la vie nous apprennent le rôle fondamental des erreurs, des lenteurs et des incohérences dans la construction du monde naturel.

Avec Olivier Hamant, biologiste, directeur de recherche à l’Inrae, Laboratoire de reproduction et développement des plantes.

Mardi 6 juin à 18h30

Sociétés : de la vulnérabilité aux trajectoires d’adaptation

Retrouvez

l’ensemble des conférences :

Sommes-nous capables d’anticiper le futur ? De faire évoluer notre rapport aux ressources, à l’environnement et aux autres ?

Avec Alexandre Magnan, géographe, chercheur « adaptation au changement climatique » à Iddri - Sciences Po.

Avec le soutien de :

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DE NOUS CE QUE NOS RÊVES DISENT

SOMMAIRE

p. 40

Et si la nuit tout s’éclairait ?

p. 46

Comment apprendre de ses rêves

p. 54 Interview

« Nos rêves sont une fenêtre sur notre santé mentale »

p. 60

Pourquoi nos rêves sont-ils parfois si bizarres ?

« Le rêve est une prise de subconscience », disait Raymond Devos. Si les chercheurs modernes n’y traquent plus des signes plus ou moins cabalistiques émis par notre inconscient, nombre d’entre eux restent persuadés qu’ils ont beaucoup à nous apprendre. Car ce qui les compose, ce sont nos souvenirs et nos préoccupations ; ce qui les anime, ce sont nos émotions ; ce qui le organise, c’est notre fonctionnement mental. Au final, ils sont un reflet de nous-mêmes. Reflet déformé, exagéré, caricaturé, certes. Mais au fond, les caricatures ne sont-elles pas l’un des meilleurs moyens d’attirer l’attention sur quelque chose de profondément juste ?

Pour ces spécialistes, il est alors possible de tirer parti de nos rêves pour réfléchir à ce qui nous importe vraiment, repérer ce qui ne fonctionne pas dans nos vies et prendre de meilleures décisions. Ils ont même élaboré de nouvelles méthodes pour cela, qui ont reçu de premières validations expérimentales. Les rêves ne sont pas seulement immersifs, fascinants, amusants… Ils sont aussi instructifs !

Guillaume Jacquemont

39 N° 155 - Juin 2023
Dossier

ET SI LA NUIT TOUT S’ÉCLAIRAIT ?

Et si nos rêves nous aidaient à comprendre qui nous sommes et ce que nous avons intérêt à changer dans nos vies ? De nouvelles recherches suggèrent qu’ils en ont le potentiel, notamment lorsqu’on les partage avec les autres.

Dossier N° 155 - Juin 2023
40

£ L’interprétation des rêves a longtemps été considérée comme non scientifique par les chercheurs.

£ Pourtant, de nouvelles études montrent que nos songes dépendent bel et bien de nos intérêts, de nos expériences et de nos soucis. Elles suggèrent en outre que leur forme est conditionnée par les fonctions qu’ils remplissent, comme la digestion des émotions négatives.

£ Les psychologues ont alors proposé de nouvelles méthodes pour tirer des enseignements pertinents de nos rêves, certaines techniques d’interprétation en groupe commençant notamment à faire la preuve de leur e cacité.

«Racontez-moi cent de vos rêves et je vous dirai qui vous êtes », a rme le psychologue et chercheur Kelly Bulkeley. Exagéré ? Pas si l’on en juge par le travail qu’il a réalisé sur une femme qu’il appelle « Beverly ». Depuis le milieu des années 1980, Beverly note quotidiennement ses rêves, aboutissant à un total de plus de 6 000 songes répertoriés. Kelly Bulkeley s’est penché sur 940 d’entre eux, datant de 1986, 1996, 2006 et 2016, puis en a déduit 26 caractéristiques psychologiques de la rêveuse. Ces déductions concernaient son tempérament, son monde émotionnel, ses préjugés, ses relations, ses peurs, son attitude face à l’argent, sa santé et ses intérêts culturels et spirituels. « Elle en a confrmé 23 comme étant exactes », affrme le psychologue.

De fait, nombre de chercheurs défendent l’idée d’une continuité entre les rêves et le vécu éveillé (waking-dreaming continuity). L’une des conséquences essentielles étant que les songes sont souvent liés aux intérêts et aux préférences des rêveurs, ainsi qu’aux soucis et aux activités de la vie quotidienne. « Cette thèse est désormais bien établie par les spécialistes des rêves », explique Michael Schredl, de l’Institut central de la santé mentale à Mannheim. Le psychologue a par exemple découvert que les songes des mélomanes et des musiciens contiennent plus de musique que la moyenne, et que les compositeurs ont tendance à rêver de nouvelles mélodies.

ILS REFLÈTENT NOTRE VIE

Autres travaux qui appuient cette continuité : ceux publiés en 2017 par l’équipe de Raphaël Vallat, à l’université de Lyon. Dans cette étude, 40 volontaires ont été interrogés chaque matin après leur réveil, pendant sept jours. En moyenne, ils se sont souvenus de six rêves lors de cette période, dont plus de 83 % étaient liés à des expériences personnelles. Parmi les événements autobiographiques réapparus la nuit, 40 % s’étaient produits la veille, 26 % plus tôt lors des quatre dernières semaines, 16 % pendant l’année écoulée et 18 % il y a plus d’un an. Les participants ont en outre jugé importants la majorité des événements réapparus en songe, en particulier les plus anciens, qui étaient aussi émotionnellement plus intenses. Ceux datant de la veille, en revanche, étaient souvent plutôt anodins – un phénomène déjà constaté par Sigmund Freud (1856-1939). Les chercheurs ont aussi observé que les préoccupations des rêveurs transparaissaient dans 23 % de

41 N° 155 - Juin 2023 ©
fran_kie/Shutterstock
Par Klaus Wilhelm, biologiste, journaliste scientifique.

DOSSIER CE QUE NOS RÊVES DISENT DE NOUS ET SI LA NUIT TOUT S’ÉCLAIRAIT ?

leurs songes : un jeune étudiant qui redoutait l’échec a par exemple rêvé qu’il était assis dans un tramway avec ses professeurs et qu’il attendait de connaître ses notes.

Émotions, préoccupations… et anticipation ! Dans nos songes, nous nous projetons parfois dans des futurs possibles. C’est ce qu’a conclu la neuroscientifque Isabelle Arnulf, de Sorbonne Université, à Paris, après s’être penchée sur les productions nocturnes d’un homme qui voyageait beaucoup pour son travail : dans un rêve sur dix, il visitait les endroits où il devait bientôt se rendre.

UN BRASSAGE DE SOUVENIRS ÉMOTIONNELS

À quoi servent ces brassages nocturnes des différents éléments de notre vie éveillée ? Ont-ils une fonction ou ne sont-ils qu’un sous-produit du sommeil ? Et peut-on s’en servir pour apprendre à mieux se connaître ? C’est ce qu’ont exploré plusieurs psychologues et chercheurs, en s’appuyant sur les dernières découvertes sur le sujet. Il s’agit là d’une sorte de renouveau pour l’étude des rêves, car, pendant de nombreuses années, la recherche s’était surtout consacrée aux aspects neurophysiologiques et médicaux du sommeil, reléguant au second plan nos étranges divagations nocturnes. Ces dernières étaient considérées comme une sorte d’épiphénomène du sommeil, que le psychologue Rubin Naiman, de l’université de l’Arizona à Tucson, compare aux étoiles : « Elles brillent dans le ciel, mais semblent bien trop lointaines pour avoir une quelconque infuence sur nos vies. »

Une partie des nouvelles théories élaborées porte sur les fonctions potentielles des rêves (voir l’encadré page ci-contre). Le psychologue Mark Blagrove et son équipe, de l’université britannique de Swansea, les étudie avec des techniques comme l’électroencéphalographie (EEG), qui consiste à mesurer les petits courants électriques parcourant la surface du crâne. Dans l’une de leurs expériences, 20 volontaires ont tenu un journal détaillé de leur quotidien pendant dix jours, incluant leurs soucis, leurs peurs et leurs expériences, avant de passer une nuit dans un laboratoire du sommeil. Lors de celle-ci, ils ont revêtu une cagoule d’électrodes qui enregistrait leur activité cérébrale et ont été réveillés à plusieurs reprises par les chercheurs ; chaque fois, ils devaient indiquer s’ils étaient en train de rêver et, dans l’affrmative, à quoi. Les chercheurs ont ensuite comparé les contenus oniriques avec le contenu du journal – observant, par exemple, si l’on rêvait de marches après avoir failli tomber dans un escalier.

Les résultats ont confrmé que plus un événement vécu est riche en émotions, plus il a de chances de réapparaître en rêve. Mark Blagrove et ses collègues ont aussi découvert le rôle joué par des ondes cérébrales particulières, les ondes thêta, d’une fréquence de 4 à 7,5 hertz (ou oscillations, par seconde). Ces ondes surviennent durant la phase de sommeil paradoxal, lorsque les rêves sont les plus fréquents et les plus animés. « Les ondes thêta devenaient plus intenses lorsqu’une personne rêvait d’expériences émotionnelles », résume le chercheur. Du moins pour les souvenirs de la semaine écoulée, les plus anciens n’infuençant pas le nombre et la force de ces ondes.

« Les ondes thêta visibles dans l’EEG refètent manifestement le fait que la psyché brasse des souvenirs récents et émotionnellement marqués », suppose Mark Blagrove. Peut-être les songes nous aident-ils alors à digérer les émotions négatives, comme le suppose une des théories sur leurs fonctions. Plus généralement, « pendant le sommeil, le cerveau traite toutes sortes d’informations afn de les stocker en mémoire », explique le chercheur. Un traitement qui transparaîtrait parfois dans les rêves, surtout lorsqu’il nécessite « toutes les émotions et tous les souvenirs disponibles ». Ce serait en particulier le cas dans les différentes situations de notre vie sociale, de sorte que le psychologue considère qu’une fonction importante des rêves est de simuler ces situations pour s’y préparer : « Il est très probable que, pour traiter de tels sujets, nous devions mobiliser des souvenirs auxquels nous accédons diffcilement à l’état de veille. »

DES PISTES DE RÉFLEXION UTILES

Au-delà de ces raisonnements sur les fonctions des rêves, est-il possible d’exploiter leur riche contenu émotionnel, abondant en éléments signifcatifs, pour en tirer des enseignements pertinents sur nous-mêmes ? Michael Schredl en est convaincu : « Nous pouvons apprendre de nos rêves, car ce sont des expériences que nous percevons comme réelles. » Ils font partie « de la psyché globale d’un individu ». Depuis presque quarante ans, ce chercheur consigne ses propres songes et dispose aujourd’hui de 14 600 productions nocturnes. « Il ne s’agit pas d’interpréter les rêves au sens de la psychanalyse classique », explique-t-il. L’objectif est plutôt d’identifer certaines relations entre leur contenu et ce que nous vivons.

Prenons l’exemple des rêves dits « de poursuite » : vous fuyez devant un danger qui vous assaille. Selon Schredl, le modèle de base de ce type de rêve est clair : on a peur de quelque chose et on prend la fuite – une manifestation du

LEXIQUE

Cycle de sommeil

Au cours d’une nuit, nous enchaînons quatre à sept cycles de sommeil de 70 à 110 minutes. Chacun se divise en une phase de sommeil paradoxal et trois phases di érentes de sommeil lent.

Sommeil paradoxal

On l’appelle ainsi car le cerveau semble se réveiller, adoptant une activité très proche de celle de l’éveil, tandis que le corps est paralysé. Les Anglo-Saxons parlent plutôt de REM sleep, pour rapid eye movements sleep, car nous bougeons sans cesse les yeux pendant cette phase. Ce stade de sommeil est très riche en rêves. En moyenne, il dure entre 20 et 25 % de la nuit d’une personne de 30 ans en bonne santé.

Électroencéphalographie (EEG)

Technique de mesure de l’activité électrique du cortex cérébral grâce à des électrodes placées sur le cuir chevelu.

42 N° 155 - Juin 2023

LES 5 FONCTIONS DES RÊVES

À première vue, passer une bonne partie de la nuit immergé dans des histoires plus ou moins absurdes ne semble pas très utile. Pourtant, les recherches modernes suggèrent que les rêves ont toute une série de fonctions.

1 • Une thérapie nocturne

Les rêves nous aideraient à surmonter les événements di ciles et les émotions négatives que nous vivons (voir l’interview d’Isabelle Arnulf, page 54). L’un des principaux promoteurs de cette théorie est le neuroscientifique américain Matthew Walker, qui qualifie les songes de « baume apaisant ». À l’appui de sa conviction : ses propres expériences, montrant qu’une nuit comportant de longues phases de sommeil paradoxal (très riches en rêves) atténue les émotions provoquées par la vision d’images désagréables, et les observations de Rosalind Cartwright, de l’université Rush, à Chicago, selon lesquelles les personnes qui rêvent des épreuves di ciles auxquelles elles sont confrontées, comme un divorce, s’en remettent mieux.

2 • Un entraînement au danger

Selon le psychologue et philosophe finlandais

Antti Revonsuo, nous rêverions des menaces potentielles qui nous guettent, afin d’apprendre à les a ronter. Notre cerveau naîtrait ainsi prédisposé à simuler les dangers auxquels nous avons été soumis pendant 99 % de notre passé évolutif, à savoir des attaques de prédateur. C’est ce qui expliquerait que les animaux sont bien plus fréquents dans les rêves des enfants, représentant plus du quart des personnages oniriques qu’ils rencontrent, contre 5 % dans ceux des adultes. Chez ces derniers, le cerveau se reconfigurerait pour mettre en scène des dangers plus représentatifs de leur âge et de la vie moderne. Tore Nielsen, de l’université de Montréal, a ainsi montré que près des trois quarts des jeunes mères rêvent que leur bébé est en danger (par exemple, qu’il est étou é par mégarde dans le lit maternel ou qu’il tombe de son berceau).

Autre exemple étonnant, cité par William Dement, pionnier de l’étude scientifique du rêve : à une période où il fumait beaucoup, il a rêvé qu’il avait une tumeur au poumon, se voyant en train d’observer sa radiographie couverte de métastases et expérimentant

l’angoisse d’une mort prochaine. Une simulation plutôt e cace : après ce rêve, il n’a plus jamais touché une cigarette !

3 • Une aide à la décision et à la vie sociale Au-delà des menaces, ce serait l’ensemble de ce qui pourrait arriver qui serait simulé dans les rêves – même si ceux-ci ne font que brasser les possibles, tout ce qu’ils représentent ne se produisant heureusement pas. Pour William Dement, la fonction des songes est peut-être « de permettre à l’homme d’expérimenter les multiples scénarios du futur dans le réalisme extrême du rêve, et de faire ainsi des choix plus éclairés ». Seraient en particulier simulées les interactions sociales, avec des artifices insolites qui nous permettraient de mieux comprendre les autres en nous mettant littéralement à leur place : selon une enquête menée par le chercheur allemand Michael Schredl, 16 % des gens ont déjà rêvé d’être un membre du sexe opposé et 32,7 % d’être à nouveau un enfant. La neuroscientifique Isabelle Arnulf raconte même qu’un de ses patients a rêvé d’accoucher à la place de sa femme !

4 •Un outil d’apprentissage

En plus de simuler notre futur, nos rêves rejouent notre passé, mais pas à l’identique. Les événements vécus sont déformés dans tous les sens. Ce replay un peu psychédélique jouerait un rôle dans la mémorisation, en optimisant les apprentissages et en nous aidant à mieux généraliser nos expériences. L’équipe de Robert Stickgold, à l’université Harvard, a ainsi fait jouer des participants à un jeu de labyrinthe sur ordinateur une première fois, puis une seconde fois après avoir dormi. Résultat : les joueurs qui ont rêvé du jeu ont ensuite été plus performants que les autres – même si leurs rêves ne mettaient pas directement en scène les chemins corrects, plutôt des éléments parcellaires et mélangés. Des spécialistes des réseaux de neurones artificiels ont récemment proposé l’hypothèse du cerveau suradapté

pour expliquer ces bénéfices pour l’apprentissage (voir Pourquoi nos rêves sont parfois si étranges ?, page 60).

5 • Un stimulant de la créativité

On ne compte plus les anecdotes d’artistes et de scientifiques ayant trouvé l’inspiration en songe, à l’instar du chanteur Paul McCartney, qui aurait rêvé de la mélodie de la chanson Yesterday en songe, ou du chimiste russe Dmitri Mendeleïev, qui aurait visualisé le tableau périodique des éléments en dormant. Autre élément soutenant l’idée que les rêves stimulent la créativité : dans une enquête menée auprès de plus de 1 000 personnes, les chercheurs Daniel Erlacher et Michael Schredl ont trouvé que près de 9 % des sondés tiraient une idée créative de leurs songes au moins une fois par semaine – l’un d’eux avait par exemple rêvé de la façon de réparer son ordinateur.

Toutes ces théories demandent encore à être consolidées, mais l’idée que les songes nous procurent un certain nombre de bienfaits s’impose de plus en plus. Pour certains spécialistes, notre capacité de rêver a été sélectionnée par l’évolution en raison des avantages qu’elle nous o re. Pour d’autres, ce sont plutôt les formidables capacités d’évocation du cerveau qui ont été sélectionnées, les rêves et leurs bienfaits n’en constituant qu’un bénéfice collatéral : « Dès que la conscience humaine a été dotée d’une fonction de représentation su samment développée, elle s’est employée à remédier, anticiper, imaginer et a abuler lorsqu’elle n’était pas occupée par la réalité ambiante, écrit le psychologue suisse Jacques Montangero. Dès lors, la nuit ne pouvait que se peupler de rêves. »

Guillaume Jacquemont, journaliste à Cerveau & Psycho

Sources : M. Walker, La Découverte, 2018 ; M. Schredl et al.,The Journal of Psychology, 2010 ; E. J. Wamsley et R. Stickgold, Journal of Sleep Research, 2019 ; M. Schredl et D. Erlacher, The Journal of Psychology, 2007.

43 N° 155 - Juin 2023

comportement d’évitement dans la vie quotidienne. Peu importe que l’on cherche à échapper à un monstre, un ouragan ou un doberman aux dents acérées. « Il faut alors se pencher sur un comportement d’évitement dans la vie actuelle », explique le psychologue.

Les rêves peuvent ainsi conduire à des prises de conscience, comme Mark Blagrove l’a lui-même déjà expérimenté – après avoir été longtemps sceptique quant à leur signifcation. Un jour que lui et sa famille devaient se dépêcher pour assister à une pièce de Harry Potter au théâtre, il s’est énervé sur ses enfants qui lambinaient, avant de faire un rêve révélateur la nuit suivante : il écrivait un tweet qui se terminait par des majuscules, comme s’il criait, et quelqu’un lui répondait de ne pas utiliser de lettres capitales. « Je sais très bien que je ne devrais pas crier sur mes enfants dans ce genre de situation, mais c’est le rêve qui m’a permis de vraiment le comprendre », raconte-t-il. Depuis, il réagit bien plus calmement. Les songes « nous font rarement découvrir une nouveauté révolutionnaire, mais ils nous permettent de voir les choses sous un autre angle, estime le psychologue. Et ces éléments de réfexion sont susceptibles de nous aider à évoluer positivement. »

Bien souvent, les rêves restent toutefois diffciles à interpréter, car ils produisent des récits nouveaux et créatifs à partir de nos expériences vécues. Ils intensifent ce qui nous agite émotionnellement pendant la journée et intègrent notre vécu « dans un contexte plus large », selon les termes de Michael Schredl. Pour ce faire, ils

Le psychologue Mark Blagrove est convaincu que parler de ses rêves aide à les comprendre. Dans le cadre de son projet Dreams ID, plusieurs personnes discutent de leurs songes, avant que l’illustratrice Julia Lockheart n’en réalise une interprétation graphique sur des pages du livre L’Interprétation des rêves, de Sigmund Freud. Une participante a par exemple rêvé qu’elle conduisait une voiture depuis le siège arrière, puis qu’elle pilotait une moto et réalisait de gracieuses pirouettes en tant que ballerine (à gauche), tandis qu’une autre s’est vue en train de quitter son corps pendant son sommeil pour retrouver sa défunte mère (à droite).

fouillent dans la boîte de notre mémoire, associent des expériences récentes marquantes à des événements plus anciens, et assemblent ce qui en ressort sous forme de flms à la fois abscons et métaphoriques.

DÉCODER LES RÊVES

Récemment, plusieurs spécialistes ont élaboré des techniques pour décoder ce fatras mental (voir « Comment apprendre de ses rêves », page 46). Michael Schredl a par exemple développé une méthode d’interprétation collective. Le rêveur commence par mettre par écrit un de ses songes, puis les autres membres du groupe en prennent connaissance, avant de l’interroger sur sa vie quotidienne et sur ce qu’il peut y avoir comme rapport avec son rêve. Ensuite, la personne raconte ce qui l’a le plus émue ou blessée dans ses aventures oniriques et réféchit aux éventuels liens avec des événements et des sentiments de sa vie réelle, en se nourrissant de la première phase de délibération collective. Elle se demande aussi si elle préférerait que certains éléments saillants de ses rêves changent.

En 2015, l’équipe de Mark Blagrove a testé cette approche ainsi qu’une autre très similaire, élaborée par le psychiatre américain Montague Ullman, avec deux groupes d’une dizaine de volontaires, qui se sont réunis une fois par semaine. « Les deux techniques ont conduit les participants à des prises de conscience importantes », s’enthousiasme le chercheur. Un jeune étudiant a par exemple rêvé qu’il descendait un escalier en marbre dans la ville

44 N° 155 - Juin 2023 ET SI LA NUIT TOUT S’ÉCLAIRAIT ? DOSSIER CE QUE NOS RÊVES DISENT DE NOUS
© Avec l’aimable
autorisation de Julia Lockheart, DreamsID.com

de son enfance ; arrivé en bas, il se trouvait dans sa nouvelle maison. L’escalier lui rappelait celui d’une demeure où il avait passé d’ultimes vacances familiales avant de déménager. Il s’est alors rendu compte que la nostalgie de sa famille était plus forte qu’il ne l’imaginait.

Plus généralement, les rêveurs ont indiqué qu’ils comprenaient mieux comment leurs expériences passées infuaient sur leur vie actuelle. Ils ont en outre identifé des liens signifcatifs entre leurs songes et la réalité, et ont déclaré utiliser ces enseignements oniriques pour améliorer divers aspects de leur quotidien. L’apport du groupe était très apprécié, les participants estimant qu’il leur avait permis de repérer des correspondances auxquelles ils n’auraient pas pensé seuls.

Outre ces questions d’interprétation, un autre bénéfce du partage de rêves pourrait être le renforcement des liens sociaux. Lorsqu’on interroge les gens, un tiers d’entre eux disent avoir évoqué un rêve avec une autre personne au cours de la semaine écoulée, et deux tiers au cours du mois qui vient de passer, selon une enquête menée par Michael Schredl. Certes, nous en oublions rapidement la plupart, mais ceux qui sont vraiment importants nous restent en mémoire. Les partager provoque parfois un rapprochement émotionnel, du fait qu’ils sont très intimes et personnels : « Cela suscite l’empathie de l’auditeur », selon Mark Blagrove. Dans une étude qui n’a pas encore été publiée, son équipe a d’ailleurs montré que plus les participants écoutaient souvent les rêves d’autres personnes, plus ils avaient des capacités d’empathie élevée – même si ce résultat ne prouve pas que ces capacités naissent de ce partage onirique, nuance le chercheur.

Ce pouvoir du groupe, Mark Blagrove le ressent aussi dans le cadre de son projet Dreams ID. Le principe : parler d’un rêve avec d’autres personnes, avant que l’artiste Julia Lockheart ne le mette en images. Le projet est devenu si populaire qu’il a inspiré des événements organisés dans différents lieux, comme la maison de Freud à Londres, où des volontaires racontent un songe devant un public, puis en discutent.

RÊVER SERAIT BON POUR LA SANTÉ

Conséquence probable des fonctions des songes (notamment celle de digestion de nos émotions), rêver serait bon pour la santé, selon Rubin Naiman. À l’appui de cette idée, il cite des travaux réalisés à l’université Rutgers suggérant que le sommeil paradoxal (lorsque sont produits une majorité de nos rêves) protégerait du stress posttraumatique. Dans cette étude, 17 volontaires regardaient des photos de pièces illuminées avec

différentes couleurs, certaines étant associées à une légère décharge électrique. Or, après cette phase, ceux dont le sommeil paradoxal était plus long et de meilleure qualité avaient moins peur à la vue des pièces « dangereuses ». Par ailleurs, les personnes qui parviennent à surmonter une expérience traumatisante présentent plus d’ondes thêta dans les régions antérieures du cerveau pendant

le sommeil paradoxal, que celles qui développent un trouble de stress post-traumatique. Cette activité cérébrale pourrait ainsi reféter un traitement émotionnel favorable des souvenirs diffciles. D’autres études ont associé le manque de sommeil paradoxal ou sa mauvaise qualité à des problèmes de mémoire et à un risque de dépression. La preuve d’un lien de cause à effet n’a pas encore été apportée, mais les indices sont assez forts pour conduire Rubin Naiman à s’inquiéter d’une « épidémie silencieuse » qui affecterait notre sommeil, et en particulier le sommeil paradoxal. De nombreuses personnes dorment en effet trop peu et voient cette phase de sommeil interrompue par leur réveil (elle se produit davantage en fn de nuit). À cela s’ajoute l’infuence de substances comme l’alcool – et probablement le cannabis –, qui diminuent le sommeil paradoxal, ainsi que des troubles comme le syndrome d’apnée du sommeil, qui provoque de dangereuses interruptions de la respiration pendant la nuit, et donc des réveils multiples.

Avec ses collègues, Rubin Naiman plaide pour redonner aux songes la valeur qu’ils ont perdue dans une grande partie du monde occidental. « Nous ferions bien de ramener le rêve dans la conscience du public, affrme le psychologue, car rêver fait partie de notre équipement mental de base. » En conséquence, il organise des « cercles de rêve » aux États-Unis, où les participants se rencontrent pour discuter de leurs songes. Avec des bénéfces enthousiasmants, à l’en croire : « Ces cercles sont merveilleux : on y voit littéralement les gens grandir intérieurement. » £

Bibliographie

K. Bulkeley, The meaningful continuities between dreaming and waking : Results of a blind analysis of a woman’s 30-year dream journal, Dreaming, 2018.

J. B. Eichenlaub et al., Incorporation of recent waking-life experiences in dreams correlates with frontal theta activity in REM sleep, Social Cognitive and A ective Neuroscience, 2018.

R. Naiman et al., Dreamless : The silent epidemic of REM sleep loss, Annals of the New York Academy of Sciences, 2017

C. L. Edwards et al., Comparing personal insight gains due to consideration of a recent dream and consideration of a recent event using the Ullman and Schredl dream group methods, Frontiers in Psychology, 2015.

45 N° 155 - Juin 2023
Grâce à la technique d’interprétation de groupe développée par Michael Schredl, les rêveurs ont identifié des liens significatifs entre leurs rêves et la réalité. Ils ont en outre déclaré utiliser ces enseignements oniriques pour améliorer leur quotidien.

ARNULF ISABELLE

NEUROLOGUE ET DIRECTRICE DU SERVICE DES PATHOLOGIES DU SOMMEIL DE L’HÔPITAL DE LA PITIÉ-SALPÊTRIÈRE.

NOS RÊVES SONT UNE FENÊTRE SUR NOTRE SANTÉ MENTALE

Nos rêves sont souvent bizarres, perturbants, parfois e rayants. Certains trahissent-ils une pathologie ? Des tentatives ont été faites pour dégager des « songes-types » caractéristiques de divers troubles psychiques, mais cela n’est pas allé très loin. Les personnes psychotiques (schizophrènes, notamment) ont des rêves particuliers qui ressemblent à leur façon de raisonner dans la journée – sans queue ni tête, décousus, avec un contenu limité et

54 N° 155 - Juin 2023 INTERVIEW
© APHP

peu diversifé, et qui les mettent en scène dans des situations de vie quotidienne. Les patients autistes font aussi des rêves très pauvres, mais l’inverse n’est pas vrai : ce n’est pas parce que vous faites des rêves sommaires que vous êtes autiste ou schizophrène. En d’autres termes, les rêves ne suffsent pas à eux seuls pour diagnostiquer une maladie mentale. Toutefois, certaines de leurs caractéristiques peuvent mettre la puce à l’oreille. Par exemple, la fréquence des cauchemars : elle est généralement plus élevée chez les personnes souffrant de troubles mentaux, que ce soit la dépression, l’anxiété ou le syndrome de stress post-traumatique.

Des cauchemars fréquents pourraient donc alerter sur de potentielles situations à risque ?

Le lien a été particulièrement bien établi avec le risque de suicide chez les jeunes, qui est en hausse ces dernières années. Avec ce problème de taille : les médecins se trompent une fois sur deux sur le risque suicidaire d’une personne. C’est pourquoi les cauchemars à répétition commencent depuis peu à être intégrés dans le diagnostic, car ils sont corrélés à un risque suicidaire plus élevé. L’enjeu est de taille, car cela permettrait d’orienter plus tôt les jeunes dépressifs vers des dispositifs de veille comme le programme Vigilans, coordonné par Guillaume Vaiva, au CHU de Lille, un système d’appel régulier des gens à risque suicidaire qui a prouvé son effcacité.

Reconnaît-on les cauchemars des personnes dépressives à des caractéristiques propres ?

Dans la dépression, les rêves sont très négatifs – à l’image de l’état mental des personnes dans la journée. Ce parallèle a été bien mis en lumière au début des années 2000 par le chercheur Dieter Riemann et ses collègues de l’université de Freiburg, en Allemagne. En analysant les rêves de patients dépressifs trai-

tés avec des antidépresseurs, ils ont découvert qu’à mesure que le traitement commençait à produire son effet (c’est progressif, il faut compter plusieurs semaines), le contenu de ces rêves devenait de moins en moins sombre, et l’humeur des patients s’améliorait au fl des jours. À première vue, on pourrait donc penser que la tonalité des rêves refète l’état dépressif du patient… Mais ce n’est pas si simple, malheureusement, car dans les premières semaines de traitement, les antidépresseurs suppriment aussi souvent le sommeil paradoxal, la phase où l’on rêve le plus, et il faut attendre en général un mois pour que les patients se souviennent à nouveau de leurs rêves. Il est donc diffcile d’appréhender le lien entre rêves et dépression et de savoir qui, entre les deux, dirige l’autre. Pour mieux comprendre ce lien, une piste serait d’étudier deux catégories de rêveurs particuliers : d’une part, ceux qui font ce qu’on appelle des « rêves lucides », et, d’autre part, les personnes atteintes de trouble comportemental en sommeil paradoxal (TCSP).

Qu’ont de particulier ces rêveurs ? Que peut-on tirer de leur étude ?

Dans le TCSP, sur lequel nous travaillons depuis une quinzaine d’années, les patients exécutent leurs rêves en réalité : certains mangent un sandwich imaginaire en dormant, d’autres se débattent dans leur lit, aux prises avec des adversaires invisibles. Cette

mise en acte est généralement due à une lésion du tronc cérébral qui fait que leurs mouvements, habituellement bloqués chez une personne normale, ne le sont pas durant le sommeil paradoxal. Et cela implique malheureusement des risques d’accident, de blessure, pour eux ou leur conjoint, puisqu’ils ne contrôlent pas ce qu’ils font. Mais ce phénomène offre aussi un accès direct aux songes, bien plus que les récits souvent imprécis que font les dormeurs au réveil, pour peu qu’ils s’en souviennent.

Et les rêveurs lucides ?

Eux arrivent carrément à savoir qu’ils sont en train de rêver, sans pour autant se réveiller. De ce fait, il est possible de convenir d’un code pour qu’ils nous communiquent certaines informations pendant leurs rêves. Dans une de ces expériences, nous avons demandé à des rêveurs lucides de trouver une piscine dans leur songe et de tourner deux fois les yeux vers la droite quand ils plongeaient sous l’eau et quand ils en ressortaient. Nous avons ainsi montré que la « respiration rêvée » se traduit dans le corps : la période passée sous l’eau correspondait à une belle apnée du dormeur ! Mais, évidemment, ce signal n’est pas toujours facile à exécuter dans une séquence intense, comme une course-poursuite. Aujourd’hui, nous cherchons à utiliser des codes plus simples, par exemple en demandant au rêveur de ponctuer les parties agréables de ses

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La fréquence des cauchemars est plus élevée chez les personnes dépressives, anxieuses ou atteintes d’un syndrome de stress post-traumatique.

rêves avec trois petits sourires et celles désagréables avec trois légers froncements de sourcil que nous captons avec des électrodes posées respectivement sur les muscles zygomatiques et sur ceux du front… Ces deux catégories de rêveurs offrent en tout cas un accès privilégié aux songes. Si nous parvenions à en trouver qui souffrent de dépression – ce que cherche à faire Jean-Baptiste Maranci, dans notre équipe –, nous aurions alors un moyen unique d’étudier les liens entre les rêves et l’humeur.

Concrètement, quelle forme prendrait cette étude dans le cas de la dépression ? Une des caractéristiques des personnes dépressives est qu’elles sont plus tristes le matin au réveil que le soir, alors qu’en temps normal, c’est l’inverse : nous avons tendance à être plus gais en nous réveillant qu’en nous endormant. Nous pensons donc que le sommeil et les rêves servent à atténuer les émotions négatives, et que ce processus dysfonctionne chez les dépressifs. Le projet de Jean-Baptiste Maranci consiste à identifer des marqueurs associés aux ressentis positifs et négatifs vécus en rêve, parmi tous les signaux enregistrés en laboratoire du sommeil (une joie soudaine pourrait par exemple se traduire par une modifcation de l’activité cérébrale, associée à un mouvement des yeux particulier et à une accélération du rythme cardiaque et de la respiration). Nous avons mené cette recherche « en direct » chez des rêveurs lucides qui communiquent leurs émotions grâce aux signaux convenus avec l’équipe d’expérimentateurs. Notre idée est ensuite d’utiliser une intelligence artifcielle pour les analyses, afn de prendre en compte un grand nombre de paramètres. Après cette première phase, nous essaierons de rechercher les marqueurs émotionnels identifés chez les dormeurs comme vous et moi. L’objectif : mieux comprendre comment nous régulons nos émotions pendant le sommeil, et à quelle vitesse nous revivons et « digérons » les

Sous l’œil de la caméra infrarouge du service des pathologies du sommeil de la Pitié-Salpêtrière, un patient atteint de trouble comportemental en sommeil paradoxal (TCSP) lutte en rêve contre un agresseur, utilisant dans la réalité son oreiller pour se battre, avant de finir par le jeter.

8 %

des jeunes ont des cauchemars fréquents (plus d’un par semaine), selon une étude prospective chinoise publiée en 2021 et menée sur près de 7 000 adolescents suivis pendant un an. Les pensées suicidaires dans l’année qui suit sont deux fois plus fréquentes chez eux et les tentatives de suicide dans l’année, trois fois plus nombreuses.

Source : X. Liu et al., Sleep, 2021

émotions négatives. Puis, la même recherche sera réalisée chez des personnes dépressives, afn de déterminer pourquoi ce mécanisme fonctionne mal chez elles.

Qu’est-ce que la « digestion émotionnelle » des rêves ?

Matthew Walker, professeur de neurosciences et de psychologie à l’université de Californie à Berkeley, a proposé que la fonction du sommeil et des rêves serait de dégrader les souvenirs émotionnels de la journée – de remettre à zéro l’amygdale, la région cérébrale où sont vécues les émotions, pour conserver les souvenirs associés aux émotions, mais sans les émotions elles-mêmes. C’est la théorie dominante actuelle. Selon elle, les rêves seraient une sorte de théâtre mental où nous revivons les épreuves qui nous sont arrivées, intégrées dans des scénarios plus ou moins loufoques. Deux particularités des songes rendraient ce retour en arrière plus facile à vivre. D’une part, les événements diffciles sont rejoués à blanc, c’est-à-dire sans les manifestations physiques des émotions : les chercheurs ont par exemple observé des dormeurs qui subissaient des horreurs en rêve – comme en témoignaient les récits qu’ils faisaient au réveil – sans que cela ne provoque la moindre accélération cardiaque chez eux. D’autre part, ces événements sont parfois mélangés à des éléments positifs ou bizarres – vous subissez des remontrances de votre patron quand soudain un chaton vient lui lécher l’oreille –, qui atténuent ce que l’on vit en rêve.

Au fnal, cette réexposition d’un genre particulier entraînerait l’extinction

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DOSSIER CE QUE NOS RÊVES DISENT DE NOUS « NOS RÊVES SONT UNE FENÊTRE SUR NOTRE SANTÉ MENTALE »

progressive des émotions négatives. Dans notre cerveau se produit alors un dialogue entre l’amygdale, très fortement activée durant le sommeil paradoxal, l’hippocampe, où les informations de la journée sont stockées, et le néocortex, siège de la mémoire à long terme. Grâce à ce dialogue à trois, le cerveau engrangerait la nouvelle information en la débarrassant de sa gangue émotionnelle, pour la consolider de façon plus défnitive dans le néocortex.

Mais alors, les rêves négatifs nous font du bien ?

Oui, absolument, mais attention : on pense que dans les cauchemars, ce mécanisme fonctionne mal au point d’interrompre le rêve en cours et de réveiller le dormeur, si bien que le processus d’intégration émotionnelle ne peut pas aller jusqu’au bout. Pourquoi le dormeur se réveille-t-il ? Il y a plusieurs pistes. Peut-être a-t-il tout simplement un sommeil fragile. Ou encore, l’intensité émotionnelle des cauchemars est trop forte. C’est notamment le cas dans le syndrome de stress post-traumatique, consécutif à divers types d’épreuves extrêmes (torture, guerre, viol) : l’émotion à apaiser est alors tellement violente que le cerveau n’y arrive pas. Il répète en permanence le souvenir traumatique, ce qui réveille le dormeur. Enfn, environ 5 % de la population fait des cauchemars depuis la naissance, sans qu’on sache l’expliquer…

Comment réagir en cas de cauchemar récurrent ?

Longtemps, on a abordé les cauchemars récurrents sous le prisme de l’hypothèse psychanalytique, selon

laquelle ils seraient dus à un traumatisme non résolu qu’il faudrait travailler à résoudre. Mais le fait est qu’on n’en sait rien. En cas de cauchemars répétés, avant d’aller voir un psychologue, il faut à mon avis faire un diagnostic médical. On évite ainsi de longues errances. Quand j’ai commencé mes recherches, un journaliste au Monde est venu me consulter pour un dépistage d’apnée du sommeil. Au détour de la conversation, il me raconte que cela fait dix ans qu’il reproduit le même cauchemar : il passe la tête par un goulot de bouteille et s’étouffe. Avec son psychanalyste, ils sont arrivés à la conclusion qu’il revivait sa naissance. En fait, il s’étouffait vraiment, avec une apnée par minute de sommeil la nuit. Nous lui avons proposé un masque connecté à un respirateur artifciel et les cauchemars sont partis dès la première nuit ! Cela n’empêche pas qu’une origine psychologique soit souvent en cause : nous faisons davantage de mauvais rêves dans un contexte de stress, sans doute car le cerveau a davantage besoin de digérer des émotions négatives et cherche à simuler les menaces auxquelles nous sommes confrontés, ce qui est une autre fonction supposée des songes. De façon générale, il existe de nombreuses formes de cauchemars, qui ont des origines diverses et qu’un médecin saura différencier. Les jeunes qui hurlent la nuit et parfois sortent du lit sont ainsi sujets à des terreurs nocturnes, un trouble voisin du somnambulisme, et qui n’est pas associé à des problèmes de santé mentale. D’autres appellent « cauchemars » un phénomène de demi-réveil nommé

« paralysie du sommeil » : un moment très désagréable où le dormeur essaie de se réveiller sans pouvoir bouger, avec souvent le sentiment qu’un être néfaste écrase sa poitrine ou qu’il est possédé par un démon (voir Cerveau & Psycho n° 149, p. 32). Le manque de sommeil facilite ce phénomène. D’autres, plus âgés, se bagarrent dans leur lit pour se défendre contre des lions ou des agresseurs, et souffrent de TCSP. Certains cauchemars, enfn, sont causés par un traitement médicamenteux, pour lequel un médecin pourra proposer un substitut. Il faut donc exclure chacun de ces cas particuliers avant d’entamer une thérapie spécifque contre les cauchemars.

Il existe donc des traitements contre les cauchemars ? Des techniques comme la répétition d’images mentales sont très effcaces – autant que les thérapies médicamenteuses, selon les évaluations. Le principe est de modifer légèrement des éléments du cauchemar et de visualiser mentalement le nouveau scénario avant de s’endormir. Pour vous donner un exemple, une patiente abusée par un prêtre à 11 ans et qui venait me consulter pour un autre problème me raconte qu’elle rêve toutes les nuits qu’un diable en soutane rouge veut la violer. Je lui propose d’imaginer qu’il arrive quelque chose au diable, par exemple qu’il se prend les pieds dans sa soutane ou autre chose. Elle décide qu’un grand crucifx lui tombe dessus. En répétant mentalement ce nouveau scénario le soir, elle a réussi à transformer son cauchemar et à s’apaiser.

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©
Isabelle Arnulf

S’attaquer au mauvais rêve est donc une thérapie en soi. Même si, je le répète, il vaut mieux commencer par consulter un médecin, dans l’idéal un spécialiste du sommeil, afn d’exclure un certain nombre de causes organiques. C’est d’autant plus important que certains types de rêve orientent vers des pathologies neurodégénératives, comme Parkinson ou la maladie à corps de Lewy.

Quels sont ces rêves qui peuvent aider à diagnostiquer des maladies neurodégénératives ?

Les rêves agités – ceux où les patients miment tout ce qu’ils vivent en songe –, caractéristiques du TCSP.

Plus de 80 % des patients souffrant de ce trouble développent une pathologie neurodégénérative dans les dix à quinze ans qui suivent son apparition. Le plus souvent, il s’agit de la maladie de Parkinson. En fait, l’absence de blocage des mouvements pendant les rêves est le signe que leur cerveau commence déjà à être atteint, puisqu’elle résulte de l’endommagement de la zone du tronc cérébral qui assure normalement le blocage. C’est donc un signe annonciateur très fort.

Mais il faut faire attention à ne pas confondre ce trouble avec le somnambulisme : dans le TCSP, le patient s’agite plutôt en fn de nuit, est généralement âgé de plus de 50 ans et ne se lève pas de son lit, alors qu’un somnambule part souvent déambuler dans la maison et est souvent beaucoup plus jeune. Le somnambulisme ne signale aucune maladie cachée, ni neurologique ni psychiatrique. Les études qui l’ont exploré ont juste observé que les patients sont légèrement plus anxieux que la moyenne.

De façon générale, les rêves des parkinsoniens sont-ils di érents ?

D’après une étude menée en 2011 à l’hôpital Egas-Moniz, à Lisbonne, ils auraient un contenu plus agressif et feraient plus souvent intervenir des

animaux. En outre, ces caractéristiques seraient proportionnelles à l’atteinte du lobe frontal, qui serait donc à l’origine de ces distorsions.

Et ceux des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ?

La diffculté est qu’elles se rappellent moins leurs rêves. De plus, comme leur cortex s’abîme en premier, on discerne moins les motifs caractéristiques du sommeil sur leurs électroencéphalogrammes, ce qui complique l’étude. Beaucoup ont aussi des réveils précoces, ce qui ne facilite pas les choses. On sait seulement qu’il n’y a pas d’extériorisation des rêves comme dans le TCSP. Cette information est d’ailleurs cruciale, car elle permet de distinguer la maladie d’Alzheimer d’une autre pathologie, la maladie à corps de Lewy, qui représente la troisième cause de démence dans le monde, après la maladie d’Alzheimer et la démence vasculaire. Touchant jusqu’à 5 % de la population générale (soit 30 % des cas de démence), elle se manifeste par des pertes cognitives similaires à celles observées dans la maladie d’Alzheimer et est souvent confondue avec elle. Mais elle s’accompagne de TCSP, ce qui n’est pas le cas de la maladie d’Alzheimer. De ce fait, cet indice facile à relever est important pour faire la différence entre ces deux démences et pour éviter de donner des neuroleptiques à des personnes atteintes de la maladie à corps de Lewy (ce qu’on fait parfois pour un patient Alzheimer, mais qui peut être toxique s’il s’agit d’une maladie à corps de Lewy). Les rêves sont donc susceptibles de livrer des informations précieuses sur notre santé mentale et neurologique. Ils sont encore sous-exploités, car ils ont longtemps été la chasse gardée de la psychanalyse. Mais les choses progressent : de plus en plus de médecins s’y intéressent, ayant compris que leur prise en compte peut aider au diagnostic. £ Propos recueillis par Marie-Neige Cordonnier

I. Arnulf, Une fenêtre sur les rêves, Odile Jacob, 2014

Bibliographie

D. Riemann et al., Sleep, insomnia, and depression, Neuropsychopharmacology, 2020

I. Arnulf, Pourquoi rêvons-nous ?, Pour la Science, janvier 2016.

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« NOS RÊVES SONT UNE FENÊTRE SUR NOTRE SANTÉ MENTALE » DOSSIER CE QUE NOS RÊVES DISENT DE NOUS Du même auteur
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Le paradoxe de l’égalité

Au fur et à mesure que l’égalité progresse, les femmes et les hommes ne se ressemblent pas davantage, mais deviennent au contraire de plus en plus dissemblables – tant dans leur personnalité que dans le choix de leur domaine d’études. Qu’est-ce qui se cache derrière cette situation ?

N° 155 - Juin 2023 66 ÉCLAIRAGES p. 72 Guérisseurs : je n’y crois pas, mais on ne sait jamais p. 76 Devenez tolérant en 4 minutes
© sturti/IStock.com
Par Frank Luerweg, biologiste et journaliste scientifique.

EN BREF

£ Le paradoxe de l’égalité désigne le fait que plus un pays est avancé en matière de parité, moins les femmes y font des études ou exercent des métiers scientifiques.

£ De même, plus un pays est avancé sur le plan de l’égalité de droit, plus les hommes et les femmes présentent des structures de personnalité distinctes.

£ Certains auteurs supposent que les femmes ont plus de chances de se réaliser dans les nations plus riches et choisissent alors des matières qui correspondent à leurs points forts « naturels ». Pour d’autres, ce sont surtout les stéréotypes sexuels et le manque de modèles qui en sont la cause.

N° 155 - Juin 2023 67

ÉCLAIRAGES Psychologie sociale LE PARADOXE DE L’ÉGALITÉ

outes les analyses scientifiques ne font pas autant de bruit que celle publiée en 2018 par les psychologues Gijsbert Stoet et David Geary. Dans un article spécialisé paru dans la revue Psychological Science, ils expliquèrent avoir examiné dans quelles disciplines les femmes et les hommes avaient terminé leurs études entre 2012 et 2015, en se basant sur les données de l’Unesco dans près de 70 pays. Leur point de repère : un indice appelé Global Gender Gap Index (GGGI), qui prend en compte des critères tels que le revenu, l’espérance de vie et l’accès à l’éducation et aux fonctions politiques.

Ils ont calculé le nombre de femmes diplômées d’un pays en mathématiques, en informatique, en sciences naturelles ou dans une flière technique. Ces disciplines dites « STIM » (sciences, technologie, ingénierie, mathématiques) sont traditionnellement considérées comme un domaine plutôt masculin ; de ce fait, on pouvait s’attendre à ce que dans une nation comme l’Algérie, aux structures relativement patriarcales, les femmes se décident rarement à embrasser de telles carrières – contrairement à la Norvège ou à la Finlande, par exemple, qui sont présentées comme des modèles d’égalité des droits entre hommes et femmes dans le monde entier. Or, c’est le contraire qui s’est produit : plus de 40 % des femmes ayant fni leurs études en Algérie l’ont fait dans une discipline STIM, alors qu’en Norvège et en Finlande elles n’étaient que 20 % – la France se situant à 26 %. Dans l’ensemble, une tendance remarquable se dégageait de cette étude : plus un pays est égalitaire, moins souvent les flles s’orientent vers des disciplines comme le génie mécanique, la physique ou l’informatique.

UN PARADOXE EMBARRASSANT

Quelle peut donc être la raison de ce « paradoxe de l’égalité des sexes », comme les chercheurs l’ont appelé ? Gijsbert Stoet et David Geary ont émis cette hypothèse : peut-être que dans les États dits « libéraux », les femmes étudient plus volontiers des matières qui correspondent à leurs véritables points forts. Ils ont étayé leur argumentation avec des données issues du programme Pisa, qui recense régulièrement les performances scolaires des flles et

des garçons. Selon ces données, les élèves féminines des pays examinés étaient généralement aussi bonnes que les élèves masculins en sciences, et parfois même meilleures. Cependant, il y avait un domaine dans lequel, fréquemment, elles se distinguaient davantage : la lecture. En revanche, les garçons ont souvent obtenu leurs meilleurs résultats en sciences. Les flles pourraient donc sans problème étudier les mathématiques ou la physique, mais pourquoi le feraientelles si elles découvrent qu’elles sont encore plus douées dans d’autres domaines ? Les pays égalitaires sont en outre souvent plus prospères. La pression économique pour se diriger vers un emploi bien rémunéré d’ingénieur ou d’informaticien est donc moins forte, ont argumenté les deux psychologues. Selon eux, la répartition inégale des sexes dans les professions STIM n’est donc pas l’expression d’une inégalité des chances. Au contraire, elle résulte de la possibilité de s’épanouir.

Les résultats et leur interprétation ont fait l’objet de vives critiques de la part d’une partie des spécialistes. Ainsi, la sociologue Sarah Richardson, de l’université Harvard, à Cambridge, dans le Massachusetts, pointe des faiblesses méthodologiques. De plus, les données du GGGI ne seraient pas appropriées, ne disant rien sur les

Les pays les plus hauts sur le graphique sont ceux où l’égalité hommes-femmes est la plus respectée. Paradoxalement, ce sont aussi ceux où les femmes font le moins d’études scientifiques. À l’inverse, dans les pays les plus inégalitaires, filles et garçons suivent pratiquement autant les filières scientifiques.

T68 N° 155 - Juin 2023
Pourcentage de femmes dans les filères scientifiques Égalité hommes/femmes 15 0,60 0,65 0,70 0,75 0,80 0,85 20 25 30 35 40 ï
© Cerveau & Psycho ; Source : G. Stoet et D. Geary, Psychological Science , 2018

chances et les possibilités individuelles d’étudier une discipline STIM. Dans une rectification apportée à leur propre travail, Gijsbert Stoet et David Geary ont corrigé des incohérences dans leurs calculs, mais ont maintenu leur conclusion : il existe des différences spécifques au sexe dans le choix des matières et les intérêts professionnels. Et ces différences sont plus marquées dans les pays plus riches et plus égalitaires.

Dans une autre publication parue en 2022, les auteurs annoncèrent être parvenus aux mêmes conclusions. Le fait que les garçons et les flles s’orientent vers des flières différentes, en particulier dans les nations les plus riches, n’est pas une observation entièrement nouvelle. Les sociologues américaines Maria Charles et Karen Bradley l’avaient déjà démontré une petite dizaine d’années avant Gijsbert Stoet et David Geary, dans une analyse complète de données issues de 44 pays. Les deux chercheuses étaient également arrivées à la conclusion que les femmes étaient nettement sous-représentées dans les flières de l’ingénierie, des mathématiques et des sciences naturelles, et que cet écart était plus prononcé dans les pays riches.

En outre, cette tendance ne se limitait pas au choix des études. Les chercheurs américains Paul Costa, Antonio Terracciano et Robert McCrae analysèrent ainsi, grâce à des données provenant de 26 pays, les différences entre les traits de personnalité des hommes et des femmes. Les femmes se caractérisaient essentiellement par plus de tolérance, d’instabilité émotionnelle, d’ouverture aux autres, d’agréabilité sociale et de réceptivité à l’affect. Les hommes, de leurs côtés, apparaissaient comme plus ouverts aux idées nouvelles et capables de s’imposer socialement. Ces mesures psychométriques reposaient toutefois sur des autoévaluations… et elles correspondaient aux stéréotypes de genre courants. Mais là encore il était frappant de constater que, sur le plan de ces mesures de dimensions de la personnalité, les sexes se ressemblaient davantage dans les cultures africaines et asiatiques que dans les pays occidentaux pourtant supposés plus égalitaires et plus progressistes. Une observation que les auteurs ont qualifée de « surprenante »…

DES TRAITS DE PERSONNALITÉ

QUI DIVERGENT…

Les pays les plus hauts sur l’axe de l’égalité sont, bizarrement, ceux où les di érences psychologiques (regroupant des traits comme l’altruisme, la prise de risque ou la patience) entre hommes et femmes sont les plus prononcées.

Ce résultat s’accorde toutefois très bien avec celui d’une étude souvent citée de 2018, due à l’économiste Armin Falk, de l’université de Bonn, et son collègue Johannes Hermle, de l’université de Californie à Berkeley. Il y est question de caractéristiques telles que l’altruisme, la confance, la patience et la prise de risque à travers différentes cultures. « Il s’agit là de préférences de base des individus, qui sont pertinentes pour chacune de leurs décisions, explique Armin Falk. Elles infuencent nos résultats scolaires, la manière dont nous gérons notre santé ou même notre argent, et le métier que nous choisissons. » Afn de déterminer ces préférences, les chercheurs ont élaboré un questionnaire en s’assurant que les informations fournies correspondaient au comportement réel des personnes interrogées. Dans le cadre de l’étude proprement dite, ils l’ont soumis à 80 000 hommes

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1 0,8 0,6 0 0 0,2 0,4 0,6 0,8 1 Di érence psychologique Égalité hommes/femmes 0,2 0,4 ël ïlande
© Cerveau & Psycho ; Source A. Falk et J. Hermle, Science 2018
Plus un pays est égalitaire, moins souvent les filles s’orientent vers des disciplines comme le génie mécanique, la physique ou l’informatique.

et femmes de 76 nations. Chaque échantillon national comportait un bon millier de participants. Résultat : les femmes interrogées étaient en moyenne plus altruistes, plus confantes, plus impatientes et moins enclines à prendre des risques que les hommes. L’ampleur de ces différences dépendait de deux facteurs : le produit national brut par habitant et l’égalité des sexes.

« Plus un pays est riche et l’égalité des sexes respectée d’un côté, plus de l’autre côté les préférences des hommes et des femmes sont dissemblables », rapporte Armin Falk. Il ne résulte donc pas d’une égalité croissante que les hommes et les femmes se ressemblent davantage – au contraire.

LE VRAI CONDITIONNEMENT

Mais pourquoi en est-il ainsi ? C’est sur ce point que les avis divergent. Gijsbert Stoet et David Geary partent du principe que les femmes peuvent développer plus librement leurs intérêts « intrinsèques » lorsque les contraintes sociales, politiques et économiques s’estompent. « Intrinsèque » signife « qui vient de l’intérieur » – un terme quelque peu nébuleux s’il en est… Mais ce qu’ils entendent par là est clair : il s’agirait d’intérêts qui s’exprimeraient sans infuences extérieures. Certes, les deux psychologues évitent le mot « inné ». Mais que reste-t-il comme cause en dehors de l’hérédité ? Ce sont surtout les modèles sociaux qui semblent contribuer fortement à déterminer les attitudes et les préférences que nous développons. C’est ce que suggère une expérience au long cours à laquelle Armin Falk a participé. Les résultats n’en ont pas encore été évalués, mais ils ont été publiés sous la forme d’un document de discussion.

En automne 2011, près de 600 flles de 7 à 9 ans issues de familles défavorisées ont été réparties au hasard suivant deux groupes. Celles du premier groupe ont participé à un programme intitulé « Baloo et toi ». Un nom qui rappelle évidemment Le Livre de la jungle, où l’ours Baloo vient en aide au jeune Mowgli dans sa quête d’indépendance. Dans ce programme, les flles ont eu comme modèle de rôle, pendant un an, une étudiante qui devait les encourager à trouver de nouvelles idées et de nouveaux hobbies. Cinq ans plus tard, les chercheurs ont évalué dans quelle mesure leurs jeunes sujets aimaient s’exposer à des situations de compétition. Cette question est importante parce que l’orientation vers la compétition a une grande infuence sur les décisions de carrière et les revenus ultérieurs : ceux qui n’ont pas peur de se mesurer aux autres touchent en général des salaires plus élevés.

Les participantes au programme « Baloo et toi » étaient en moyenne nettement plus orientées vers la compétition que leurs camarades du second groupe, qui avaient vécu leur vie comme de coutume. En outre, elles ont déclaré s’attendre à un salaire plus élevé dans leur vie professionnelle à l’avenir. Les résultats suggèrent que l’orientation compétitive n’est pas une question de sexe féminin ou masculin, du moins pas uniquement. « Les modèles jouent un rôle important à cet égard, explique Armin Falk. Et cet effet se manifeste encore des années plus tard. » Or, c’est précisément de tels modèles dont les filles manquent, comme l’ont montré de nombreuses enquêtes en France ou en Allemagne en 2022. Et dans les sociétés où les individus ont plus le choix de leur orientation, ils se conforment plus aux stéréotypes de genre, ce qui expliquerait en partie le paradoxe mis en évidence par Gijsbert Stoet et David Geary.

Concrètement, l’objectif prioritaire devrait être que tous les individus puissent faire leurs choix librement – sans que les normes sociales et les stéréotypes ne leur imposent de limites. Les modèles peuvent y contribuer en encourageant les flles comme les garçons à tenter des choses qu’ils n’auraient jamais envisagées autrement. La sociologue américaine Maria Charles plaide pour une limitation de la liberté de choix dans les écoles secondaires afn d’exclure une orientation trop précoce vers certains domaines. Les adolescents sont particulièrement vulnérables à la pression sociale, argumente-t-elle. Il y a donc un risque que le choix de la discipline ne refète pas les forces académiques individuelles, mais avant tout les stéréotypes de genre. £

Bibliographie

G. Stoet et D. Geary, The gender-equality paradox in science, technology, engineering and mathematics education, Psychological Science, 2018

M. Charles et K. Bradley, Indulging our gendered selves ? Sex segregation by field of study in 44 countries, American Journal of Sociology, 2009

P. T. Costa et al., Gender di erences in personality traits across cultures : Robust and surprising findings, Journal of Personality and Social Psychology, 2001

A. Falk et J. Hermle, Relationship of gender di erences in preferences to economic development and gender equality, Science, 2018

S. S. Richardson et al., Psychological Science, 2020

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ÉCLAIRAGES Psychologie sociale LE PARADOXE DE L’ÉGALITÉ
Les femmes interrogées sont en moyenne plus altruistes, confiantes, impatientes et moins enclines à prendre des risques que les hommes. Et cette di érence augmente avec la parité selon les pays.

Raphaël a aidé Sophie à donner l’accès à l’eau potable et à l’assainissement à 5 villages en Inde.

Raphaël verse chaque année 1% de son chiffre d’affaires à des associations agréées 1% for the Planet dont Kynarou. onepercentfortheplanet.fr

p. 86 Faut-il répéter au calme ? p. 90 Comment reconnaître ses talents ?

Déjà-vu Oui, mais pourquoi ?

L’impression d’avoir déjà vu ou entendu ce qui se passe sous nos yeux est à la fois fréquente et saisissante. Comment notre cerveau produit-il ce sentiment étrange ? Plusieurs théories sont actuellement sur les rangs.

Je suis en train d’écrire cet article, assis à mon bureau. La pluie tambourine contre la vitre. Une voiture passe, j’entends des gens se fâcher dehors, mon téléphone portable sonne. Un sentiment étrange m’envahit soudain : tout ce que je vis me semble très familier, comme si ce moment précis s’était déjà produit auparavant. Si vous avez déjà vécu une telle expérience de « déjà-vu », comme on l’appelle, vous savez que c’est quelque chose de saisissant. On ne peut s’empêcher de se demander : « Comment est-ce possible ? »

Car, dans ces instants, on a l’impression de reconnaître des lieux totalement inconnus ou des conversations entre des étrangers. Certains croient même savoir ce qui se cache au coin de la rue plus loin, ou ce qui va se passer dans une heure. Pourtant, impossible d’identifer un souvenir concret pour expliquer ce qu’on ressent

EN BREF

£ Certaines personnes imaginent que les phénomènes de « déjà-vu » relèvent de la magie ou du surnaturel. Pourtant, des hypothèses scientifiques expliquent son fondement cérébral.

£ Mais on n’est pas encore certain de la plus probable : les épisodes de déjà-vu sont trop courts et imprévisibles pour être étudiés en laboratoire.

80 N° 155 - Juin 2023 ©
Jorm Sangsorn/Shutterstock
Par Janosch Deeg, journaliste scientifique à Heidelberg, en Allemagne.
£ Toutefois, les lobes temporaux du cerveau joueraient un rôle dans leur apparition. VIE QUOTIDIENNE
N° 155 - Juin 2023

VIE QUOTIDIENNE Sciences cognitives

– « Ah mais oui, je suis déjà venu à Rome quand j’étais petit ». La plupart du temps, la sensation disparaît au bout de quelques secondes, aussi soudainement qu’elle est apparue.

FRÉQUENT ET SANS GRAVITÉ

De nombreuses études scientifiques ont révélé que les impressions de déjà-vu sont assez fréquentes. Lors de plus de 80 enquêtes menées sur une période de cent trente-cinq ans, n’importe où dans le monde, environ deux tiers des personnes interrogées ont déclaré avoir connu une telle expérience au moins une fois dans leur vie. Le phénomène semble plus répandu chez les jeunes que chez les personnes plus âgées et, la plupart du temps, il n’est pas unique… En général, les gens rapportent plusieurs impressions de déjà-vu sur des intervalles de un à six mois. Ceux qui aiment voyager semblent davantage concernés que ceux qui restent dans leur environnement habituel ; de même, l’impression de déjà-vu se répète d’autant plus que l’on a fait des études et que l’on a des revenus élevés. Les principaux déclencheurs sont des stimuli visuels et auditifs, en particulier des paroles – aussi bien les siennes que celles des autres. Certaines études ont également révélé que le stress et la fatigue favorisaient leur apparition.

Mais comment expliquer un pareil phénomène ? Certains individus à qui cela arrive sont persuadés que c’est dû à des rêves – antérieurs à la situation et inconscients – dans lesquels ils auraient prédit des événements futurs. Dans les cercles de la spiritualité, il est aussi habituel de penser que l’on connaît la situation en question pour l’avoir vécue dans une vie antérieure. Mais en dehors de ces tentatives d’explication ésotériques, il existe aussi des thèses scientifques.

Toutefois, autant le dire tout de suite : aucune d’entre elles n’apporte de réponse défnitive, car il est impossible de vérifer chaque hypothèse de façon expérimentale, tant la sensation de familiarité est furtive et imprévisible. Et les nombreux témoignages analysés dans la littérature scientifque sont par nature subjectifs et diffcilement reproductibles… Néanmoins, des scientifques se penchent depuis des décennies sur les fondements neuronaux du déjà-vu, dans l’espoir d’en savoir encore davantage sur le fonctionnement du cerveau, en particulier sur la mémorisation.

Le psychiatre sud-africain Vernon Neppe est l’un de ces passionnés. Il étudie le phénomène depuis la fn des années 1970 et a déjà publié trois livres sur le sujet. En 1979, il a même formulé l’une des premières défnitions, encore reconnue aujourd’hui : « Il s’agit d’une impression subjective

(ressentie et décrite par le sujet lui-même) et inappropriée de familiarité vis-à-vis de l’expérience en cours, sans toutefois être associée à un souvenir précis. » L’inadéquation est fondamentale : on reste perplexe parce qu’on a l’impression de revivre une situation dont on ne se souvient pas du tout, de sorte que le sentiment familier ne peut pas être expliqué logiquement.

Vernon Neppe distingue quatre types de déjàvu. Le plus classique est la forme associative – par exemple, on a l’impression d’avoir déjà entendu

DÉJÀ-VU… ET SCHIZOPHRÉNIE

Il n’est pas si facile de prouver que les expériences de déjà-vu sont plus fréquentes chez les personnes sou rant de troubles psychotiques, comme on le soupçonne. Des études, par exemple menées par les équipes japonaises de Takuya Adachi, en 2006, et de Yung-Jong Shiah, en 2014, ont même montré que les individus atteints de schizophrénie vivent moins souvent de tels épisodes que ceux en bonne santé.

Certains spécialistes, dont le psychologue Uwe Wolfradt, de l’université Martin-Luther de Halle-Wittenberg, suspectent autre chose derrière les supposées impressions de déjà-vu des psychotiques. Dans le cas de la schizophrénie, ce serait plutôt le phénomène de « fausse reconnaissance » qui se produirait. Celui-ci dure souvent plusieurs heures, alors que les impressions de déjà-vu ne dépassent pas quelques secondes ou quelques minutes. Autrefois, les termes étaient considérés comme synonymes et, dans certaines études, la « fausse reconnaissance » est encore décrite comme une forme de déjà-vu. Mais Uwe Wolfradt plaide pour que les deux ne soient pas confondus. Toutefois, sans que l’on comprenne pourquoi, les impressions de déjà-vu représentent parfois des symptômes prédictifs d’une tendance ultérieure à la psychose. Cela signifie que si une personne vit de plus en plus de tels épisodes à l’adolescence, elle présenterait un risque plus élevé de développer une schizophrénie ou un trouble apparenté.

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DÉJÀ-VU : OUI, MAIS POURQUOI ?
Les impressions de déjà-vu sont fréquentes : environ deux tiers de la population a connu une telle expérience au moins une fois dans sa vie.

cette phrase de la bouche de notre ami. L’épisode dure peu de temps et n’est pas accompagné d’un pressentiment. En revanche, si l’on croit savoir ce qui va se passer dans les minutes qui vont suivre ou ce qui nous attend au coin de la rue, le psychiatre parle d’une forme paranormale. Cette variante s’accompagne souvent d’une modi fcation temporaire de la perception du temps – on a l’impression que les secondes s’écoulent plus lentement. Les deux der nières formes, selon Vernon Neppe, sont neuropsychiatriques : d’une part, ce sont les personnes ayant des crises d’épilepsie dans le lobe temporal du cerveau qui rapportent des impressions de déjà-vu plus fréquentes au moment des crises ; d’autre part, certains sujets psychotiques, par exemple souffrant de schizophrénie, sont concernés, mais ce cas par ticulier reste assez complexe et contesté (voir l’encadré page ci-contre)…

72 HYPOTHÈSES, AUCUNE TOTALEMENT PROBANTE…

Comment se forme la sensation de déjà-vu En 2015, dans un article de synthèse sur la question, Vernon Neppe a énuméré toutes les théories qu’il a pu dénicher à ce sujet dans les ouvrages de recherche ou de littérature. Au total, 72. En ne gardant que les scientifques, il en reste encore plus de 50. Les spécialistes ne sont donc pas tous d’accord sur ce qui provoque l’illusion sensorielle.

Toutefois, certaines explications sont considérées comme plus probables que d’autres. Parmi elles, il y a l’hypothèse dite « du souvenir » : on croit reconnaître la situation parce qu’elle ressemble à une autre que l’on a déjà vécue, mais on n’a que partiellement mémorisé l’événement initial ou bien on l’a en grande partie oublié. Une combinaison d’indices présents autour de nous activerait malgré tout ce qui reste en mémoire et déclencherait ainsi, à tort, un sentiment de familiarité. Cela se produit, par exemple, quand l’environnement où l’on se trouve a la même structure ou la même disposition qu’un lieu du passé – une pièce où les meubles sont disposés de la même façon que dans une maison où l’on a grandi, ou bien où la lumière ou la couleur des murs sont identiques. Ou encore, une rue qui ressemble à s’y méprendre à celle d’une autre ville ou d’un autre pays. Le cerveau se tromperait parce qu’il trouve des souvenirs très similaires aux sensations du moment.

La psychologue cognitive Anne Cleary, de l’université d’État du Colorado, est une fervente

représentante de cette théorie. Dans son ouvrage The Déjà Vu Experience, coécrit avec le psychiatre et épidémiologiste Alan S. Brown, du Centre médical de l’université Columbia, elle donne de nombreux arguments en faveur de l’hypothèse du souvenir. Par exemple, l’environnement physique est le déclencheur le plus fréquent d’une impression de déjà-vu.

UN JOUR SANS FIN

Certaines personnes prétendent avoir constamment des impressions de déjà-vu. Presque tout ce qui leur arrive leur semble familier. On parle alors de « déjà-vu chronique ». Ce phénomène se produit par exemple chez les individus atteints de démence, et il est possible qu’il ait un lien avec des troubles psychiatriques. Les scientifiques supposent que la cause se situe dans le lobe temporal : les circuits neuronaux des personnes concernées resteraient bloqués dans une position qui signale que l’on se souvient de quelque chose. Il en résulterait le sentiment permanent de connaître déjà l’événement qu’on est en train de vivre.

L’équipe d’Anne Cleary a aussi mené des expériences en réalité virtuelle : elle a confguré différents milieux tridimensionnels, certains d’entre eux ayant des meubles presque identiques ou placés au même endroit. En immergeant des volontaires dans ces mondes fctifs, les chercheurs ont montré que plus les caractéristiques d’une scène correspondaient à celles d’une autre que les sujets avaient vue auparavant, plus elle leur semblait familière. Nombre de participants évoquaient un sentiment typique de nouveauté, mais connu ». Anne Cleary pense que dans un véritable environnement, d’autres stimuli – par exemple des odeurs, la température ou des sons – s’ajoutent à la vision et interviennent pour rendre l’expérience de déjà-vu encore plus « réelle ».

PROVOQUER UNE PRÉMONITION

Son équipe est allée encore plus loin : elle a réussi à déclencher une sensation prémonitoire chez certains sujets. Pour ce faire, les participants ont visité virtuellement deux environnements numériques différents, mais confgurés de façon identique dans l’espace, de sorte que l’itinéraire emprunté par les sujets dans les deux mondes était le même. En règle générale, les participants ne réussissaient pas à prédire où la seconde visite allait les mener. Sauf s’ils vivaient une expérience de déjà-vu à ce moment-là : ils croyaient alors savoir où ils se dirigeaient. Il est alors fort probable qu’ils se soient souvenus, inconsciemment, de la balade précédente.

Que se passe-t-il quand la prémonition se réalise ? En fait, le cerveau nous joue des tours, explique Anne Cleary. Car au milieu d’une expérience de déjà-vu, si on a l’impression de savoir exactement ce qui va se passer ensuite, on peut rarement le formuler concrètement… C’est a posteriori seulement qu’on est convaincu d’avoir prévu ce qui allait suivre. En 2019, l’équipe de la psychologue a en effet montré que les sujets ayant une impression de déjà-vu lors d’une visite virtuelle ont, plus que les autres, tendance à considérer les trajets pris comme attendus, mais seulement dans un second temps.

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©
Ang-gel Elgi/Shutterstock

D’où une variante à l’hypothèse du souvenir : la « split-perception-theory », selon laquelle le sujet fait – tout simplement – deux fois de suite la même expérience sensorielle, mais n’en a pas conscience la première fois. Par exemple, parce qu’on est en train de réféchir à quelque chose ou que l’on est distrait momentanément, de sorte que les stimuli de l’environnement ne sont pas correctement perçus par notre conscience ; mais, l’instant d’après, on vit consciemment la même situation.

VU, MAIS PAS CONSCIEMMENT PERÇU ?

Alan Brown et Elizabeth Marsh, de l’université Duke, aux États-Unis, ont abondamment testé cette théorie. Par exemple, ils ont montré à des participants des images sur un écran d’ordinateur pendant une fraction de seconde seulement. De sorte que leur cerveau, certes, percevait les stimuli sensoriels, mais n’en gardait pas de souvenir conscient. Ensuite, les sujets voyaient des photos déjà brièvement affchées de cette façon, ainsi que des nouvelles. Résultat : les images perçues inconsciemment ont semblé plus familières à tous les participants que celles qu’ils n’avaient jamais vues.

Dans toutes les hypothèses liées aux souvenirs, l’impression de déjà-vu résulte donc d’une combinaison de stimuli externes : une personne a la sensation de connaître quelque chose parce qu’elle a déjà vécu quelque chose de similaire, consciemment ou non. Toutefois, il existe d’autres tentatives d’explication qui reposent sur des mécanismes purement internes. Par exemple, certains spécialistes supposent qu’un double traitement erroné des stimuli par le cerveau engendrerait les impressions de déjà-vu. Ce qui pourrait se produire avec n’importe quelle entrée sensorielle.

C’est l’une des idées du neurophysiologiste américain Robert Efron, au début des années 1960. Il pensait que les stimuli sensoriels devaient être triés en un endroit unique du cerveau. Mais du fait que ces stimuli seraient issus des deux hémisphères (car les sens sont bilatéraux), ceux venant d’un côté feraient un trajet légèrement plus long que ceux provenant de l’autre. Ainsi, si les signaux n’étaient pas correctement synchronisés, ils seraient traités – à tort – comme deux expériences distinctes. Le cerveau interpréterait donc la scène comme ayant déjà eu lieu lors de la deuxième arrivée des informations sensorielles. Toutefois, il manque des preuves expérimentales pour étayer cette hypothèse…

Et pour cause : en général, il est diffcile d’étudier ce qui se passe dans le cerveau pendant une impression de déjà-vu. Car le phénomène est

imprévisible, bref et trop rare pour qu’on puisse le détecter quand une personne est dans un scanner cérébral. Malgré tout, les chercheurs ont pu réaliser quelques observations intéressantes chez les personnes atteintes d’épilepsie du lobe temporal. Au cours de leurs crises, pour les soulager ou mieux les comprendre, les médecins implantent des électrodes dans le cerveau de ces patients qui restent éveillés ; on a ainsi pu constater que, lors d’une crise, certains sujets ont de nombreuses impressions de déjà-vu, durant lesquelles on peut enregistrer l’activité cérébrale ou la stimuler par endroits.

UNE SENSATION DIFFICILEMENT ÉTUDIABLE

Le neurologue John Hughlings Jackson l’avait déjà remarqué à la fn du xix e siècle. Il a alors créé le terme dreamy state, c’est-à-dire « état de rêve », en notant qu’une des caractéristiques de cet état est un sentiment de familiarité vis-à-vis d’une situation donnée. Ensuite, de nombreuses études scientifques ont confrmé ce lien entre les crises d’épilepsie du lobe temporal et l’apparition de sensations de déjà-vu.

C’est le neurochirurgien Wilder Penfeld qui en a fourni les premières preuves expérimentales en 1959 : il a stimulé le lobe temporal de ses patients grâce à des décharges électriques et a constaté que cela déclenchait dans certains cas des expériences de déjà-vu. En 1994, l’équipe du chirurgien français Jean Bancaud a fait la même observation : grâce à des électrodes implantées dans le cerveau de

DÉJÀ VU, DÉJÀ ENTENDU, DÉJÀ PENSÉ…

L’éventail des sensations qui accompagnent une impression de déjà-vu est très large. D’où, aujourd’hui, l’existence de toute une série de termes : « déjà entendu », « déjà senti », « déjà pensé » et « déjà visité ». Le « déjà-vu » résume tout cela. Plus récemment, le terme « déjà-vécu » est apparu pour décrire les impressions récurrentes de déjà-vu chez les personnes sou rant de démence. Certaines études préliminaires indiquent qu’il existe une di érence neuropsychologique entre les déjà-vu quotidiens et les déjà-vécu : les premiers correspondent à un sentiment de familiarité inapproprié, les seconds résulteraient d’un souvenir inapproprié.

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VIE QUOTIDIENNE Sciences cognitives DÉJÀ-VU : OUI, MAIS POURQUOI ?

16 personnes épileptiques, les chercheurs ont réussi à déclencher des « états de rêve » chez 14 d’entre elles, en stimulant des zones du lobe temporal, en particulier la région proche du gyrus temporal supérieur. Parfois, les patients vivaient même de véritables sensations de déjà-vu.

LE RÔLE DU LOBE TEMPORAL

Or on sait que diverses structures du lobe temporal jouent un rôle dans la mémorisation des expériences. Parmi elles, l’hippocampe, qui permet entre autres de classer les stimuli sensoriels entrants comme étant déjà connus ou inconnus. Par ailleurs, si quelque chose nous semble familier, des neurones s’activent dans une région proche du cortex temporal et de l’hippocampe : le gyrus parahippocampique (voir la fgure ci-contre). Le cerveau recherche alors des informations en mémoire qui nous en apprennent plus sur la situation que l’on est en train de vivre. Selon une théorie, les neurones de ce gyrus s’activeraient par inadvertance lors d’une impression de déjà-vu, créant ainsi un sentiment de familiarité.

Pour le confrmer, en 2004, le neurologue français Fabrice Bartolomei, spécialiste de l’épilepsie, a montré que la stimulation du cortex entorhinal – une région du gyrus parahippocampique –déclenchait des expériences de déjà-vu. Celles-ci se produisaient ainsi bien plus souvent que lorsque le chercheur stimulait d’autres aires temporales, comme l’hippocampe ou l’amygdale. D’autres études ont ensuite confrmé ces résultats.

Mais dans quelle mesure le cortex entorhinal intervient-il aussi dans les impressions de déjàvu des personnes en bonne santé ? En effet, les scientifques s’accordent à dire que le lobe temporal devrait être impliqué dans leur apparition. Toutefois, cela ne signife pas que les épisodes liés aux crises épileptiques ont les mêmes fondements cérébraux que ceux survenant hors crise. De fait, l’équipe d’Anne Cleary a montré, en 2021, qu’un patient épileptique pouvait vivre les deux types d’impressions de déjà-vu : en réalisant des visites dans des environnements virtuels, comme celles précédemment décrites, cette personne a déclaré avoir eu des impressions de déjà-vu sans crise épileptique.

Par ailleurs, toutes les personnes atteintes d’épilepsie du lobe temporal n’ont pas automatiquement davantage d’impressions de déjà-vu.

En 2010, l’équipe de Naoto Adachi au Japon a même montré que des patients épileptiques du lobe temporal étaient moins nombreux que des personnes en bonne santé à vivre des épisodes de déjà-vu – deux tiers des patients contre

En stimulant le cortex entorhinal – une région du gyrus parahippocampique –de patients épileptiques, le neurologue français Fabrice Bartolomei a montré que les sujets vivaient davantage d’impressions de déjà-vu que lorsqu’il excitait d’autres aires temporales, comme l’hippocampe ou l’amygdale.

Bibliographie

L. Gillinder et al., What déjà vu and the « dreamy state » tell us about episodic memory networks, Clinical Neurophysiology, 2022.

C. B. Martin et al., Relationship between déjà vu experiences and recognitionmemory impairments in temporal-lobe epilepsy, Memory, 2019

V. M. Neppe, Understanding déjà vu : Explanations, mechanisms and the « normal » kind of déjà vu, Journal of Psychology and Clinical Psychiatry, 2015

A. M. Cleary et al., Familiarity from the configuration of objects in 3-dimensional space and its relation to déjà vu : A virtual reality investigation, Consciousness and Cognition, 2012.

environ trois quarts des sujets sains. En outre, d’autres formes de troubles de la mémoire liés à un dysfonctionnement du lobe temporal n’entraînent pas toujours un plus grand nombre d’impressions de déjà-vu.

CE N’EST PAS UNE MALADIE !

En conséquence, les scientifques estiment qu’aucun processus cérébral pathologique ne se cacherait derrière le phénomène. Akira O’Connor, psychologue cognitif à l’université de St Andrews, en Écosse, a déclaré au magazine New Scientist qu’il pourrait s’agir d’un système de contrôle de la mémoire, destiné à détecter des erreurs. Ainsi, s’il y a un « confit » entre ce que l’on a réellement vécu et ce que l’on croit simplement avoir vécu, un signal apparaît : c’est le déjà-vu. Finalement, cela signiferait simplement que les régions du cerveau qui vérifent les faits fonctionnent bien… Le cerveau testerait-il donc sa capacité à faire la différence entre les vrais et les faux souvenirs ? Jusqu’à présent, on n’a pas de réponse défnitive. Pas plus qu’on en a à la question de savoir pourquoi j’ai eu cette impression de déjà-vu en rédigeant cet article. Il est probable que j’aie déjà vécu une situation similaire. Ou bien ai-je été distrait quelques instants avant de prendre conscience de la scène. Et personne ne peut exclure que j’ai peut-être rêvé de cette situation auparavant… Mais une chose est certaine : il est tout à fait normal et inoffensif d’avoir une impression de déjà-vu de temps en temps. £

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Hippocampe Cortex entorhinal Amygdale Gyrus parahippocampique
© Marie Marty

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