c D O S S I E R — S UR L ES ROUTES DE L’E XODE Charles Nouar
Nicolas Rosès
Chérie, je t’aime. La guerre a commencé… Tetyana Kaledina était directrice financière. Mais les bombes ont eu raison d’elle et de son jeune fils de 12 ans, George. Au bout d’une semaine d’enfer, peut-être un peu plus, tant la notion du temps l’a quittée depuis ce matin de fin février, elle a pris la direction de Strasbourg où réside sa fille Kseniia, 24 ans. L’invasion russe, Tetyana la craignait. Elle avait même préparé une valise de secours, si jamais. Kharkiv n’était qu’à quelques kilomètres des manœuvres russes. Kharkiv au nord, le Donbass à l’Est, deux cibles potentielles. En fait, tout un peuple était visé. Récit d’exode.
Tetyana Kaledina №45 — Juin 2022 — De Kyiv à Strasbourg
enlèvent les gravats de la veille. Partout, les gens rient de cette vidéo où un Ukrainien La solution de repli instinctive. Nous dérobe un char russe avec son tracteur. Les étions parmi les premiers. Les rames circu- Ukrainiens sont plus unis que jamais, se prélaient encore. La profondeur moyenne de la parent des lendemains fleuris. station me permettait de capter du réseau. De suivre les flux d’info qui tournaient déjà Seconde tentative...? La bonne. Cinquième jour, je crois, parce en boucle sur les réseaux. Quand j’ai vu les rames s’arrêter, les wagons s’ouvrir comme que le temps n’existe plus depuis ce 4h20 au pour nous indiquer qu’un refuge venait de matin. Un nouveau missile frappe cette fois s’improviser, j’ai su que j’avais pris la bonne le bâtiment de l’administration régionale de décision. J’avais pris quelques snacks. Nous Kharkiv. Selon Telegram, un autre train part avions des banquettes, je savais qu’il y avait dans une heure. 15 mn. Arrivés dans le hall, des points d’eau, j’avais suffisamment de bat- nous nous retrouvons avec une femme et son teries pour ne pas nous couper du monde. fils, handicapé. Son mari pointe un train en direction de Kyiv. Il crie, fait signe au contrôQue faites-vous à ce moment précis ? leur qui stoppe le train. On monte. Il offre Je sors mon ordinateur. Je verse les un dernier baiser à sa femme et à son fils. Je salaires aux employés de la compagnie. lui tends les clés de ma voiture. Cela lui serIls en auront besoin. Puis, j’ai organisé les vira à acheminer médicaments et nourriture. premiers jours de notre vie sous terre. Nul Le plus dur semble fait, mais le trajet prend ne paniquait, chacun était solidaire, parta- une tournure inattendue. Le train prend la geait ce qu’il pouvait. Ce n’est qu’au bout direction de l’Est, Donetsk. Les Russes nous du deuxième jour, je crois, que l’on a vu les ont-ils détournés ? Seul le conducteur sait, premières files se former devant les super- normalement guidé par l’armée ukrainienne. marchés. L’absence de cash n’était pas un J’ai peur. Je m’apprête à sauter avec George, problème. Les transactions électroniques si jamais. GoogleMaps m’indique à nouveau fonctionnaient. D’autres tentaient de fuir, l’ouest. Je respire. 24h plus tard, contre 5h sans jamais paniquer. Fuir : cette question en temps normal : Kyiv… m’obsédait. Pour ma fille, pour mon fils. Hors de question que Poutine enterre cette Et là ? Nouveau train, direction Khmelnytskyï, liberté que m’a offert l’Ukraine. Moi, la russophone d’origine georgienne qui n’a jamais au sud-ouest, à mi-chemin entre Kyiv et été oppressée ici ni n’a jamais demandé à Ivano-Frankivsk. Nuit dans une église tenue être sauvée. par des volontaires. Le lendemain : direction Oujhorod, ville frontalière entre l’Ukraine, la La gare, l’exil... Slovaquie et la Hongrie. Ce sera la Hongrie : En deux temps. Première fois, au bout Kseniia nous a trouvé un vol Budapestde trois jours sous terre, je crois. Les fils Mulhouse. Derniers kilomètres à pieds. Les Telegram nous indiquaient que des trains douaniers prennent leur temps. 4 heures partaient vers l’ouest. Je monte en voiture pour 50 personnes. Si la Hongrie n’avait avec George, jusqu’à la gare. Vision d’hor- été membre de l’UE, pas certaine qu’ils reur : des voitures cassées, explosées, brû- nous auraient ouvert leurs portes. Frontière lées… Des camions, des semi-remorques passée. La Croix rouge nous réchauffe d’une retournés. À la gare, foule immense. Le boisson chaude qui calme le froid ressenti bouche-à-oreille me dirige vers un train par George. Il fait zéro degré. Nous trouvons en partance. Sur le quai, des étudiants afri- un bus, direction l’aéroport 18h : Là-bas, un cains et brésiliens ne comprennent pas qu’il Kazakh me voit emmitouflée dans mon draest réservé aux femmes et aux enfants. Ils peau ukrainien. «Rassurez-vous, maintenant, paniquent… Certains sortent des couteaux. tout ira bien », me dit-il. 20h, l’avion s’envole. Kseniia nous retrouve à Bâle-Mulhouse. George a peur, a les yeux grands ouverts, parle sans arrêt, le stress aidant. C’en est Je fonds en larmes. Tous, nous fondons en trop. Je fais marche arrière. Dans les rues, les larmes. La suite de notre vie nous reste services des espaces verts continuent à plan- à apprendre, mais nous sommes en vie. ter comme si de rien n’était. Les balayeurs Ensemble. c Le métro était la seule issue à ce moment-là ?
c D OS SI ER — Slava Ukraïni !
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