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FORTERESSE EUROPE FACE À L’AFFLUX DES MIGRANTS, LE CONTINENT N’A QU’UNE SEULE VISION, CELLE DE SE BARRICADER

INTERVIEWS ◗ MAHI BINEBINE «La culture est un ascenseur exceptionnel» ◗ HABIB SELMI « L’être humain est un continent » ◗ ABDOULAYE KONATÉ Éloge de l’optimisme

+BUSINESS

Le pari risqué du bitcoin

Le mur d'Evros, sur la frontière gréco-turque.

IDENTITÉ

LA LUTTE DES MASSAÏS POUR LA SURVIE ET POUR LEUR TERRE

N °4 3 0 - J U I L L E T 2 0 2 2

France 4 , 9 0 € – Afrique du Sud 49, 95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6 , 9 0 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – L uxe m b o u r g 6 , 9 0 € – M a ro c 39 D H – Pays - B as 6 , 9 0 € – Por tugal co nt . 6 , 9 0 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0

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Je conjugue efficacité et durabilité.

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Grâce à des pratiques vertueuses et par l’innovation, Bolloré Transport & Logistics se mobilise pour préserver l’environnement. Des solutions sont mises en place pour réduire l’impact de nos activités. Nous sommes engagés dans des démarches de certifications pointues, à l’image du Green Terminal déployé sur tous nos terminaux portuaires.

N O U S FA I S O N S B I E N

plus Q U E D U T R A N S P O R T E T D E L A L O G I S T I Q U E


édito PAR ZYAD LIMAM

L’EUROPE SI PROCHE, SI LOIN… L’Europe donc. 27 États membres (on a perdu récemment le 28 e , le Royaume - Uni, décidé à s’auto-isoler dans un Brexit assez suicidaire…). 450 millions d’habitants libres de s’installer sur tout le territoire de l’Union. Un espace unique où des États à la très longue histoire ont décidé de renoncer à une partie de leur souveraineté pour favoriser la création d’un marché commun, l’application de normes exigeantes en matière d’environnement, de couverture sociale, de liberté politique, de respect des droits de l’homme. Un espace aussi de paix, pour des nations qui se sont sauvagement combattues au fil des siècles. Tout n’est pas parfait, les divisions ne sont jamais loin et les forces qui veulent miner le système de l’intérieur non plus, mais l’un dans l’autre, c’est la zone la plus riche, la plus libre, la plus égalitaire et la plus protectrice du monde. Une exception précieuse, à ce moment de l’histoire où les autocraties, Russie, Chine et alliés, cherchent à renverser l’équilibre géostratégique. Au moment aussi où les États-Unis se déchirent, où la démocratie la mieux établie montre qu’elle peut sombrer. L’Union est surtout particulièrement riche. Avec un PIB de près de 15 000 milliards d’euros, l’UE est la deuxième puissance économique du monde, juste derrière les États-Unis et encore un peu devant la Chine. Le PIB par habitant s’élève à plus de 30 000 euros par an. Et sachant que l’Union investit des dizaines de milliards d’euros par an pour soutenir et accélérer le développement de ses membres les plus pauvres. Voilà où nous en sommes. D’un côté, cet Europe-là. Et de l’autre, l’Afrique, avec plus de 1,3 milliard d’habitants, 3 000 euros par an (qui varient selon les calculs) pour chacun d’entre eux, et un PIB global de 2 600 milliards d’euros – presque autant que l’Italie, et moins que la France. D’un côté, une Europe vieillissante et richissime, et de l’autre, à sa frontière sud, un immense continent, une terre à la fois de promesses, mais aussi de pauvreté et de conflits pour des centaines de millions de personnes. Les migrations sont une donnée de l’humanité et de l’histoire des peuples. Les femmes et les hommes n’ont qu’une seule vie. L’énergie du AFRIQUE MAGAZINE

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désespoir les porte à essayer d’atteindre un possible eldorado. Les frontières, les armes ne les retiendront pas. Ils et elles traverseront les déserts, ils monteront à bord de rafiots innommables, ils se feront racketter par des passeurs sans âme, mais ils iront en Europe. Quelle que soit la hauteur des barbelés, ils et elles tenteront de passer, au risque de leur vie. Dominée par les discours populistes, par la peur des électeurs face à ces vagues de migrants, par la difficile intégration aussi de ces populations nouvelles, l’Europe se barricade en l’absence de toute autre vision. Soixante ans après la fin de la longue nuit coloniale, elle a bien du mal à penser son sud autrement qu’en matière de menaces : l’islam en tout premier lieu, les Arabes, les Noirs, le terrorisme, etc. Ou de clichés : ils ne s’en sortiront pas, c’est la corruption, la violence ou les maladies. Le paradigme reste de se protéger de ce chaos. Et de cette différence. De déclarations d’intentions en promesses de financements, l’Union européenne n’a jamais véritablement considéré son flanc sud – dont la vitalité démographique est une donnée structurante du futur – comme une véritable opportunité stratégique, une priorité à long terme. Son approche reste largement dictée par les schémas classiques, États-Unis, OTAN, tentative de séduction de la Russie (dont on voit aujourd’hui à quel point ce calcul était erroné). L’Europe ne mesure pas le potentiel africain, le marché tel qu’il existe avec ses dizaines de millions de consommateurs middle class, les ressources minières, le pétrole et le gaz, les terres arables, l’eau, le soleil, les défis communs de la sécurité et du changement climatique… La mise en place réelle et progressive d’un tel partenariat changerait la donne, y compris pour les migrations. La mise en place d’un tel partenariat supposerait aussi que l’Afrique entre de manière plus décisive dans les « critères européens », en matière de gouvernance, de droits de l’homme, d’institutions. De part et d’autre, le chemin sera long. Et pendant ce temps-là, des femmes, des hommes, des enfants tenteront toujours encore la traversée du désert et de la mer. ■ 3


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ÉDITO L’Europe si proche, si loin…

par Zyad Limam

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ON EN PARLE

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C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN

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PARCOURS Fred Ebami

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À corps et à cris

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C’EST COMMENT ? Au-delà des cultures

Abdoulaye Konaté : « Je suis optimiste » Habib Selmi : « L’être humain est un continent » par Astrid Krivian

CE QUE J’AI APPRIS Denise Epoté

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par Astrid Krivian

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La lutte des Massaïs pour leur terre

par Luisa Nannipieri

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par Emmanuelle Pontié

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par Cédric Gouverneur et Frida Dahmani

par Erwan Le Moal

par Astrid Krivian

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TEMPS FORTS Forteresse Europe

LE DOCUMENT Sucre, de l’esclavage à l’obésité

Mahi Binebine : « La culture est un ascenseur exceptionnel »

P.06

par Astrid Krivian

par Catherine Faye

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VINGT QUESTIONS À… Djely Tapa par Astrid Krivian

P.40

FORTERESSE EUROPE FACE À L’AFFLUX DES MIGRANTS, LE CONTINENT N’A QU’UNE SEULE VISION, CELLE DE SE BARRICADER

DR - SVEN TORFINN/PANOS/RÉA

INTERVIEWS Z MAHI BINEBINE «La culture est un ascenseur exceptionnel» Z HABIB SELMI « L’être humain est un continent » Z ABDOULAYE KONATÉ Éloge de l’optimisme

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PHOTOS DE COUVERTURE : NOËL QUIDU/FIGARO MAGAZINE - MICHEL RENAUDEAU/ONLYWORLD.NET

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Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com

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FONDÉ EN 1983 (38e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com Assisté de Laurence Limousin

llimousin@afriquemagazine.com RÉDACTION Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com Jessica Binois PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Catherine Faye, Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Erwan Le Moal, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.

P.52 P.58

LUISA NANNIPIERI - BRUNO LEVY/DIVERGENCE - KAMAL AÏT

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AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR

par Cédric Gouverneur

par Annick Beaucousin et Julie Gilles

avec Annick Beaucousin, Julie Gilles. EXPORT Laurent Boin TÉL. : (33) 6 87 31 88 65 FRANCE Destination Media 66, rue des Cévennes - 75015 Paris TÉL. : (33) 1 56 82 12 00

74 RCA : le pari risqué du bitcoin 78 Nicolas Dufrêne : « Au niveau de son utilisation par la population, c’est un fiasco » 80 Le Groupe OCP renforce son programme « Eau » 81 Record d’investissements directs étrangers au Rwanda 82 Abderrahmane Berthé : « Les chiffres sont en hausse » 84 Ecobank va déployer Farm Pass 85 La Namibie mise sur l’hydrogène vert VIVRE MIEUX 86 Les vacances, c’est fait pour être heureux 87 Éviter la colique néphrétique 88 L’alimentation santé : Démêlons le vrai du faux 89 Les bons réflexes face à l’acné

VIVRE MIEUX Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF

31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768 200 euros. PRÉSIDENT : Zyad Limam. Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur : Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz. Commission paritaire : 0224 D 85602. Dépôt légal : juillet 2022.

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La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2022.

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ON EN PARLE C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage

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ÉVÉNEMENT

La plasticienne devant le Zeitz Mocaa, lieu de l’expo.

À CORPS ET À CRIS

Au Cap, la rétrospective dédiée à Tracey Rose, l’une des artistes les plus CONTESTATAIRES de la scène internationale, cloue au pilori les stéréotypes liés à la race et au genre.

« TRACEY ROSE: SHOOTING DOWN BABYLON », DR - TRACEY ROSE

Musée d’art contemporain africain Zeitz Mocaa, Le Cap (Afrique du Sud), jusqu’au 28 août. zeitzmocaa.museum

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ELLE A FAIT DE SON CORPS un acte politique et artistique. Et n’a de cesse d’en explorer et d’en interroger les limites. La voix radicale de Tracey Rose dans le monde de l’art international et sud-africain propose une vision tranchante et sans compromis de la post-colonialité, des discriminations raciales, du métissage, du genre et de la sexualité. Née à Durban en 1974, elle fait partie d’une génération de plasticiens qui ont réinventé le geste artistique et s’est fait connaître du grand public à la fin des années 1990 avec ses performances subversives, notamment à la deuxième biennale de Johannesbourg, en 1997 – elle s’y était présentée aux spectateurs nue, la tête rasée, assise et tricotant ses propres cheveux, dans une boîte en verre. Une façon inédite de déconstruire la représentation du corps des femmes. Souvent décrit comme absurde, son travail artistique puise son inspiration aussi bien dans les faits historiques que dans l’idéologie populaire. Et frappe là où ça fait mal. Sans concession. ■ Catherine Faye 7


ON EN PARLE SOUNDS

À écouter maintenant !

❶ Avalanche Kaito

Avalanche Kaito, Glitterbeat/Modulor

POLICIER

LE PURIFICATEUR

Un thriller féministe sur fond de BIGOTERIE MEURTRIÈRE dans une ville sainte iranienne… SEXE, POLITIQUE ET RELIGION : un cocktail que l’on n’attendait pas forcément dans un film se déroulant en Iran, inspiré d’une affaire réelle survenue au début des années 2000. Dans la ville sainte de Mashhad, haut lieu de pèlerinage chiite et troisième ville d’Iran, des prostituées sont mystérieusement assassinées, dans l’indifférence des autorités locales. Mais la presse s’en mêle, et le pouvoir à Téhéran s’inquiète. Une journaliste réputée arrive de la capitale alors que 10 cadavres de jeunes femmes ont déjà été retrouvés… Un rôle incarné avec beaucoup d’aplomb par Zahra Amir Ebrahimi, ce qui lui a valu le prix d’interprétation féminine au dernier Festival de Cannes. Cette ex-star de la télévision avait dû s’exiler à Paris, à la suite de la diffusion d’une vidéo intime volée qui aurait pu lui valoir prison et coups de fouet. Le réalisateur, Ali Abbasi, est également réfugié, installé au Danemark : il a tourné son film en Jordanie, mais le spectateur est plongé dans l’ambiance pesante et misogyne d’une ville iranienne fréquentée par 20 millions de pèlerins chaque année… Le poids de la religion se révèle un peu plus lorsque le tueur en série devient un héros patriote aux yeux de bien des habitants qui applaudissent son action pour « nettoyer » la cité de ces pauvres malheureuses. Rien ne nous est épargné des conditions dans lesquelles elles sont tuées, comme un écho à la scène finale, implacable, après bien des rebondissements. Car il y a un suspense, une tension, et quelques surprises jusqu’au bout… ■ Jean-Marie Chazeau LES NUITS DE MASHHAD (Danemark-Allemagne-Suède), d’Ali Abbasi. Avec Mehdi Bajestani, Zar Amir Ebrahimi. En salles. 8

Le chanteur et multi-instrumentiste Kaito Winse, dernier né d’une ffamille ill de griots burkinabée, a fait ses armes sur la scène alternative belge où il a rencontré un duo de punk bruxellois formé par Benjamin Chaval et Arnaud Paquotte. Ensemble, ils repoussent les limites d’une musique prompte à la transe, entre jazz et post-punk, riche d’improvisations et de poétiques distorsions. Tripant.

❷ Céphaz

L’Homme aux mille couleurs, Sprint Records/Play Two

Né au Ghana, Céphaz a grandi entre l’Afrique du Sud, Mayotte et la France. Son socle durant ces années nomades ? La musique et le football. Il a fini par choisir la première, fort d’une voix perfectionnée dans une chorale et d’un apprentissage au saxo et à la clarinette. Enregistré par le producteur de Vianney ou de Boulevard des Airs, Antoine Essertier, ce premier album cultive une jolie chanson entre pop et folk francophone.

❸ Oum

et M-Carlos

Hals, MDC/Believe « Fear », « Desire », « Truth » ou encore « Empathy » : voici les noms de quelques-unes des sept pistes de cet album évoquant en musique les ressentis traversés depuis le début de la pandémie. Ces émotions sont imaginées par le duo formé pour l’occasion par la chanteuse marocaine Oum et le saxophoniste cubain M-Carlos. On y entend aussi bien du darija, de l’espagnol ou de l’anglais. Le résultat est atmosphérique, groovy… et un peu planant ! ■ Sophie Rosemont

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DR (5)

Zar Amir Ebrahimi a remporté le prix d’interprétation féminine au dernier Festival de Cannes pour ce rôle.


LÉGENDE

Histoires de petites gens propose de (re)découvrir La Petite Vendeuse de Soleil et Le Franc (ci-contre).

LES CONTES D’AUJOURD’HUI DE DJIBRIL DIOP MAMBÉTY

DR (2)

La restauration de deux moyens-métrages de l’ICONIQUE RÉALISATEUR SÉNÉGALAIS permet de redécouvrir des pépites flamboyantes du cinéma africain, toujours aussi pertinentes. CE DEVAIT ÊTRE UNE TRILOGIE, mais le troisième film (L’Apprenti voleur) ne sera jamais réalisé : en 1998, à 53 ans, Djibril Diop Mambéty meurt juste après avoir terminé La Petite Vendeuse de Soleil, quatre ans après Le Franc, tourné en pleine dévaluation du FCFA. Ces deux films de 45 minutes chacun ont été restaurés par les laboratoires Éclair, qui ont redonné tout leur éclat aux couleurs franches utilisées par le réalisateur : noir, rouge, vert, jaune et bleu. Dans Le Franc, c’est en rouge qu’est habillé Marigo, pauvre musicien dont la logeuse a confisqué l’instrument pour cause de loyers impayés. Ce personnage chaplinesque, avec sa silhouette dégingandée, voit pourtant la chance lui sourire après avoir acheté un billet de loterie qui va s’avérer gagnant, mais qu’il a trop bien caché en le collant sur une porte… On va alors suivre son périple jusqu’au centre de Dakar pour tenter de récupérer le gros lot (avec sa porte sur le dos, sur le toit d’un bus ou en traversant à pied des étendues envahies de déchets plastiques), sur fond de musique jazzy au saxo (composée par le frère du cinéaste, Wasis Diop, père de la réalisatrice Mati Diop). Une épopée tragicomique, avec très peu de dialogues et un montage qui fait souvent basculer le conte vers le fantastique. D’un personnage AFRIQUE MAGAZINE

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tout en rouge, qui évolue comme un danseur maladroit, on passe à une fillette handicapée vêtue de jaune dans le second film. Sili vit dans la rue avec sa grand-mère et l’une de ses deux jambes pendouille entre les deux béquilles qui soutiennent sa démarche claudicante, mais que pourtant rien n’arrête. Afin de s’en sortir, elle va demander à vendre à la criée le quotidien Le Soleil, comme le font exclusivement des garçons, qui la moquent et la bousculent régulièrement. « Ce que les garçons font, les filles peuvent le faire », lance-t-elle. Elle recevra le soutien d’un vendeur du quotidien concurrent, Le Sud, « le journal du peuple » lui explique-t-il, alors que le premier est le journal du gouvernement. « Alors je vendrai Le Soleil, comme ça, le gouvernement se rapprochera du peuple », lui répond Sili. La vie est un combat de chaque jour pour ces miséreux, mais le récit ne les enferme pas dans leurs conditions et nous montre les chemins empruntés pour en réchapper par le haut, dans une réalisation épurée qui n’alourdit rien. Deux beaux films toujours actuels et définitivement cultes. ■ J.-M.C. HISTOIRES DE PETITES GENS (France-Suisse-Sénégal), de Djibril Diop Mambéty. Avec Dieye Ma Dieye, Lisa Balera, Aminata Fall. En salles. 9


ON EN PARLE

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BLUES

ALUNE WADE SULTAN OF SWING

HELA AMAR - DR

Pour son cinquième album, le bassiste sénégalais embrasse les quatre coins de l’Afrique pour livrer un SUPERBE RÉCIT SONORE hybride et fédérateur. « GRÂCE AU SON, la musique est une partie de la nature, explique Alune Wade. Elle est comme la terre, elle nous rend ce qu’on lui donne. Unir les peuples par le biais de ma musique a toujours été pour moi de l’abnégation. » En témoignent les émotions de son nouvel album solo, Sultan. Cela fait déjà trente ans qu’il joue de la musique. Il garde peu de souvenirs de ses débuts, mais « une chose est sûre, c’était à côté de [s]on père, qui était lui-même musicien ». Ce dernier dirigeait l’orchestre symphonique de l’armée sénégalaise. Grâce à lui, le jeune Alune apprend le piano, la guitare et la basse, où il excelle. Ses armes, il les fait auprès d’Ismaël Lo, qu’il accompagne durant huit ans, dès sa majorité. Et il s’impose rapidement sur la scène nationale avec ses compositions boisées, qui racontent la vie telle qu’elle est, tout en pansant les blessures. « J’ai aimé le blues avant de savoir ce que c’était, ce son qui vient du cœur », confesse-t-il. Cependant, son prisme n’est pas monomaniaque, et Alune Wade cultive les terres jazz comme celles du folk, la transe gnawa, qu’il a largement parcourues au sein de son groupe University of Gnawa, fondé en 2010 avec Aziz Sahmaoui. Depuis, tout le monde fait appel à lui, de Marcus Miller à Harold López-Nussa. Ce sens

du partage, c’est ce qui s’entend dans Sultan – qui convoque aussi bien les chants soufis que l’afrobeat ou les ritournelles arabo-andalouses –, où l’on retrouve des musiciens 5 étoiles tels le percussionniste Adriano Tenorio DD, le claviériste Cédric Duchemann, le trompettiste Carlos Sarduy, le batteur Daril Esso ou encore le saxophoniste Hugues Mayot… Et ce ne sont pas les seuls : au total, 20 instrumentistes participent à l’aventure, laquelle a vu le jour grâce à la soif du collectif de Wade : « J’ai pu enregistrer ces nouvelles chansons à partir du moment où je me suis senti prêt à raconter mes expériences vécues avec des musiciens de l’autre côté de notre continent, que Paris m’a permis de croiser sur mon chemin. » ■ S.R.

ALUNE WADE, Sultan, Enja Yellow

Bird/L’Autre Distribution.

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ON EN PARLE

Dans ce thriller, une mannequin s’infiltre au sein d’une richissime famille détenant un empire de cosmétiques…

SÉRIE

UNE FAMILLE TOXIQUE

Ce show haletant confirme la qualité des PRODUCTIONS SUD-AFRICAINES pour les plates-formes. LES COSMÉTIQUES BENGHU veulent conquérir toute l’Afrique. Ils ont recruté une nouvelle égérie… sans savoir qu’avec d’autres enfants, elle a servi de cobaye pour leurs crèmes éclaircissantes, en toute illégalité (ces produits sont interdits en Afrique du Sud depuis trente ans)… Seule survivante – avec son frère resté à Soweto – de cette expérimentation qui a mal tourné, la top-modèle veut se venger en s’introduisant incognito au sein de la

richissime famille qui possède cet empire afin de trouver des preuves de leur trafic. La voilà plongée dans un quotidien de luxe et de glamour (les stylistes s’en sont donné à cœur joie !) à Johannesbourg, mais aussi au milieu des tourments d’un clan dirigé d’une main de fer par un patriarche et l’une de ses épouses. Un thriller en six épisodes (pour l’instant) qui prouve avec éclat l’originalité des productions du pays écrites pour le streaming. ■ J.-M.C.

SAVAGE BEAUTY

(Afrique du Sud), de Lebogang Mogashoa. Avec Rosemary Zimu, Dumisani Mbebe. Sur Netflix.

EXPOSITION

De fil en aiguille Treize artistes venus du Liban, d’Algérie ou du Maroc SOUVENIRS, SYMBOLES, rituels… Toutes les formes d’attache sont explorées dans cette expo à la fois esthétisante et émouvante. Son titre, « Silsila » (« la chaîne » en arabe), évoque ces filiations qui unissent les êtres ou les événements, une succession de maillons individuels et collectifs, indissociables, comme autant de destinées entrelacées. Portés par un imaginaire où l’intime et la mémoire se confondent, les plasticiens alternent les médiums et les registres, la figuration et l’abstraction, tissent les fils de leurs origines. Lourds tapis à moitié décousus de Ouassila Arras, fleurs et allégories disséminées dans les toiles saisissantes d’inspiration persane de Rayan Yasmineh, ou encore silhouettes stylisées figurant sur les étiquettes de paquets de semoule ou de henné de M’barka Amor raniment les secrets d’histoires personnelles ou familiales, les parcours migratoires, tout ce qui constitue le passé et le présent de ces artistes pluriculturels. Un voyage onirique autant que constitutif. ■ C.F. « SILSILA, LE VOYAGE DES REGARDS », Institut des cultures de l’islam, Paris (France), jusqu’au 31 juillet. institut-cultures-islam.org 12

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NETFLIX - DR (2)

interrogent les liens entre les êtres et la question de la transmission.


NDUDUZO MAKHATHINI, In The Spirit of Ntu, Blue

Note Africa.

JA Z Z

Nduduzo Makhathini L’invocation du collectif KGABO LEGORA - DR

À 39 ans, le Sud-Africain RÉINVENTE SON LANGAGE MUSICAL tout en documentant les tourments sociopolitiques de son pays. Magnifique ! ON L’AVAIT QUITTÉ sur le très beau Modes of Communication: Letters from the Underworlds, son premier disque paru chez Blue Note Records en 2020. On le retrouve avec un superbe dixième album, In The Spirit of Ntu : « Ntu est une philosophie africaine ancienne d’où vient le concept d’Ubuntu, qui dit : "Je suis car tu es." C’est une profonde invocation du collectif », explique Nduduzo Makhathini. Et en effet, ouvert à l’altérité, empreint des rites zoulous et témoignant du marasme AFRIQUE MAGAZINE

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sociopolitique de l’Afrique du Sud, son dernier opus s’avère une catharsis d’une trame sonore explorée jusqu’à la substantifique moelle depuis les débuts du musicien, au début des années 2000. Autour de lui, la crème des instrumentistes jazz, de la saxophoniste Linda Sikhakhane au percussionniste Gontse Makhene, en passant par le batteur Dane Paris… Makhathini retrouve également la star du saxo américaine Jaleel Shaw, sur le très coltranien « Emlilweni ». Incontournable. ■ S.R. 13


ON EN PARLE

L’UNIVERS FANTAISISTE D’ABDEL EL TAYEB L’étonnante première collection du STYLISTE FRANCO-SOUDANAIS fait la part belle aux formes et au travail sur les matières.

LE BORDELAIS Abdel El Tayeb est une étoile montante dans le monde de la mode. À 28 ans, le designer franco-soudanais a remporté le Debut Talent Award à la Fashion Trust Arabia de Doha, en novembre dernier. Et en mai, la journaliste Rokhaya Diallo a porté sur le tapis rouge du Festival de Cannes la robe en perles colorées qu’il a dessinée pour elle avec la créatrice textile Cécile Feilchenfeldt. L’entente avec cette magicienne de la maille, rencontrée pendant ses études à l’école Olivier de Serres, à Paris, a été immédiate. Les deux partagent un intérêt pour la création de pièces qui ressemblent à des « sculptures sur corps » ainsi que pour la recherche sur les textures et les matériaux qui permettent de créer des volumes étonnants. Pour dessiner sa première collection et son manifeste, « El Tayeb Nation », du nom de sa marque, le styliste a puisé son inspiration dans 14

Les silhouettes mixent coupes classiques et tradition soudanaise.

Ci-contre, le fondateur de la marque El Tayeb Nation.

les formes arrondies des paniers tressés soudanais, mais aussi dans l’univers du sculpteur Alberto Giacometti et de sa Femme cuillère. Il a développé les coupes, travaillant notamment le tailoring et exploitant des renforts à l’intérieur des vêtements pour faire tenir les volumes, mais aussi employant des matières qui gardent d’elles-mêmes une forme bombée. Incarnation d’une nation fantaisiste, à mi-chemin entre la France et le Soudan, sa garde-robe met en avant son héritage multiculturel. Les silhouettes alternent coupes classiques à la française, brodées avec des motifs soudanais, et tenues inspirées de la tradition soudanaise, comme le thobe (morceau de tissu drapé autour du corps). On s’imagine devant une parade nationale, qui nous plonge dans l’univers du label, où défilent un officier en grande tenue à côté d’une Marianne parée du drapeau de ce nouveau pays. Depuis Milan, où il travaille pour Bottega Veneta et jongle entre la réalisation de commandes particulières et de projets artistiques, Abdel El Tayeb confie réfléchir à une nouvelle collection et ne cache pas l’envie d’ouvrir, à terme, un atelier au Soudan. ■ Luisa Nannipieri AFRIQUE MAGAZINE

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PIERRE DEBUSSCHERE (3) - DR

MODE

Le créateur joue avec des volumes étonnants.


DESIGN

FROM DAKAR FABRICS

Le style et le confort avant tout

BEUZ/STUDIO 221

Cette MARQUE DE SACS À DOS mélange culture sénégalaise et militantisme écologique.

« SAHEL ROLLPACK », la première collection de cette marque dakaroise, inspirée des sacs des tirailleurs, a vu le jour en 2017 et est déjà un classique. « Nous avons utilisé des bâches et des vieillies ceintures de l’armée pour créer des sacs qui correspondent à notre style », raconte Moctar Ba, fondateur et designer de From Dakar Fabrics. C’est en discutant sur la plage avec sa future femme et un autre copain qu’ils ont décidé de lancer un label de sacs durables, imaginés pour et par des gens qui évoluent dans le milieu du surf, du skate ou du roller. Les modèles test, réalisés à partir de vieux draps et rideaux récupérés auprès d’hôtels de la capitale, avaient été distribués gratuitement pour pousser les jeunes à abandonner les sacs plastiques. Une démarche militante assumée qui caractérise les six collections de la marque, qui compte aujourd’hui trois ateliers : Dakar, Marrakech et en Gambie. Confortable et pratique, chaque pièce est réalisée à la main avec des matériaux de récupération, comme les bâches de l’Organisation internationale pour les migrations, utilisées pour la ligne spéciale outdoor « Fulfulde ». Ou le pagne naturel des tisserands manjak, particulièrement mis en avant dans le Bum Bag et le Mojo Laptop. ■ L.N. fromdakarfabrics.wixsite.com/fromdakarfabrics

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ON EN PARLE

L I T T É R AT U R E

KHAOULA HOSNI NI BLANC NI NOIR

MUSIQUE

SELMAN FARIS

L’HOMME DE L’OMBRE

Connu pour PRODUIRE DES STARS DU RAP français, ce multi-instrumentiste d’origine turc propose un premier opus au groove solaire. C’EST D’ABORD un homme de l’ombre, qui a activement participé à la production de disques récents de Stromae, Nekfeu, Laylow, PLK ou encore Alpha Wann. Un beau palmarès, donc ! Mais l’homme n’est pas que ça… Né à Paris, fils du célèbre joueur de ney Kudsi Ergüner, Selman Faris a étudié au conservatoire, puis au California Institute of the Arts, aux États-Unis. S’il joue le même instrument que son père, il maîtrise également la guitare, le violon, le saz, les claviers ou encore l’alto. Cette première aventure en solitaire, baptisée Neva, rend hommage à ses racines ottomanes tout en convoquant des sonorités pop et électro. C’est à la fois frais et spirituel, porté par le chant en turc très agréable de l’artiste. Un morceau comme « Yeni Gün » (« Nouveau jour ») sera l’idéale bande-son de notre été, tandis que « Yildizlar » encourage à l’introspection. Une belle réussite que ce Neva, qui laisse présager plusieurs successeurs… ■ S.R. SELMAN FARIS, Neva, Kiraz Records/GUM. 16

GHALIA, mariée depuis dix-huit ans et mère de deux adolescents, découvre que son mari a une maîtresse. L’histoire est banale. Mais la réaction de l’épouse dupée est totalement inattendue. Le choc est tel qu’il la pousse à se lancer dans une remise en question et une réflexion, à la fois éprouvantes et libératrices, afin de comprendre le sens et les raisons de cet adultère. « C’est simple : traite les autres comme tu aimerais être traitée. Toujours », écrit en exergue la romancière, qui a vécu l’écriture de ce texte comme un exercice émotionnel. Court, intense, ce roman psychologique pointe du doigt le poids de la religion, de la famille et de la société en Tunisie. L’histoire, quant à elle, est si universelle que ses protagonistes pourraient être dans n’importe quelle ville du monde. Si tous les thèmes ont été déjà été abordés, c’est la manière d’en faire la narration qui diffère. Khaoula Hosni n’hésite pas à tremper sa plume dans le quotidien des blessures, des relations humaines, ou des chemins de traverse, pour en explorer les singularités. À travers ce drame social, l’auteure, qui a déjà publié six romans et deux recueils de nouvelles, et obtenu de nombreux prix en Tunisie, se fait le chantre de l’empathie. Tout le monde a raison et tout le monde a tort. Chacun cherche sa voie, surtout dans une société pesante, où les différences sont réprouvées. Ainsi, lorsque l’héroïne se rend à l’appartement où les deux amants ont pour habitude de se retrouver, c’est Wafa, la maîtresse, qui l’accueille et lui propose une solution. Une solution imprévue qui viendra déconstruire les poncifs de l’adultère. Et dont les conséquences mettront, des années plus tard, ces mots dans la bouche de Ghalia : « Je suis venue me recueillir sur la tombe de la femme avec laquelle tu m’as trompée. » ■ C.F. KHAOULA HOSNI, Le Prix du cinquième jour,

Arabesques, 156 pages, 20 dinars tunisiens. AFRIQUE MAGAZINE

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LOCUS - DR (2)

Le sixième roman de la Tunisienne BOUSCULE LES CODES à travers le récit d’une femme trompée.


PORTRAIT

INSOLITE LAETITIA

KY

LAETITIA KY - DR

Avec ses sculptures capillaires (présentées à la Biennale de Venise), l’Ivoirienne s’engage et célèbre la BEAUTÉ DES FEMMES NOIRES. ELLE A COMMENCÉ le tressage capillaire à 5 ans, implantant des extensions bouclées à la chevelure lisse de ses poupées Barbie. Depuis, sa passion pour la beauté est devenue un art militant, un combat politique dénonçant l’inégalité des sexes et l’impérialisme occidental. Née en 1996 à Abidjan, l’artiste autodidacte et influenceuse Laetitia Ky enflamme la Toile (plus de 500 000 abonnés sur Instagram, 6 millions sur TikTok) avec ses sculptures capillaires originales, réalisées avec ses cheveux, des rajouts, du fil de fer ou encore de la laine… Inspirées par les coiffures africaines ancestrales, souvent pleines d’humour et d’impertinence, ses œuvres brisent les tabous sur le corps féminin (poils, règles…), le harcèlement, les violences conjugales, le genre. Magnifiant le cheveu crépu, elle veut prodiguer fierté et estime de soi aux Africaines. Dans son livre Love and Justice: A Journey of Empowerment, Activism, and Embracing Black Beauty, illustré de sculptures inédites, elle raconte son parcours inspirant. Actrice dans La Nuit des rois de Philippe Lacôte, égérie pour des marques de mode, elle vient de rentrer dans le Livre Guinness des records, devenant « la personne qui saute le plus rapidement avec ses propres cheveux [s’en servant comme d’une corde à sauter, ndlr] en 30 secondes ». ■ Astrid Krivian AFRIQUE MAGAZINE

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LAETITIA KY, Love and Justice: A Journey of Empowerment, Activism, and Embracing Black Beauty,

Princeton Architectural Press, 224 pages, 27,50 $.

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Avec ses 500 000 abonnés sur Instagram et ses 6 millions sur TikTok, l’artiste est un véritable phénomène.

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ON EN PARLE

Le MoMA lui consacre une exposition monographique, dans laquelle est visible l’Alphabet Bété.

H O M M AG E

« FRÉDÉRIC BRULY BOUABRÉ : ON NE COMPTE PAS LES ÉTOILES »,

galerie MAGNIN-A, Paris (France), jusqu’au 30 juillet. magnin-a.com « FRÉDÉRIC BRULY BOUABRÉ : WORLD UNBOUND », MoMA,

New York (États-Unis), jusqu’au 13 août. moma.org

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L’immense production de l’Ivoirien FRÉDÉRIC BRULY BOUABRÉ, des années 1970 jusqu’à sa mort en 2014, est mise à l’honneur à New York et à Paris. ALORS QUE LE MUSEUM OF MODERN ART (MOMA) de New York consacre au dessinateur et poète une exposition monographique, la galerie Magnin-A expose un ensemble de dessins peu ou jamais montrés, réalisés par l’artiste entre 1983 et le début des années 2000. C’est dire la portée de l’approche singulière de l’image et du langage de Frédéric Bruly Bouabré, décédé en 2014. Dans sa démarche universaliste, celui qui a consacré sa vie à la quête du savoir voyait dans l’art un moyen de relier tous les peuples du monde. L’inventeur de l’Alphabet Bété (449 dessins exécutés au stylo-bille, crayon et crayon de couleur sur de petits cartons rectangulaires), premier système d’écriture pour le peuple Bété (ethnie ivoirienne à laquelle appartenait l’artiste), s’adonnait également à une quête poétique de signes. Sa vie durant, il n’a eu de cesse de capturer et de codifier des sujets provenant de diverses sources, notamment les traditions culturelles, le folklore, les systèmes de croyances religieuses et spirituelles, la philosophie ou encore la culture populaire. À la fois passeur et révélateur, son génie a ainsi toujours consisté à aborder simultanément le local et le global, reflétant à la fois l’expérience personnelle et universelle. Son œuvre, véritable condensé de la culture orale en une multiplicité vertigineuse de formes visuelles et d’annotations écrites, se découvre comme on feuillette un livre. Passionnément. ■ C.F. AFRIQUE MAGAZINE

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ROBERT GERHARDT - BORDAS

L’artiste en 1993.

ART VISIONNAIRE


MORNA

LUCIBELA

SAUDADE, SAUDADE

DR (2)

La chanteuse cap-verdienne revient avec un album d’une GRANDE ÉLÉGANCE. À son image. NHELAS SPENCER, Luis Lima, Toy Vieira, Tibau Tavares, Miquinha, Elida Almeida, Ary Duarte, Daya… Ils sont nombreux à être convoqués par Lucibela, l’une des plus douées héritières de Cesária Évora, qui, avec ce second album, débute aussi à la composition avec la morna « Ilha Formose », ode à son île natale de São Nicolau – où elle poussait son premier ci à Tarrafal il y a trente-six ans… L’artiste cap-verdienne incarne également un boléro du AFRIQUE MAGAZINE

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LUCIBELA, Amdjer,

Lusafrica/ Sony. Cubain Emílio Moret. Acoustique, nostalgique et pourtant contemporain : Amdjer aborde la condition féminine avec délicatesse, et néanmoins une grande honnêteté. À la production, Toy Vieira, complice de Lucibela depuis ses débuts en studio, signe une réalisation cristalline. Claviers, cuivres, cordes se mélangent au sein d’un écrin acoustique qui, inauguré par « Amdjer Ká Bitche », rappelle le bonheur d’être au monde, aussi imparfait soit-il. ■ S.R. 19


ON EN PARLE NOUVELLE

L’ÉNIGME DE MONSIEUR GÉRARD

LA MARIÉE ÉTAIT EN ROUGE Une première SÉRIE NIGÉRIANE inégale pour Netflix.

À QUELQUES MINUTES de son mariage, un homme d’affaires frappe violemment sa fiancée dans sa suite d’hôtel : il est aussitôt abattu par la meilleure amie de la future épouse… Les deux femmes vont alors découper le cadavre dans la salle de bains pour mieux s’en débarrasser et fuir pendant que des dizaines d’invités s’impatientent dans les salons du luxueux établissement… La cavale qui s’ensuit met beaucoup de temps à se mettre en place, et il faut attendre le troisième épisode (sur quatre) pour que la série trouve le bon tempo. Les comédiens (plusieurs stars de Nollywood) sont souvent en roue libre, et le scénario abuse de grosses ficelles (riche famille déchirée, médecin trafiquant d’organes, police corrompue…). Mais lorsque l’intrigue plonge enfin au cœur de la tentaculaire Lagos, ses routes et ses bidonvilles, ça fonctionne. La fin, abrupte, appelle une suite, d’autant que le succès est déjà au rendez-vous. ■ J.-M.C. BLOOD SISTERS (Nigeria), de Biyi Bandele et Kenneth Gyang. Avec Ini Dima Okojie, Nancy Isime, Deyemi Okanlawon. Sur Netfl ix. 20

C’EST UN TOUT PETIT livre, un concentré, une histoire simple et mystérieuse. Un récit à hauteur d’enfant, comme dérobé aux adultes ; mieux encore, comme épié par le trou d’une serrure. Un bijou littéraire. Cette déambulation dans l’imaginaire et les sentiments est celle de Manuel, 10 ans. Il vit avec sa mère. N’a jamais connu son père. Lorsqu’il rencontre Monsieur Gérard, professeur de littérature congédié d’une école de jeunes filles, son quotidien bascule. L’homme raffiné et singulier, féru de Baudelaire et de Wagner, qui vit dorénavant cloîtré dans une chambre miséreuse de Port-au-Prince, va lui enseigner la poésie, la trigonométrie, tout un art de vivre. Plus encore, il va éveiller chez cet enfant sensible et intelligent une fascination et une curiosité, à la frontière de l’indiscrétion et du désir : une quête hypnotique dans le dédale d’une intimité équivoque, à la fois paternelle et inquiétante. ■ C.F. DANY LAFERRIÈRE, L’Enfant qui regarde,

Grasset, 64 pages, 7,50 €. BD

À LA FACE DU MONDE Un chant graphique et tragique, pour résister aux vents contraires et croire encore aux rêves. ENSEMBLE, ils avaient déjà fait dialoguer poésie, arts visuels et musique dans un ouvrage d’art, Fragments (éditions Bernard Chauveau, 2019). Le poète, slameur et romancier Marc Alexandre Oho Bambe et son complice de toujours, l’artiste pop art Fred Ebami [voir pp. 26-27], nous reviennent cette fois-ci avec un premier roman graphique, tout en orange, jaune et rouge brique. Un livre poème. Un livre cri. Pour dire l’incompréhension, la révolte et l’urgence devant le sort d’une jeunesse jetée sur les routes de l’exil. Pour chanter le destin tragique et les attentes anéanties de Yaguine Koïta et Fodé Tounkara, découverts morts de froid à l’aéroport international de Bruxelles, dans le train d’atterrissage arrière droit du vol 520 Sabena Airlines en provenance de Conakry, le 2 août 1999. Pour s’indigner. Et espérer encore : « Chaque voyage commence. Par un premier pas. Vers l’ailleurs horizon. Vers l’Autre. Et vers soi-même. » ■ C.F. MARC ALEXANDRE OHO BAMBE ET FRED EBAMI, Nobles de cœur, Calmann-Lévy, 160 pages, 19 €. AFRIQUE MAGAZINE

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NETFLIX - DR (3)

SUSPENSE

Un texte troublant et attachant, écrit d’une main de maître par l’académicien Dany Laferrière.


HOUSE

KIDDY SMILE

Toujours en vogue

ROMAIN GUITTET/THE WOID PHOTOGRAPHY - DR

Avec Paris’ Burning, il fait un retour fracassant SUR LES DANCE-FLOORS sans laisser son activisme au vestiaire. SI LE NOUVEL EP de Kiddy Smile s’appelle Paris’ Burning, ce n’est pas pour rendre hommage au documentaire de Jennie Livingston, Paris is Burning, qui révélait les coulisses du voguing new-yorkais des années 1980. Le musicien pensait plutôt à représenter les possibilités de la house hexagonale, dont il est la seule incarnation noire et gay : « Paris est la deuxième capitale dans le monde où vit la culture ballroom, comme l’avait prédit et voulu Willi Ninja [danseur apparaissant dans le docu, ndlr], affirme-t-il. Paris brûle d’un feu ardent. Elle est en marche pour se réapproprier des cultures qui sont les siennes. Et pourquoi pas être une capitale de la musique house ? » Initié dans les clubs latinos, noirs et LGBT+, le voguing est la danse de cœur de Kiddy Smile, que l’on suit avec attention depuis son premier album sorti en 2018, One Trick Pony. Et il brille de son militantisme dans un Paris’ Burning aux beats acérés. Cet été, on le verra aussi en tant que juge AFRIQUE MAGAZINE

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KIDDY SMILE, Paris’ Burning vol. 1,

Grand Neverbeener Records/Grand Musique Management.

dans l’adaptation francophone de l’émission télévisée américaine Ru Paul’s Drag Race, diffusée sur France TV Slash. Un rêve devenu réalité pour le chanteur : « Contrairement à ce que les gens pensent, le drag n’est pas clownesque, mais raffiné. Je suis heureux de participer à une émission qui explique au grand public sa technicité. » ■ S.R.

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ON EN PARLE

DEUX LIEUX DU CŒUR

Ci-contre et ci-dessous, La Favela se situe dans le dynamique quartier du Point E, à Dakar.

Projet culinaire écoresponsable ou lieu de brassage culturel, ces ADRESSES GOURMANDES sont des rêves devenus réalités. POUR LE CHEF ÉTOILÉ Jan-Hendrik van der Westhuizen, patron du bijou gastronomique Jan, à Nice, depuis 2013, l’ouverture l’année dernière du micro-restaurant Klein Jan est un rêve qui se réalise. Ce nouveau projet au cœur de la plus grande réserve privée d’Afrique du Sud, Tswalu Kalahari, lui a permis de revenir dans son pays pour proposer une cuisine simple, qui sublime les ingrédients de la région du nord du Cap. À la carte, on trouve de la viande d’impala mais aussi du springbok cucumber (le concombre cornu d’Afrique) et des truffes du Kalahari, qui créent ensemble un millefeuille inédit. Le tout servi dans un cadre unique, à côté du poêle où la grand-mère du « petit (klein) Jan » lui a appris à cuisiner. Une expérience gastronomique hors du commun, accessible à très peu de monde dans un souci de durabilité des ingrédients. janonline.com/restaurantkleinjan

AUTRE PAYS, autre ambition : celle de Paloma Sané, de sa mère et de sa sœur, de fédérer du monde autour de La Favela, ouvert fin 2020 dans le dynamique quartier du Point E, à Dakar. La Sénégalo-Capverdienne propose une cuisine métissée aux influences lusophones dans 22

une belle cour ombragée. Un bar recouvert de faïence, des tables colorées, un coin dédié au yoga ou aux concerts live, et beaucoup de place pour jouer. Ici, tout le monde est bienvenu. Le plat phare, le Cubano Bowl, est une explosion de saveurs qui mélange fricassée de poulet épicé, riz safrané, haricots rouges et sauce à la mangue. Mais la carte propose également des mets à base de porc et, en semaine, deux plats du jour : un classique sénégalais, comme le thiep ou le yassa, et un plat international, comme la poêlée de gambas au citron vert. ■ L.N. AFRIQUE MAGAZINE

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KLEIN JAN/HANRU MARAIS PHOTOGRAPHY (2) - DR (2)

SPOTS

Le Klein Jan est au cœur de Tswalu Kalahari, la plus grande réserve privée d’Afrique du Sud.


ARCHI

À ABIDJAN, ORANGE SE RÉINSTALLE !

FRANÇOIS XAVIER GBRÉ

Koffi & Diabaté livrent un BÂTIMENT REMARQUABLE, qui incarne les ambitions du groupe dans la région : moderne, fonctionnel et déjà tourné vers le futur. IMAGINÉ PAR LE CABINET IVOIRIEN Koffi & Diabaté comme le cœur du futur Orange Village, le nouveau siège d’Orange Côte d’Ivoire est un imposant bâtiment circulaire sur sept niveaux. L’anneau de 68 mètres de diamètre a été construit aux abords de la lagune d’Abidjan et est partiellement enveloppé par une double peau sophistiquée qui le protège de l’ensoleillement direct. Cet écran ajouré, composé de 4 000 pièces arrondies, évoque la surface d’une balle de golf. Une forme qui a inspiré le projet, et fait un clin d’œil aux terrains de jeu du quartier de la Riviera Golf. À l’intérieur, les bureaux, les espaces de coworking, le centre de conférences ou encore le restaurant et la salle de sport bénéficient d’un AFRIQUE MAGAZINE

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éclairage naturel grâce au vaste patio central, végétalisé et décoré avec des motifs tirés du bogolan. À partir du quatrième niveau, les terrasses du bâtiment – qui peut accueillir plus de 900 employés – offrent des espaces de détente en plein air, et le dernier étage, réservé aux bureaux de la direction générale et décoré avec de précieuses œuvres d’art locales, jouit d’une vue imprenable sur la lagune. Dans une approche minimaliste, qui valorise l’architecture, les murs en béton brut de décoffrage ont été laissés tels quels. Le matériel, symbole de modernité, capte et adoucit la lumière des espaces, tout en contribuant à donner au bâtiment l’allure d’un lieu à la fois innovant et intemporel. ■ L.N. koffi-diabate.com 23


ON EN PARLE

D E S T I N AT I O N

MAHDIA LA MÉCONNUE AVEC SES MAISONS d’une blancheur éclatante, ses portes vert émeraude, son centre-ville parsemé de petites places ombragées et son vieux port de pêcheurs, Mahdia a gardé le charme millénaire d’une Tunisie authentique. Cette ville de province située sur une presqu’île entre Sousse et Sfax est restée à l’écart des sentiers (touristiques) battus et a tout fait, dans les années 1960, pour préserver son magnifique cimetière marin de l’appétit des promoteurs, qui voulaient le transformer en resort balnéaire. Les modestes tombes blanches sont toujours à leur place, sur le cap Afrique, où les visiteurs peuvent flâner entre les bouquets de laurier et se laisser caresser par l’écume 24

portée par le vent. Les hôtels, une vingtaine, ont été cantonnés au nord de la ville, le long d’un ruban de sable doré – l’une des plages, avec celles de Chebba et de Salakta, au sud, parmi les plus belles du pays. Réputée pour les structures spécialisées en soins thalasso et sa station balnéaire à taille humaine, Mahdia est une ville d’histoire, de culture et d’artisanat. Déjà connue du temps des Phéniciens sous le nom de Jemma, puis sous celui d’Aphrodisium, elle accueille l’un des plus riches sites archéologiques sous-marins de Tunisie. À l’intérieur du souk couvert et dans les ruelles de l’ancienne ville, on trouve encore les magnifiques robes de mariage traditionnelles AFRIQUE MAGAZINE

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SHUTTERSTOCK

Préservée du tourisme de masse, une CITÉ TUNISIENNE ENCORE AUTHENTIQUE, lieu idéal pour retrouver la Méditerranée.


Ci-dessus, le Cafe El Enba, et ci-dessous, l’Hôtel Thalasso Mahdia Palace Spa & Kneipp.

Ci-dessous, la maison d’hôtes Dar Evelyne.

LES BONNES ADRESSES

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Restaurant Chez Naima : une cuisine familiale et épicée et les ateliers des tisserands, qui filent depuis le XIVe siècle des soieries aux motifs et coloris flamboyants. Pour accéder au paisible centre historique, on peut emprunter la Skifa El Kahla (« la porte noire »), une énorme porte fortifiée et l’un des rares vestiges des anciens remparts de la citadelle. Si l’on veut en revanche profiter d’une imprenable vue d’ensemble sur la médina d’un côté et sur le golfe de l’autre, il faut grimper sur la terrasse du Borj El Kébir, un fort ottoman du XVIe siècle sur la route de la Falaise. L’occasion de s’arrêter prendre un café sur la corniche ou d’explorer l’incontournable marché du vendredi, qui regroupe les producteurs et les artisans locaux. ■ L.N. AFRIQUE MAGAZINE

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qui met les poissons à l’honneur, à côté de la Skifa El Kahla.

Cafe El Enba : une halte pittoresque pour savourer un thé à la menthe sur la place du Caire, au cœur de la vieille ville.

Hôtel Thalasso Mahdia Palace Spa & Kneipp et Hôtel Nour Palace Resort & Thalasso : deux adresses de charme pour un soin thalasso ou un séjour bien-être de qualité.

Maison d’hôtes Dar Evelyne : un petit coin de paradis avec une terrasse de rêve nichée dans la médina. Musée de Mahdia : pour voir mosaïques, céramiques anciennes, objets artisanaux et précieux tissages. 25


PARCOURS

Fred Ebami

L’ARTISTE FRANÇAIS D’ORIGINE CAMEROUNAISE apporte un souffle nouveau au pop art. Mêlant outils numériques et organiques, inspirées par le panafricanisme, ses œuvres conscientes interpellent l’œil et l’esprit.

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par Astrid Krivian

nfant, il était féru de musique classique et de dessin. Artiste français d’origine camerounaise, Fred Ebami, 45 ans, a grandi en région parisienne jusqu’à ses 10 ans, puis au Cameroun. « Je gribouillais, dessinais sans cesse. Je m’exprimais ainsi. Je représentais ma société à travers les superhéros. Et je rêvais de superpouvoirs pour sauver le monde », se souvient-il. De la pop culture des comics au pop art, il n’y a qu’un pas. Marqué par les photographies publicitaires d’Oliviero Toscani pour Benetton, il est aussi ébloui, bousculé par les œuvres d’Andy Warhol, de Roy Lichtenstein, de Jean-Michel Basquiat et, plus récemment, de Banksy, artiste de street art. Après des études parisiennes et une traversée des États-Unis à 22 ans, il met le cap sur l’Angleterre, à Oxford, où il étudie l’infographie. Alors qu’il se destine à une carrière de publicitaire, son ami, l’écrivain, poète et slameur camerounais Marc Alexandre Oho Bambe, alias Capitaine Alexandre, lui propose d’illustrer son premier recueil de poésies et de préparer une exposition. Publié en 2009, le succès de son ouvrage ADN : Afriques Diaspora Négritude propulse le travail de Fred Ebami sous la lumière. Sa carrière est lancée. Depuis, ses œuvres ont notamment été exposées à la biennale de Dakar, à la galerie MAM de Douala, à Johannesbourg, à la Tate Modern de Londres ou encore à la foire d’art contemporain 1:54 de Marrakech… Son pop art, son « souffle de vie », croise le numérique et l’organique, la toile et l’ordinateur. Sa boîte à outils brasse divers matériaux et techniques (mobilier, masques africains touristiques, feutres acryliques, peinture à l’huile, fusain, crayons…). « La même folie d’inspiration me guide. Je mélange les genres pour casser les codes, faire respirer les œuvres. J’aime surprendre, bousculer. » Il s’approprie les codes publicitaires de la société de consommation pour délivrer ses messages d’espoir, d’ouverture, d’émerveillement. Avec ses couleurs vives, ses lignes marquées, ses slogans, son humour, son sarcasme, ses réalisations accrochent le regard, interpellent : « Je veux éveiller les gens à leurs univers intérieurs, dans un monde qui édicte des façons d’être. » Il représente des personnalités africaines devenues des icônes – Cheikh Anta Diop, Miriam Makeba, Salif Keita, Thomas Sankara… « C’est important de les faire connaître aux nouvelles générations. Ils m’ont éduqué, aidé à comprendre l’histoire de mes aïeux, de mon continent, et la mienne. Ainsi, je connais ma culture, mes origines. Apaisé, je ne me sens pas déraciné. » Pour lui, l’art se conjugue à l’amitié. Avec Capitaine Alexandre – ils viennent de cosigner le roman graphique Nobles de cœur – et le slameur Manalone (Albert Morisseau Leroy à la ville), ils ont fondé le collectif On a slamé sur la lune. L’objectif ? Faire dialoguer les arts, les cultures, créer des œuvres plurielles, des spectacles inclassables, sensibiliser le public à la création, à la poésie. Cultiver cette capacité à rêver. Ou, comme ils l’ont écrit au sein de leur installation multimédia Expoésie : Transmission, présentée au festival littéraire Aux quatre coins du mot, à La-Charité-sur-Loire : « Regarde le ciel / La porte des étoiles est ouverte. » ■

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«Je mélange les genres pour casser les codes, faire respirer les œuvres. J’aime surprendre, bousculer.»

GABRIEL DIA - FRED EBAMI (2)

De gauche à droite, Dr Mukwege et Sankara Yellow.


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C’EST COMMENT ?

PAR EMMANUELLE PONTIÉ

DOM

AU-DELÀ DES CULTURES Le 24 juin, un véritable séisme pour des millions de femmes s’est produit aux États-Unis : l’arrêt Roe vs Wade, qui autorisait l’avortement depuis 1973, a été révoqué. Dorénavant, chaque État pourra choisir de l’interdire ou non. Sept États ont décidé dans les jours qui ont suivi de priver les femmes de ce droit. Et une vingtaine d’autres devraient suivre. Pour des millions d’Américaines, c’est un retentissant retour en arrière. Depuis, des manifestations et des inquiétudes grandissantes en Europe et en Occident s’enchaînent ou montent. Ailleurs dans le monde, et en particulier en Afrique, l’émotion est moins grande. En effet, à part en Tunisie, au Mozambique, en Afrique du Sud, au Cap-Vert, et très récemment au Bénin, l’IVG est interdite par la loi. La loi « officielle », coutumière, religieuse, culturelle, sociale… Certains pays, comme le Gabon ou la Côte d’Ivoire, ont réussi à assouplir un peu la règle, en autorisant l’avortement thérapeutique pour le premier, ou en cas de viol ou d’inceste pour le second. Mais globalement, le sujet agite des démons, qui vont de l’autonomisation des femmes à la mise en péril de la descendance. Dans certaines régions où l’inceste, le viol et le violent rejet des filles-mères sont une réalité quotidienne, les femmes sont confrontées à un mur « culturélo-religieux » ancestral infranchissable. L’objet n’est pas ici d’ouvrir le débat sur les pro ou anti-IVG, sur les justifications des opinions de X ou Y, bref, sur une question particulièrement épineuse et complexe en Afrique. Mais nous souhaitons rappeler quelques chiffres, capables de donner à penser. Car évidemment, que l’on soit pour ou contre, 6,2 millions d’avortements clandestins ont lieu chaque année en Afrique subsaharienne. Et malheureusement, 44 % des femmes qui meurent dans le monde des suites d’un avortement à risque sont africaines. Un total de 300 000 femmes en moyenne par an. Elles ont recours à des méthodes épouvantables, en solitaire, ou encouragées et facturées par des « cliniques de rue ». Hormis celles qui décèdent, la plupart des rescapées finissent leur vie avec un utérus perforé, des hémorragies et des infections à répétition. Et deviennent souvent définitivement stériles. Alors, peut-être faudrait-il peu à peu considérer cette triste réalité comme un moyen de faire bouger le curseur, et appréhender aussi la question inévitable de l’avortement comme un problème majeur de santé publique. Au-delà des cultures… ■ AFRIQUE MAGAZINE

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Le 24 juin, à Melilla, sur la seule frontière terrestre entre l'Afrique et l'Europe…

p p perspectives

FORTERESSE EUROPE 30

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JAVIER BERNARDO/AP/SIPA

La récente tragédie dans l'enclave espagnole de Melilla fin juin illustre une fois de plus la bunkerisation de l'Union européenne face à la question incontournable et permanente des migrants. Pourtant, d'autres approches sont possibles. par Cédric Gouverneur

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PERSPECTIVES

À Evros, en Grèce, des policiers « recrutent » des migrants pour en repousser violemment d’autres. Des gardes-frontières Frontex le long du mur d'Evros, faisant office de séparation avec la Turquie, en mai 2021.

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L NOEL QUIDU/FIGARO MAGAZINE

es images sont terribles. Un enchevêtrement de corps humains au pied de barbelés. Des Africains morts étouffés par leurs compagnons d’infortune, ou écrasés en tombant de la grille. De l’autre côté, c’est Melilla, l’une des deux enclaves espagnoles qui subsistent sur la côte rifaine, au nord : malgré les efforts des gardes-frontières marocains et de la Guardia Civil (la gendarmerie espagnole), 133 migrants seraient parvenus à y pénétrer. Les voilà dans l'espace Schengen : chacun de leur cas doit être examiné, certains seront peutêtre éligibles au statut de réfugié politique. Ces hommes ont le sentiment d’avoir remporté une bataille dans leur lutte pour gagner l’eldorado européen. Devant les caméras, quelques-uns ont esquissé le V de la victoire avec leurs doigts. Ce vendredi 24 juin, environ 2 000 migrants africains ont pris d’assaut Melilla. Venus de la forêt voisine de Gourougou, où ils campent dans des conditions déplorables, ils ont couru vers le poste-frontière de Barrio Chino (« quartier chinois »), réputé comme étant le plus vulnérable. Beaucoup étaient équipés de bâtons ou de barres de fer, d’autres avaient rempli leur sac à dos avec des pierres. « C’était la guerre, a résumé à l’AFP un Soudanais de 20 ans. Nous avions des pierres pour nous battre avec les policiers marocains. » Les migrants ont cherché à escalader la grille de 6 mètres, hérissée de barbelés. Repoussés par les balles en caoutchouc, les coups de matraques et les gaz lacrymogènes, les assaillants ont chuté les uns sur les autres, s’écrasant mutuellement, comme refoulés des remparts d’un château fort. Entre 23 et 37 migrants, selon les sources, ont péri ce funeste vendredi en montant à l’assaut de la forteresse qu’est devenue l’Europe. Ces tragédies sont devenues tristement banales. Trois jours après l’assaut de Melilla, les cadavres de près de 50 personnes originaires du Mexique ou d'Amérique centrale ont été découverts au Texas dans un camion garé en plein soleil. Quant aux naufrages en Méditerranée, ils sont innombrables. En avril 2015, une liste de 100 mètres de long comportant les noms de 17 306 migrants morts en tentant la traversée entre 1990 et 2012 avait été étalée par des associations dans les couloirs du Parlement européen afin de dénoncer, déjà, le durcissement de la politique migratoire. Et l’Organisation internationale pour les migrations estime que 3 000 à 5 000 personnes périssent en mer chaque année depuis 2014. L’opinion publique européenne s’en émeut encore parfois, lorsqu’un cas particulier se détache du froid anonymat des statistiques et vient rappeler que chacun de ces décès est un drame humain. Ainsi, les photos du corps du petit Alan Kurdi, échoué sur une plage turque en septembre 2015, avaient bouleversé et peut-être facilité l’accueil, notamment en Allemagne, de centaines de milliers de réfugiés fuyant les guerres du Moyen-Orient. L’immigration

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PERSPECTIVES

économique suscite moins d’empathie. Elle paraît cependant inévitable, comme un jeu de vases communicants, tant les disparités de niveau de vie sont abyssales : le PIB moyen par habitant de l’UE de 33 900 euros est 10 fois plus élevé qu'au Maghreb, et 20 à 30 fois supérieur à celui de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne. Critiquées par l’Union africaine et les ONG après le drame de Melilla, les autorités marocaines ont défendu leur action, rappelant le bilan relativement lourd enduré par les forces de l’ordre lors de l’attaque (140 blessés, dont cinq graves) et « l’extrême violence des assaillants ». La police a interpellé 65 migrants (en grande majorité soudanais, mais aussi maliens et tchadiens) et les a déférés à la justice, qui les poursuivra : 36 pour « entrée illégale, violence contre les forces de l’ordre, attroupement armé, refus d’obtempérer » et 29 pour « participation à une bande criminelle en vue d’organiser et de faciliter l’immigration clandestine ». Le Maroc a également annoncé avoir déjoué le 26 juin « un plan pour prendre d’assaut » Ceuta, la seconde enclave espagnole, située à 385 kilomètres à l’ouest de Melilla. UNE ROUTE LIBYENNE DE PLUS EN PLUS IMPRATICABLE

Surtout, Rabat pointe du doigt le rôle supposé d’Alger dans cette tragédie : « Les assaillants se sont infiltrés à la frontière avec l’Algérie » et ont profité « du laxisme délibéré du pays dans le contrôle de ses frontières avec le Maroc ». La question migratoire attise ainsi le différend entre les frères ennemis du Maghreb, qui ont rompu leurs relations diplomatiques voilà déjà près d’un an. Les deux voisins ont coutume de s’accuser mutuellement d’exacerber, en sous-main, les problèmes de l’autre : en 2021, la présidence algérienne avait suspecté le Maroc d’appuyer les indépendantistes kabyles – qu'elle soupçonnait d’être derrière les incendies qui ont ravagé le pays. Mais si la pression s’accroît sur les enclaves espagnoles au Maroc, c’est surtout parce que la route libyenne devient de plus en plus impraticable : en Libye, les migrants africains risquent d’être kidnappés par des groupes armés qui exigent une rançon de leur famille, ou détenus pendant des années par les autorités dans des centres de rétention surpeuplés et insalubres. Et les rescapés doivent ensuite traverser la Méditerranée… Ils évitent donc prudemment le pays et se dirigent logiquement vers le Maroc, où se trouvent les seules frontières terrestres entre l’Afrique et l’Europe, du fait de la présence de Ceuta et Melilla, possessions ibériques depuis le XVe siècle. En Espagne, le drame de juin a suscité la consternation : des manifestations ont eu lieu le 26, aux cris de « gouvernement progressiste mais aussi raciste ». Le Premier ministre socialiste, Pedro Sánchez, a choqué en déclarant maladroitement que la tragédie avait été « bien résolue ». Et a pointé la responsabilité des « mafias qui se livrent au trafic d’êtres humains ». Après une année de brouille liée à la question des provinces sahariennes du Maroc, les deux pays se sont en effet réconciliés : Madrid et Rabat ont repris, en mars, leur coopération migratoire. Le chef du 34

gouvernement espagnol sait que l’appui des autorités marocaines lui est indispensable pour juguler la pression autour des deux enclaves : en mai 2021, des milliers de migrants avaient pénétré à Ceuta, submergeant les effectifs de la Guardia Civil. « L’accord Espagne-Maroc sur l’immigration tue », ont fustigé des dizaines d’associations, européennes et africaines, dans une lettre ouverte publiée le 27 juin. « Les prémices du drame » de Melilla étaient « annoncées depuis des semaines » : « Des campagnes d’arrestations et de ratissages des campements, des déplacements forcés » aux alentours de l’enclave ont mis la pression sur les migrants, dont certains campent au Maroc depuis plusieurs années, les conduisant à considérer l’assaut comme solution ultime. Les associations dénoncent « la nature mortifère de la coopération sécuritaire en matière d’immigration ». Encerclée par la pauvreté et la guerre, l’UE verse en effet des millions d’euros à certains de ses voisins du pourtour méditerranéen afin qu’ils refoulent les migrants : le Maroc, la Turquie, et même la Libye, malgré les exactions flagrantes commises dans ce pays (six Africains ont été abattus par la police dans un centre de rétention de Tripoli, en octobre dernier). Confrontés à la montée en puissance de partis xénophobes, les États européens bricolent des solutions peu en phase avec leurs valeurs, faisant fi des critiques des associations humanitaires. À Evros, en Grèce, à la frontière avec la Turquie, des policiers « recrutent » des migrants pour en repousser violemment d’autres. Au Royaume-Uni, la AFRIQUE MAGAZINE

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ministre de l’Intérieur Priti Patel veut expulser les indésirables vers le Rwanda : mi-juin, un premier vol à destination de Kigali a été bloqué in extremis par la Cour européenne des droits de l'homme. Mais cette fille d’immigrés indiens – admiratrice de Margaret Thatcher comme du Premier ministre indien fascisant Narendra Modi – a bien l’intention de récidiver… Ces politiques ont pour objectif de dissuader les candidats à l’exil et de fermer des routes migratoires. Et parfois, ça marche. L’Australie transfère les clandestins échoués sur ses côtes dans un camp sordide de l’île de Nauru, au beau milieu du Pacifique, où des familles entières croupissent depuis des années : les images de ces internés désespérés (afghans, birmans, mais aussi somaliens) ont fait le tour du monde, et désormais, quasiment plus aucun bateau ne tente de débarquer en Australie…

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LE VIEUX CONTINENT A POURTANT BESOIN DE BRAS

Le drame de Melilla montre que le blocage d’une voie migratoire (en l’occurrence, en Libye) entraîne une tension accrue sur celles qui sont alternatives, jusqu’à la saturation, puis l’explosion. D’autres solutions sont pourtant envisageables : en tout temps et en tout lieu, les immigrés effectuent les tâches boudées par les autochtones. Or, l’Europe vieillit : l’âge médian y est de 43,7 ans (2,7 de plus en seulement une décennie), soit plus du double de celui de l'Afrique subsaharienne. Le Vieux Continent – qui n’a jamais aussi bien porté son surnom ! – a besoin de bras : AFRIQUE MAGAZINE

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On estime que 3 000 à 5 000 personnes périssent en mer chaque année depuis 2014. Des clandestins à bord d'une embarcation de fortune essaient d'atteindre l'Italie, en janvier 2018.

beaucoup de métiers ne parviennent plus à recruter, du fait notamment de la faiblesse des salaires, rognés par l’inflation. En France, rien que dans l’hôtellerie et la restauration, il manquerait selon les estimations entre 270 000 et 360 000 salariés : l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, association des dirigeants du secteur, entend ainsi faire venir des milliers de saisonniers tunisiens et marocains pour faire face à l’afflux estival. D’autres patrons se démènent pour obtenir des autorités la régularisation de leurs employés clandestins. En janvier 2021, à Besançon, un boulanger, Stéphane Ravacley, s’était même infligé douze jours de grève de la faim pour conserver son apprenti guinéen, Laye Fodé Traoré, lequel se trouvait sous le coup d’une procédure d’expulsion. Leur histoire est malheureusement une goutte d’humanité dans un océan de realpolitik. ■ 35


PERSPECTIVES

Au Maghreb, le parcours du combattant pour un visa

Quand l'on veut passer par la voie légale, obtenir le précieux sésame n'est pas chose aisée. Les obstacles sont nombreux et en découragent beaucoup… par Frida Dahmani

A

ussitôt élu député de la 9e circonscription des Français de l’étranger, Karim Ben Cheikh, candidat de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) et ancien diplomate, incluait parmi ses priorités, non pas une problématique des résidents français à l’étranger, mais celle des visas, un point noir qui impacte la perception de Paris par l’opinion publique, notamment maghrébine : « La première mesure que je proposerai sera l’annulation de cette décision injuste, qui consiste à punir collectivement une population du Maghreb en réduisant drastiquement les visas. Cela est perçu, et avec raison, par certains comme une insulte aux populations. Il faut changer de méthode sur les visas. » Ce sera trop tard pour la jeune Meriem, fan du groupe Metallica, qui avait économisé pour assister, le 26 juin dernier, au concert donné par ses idoles au festival Hellfest, à Clisson. Alors qu’elle avait produit tous les documents nécessaires au visa, dont un billet VIP, une réservation d’hôtel et un change de devises, sa demande a tout de même été rejetée, invoquant « des doutes raisonnables quant à [sa] volonté de quitter le territoire des États membres avant l’expiration du visa » – le fameux motif 13 que tous les demandeurs craignent. Difficile d’opposer un recours à une décision aussi floue et subjective. Sa déconvenue est grande, mais elle relève non sans ironie que « ceux qui migrent clandestinement en France n’ont jamais demandé de visa ». Comme Meriem, ils sont nombreux à subir les conséquences de la révision des quotas de visas pour les pays du Maghreb, annoncée par Gérard Darmanin en septembre 2021. Comme une riposte aux refus ou aux lenteurs des autorités de ces derniers à répondre aux sollicitations de Paris pour rapatrier leurs ressortissants en situation irrégulière ou reconduits aux frontières, le ministre de l’Intérieur avait présenté cette décision de réduire de 30 % ceux octroyés en Tunisie et de 50 % pour l’Algérie et le Maroc. Cette mesure du gouvernement Castex semblait s’inscrire, à quelques mois des élections présidentielles de mai 2022, dans une stratégie du candidat à un second mandat Emmanuel Macron pour contrer la montée des populismes avec le Rassemblement national et le parti Reconquête d’Éric Zemmour. « À chaque fois, on invente un nouveau frein pour composer avec la xénophobie montante », regrette un scénographe qui peine à obtenir des visas, même avec des invitations officielles. 36

La pandémie de Covid-19 et la fermeture des frontières ont induit un ralentissement des échanges transfrontaliers et des déplacements des personnes. Conséquences : les demandes pour la France, et plus généralement l’espace Schengen, ont diminué drastiquement. Une situation extraordinaire qui n’a pas permis à la réduction des quotas de faire son effet. Un an et une réouverture des frontières plus tard, les chiffres sont édifiants : en 2021, l’Hexagone a rejeté 21,1 % des demandes reçues, sur un total de 652 331. Le Maroc enregistre par exemple une baisse de 29,6 %, avec 69 428 approbations, tandis que l’Algérie affiche 13,1 % de moins, avec 63 649 autorisations, et la Tunisie connaît une réduction de 6,9 %, soit 46 070 octrois. Cette diminution n’a pas eu l’impact escompté sur les rapatriements souhaités par la France, puisque seuls 131 Tunisiens ont été expulsés entre janvier et juillet 2021 (contre 893 en 2019), ainsi que 80 Marocains (contre 865 en 2019) et 22 Algériens (1 650 en 2019). Ces scores n’ayant pas satisfait les services français, ils ont mis la pression aux gouvernements du Maghreb en opérant un tour de vis supplémentaire palpable sur les visas en 2022. UNE RESTRICTION QUI N’EST PAS NOUVELLE

Désormais, les refus sont monnaie courante, et plus personne ne fait exception. La restriction des visas n’est pas nouvelle et a même semblé un temps relever du bon vouloir de l’agent consulaire. Chokri, un haut commis de l’État, a connu une situation ubuesque : il devait subir une transplantation rénale et avait réglé en avance, documents à l’appui, les trois semaines d’hospitalisation prévues, mais malgré cela, les services consulaires se sont entêtés à lui réclamer une réservation d’hôtel. Les situations singulières sont très fréquentes, et chaque demandeur pense être un cas particulier : « Parfois, il faut l’intervention d’un diplomate en poste pour faire réagir le consulat », précise Samir, un médecin algérien qui n’a pu assister à un colloque à Bordeaux. Il en est de même avec des confrères tunisiens, qui se sont plaints auprès du Conseil de l’ordre de cette situation : « J’ai obtenu mon visa le jour où mon retour était prévu », se souvient une cardiologue, tandis qu’une professeure en médecine bien connue sur la place de Tunis s’est vue refuser le précieux sésame au motif qu’elle pouvait rester en France. « Les profilers des consulats ne savent pas qui est qui et ont des critères qui ne relèvent d’aucune logique », s’emporte Mehdi, opérateur dans le transport international depuis Tanger, dont la AFRIQUE MAGAZINE

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Des procédés lourds et coûteux, un espace Schengen de plus en plus inaccessible.

clientèle est essentiellement française. Sa mésaventure et celle de son cousin, un avocat d’affaires de Rabat qui travaillait sur un projet de joint-venture avec une entreprise de Saint-Étienne, lui font affirmer que « la France a commis une erreur stratégique en réduisant les visas sans aucun discernement, ni aménagement au moins en fonction des catégories socioprofessionnelles ». Toutes les corporations sont concernées ; avocats et architectes vivent les mêmes désagréments. Face à cette situation, côté tunisien, certains suggèrent d’exiger également d’imposer des visas aux ressortissants français en visite : « Cette réciprocité allégerait le sentiment d’humiliation que l’on éprouve quand le rejet est signifié », explique Slim, un brillant développeur qui, après un refus de visa, a perdu les frais d’inscription réglés à l’école d’informatique où il devait poursuivre son master – mais qui a reçu un accueil réconfortant au Canada, où il fait désormais carrière.

SHUTTERSTOCK

DES FRAIS PROHIBITIFS

Pourtant, l’externalisation des procédures de demandes, il y a près de dix ans, aurait dû améliorer le service. Mais cela n’a pas été le cas puisque Jean-Yves Leconte, sénateur représentant les Français établis hors de France, a saisi à ce propos la Première ministre Élisabeth Borne dès la reconduction de sa mission en juin 2022. Sollicité par les médias, le Quai d’Orsay assure que la lenteur est due à un manque d’agents, qui sera résolu par des recrutements en septembre, et impute la surcharge à la reprise de la mobilité post-Covid-19. Le sénateur déplore aussi les difficultés qu’ont les familles à pouvoir se retrouver et désapprouve les délais et le coût du précieux sésame. Les freins mis aux regroupements familiaux provoquent des situations parfois déchirantes : « Après trois ans de démarches pour que je rejoigne AFRIQUE MAGAZINE

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mon futur mari, c’est lui qui a dû rentrer car il a été mis au chômage à cause de la pandémie », confie Sondos, laquelle a mis sa vie entre parenthèses en attendant son visa et ne veut plus penser au temps, à l’argent et à l’énergie perdus. Samira, une commerçante qui circule surtout pour ses vacances, a trouvé l’astuce pour court-circuiter les désagréments : en s’adressant à une agence de voyages qui se charge de toutes les démarches et lui remet en mains propres les documents, elle évite l’épreuve des files d’attente auprès de TLScontact, le centre de collecte des demandes de visas, qui seront ensuite traitées par le consulat. « Je préfère payer une agence que j’ai identifiée et qui me connaît, plutôt que de verser des suppléments à TLS pour un service premium », assure la quadragénaire qui apprécie, malgré tout, de faire régulièrement une tournée des bonnes tables à Paris et à Lyon. Elle n’est pas la seule à trouver le coût prohibitif : pour pouvoir obtenir un rendez-vous et déposer un dossier (sans aucune certitude sur son acceptation), il faut débourser entre 80 et 99 euros selon le type de visa, et 33,50 euros qu’empoche directement le centre de collecte. Les frais représentent pratiquement un SMIG pour les ressortissants du Maghreb , et le hic est qu’en cas de refus, aucun remboursement n’est possible. Une pratique qui ouvre la porte à d’éventuels trafics ainsi qu'à des intermédiaires qui assurent avoir leurs entrées auprès de TLS, le délai d’attente pour un rendez-vous pouvant aller jusqu’à deux mois. Le Quai d’Orsay justifie 30 % de l’encombrement au niveau des dépôts à cause de désistements de demandeurs qui n’annuleraient pas leur rendez-vous. Sur les réseaux sociaux, la communauté maghrébine échange ses points de vue et fait le récit de ses déboires. « On ne veut pas de nous, on va ailleurs », lit-on souvent, mais la 37


PERSPECTIVES

plupart des messages fustigent la politique de la migration choisie, lancée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui consiste à sélectionner les migrants selon leur utilité à l’économie de l’Hexagone. « Une considération que l’on peut comprendre, mais qui ne doit pas impacter la libre circulation des personnes, et surtout ne pas la soumettre à l’appréciation d’on ne sait qui dans un consulat », assène un pharmacien de 53 ans installé à Constantine, qui attend depuis six mois que soit tranché le recours qu’il a introduit auprès de la commission de Nantes, seule compétente en la matière. Son visa lui a été refusé pour revenus insuffisants : « C'est n’importe quoi », assène celui qui tient une officine connue et n’a pas de problèmes de fin de mois. Le système est devenu intrusif et ne respecte pas les données personnelles, puisque les centres de visas demandent souvent des relevés bancaires – et parfois même ceux du partenaire. « Tout est fait pour nous indiquer que nous ne sommes pas les bienvenus. La France ne se rend pas compte qu’elle ne donne pas envie », soupire Fadwa, dont la sœur, conceptrice en design, a été soupçonnée de vouloir immigrer alors qu’elle apportait la preuve que ses clients sont plutôt à Dubaï. Encore plus éloquent : des hauts cadres du Groupe OCP n’ont pas obtenu de visa pour se rendre au salon VivaTech à Paris, début juin. L'INCOMPRÉHENSION S’INSTALLE

« Finalement, nous sommes interdits de tourisme, et le monde des affaires se ferme petit à petit. Par contre, la France continue à puiser dans le vivier maghrébin des informaticiens et des professionnels de la santé pour ses besoins en spécialistes », lance un chef d’entreprise tunisien, qui constate que l’espace Schengen devient de plus en plus inaccessible, ou du moins est moins souple qu’il y a cinq ou dix ans. « Maintenant, on est contraints, pour une première entrée, d’accéder à l’espace Schengen uniquement par le pays émetteur du visa. On ne peut plus demander un visa pour l’Espagne et aller finalement à Paris, comme c’était le cas avant », précise avec une pointe de dépit un cadre de banque qui regrette la complexité des démarches, mais aussi l’inflation qui rend difficile tout voyage en Europe. L’incompréhension de cette situation absurde s’installe, d’autant plus que les autorités ne lèvent pas vraiment les malentendus. Contrairement au Maroc ou à l’Algérie, « la diplomatie tunisienne ne dénonce pas l’arbitraire des visas et se soumet sans protester ou engager des négociations aux restrictions prises par la France, pseudo-pays des droits de l’homme, qui comprennent, en bonne place, la liberté de circulation », confie un ancien ambassadeur en poste dans une capitale européenne qui, depuis sa retraite, est contraint de suivre un véritable parcours du combattant pour obtenir le fameux tampon Schengen sur son passeport. « Je n’ai même plus envie de passer par là, je pars désormais ailleurs qu’en France. Même mes enfants ont préféré les États-Unis pour leurs études. Le circuit d’obtention du visa américain n’est pas kafkaïen comme celui pour Schengen », résume celui qui connaît bien les dédales de l’UE. 38

LA COLÈRE GRONDE

La France perd de son attrait : « Au point que l’Algérie a privilégié l’enseignement de l’anglais au français, en juin 2022 », précise Wajiha Kebir, une enseignante d’Oran. Du côté des élites tunisiennes, l’aura de l'Hexagone a pâli aussi, et son influence décline : « On nous fait payer pour ceux qui ont eu des comportements inappropriés », fustige Kamel. Sa collègue, Saloua Charfi, précise qu’elle boycotte la coopération universitaire avec la France à la suite de l’octroi d’un visa de trois jours, qui couvrait juste la durée du travail indiquée sur l’invitation de l’université de Grenoble : « Je travaille avec des Anglais, des Américains, des Canadiens et des Allemands, avec des visas de cinq à dix ans ! » L’opinion s’agace : « Les populations marocaines, tunisiennes et algériennes sont logées à la même enseigne. L’ancienne autorité coloniale oublie le sang de nos aïeux, qu'elle a enrôlés dans des guerres qui ne les concernaient pas », lance dans un élan patriotique un ouvrier de Mateur (nord de la Tunisie), qui a travaillé durant vingt-cinq ans dans les hauts fourneaux en Moselle, mais dont le fils cadet n’a jamais pu obtenir de visa pour venir le voir. À Alger aussi, la colère gronde. Il a suffi à Malika d’un refus pour fonds insuffisants pour que ses demandes suivantes, même auprès d’autres pays européens, soient rejetées : « Quand ce n'était pas un problème d’argent, j’avais l’impression que j’étais considérée comme une terroriste. Mais les terroristes ne demandent pas de visas ! » assène la jeune femme voilée. Pour d’autres, c’est simple : la question ne se pose plus, les pays asiatiques et ceux du Golfe leur offrant tout ce qu’un touriste peut souhaiter. « Tant pis pour la France, quand je veux voir le Louvre, je fais un crochet par Abu Dhabi », énonce un architecte de Casablanca. Les problèmes de visas sont ainsi récurrents, et les motifs de la grogne sont les mêmes depuis l’instauration de l’espace Schengen. Beaucoup seraient étonnés de savoir que les pays avec le plus fort taux de rejet ne sont pas ceux du Maghreb, mais la Guinée-Bissau (avec 53 %), le Sénégal (52,2 %) et le Nigeria (51 %). Mais l’incompréhension risque d’impacter les relations économiques bilatérales ainsi que la francophonie ; une donnée que les autorités françaises n’évaluent pas, mais que l’Europe prend tout de même en compte. L’actuelle crise des visas, avec sans doute l’afflux migratoire dû au conflit ukrainien, est l’une des préoccupations du moment de la Commission européenne, qui s’apprête à examiner une proposition pour que l'entièreté de la procédure d’obtention (ou de rejet) soit traitée en numérique, à l’horizon 2025. Il suffira de déposer sur une plate-forme en ligne unique sa demande et toutes les informations nécessaires pour recevoir, en cas d’acceptation, un code-barres 2D cryptographié, qui tiendra lieu de sésame pour l’Europe. Une véritable révolution pour le traitement des visas, avec peut-être moins d’agacement du côté des demandeurs et plus de disponibilité d’écoute du côté des États émetteurs, et notamment de la France. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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VOYAGE DANS L’EXTRÊME DROITE Avec les interviews de Fatou Diome et d’Ugo Palheta CHANGEMENT CLIMATIQUE POUR L’AFRIQUE, IL EST ENCORE TEMPS SÉNÉGAL LA DÉMOCRATIE ZOOM

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LA LUTTE DES MASSAÏS POUR LEUR TERRE survie

Des dizaines de milliers d’entre eux sont en passe d’être délogés de leur domaine ancestral, la région du Ngorongoro, en Tanzanie. En laissant la place à une réserve de chasse pour de riches clients étrangers. Outre la spoliation, cette polémique interroge sur ce modèle conservationniste avec des parcs naturels vidés de tout habitant. Après tout, les « indigènes » ne sont-ils pas les plus à même de protéger la nature ?

De jeunes guerriers massaïs.

par Erwan Le Moal


SURVIE

S

i la couleur rouge des habits des Massaïs est supposée effrayer les lions, elle est visiblement sans effet sur les forces de l’ordre. Vendredi 10 juin, à Loliondo – une zone située juste au nord du célèbre cratère de Ngorongoro –, la savane était ponctuée de centaines de silhouettes vêtues d’uniformes verts ou drapées de rouge : des policiers tanzaniens ont affronté des manifestants massaïs. Avec leurs hautes statures élancées, leurs tuniques en shuka, leurs bijoux de perles multicolores et leurs lobes d’oreilles distendus, les Massaïs figurent parmi les peuples traditionnels les plus célèbres du continent, du fait de l’importance du secteur touristique au Kenya et en Tanzanie (environ 10 % du PIB avant la pandémie). Pourtant, ces éleveurs semi-nomades ne sont plus les bienvenus : le 6 juin, au terme d’une réunion à huis clos, l’administration locale (le commissariat régional d’Arusha) a décidé de l’expulsion d’environ 70 000 Massaïs répartis dans une zone de 1 500 km2, englobant 14 villages de la région de Loliondo. Une fois vidée de ses habitants, la zone sera transformée en une réserve de chasse gérée par la société émiratie Otterlo Business Corporation (OBC). Le lendemain, 700 policiers ont donc entrepris de planter plus de 400 balises délimitant le terrain. Mais lorsque les forces de l’ordre sont revenues le 10 juin, elles se sont retrouvées face à des centaines de Massaïs en train d’arracher les balises de la discorde. Les manifestants étaient pour certains équipés de lances, d’arcs et de flèches… mais aussi de smartphones. C’est grâce à ces téléphones que le monde entier a pu voir la suite des événements : des photos et des vidéos, prises par les manifestants, ont rapidement circulé. En Europe, des Tanzaniens de la diaspora, qui avaient relayé ces images 42

Le parc national du Serengeti, au nord du pays, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO.

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SVEN TORFINN/PANOS/RÉA

Plusieurs vieilles femmes témoignent de leur expulsion du Serengeti en 1959 par les autorités britanniques, et affichent leur détermination à ne pas se laisser faire cette fois-ci.

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via les réseaux sociaux, se sont vus intimider… On y voit, au milieu des acacias, des manifestants parfois armés de lance, courir sous les nuages âcres de gaz lacrymogènes et les tirs de balles réelles, qui sifflent et détonent. Sur des photos, plusieurs Massaïs exhibent des blessures visiblement provoquées par des armes à feu. Selon les enquêteurs des Nations unies, une trentaine de manifestants ont été blessés. Les policiers déplorent de leur côté un mort : le brigadier Carlus Mwita Garlus, 35 ans, tué par une arme de jet – lance ou flèche, les sources divergent. Et une vingtaine de personnes ont été arrêtées en lien avec ce meurtre et incarcérées à Arusha. Leurs avocats dénoncent des mauvais traitements en détention. UNE DÉCISION AU NOM DE L’« INTÉRÊT NATIONAL »

Le gouvernement tanzanien justifie ainsi sa décision d’expulser les Massaïs : « Il existe un grand risque que l’environnement de la région se dégrade », expliquait en février le Premier ministre Kassim Majaliwa, qui redoute l’impact sur le tourisme et pointe la croissance démographique des Massaïs (ils n’étaient que quelques milliers dans les années 1960 et sont désormais au moins 150 000) comme de leur bétail (on compte plus de 800 000 têtes aujourd’hui). En 2018, le gouvernement avait en effet mandaté des experts afin d’examiner le modèle de multiple land use (où humains et nature se côtoient), sous l’égide du conservateur en chef de la Ngorongoro Conservation Area Authority, Freddy Manongi, parvenu à cette conclusion : « Si l’on ne change pas de modèle, les problèmes seront encore plus importants dans le futur. » Le commissaire régional d’Arusha, John Mongella, parlait, lui, en janvier, d’« une décision dure à prendre » au nom de l’« intérêt national ». Mais les Massaïs ne l’entendent pas de cette façon. Ils mettent en avant la symbiose de leur mode de vie avec la faune et la flore : ils sont éleveurs de bétail (et non chasseurs-cueilleurs) et 44

estiment donc que leur impact sur l’environnement est infime, comparé à celui des cohortes de touristes en véhicules tout-terrain, des pistes d’atterrissage, des lodges, sans parler des riches collectionneurs de trophées qui déboursent des dizaines de milliers de dollars pour abattre des animaux sauvages… L’époque où ils tuaient les lions qui s’attaquaient à leurs vaches est terminée : « Je n’ai jamais, de ma vie, mangé

de gibier », jure Ngakenya Ole Njooyo, un Massaï d’une quarantaine d’années, dans une vidéo récemment mise en ligne sur YouTube par le média indépendant tanzanien The Chanzo Initiative. Plusieurs vieilles femmes y témoignent de leur expulsion du Serengeti en 1959 par les autorités coloniales britanniques, et affichent leur détermination à ne pas se laisser faire cette fois-ci : « Je ne veux pas partir, et je ne partirai pas »,

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REUTERS

La cheffe d’État tanzanienne inspecte une garde d’honneur des forces armées du pays juste après avoir pris ses fonctions, le 19 mars 2021.

affirme Meshko Moses. « Après l’expulsion, on croyait rester ici pour toujours, soupire Nalotueha Kartepa. Maintenant, je me demande si on aura un jour un endroit qu’on pourra appeler chez nous. Même les souris et les serpents ont un endroit pour vivre. » « Je veux mourir ici », conclut une autre femme, Ndaango Olekeriko. D’autant que les relocations envisagées se situent à des centaines de AFRIQUE MAGAZINE

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Ancienne vice-présidente, Samia Suluhu Hassan, native de Zanzibar, a succédé en mars 2021 à John Magufuli.

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kilomètres, jusqu’aux districts de la côte océanique, dénonce leur avocat, Joseph Moses Oleshangay [voir son interview pages suivantes]. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme soupçonne les autorités de vouloir expulser 80 000 autres Massaïs de l’aire de conservation du Ngorongoro : « Nous sommes inquiets des projets de la Tanzanie de déplacer près de 150 000 Massaïs de Ngorongoro et Loliondo, sans leur consentement préalable, libre et éclairé », a déclaré le 15 juin l’agence onusienne dans un communiqué, dénonçant « un déplacement arbitraire interdit par le droit international ». Les Massaïs se perçoivent comme les conservateurs naturels de leur environnement. Directeur de l’ONG Ngorongoro NGO Network, Samwel Nangiria dénonçait le 8 mars à Al Jazeera « la continuation d’un processus colonial pour [les] expulser » : « Nous avons pris soin de toutes ces terres, depuis si longtemps, et nous continuerons d’en prendre soin. Car en prendre soin signifie qu’elles continueront à nous fournir ce dont nous avons besoin. La terre pour nous n’est pas isolée du reste, elle est source de connaissance, de vie, d’identité. » À la saison des pluies, en novembre, ils font migrer leurs troupeaux vers les hautes terres, afin d’éviter que le cheptel ne croise la migration des herbivores sauvages, parfois porteurs de maladies (comme la fièvre catarrhale maligne) : la faune bénéficie donc des verts pâturages entretenus par les éleveurs, qui prennent également soin des points d’eau. Au contraire, là où les Massaïs sont absents, comme au Serengeti, la savane est envahie par une herbe invasive, la Bidens pilosa, et les autorités doivent déployer des bataillons de rangers afin de débroussailler. ALLIÉS DES ÉCOSYSTÈMES

De nationalité argentine, Fiore Longo est l’une des responsables en France de Survival International, une association britannique qui défend les droits des peuples indigènes autochtones à travers 46

« Ils veulent sanctuariser la nature, pour les touristes étrangers, mais une nature sans habitants, cela n’existe pas ! » le monde, de la Laponie à l’Australie, en passant par l’Afrique. Cette structure s’oppose âprement à une conception virginale de la conservation de la nature et de la faune, défendue par d’autres ONG occidentales : « Depuis la colonisation, ce modèle de protection de la nature considère que les peuples autochtones gaspillent et abîment les ressources naturelles », nous explique Fiore Longo, en rappelant que les premières aires protégées ont été créées « pendant la période coloniale », en expulsant manu militari ces derniers. « Ils veulent sanctuariser la nature, pour les touristes étrangers, pour une élite blanche, au nom d’un imaginaire transmis notamment par Disney. Mais une nature sans habitants, cela n’existe tout simplement pas ! Le meilleur moyen de protéger ces zones est d’y garantir le droit des peuples autochtones au mode de vie traditionnel, défenseurs de leur environnement, qu’ils savent préserver. » C’est un fait établi, les chasseurscueilleurs d’Afrique centrale, d’Amazonie ou de Bornéo ont bien moins d’impact

sur la forêt que l’agrobusiness ou l’exploitation minière. En Indonésie, un peuple comme celui des Orang Rimba de Sumatra a d’ailleurs été expulsé de la forêt au prétexte de protéger celle-ci… avant qu’elle ne soit ratiboisée pour laisser la place à des plantations d’huile de palme ! La preuve en chiffres : la Banque mondiale confirmait déjà en 2008, dans le rapport The Role of Indigenous People in Biodiversity Conservation : The Natural but Often Forgotten Partners, que les territoires où les peuples autochtones perpétuent leur mode de vie traditionnel englobent 22 % des terres du globe, ce qui coïncide avec 80 % de la biodiversité de la planète. Au Rwanda, les autorités ont appris à la population locale à s’accommoder de la présence des gorilles et l’ont associée aux revenus des parcs nationaux. Une politique qui a permis de quasiment

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SVEN TORFINN/N.Y.T./REDUX/RÉA

Le parc national du Serengeti accueille de nombreux voyageurs en quête de sensations fortes au cours d’un safari.

doubler le nombre de grands singes, jadis menacés d’extinction, en une vingtaine d’années. Un exploit d’autant plus notable que le pays est surpeuplé (459 habitants au km2 en 2018). Entre 2013 et 2017 déjà, les autorités tanzaniennes avaient procédé à des expulsions à Loliondo, n’hésitant pas à incendier les cases des récalcitrants. La Cour de justice de l’Afrique de l’Est (EACJ) avait alors condamné ces actions et donné raison aux Massaïs. Le ministre des Ressources naturelles et du Tourisme de l’époque, Hamisi Kigwangalla (20172020), avait annulé la licence d’Otterlo Business Corporation et dénoncé publiquement la « corruption » de certaines élites avec cette société émiratie. « OBC opère dans la région depuis les années 1990 », nous explique Anuradha Mittal, responsable du think-tank américain Oakland Institute, qui examine AFRIQUE MAGAZINE

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les politiques de développement et leurs impacts. Elle dénonce « une mentalité coloniale » : « OBC se comporte comme s’ils étaient chez eux. Lorsque vous êtes à proximité de leurs sites en Tanzanie, votre téléphone vous souhaite la bienvenue aux Émirats arabes unis ! » assuret-elle. Avant d’ajouter : « Ils ont leur piste d’atterrissage privé au beau milieu de la faune. Et on accuse les Massaïs d’abîmer l’environnement ? OBC veut expulser les autochtones pour faire une réserve de chasse pour la famille royale émiratie, et il existe des soupçons de corruption concernant plusieurs politiciens, dont Abdulrahman Kinana [secrétaire général du Chama Cha Mapinduzi, le parti de la révolution, au pouvoir depuis l’indépendance en 1962]. » La présidente Samia Suluhu Hassan s’est rendue en février dernier en visite officielle aux Émirats, durant laquelle la

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fameuse tour Burj Khalifa – le plus haut gratte-ciel du monde – a été éclairée aux couleurs du drapeau tanzanien pour l’occasion. Native de Zanzibar, l’ancienne vice-présidente a succédé en mars 2021 au chef d’État John Magufuli, brusquement décédé – peut-être du Covid-19 – à l’âge de 61 ans. Surnommé « le bulldozer » et élu en 2015, il avait de nouveau regagné les élections en octobre 2020, après un scrutin contesté. « Malheureusement, estime Anuradha Mittal, la présidente Suluhu Hassan montre le même visage autoritaire que le président “bulldozer”. » Le 17 juin, les autorités tanzaniennes avaient déjà affiché leur détermination à accueillir les chasseurs du Golfe. La EACJ, qui devait se prononcer le 22 juin sur la situation des Massaïs, a finalement reporté in extremis sa décision à septembre prochain. ■ 47


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Joseph Moses Oleshangay

«Les autorités les considèrent comme une société primitive...» Dénonçant la proximité de certains responsables politiques tanzaniens avec la firme émiratie qui souhaite acquérir le site de Loliondo, l’avocat des communautés massaïs entend déposer un recours – sans grand espoir – devant la Cour de justice de l’Afrique de l’Est. Il a répondu à nos questions depuis Ngorongoro.

de l’Est ne peut sanctionner personne. C’est un club de gentlemen, qui ne peut rendre des comptes à qui que ce soit. Le 22 juin, dans des circonstances suspectes, la EACJ a reporté au mois de septembre sa décision dans cette affaire. Le même jour, le gouvernement tanzanien annonçait la création d’une nouvelle réserve de chasse, contrairement à la décision de la cour en 2018. Comment expliquer cette nouvelle politique d’éviction ?

Il y a un lien entre cette décision et les récents voyages officiels de la présidente Samia Suluhu Hassan aux Émirats arabes unis, puis à Oman. L’objectif des autorités, en relocalisant les Massaïs, est de modifier l’usage de ces terres, les faisant passer d’une zone de conservation, où la chasse est interdite, à une zone de gibier, où elle est autorisée. Et Abdulrahman Kinana [secrétaire général du parti au pouvoir, le Chama Cha Mapinduzi, ndlr] a des intérêts au sein de la société Otterlo Business Corporation (OBC).

« Personne ne sait vraiment jusqu’à quel point le gouvernement est lié à cette entreprise, car l’accord est entouré de beaucoup de secrets. »

Existe-t-il un accord financier entre OBC et les autorités tanzaniennes ? Connaît-on la somme que le projet à Loliondo rapportera ?

La firme y opère depuis 1993. L’accord initial a été soupçonné de corruption. En 1998, la Commission présidentielle contre la corruption, dirigée par l’ancien 48

Premier ministre Joseph Sinde Warioba [chef du gouvernement entre 1985 et 1990, ndlr], avait déclaré que OBC contrôle les nominations au ministère des Ressources naturelles et du Tourisme. Leur concession de chasse a été renouvelée à plusieurs reprises, sous le contrôle direct du gouvernement central. Personne ne sait vraiment jusqu’à quel point celui-ci est lié à cette entreprise, car l’accord est entouré de beaucoup de secrets. Cependant, la contribution d’OBC au secteur de la sécurité en Tanzanie laisse penser que cet accord implique un retour substantiel en dollars. C’est pourquoi le gouvernement entend utiliser toutes ses prérogatives, y compris le recours à l’armée, pour s’assurer que les Massaïs soient relocalisés. Si l’expulsion est menée à son terme, où seront-ils relogés ?

Le gouvernement allègue que les Massaïs de Ngorongoro seront relocalisés dans un village de la région de Handeni, située à plus de 600 kilomètres à l’est. Quoi qu’il en soit, cette terre n’est pas adaptée au pastoralisme, et est de toute façon insuffisante. Elle est en outre déjà occupée, avec un cadastre enregistré pour sa population actuelle, dont l’activité est principalement agricole. La zone de destination est trop petite de 500 km2, ce qui fera une densité de population de plus de 186 personnes par km2 pour la seule communauté relocalisée, en plus des communautés qui y vivent déjà. Le gouvernement compte utiliser les financements du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque africaine de développement (BAD) destinés à la lutte contre le Covid-19 pour financer leur déplacement. AFRIQUE MAGAZINE

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AM : En 2018, la Cour de Justice de l’Afrique de l’Est (EACJ) avait tranché en faveur des Massaïs : la Tanzanie pourrait-elle faire face à des sanctions s’ils sont expulsés ? Joseph Moses Oleshangay : La Communauté d’Afrique


Nous avons donc là une communauté de plus de 93 000 personnes, sans aucune santé fonctionnelle, au système éducatif suspendu, sans eau… Et pendant ce temps, le porte-parole du gouvernement affirmait, le 28 avril, que leur expulsion serait faite sans recourir à l’armée. Mais que si cela s’avérait nécessaire, ce serait alors l’affaire d’une journée… Comment les Massaïs sont-ils globalement perçus par la société tanzanienne ?

Ils n’avaient jamais envisagé être perçus de manière différente auparavant. Certes, dans certains cas extrêmes, des hôtels avaient annoncé publiquement les refuser. Des médias locaux ont même rapporté, après un accident, les décès de « plusieurs personnes et de Massaïs ». Mais ce ne sont que quelques opinions individuelles folles. Ce qui motive en partie cette volonté d’expulsion est le fait que les autorités les considèrent comme étant une société primitive qui, de fait, ne mérite pas de résider à Ngorongoro et Loliondo, parmi les plus beaux paysages du monde.

Le 10 juin dernier, des affrontements ont eu lieu entre des policiers tanzaniens et des manifestants autochtones, à Loliondo.

Comment réagissent les Tanzaniens à cette politique d’expulsion ?

La communauté massaï a résisté pacifiquement [un policier a cependant été tué par une arme de jet le vendredi 10 juin, ndlr], mais le degré de force employé par le régime est sans précédent. Les médias ne se sont pas encore vraiment remis du régime du président John Magufuli [critiqué par l’opposition pour son autoritarisme, ndlr]. Ils ne couvrent pas entièrement ce sujet, et les quelques-uns qui le font sont utilisés par les autorités comme outils de propagande. Notre tentative d’avoir une couverture équilibrée dans les informations a échoué, au motif que le gouvernement a déclaré que la question de Ngorongoro était une question de « sécurité nationale ». En fait, certains médias nationaux participent à une campagne dégradante contre les Massaïs en tant que peuple, concernant leur identité, leur culture et leur histoire.

DR - MONICAH MWANGI/REUTERS

« Cette terre n’est pas adaptée au pastoralisme, et est de toute façon insuffisante. »

Quelle sera la prochaine étape juridique ? En tant qu’avocat, affronterez-vous la tentative d’expulsion devant les tribunaux ?

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À Nairobi, au Kenya, la communauté massaï a également protesté le 17 juin contre l’éviction de leurs compatriotes de leurs terres ancestrales.

Nous avons déposé une requête pour « outrage au tribunal » auprès de la Cour de justice de l’Afrique de l’Est : la folie en cours à Loliondo constitue une violation flagrante de ses ordonnances, rendues en 2018 via la requête n° 15 de 2017, où la cour ordonne au gouvernement de suspendre son plan d’expulsion dans l’attente de la détermination du renvoi n° 10 de 2017. Celui-ci était prévu par un jugement le 22 juin, mais deux jours plus tôt, il a été reporté à septembre. Nous espérons donc que notre requête en « outrage » sera entendue par l’EACJ avant le jugement principal. Nous évaluons par ailleurs les chances de déposer un recours judiciaire contre l’annexion illégale du terrain contesté. ■ 49


CE QUE J’AI APPRIS

Denise Epoté LA CAMEROUNAISE A LONGTEMPS ÉTÉ À LA TÊTE de TV5 Monde Afrique (depuis 1998). Désormais directrice marketing de la chaîne francophone sur les cinq continents, l’ex-présentatrice du journal se veut toujours journaliste et engagée. propos recueillis par Astrid Krivian

J’ai grandi entre le Cameroun, où je suis née, et la France, à la faveur des affectations de mon papa, qui était contrôleur des finances. Scolarisée en primaire dans l’Hexagone, j’ai poursuivi mes études secondaires et une partie des supérieures dans mon pays natal, puis au Canada. Cette vie m’a appris l’ouverture, la tolérance, l’écoute des autres, l’humilité, la patience.

J’écoutais beaucoup la radio, j’étais fascinée par les voix de certaines animatrices. Comme on disait à l’époque, je voulais être dans le poste ! Mes parents souhaitaient que je devienne avocate, alors j’ai étudié le droit. Puis, à leur insu, j’ai passé le concours de l’École supérieure internationale de journalisme, à Yaoundé. Ils ont appris dans la presse que j’étais la seule femme admise à ce concours ! Ainsi, ils ont accepté que j’embrasse cette carrière.

J’ai commencé à travailler à Radio Cameroun. Puis, je suis devenue la première journaliste télé, sur la chaîne Cameroon Television (CTV), lancée en 1985. Je présentais le journal de 20 h 30 en français. J’étais devenue le visage du petit écran, les téléspectateurs ainsi que mes responsables me manifestaient beaucoup d’estime et de bienveillance. Ce n’était pas la course à l’info, contrairement à aujourd’hui. On prenait le temps de raconter des histoires. Et il n’y avait pas cette concurrence entre médias. CTV était même suivie au Tchad. J’ai eu l’honneur et le privilège d’interviewer des personnalités comme Lady Di ou Helmut Kohl, le chancelier allemand de l’époque – la télévision camerounaise ayant été financée par la coopération allemande. Ce sont des souvenirs marquants. Quand on est jeune, on ne réalise pas vraiment. Avec le recul, je me rends compte que mes patrons me témoignaient une grande confiance.

En 1994, j’ai rejoint la chaîne de la francophonie TV5 Monde, d’abord en tant que responsable des programmes au sein de la direction Afrique. Puis, j’ai été nommée à la tête de celle-ci pendant vingt-trois ans. Depuis janvier 2022, je supervise la distribution, le marketing et la commercialisation sur les cinq continents. TV5 Monde est diffusée dans 211 pays, dont 88 membres de la francophonie. Ma casquette de journaliste (mon émission Et si… vous me disiez toute la vérité, mes missions à l’étranger…) me permet de rester connectée à l’actualité, à la réalité, aux attentes des téléspectateurs. On construit une information avec les acteurs du terrain.

Connectées, les jeunesses africaines ont soif de liberté, d’indépendance. Elles ne rêvent plus à la fonction publique, comme c’était le cas dans le passé. Aujourd’hui, les jeunes veulent entreprendre, monter une start-up. Ils fourmillent d’idées, d’énergie. Rien ne les arrête ! Cette jeunesse bouillonnante me réconforte : elle est le moteur du continent. Elle n’attend rien de personne et se prend en charge. Je suis vraiment admirative du dynamisme et de la créativité des jeunes femmes. Elles sont l’avenir du continent. Elles prennent leur vie en main et concrétisent leurs idées, dans un contexte où tout est à faire, à inventer. L’Afrique doit tout aux femmes. Il faudrait qu’elles aient le pouvoir politique pour que les choses changent… Elles finiront par l’obtenir. ■ Et si… vous me disiez toute la vérité est diffusée sur TV5 Monde, et Les Têtes d’affiche de Denise Epoté est à retrouver sur RFI.

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«Les femmes sont l’avenir

du continent.

CH. CARTIGE/CL2P

L’Afrique leur doit tout.»


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interview

Abdoulaye Konaté « JE SUIS OPTIMISTE »

CORALIE RABADAN

Il est l’un des plus grands artistes africains contemporains et l’un des plus connus à l’international. À presque 70 ans, le plasticien malien, surnommé « le maître » du tissu, est aussi fin observateur de l’être humain. propos recueillis par Luisa Nannipieri

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vec du bazin, plié et replié pour créer des languettes colorées, il donne vie à des œuvres imposantes, entre sculptures et peintures tissées. Évocatrices et riches en effets optiques, les toiles de l’artiste malien s’inspirent tant de l’histoire et des spiritualités africaines que de l’actualité. Mélangeant symboles et références aux animaux, au cosmos, aux objets ou aux habits traditionnels, elles invitent le spectateur à se pencher sur des sujets qui agitent tant le continent que le reste du monde. Comme les guerres, les changements climatiques et sociétaux, ou encore les maladies qui affligent l’humanité. Il nous a accordé un entretien lors de l’exposition « Le Maître », organisée par la biennale de Dakar en mai dernier pour rendre hommage à sa carrière. L’occasion de parler de son œuvre mais aussi du développement de la culture sur le continent et du regard qu’il porte sur l’actualité et le futur de l’Afrique.

AM : Après avoir reçu le Grand Prix Léopold Sédar Senghor en 1996, vous êtes de retour à la biennale, cette fois-ci en qualité d’invité d’honneur. Comment avez-vous réagi quand on vous a proposé cet hommage ? Abdoulaye Konaté : Un jour, le commissaire de Dak’Art, El

Hadji Malick Ndiaye, m’a dit : « En 2018, nous avons présenté les œuvres d’El Anatsui afin d’offrir un modèle aux nouvelles générations. Pour la prochaine biennale, on souhaiterait faire la même chose avec vous. » C’était un discours très clair, tout a été assez simple. On m’a proposé de venir tout d’abord sur place pour voir les espaces et choisir dans quelle partie de l’ancien palais de justice organiser l’exposition. C’est là que j’ai décidé de les installer dans les salles d’audience de la Cour suprême, et c’est seulement après que j’ai choisi quelles pièces exposer. En effet, ce sont des salles très grandes, avec de hauts plafonds. Elles sont parfaites pour accueillir vos installations, qui sont plutôt imposantes. Comment les avez-vous sélectionnées ?

Nous avons choisi les pièces en suivant deux grandes lignes générales : nous voulions mettre en avant le travail esthétique, sur la couleur et la composition, mais aussi celui sur les sujets de société. Nous avons aussi dû en exclure plusieurs parce qu’elles n’étaient pas disponibles ou que l’on ne pouvait pas les transporter jusqu’à Dakar. Par exemple, il n’y a aucune œuvre de l’exposition « Les Plis de l’âme », qui s’est tenue à Casablanca en 2021. La plus ancienne date de 2016 et s’intitule Non au fanatisme religieux. Nous avons commencé à organiser cette rétrospective en prévision de la biennale de 2020, mais elle a été annulée à 54

« Je pense qu’il faut travailler sur ce qui nous tient à cœur, sans penser à une biennale ou à une exposition particulière. » cause du Covid-19. Pendant la pandémie, j’ai ainsi eu le temps de créer de nouvelles pièces : Oiseau gris à queue jaune, Reine et Roi Ashanti ou encore La Peine de mort, que j’ai terminée cette année et qui est en résonance avec ce lieu. Vous avez travaillé sur des thèmes particuliers pendant la crise sanitaire ?

Non, j’ai simplement continué à travailler. Je traite souvent des sujets différents, et je pense qu’il faut travailler sur ce qui nous tient à cœur, sans penser à une biennale ou à une exposition particulière. À propos de Dak’Art, que pensez-vous de son évolution en trente ans d’existence ?

Je crois que le choix de changer souvent de commissaire permet à chacun d’amener ses idées, ce qui crée des petites évolutions à chaque nouvelle édition. Ceci dit, je pense que toute biennale, que ce soit celle de Dakar, de Bamako ou du Cap, se doit de réfléchir à long terme sur ses objectifs. Par exemple, est-ce qu’ils essaient d’imaginer ce qu’il va se passer dans vingt ou trente ans ? Dans quelle direction il faut aller ? Je crois que c’est aussi dans le but d’atteindre un objectif qu’il faut choisir un commissaire. Celui-ci peut être de promouvoir le marché de l’art, consolidant la création africaine sur la scène internationale, ou de se focaliser sur la formation des artistes. Ce sont les objectifs que les biennales du continent doivent viser. Ce sont ces routes qu’il faut tracer. Je ne m’exprime pas sur les autres manifestations internationales, mais en Afrique, il reste beaucoup de problèmes à résoudre et de choses à faire. Lors de votre passage à Dakar, vous avez justement participé aux rencontres professionnelles.

Oui, nous avons présenté un panel sur le financement de la culture. En 2018, avec des professionnels et acteurs du secteur culturel du continent – de l’Algérie au Congo, en passant par la Tanzanie et le Maroc –, nous avons créé le Fonds africain pour la culture (ACF). Cette structure a pour vocation d’aider les jeunes artistes, qu’ils soient ici ou de la diaspora, en les accompagnant dans leur création et en les soutenant dans leur réflexion. Ce fonds est né grâce à des dons d’œuvres de plusieurs artistes africains, européens et latinos. Avec l’argent recueilli de leur AFRIQUE MAGAZINE

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Femme du Sahel, en vente chez Sotheby’s, à Londres, en mars 2018.

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Le financement est-il toujours le nerf de la guerre ?

Absolument. C’est un problème sérieux parce que les États ont très peu de budget pour la culture, et aujourd’hui, il n’y a pas de marché africain en tant que tel. On sent qu’il y a des choses qui se préparent, il y a des changements en cours, mais on n’y est pas encore. Et cette génération d’artistes qui est en train d’émerger a besoin d’être soutenue. Vous faites partie de la première génération en Afrique qui a eu accès à une formation académique dans l’art plastique. Pensez-vous que cet accès à la formation est aujourd’hui un acquis pour les artistes ?

Non, nous n’avons pas encore dépassé l’étape de la formation. Celle-ci doit être continue, et il y a encore énormément de pays qui n’ont pas d’école d’art. Ni de centre de formation, d’ailleurs. Avec notre fondation, nous organisons justement des ateliers, des workshops et des conférences pour répondre à la demande. Mais il reste vraiment encore beaucoup de choses à faire sur le continent dans le domaine de la culture. Au-delà de ces engagements professionnels, vous prenez souvent le temps d’échanger avec les visiteurs lors de vos expositions, d’écouter leurs avis. C’est important pour vous le retour du public ?

« Je ne vois pas mon art comme un engagement politique. Mais mes œuvres parlent de la souffrance humaine. » Votre atelier est au Mali, où vous vivez et travaillez. Vous avez toujours observé de près l’actualité, qui est une source d’inspiration pour vos œuvres. Que pensez-vous de ce qu’il se passe aujourd’hui, dans le Sahel et le reste du monde ?

J’ai beaucoup travaillé sur la situation du Sahel. J’avais déjà senti il y a une vingtaine ou une trentaine d’années qu’il allait se passer quelque chose dans la région. J’ai observé l’émergence des écoles coraniques, un peu partout sur le continent. J’ai vu des jeunes ayant étudié dans ces établissements dans des pays francophones ou anglophones, avec une certaine philosophie de vie, formés selon une autre conception de la vie, grandir à côté de jeunes évoluant en suivant une conception dite

En effet, les gens viennent souvent me voir. C’est quelque chose qui me fait plaisir et me donne en même temps de quoi réfléchir. Quand 20 ou 30 personnes me disent qu’elles aiment une œuvre, je m’interroge sur ce qui les pousse vers cette pièce, pourquoi ça leur plaît. Ça m’a toujours intéressé. Quand je finis de travailler et que je dois choisir trois ou quatre pièces à exposer, j’appelle les personnes qui travaillent dans mon atelier, les assistants, mais aussi mes enfants, le gardien ou les personnes qui font le ménage, et je leur demande : « Qu’est-ce que vous préférez ? » Je note ensuite les réponses sur un papier, et je cherche à comprendre pourquoi ils aiment une œuvre plus qu’une autre. Ce sont des personnes qui n’ont pas fait d’école d’art et qui n’arrivent pas forcément à expliquer les raisons de leurs choix. Certains me disent que c’est la couleur qui leur plaît, ou la composition. Mais quel que soit leur niveau de formation, ils ont toujours un point de vue sur mon Coucher de soleil, 2018. travail. Ils peuvent aussi avoir des réactions négatives. Peutoccidentale. Toutes ces personnes de la même génération vont être qu’ils ne me diront pas qu’ils n’aiment pas, mais il y a des évoluer dans le même espace, sauf qu’une partie d’entre elles silences très profonds, très significatifs. Dans tous les cas, ce est accompagnée et accède au monde du travail, à un salaire, que je vois, c’est que certaines œuvres suscitent des émotions, et qu’une autre partie arrive sur le marché sans possibilité et c’est cela qui m’intéresse. d’emploi, avec des diplômes non reconnus. Et ces deux groupes 56

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vente, nous finançons alors des projets. L’initiative a également le soutien de plusieurs fondations, comme Doen (Pays-Bas), Ford (États-Unis) ou encore la Coopération suisse.


À la biennale de Dakar 2022, devant Reine et Roi Ashanti.

LUISA NANNIPIERI

ont deux conceptions politiques, philosophiques et religieuses totalement différentes. Dans ce contexte, il faut s’attendre à un conflit. Sachant également que les écoles religieuses sont soutenues de l’extérieur, pas de l’intérieur. Il y a des États qui dépensent énormément d’argent pour les financer et qui voudraient augmenter leur influence sur les pays dits pauvres ou en voie de développement, ou dans les « zones problématiques » des pays développés. Face à leur colossale capacité financière, on voit parfois l’ambiguïté des États occidentaux, qui n’ont pas la capacité de réagir devant un problème qu’ils ont laissé s’installer. Et aujourd’hui, c’est encore plus compliqué de donner des réponses, parce que le problème est devenu multiple. Nous sommes confrontés non seulement au fait de ne pas pouvoir offrir des emplois à nos jeunes, mais aussi à la question religieuse et aux problématiques liées aux équilibres géopolitiques. Même sans prendre en compte le problème de la répartition des ressources naturelles africaines entre les Russes, les Chinois et les Arabes, le continent est devenu le terrain de jeu de toutes les puissances économiques, religieuses et politiques du monde. Vous voyez une issue à cette situation ?

Forcément. Je suis optimiste ! Cela prend du temps : il y a eu la Première Guerre mondiale, puis la Seconde, et des pays qui étaient diamétralement opposés, qui se détruisaient, sont aujourd’hui amis. Cela a été compliqué, ça l’est encore parfois, AFRIQUE MAGAZINE

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mais c’est quand même arrivé. Malgré les difficultés et l’opposition de certaines personnes, on est obligés de croire en la capacité de l’être humain à trouver des solutions. Et pour l’Afrique, c’est la même chose. Ce n’est pas pour tout de suite, mais on ne peut pas continuer à vivre éternellement dans la misère, sous l’influence des autres. Aujourd’hui, le continent a des possibilités financières, des possibilités sur le plan des ressources, de la jeunesse. Il y a énormément d’opportunités ! Mais on est tellement divisés, tellement sous influence, tellement sous-développés sur le plan technologique… Dans des dizaines de pays, il n’y a même pas d’industries ! Tout le monde – les politiques, les religieux ou les économistes – doit s’attacher à ces sujets. Et ce n’est pas seulement pour le futur de l’Afrique. Le monde entier a intérêt à ce qu’elle soit stable. Que l’Asie et l’Amérique latine soient stables d’ailleurs. Vous avez une vision du monde bien précise, et vous avez confiance dans l’humanité, pourtant vous n’aimez pas être défini comme un artiste engagé.

C’est vrai, c’est une définition que je n’aime pas. Mes analyses sont souvent différentes de ma production. Je ne vois pas mon art comme un engagement politique. Je traite des thèmes de société parce que mes œuvres parlent de la souffrance humaine. Qu’elle se trouve en Afrique, en Europe ou ailleurs. Parce que l’âme est la même, quel que soit le continent. ■ 57


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rencontre

Habib Sel elmi mi «L’être

Dans son nouvel ouvrage, La Voisine du cinquième, l’écrivain tunisien raconte une passion amoureuse entre deux êtres que tout oppose, en apparence. En plongeant dans la conscience de son héros, il y dépeint avec finesse la puissance du désir, l’acculturation, le lien aux racines.

humain est un continent»

propos recueillis par Astrid Krivian

C

’est dans un immeuble parisien, du même type que celui où se noue l’intrigue de son roman La Voisine du cinquième, que se fait l’entretien. Né à Kairouan en 1951, installé en France depuis bientôt quarante ans, Habib Selmi nous reçoit chez lui. Dans les bibliothèques de son salon trônent des œuvres de Duras, Mishima, Halimi, Kundera…, ainsi que de beaux livres d’art. L’une de ses toiles – l’écrivain peignait à ses heures perdues – orne même l’un des murs, aux côtés de celles de son fils peintre. Près de son bureau, des livres et des AFRIQUE MAGAZINE

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dictionnaires arabes, outils précieux du romancier qui écrit dans cette langue. Autour d’un thé fumant, tandis que le tonnerre retentit dans le ciel de la capitale, Habib Selmi évoque l’orage intérieur qui gagne le héros de son dernier ouvrage. Kamal, 60 ans, professeur d’université, marié à une Française, voit sa vie bouleversée par sa rencontre avec sa voisine Zohra. D’origine tunisienne comme lui, également en couple, elle appartient à une couche sociale plus modeste. Entre eux se tisse un lien où chaque geste, chaque mot peut faire basculer l’histoire à tout moment. Derrière ce titre évoquant un vaudeville ou une 59


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passion adultère, La Voisine du cinquième raconte avec subtilité la force du désir, de l’amour, l’acculturation, le lien aux origines, le racisme… En plongeant dans la psyché de son personnage, il ausculte ses affects, ses questionnements intimes. Avec une trame très ténue, il démasque la complexité sous l’apparente banalité des choses, dévoile le sens profond derrière les petits riens du quotidien. Habib Selmi a signé une dizaine de romans, parmi lesquels Les Amoureux de Bayya (2003), Souriez, vous êtes en Tunisie ! (2013) ou encore La Nuit de noces de Si Béchir (2019), salués par la critique.

Vous regrettez qu’on réduise souvent un roman à son intrigue ? Avec cette question récurrente : de quoi parle-t-il ?

Oui, un roman ne se limite pas à une histoire, il va au-delà. Plusieurs thèmes se greffent à l’intrigue. Un roman n’est pas un conte – lequel livre une morale à la fin –, mais une réflexion sur la vie. C’est très présent dans la tradition littéraire des écrivains d’Europe de l’Est. Le sujet est presque un prétexte. Certes, l’histoire doit être bien ficelée, avec des personnages construits, des rebondissements, des évolutions, car il faut susciter un plaisir de lecture. Mais l’ensemble reste lié à l’être humain, à l’existence. Moi, j’écris à partir des petits riens, des choses très AM : Comment avez-vous imaginé la rencontre ténues, simples. Mais en les accumulant, j’arrive à provoquer un entre Kamal, professeur d’université, et Zohra, sens profond, plus grand. Je fais partie des auteurs qui femme de ménage, tous deux mariés, créent quelque chose d’imd’origine tunisienne, et habitant portant à partir de la banale même immeuble parisien ? lité. Celle-ci n’existe pas, en Habib Selmi : Cette rencontre entre deux ◗ La Voisine réalité. Dès que le regard êtres de classes sociales différentes m’indu cinquième, de l’artiste ou de l’écrivain téressait. Je l’ai voulue exceptionnelle. Actes Sud, 2021. se pose sur une chose, elle Analphabète, issue d’un milieu très ◗ La Nuit de noces cesse d’être banale. Sinon, modeste, Zohra est femme de ménage, de Si Béchir, Actes ce n’est pas un écrivain. Il mariée à un homme un peu étrange, Sud, 2019. s’agit de regarder les choses Mansour, avec qui elle a un fils handi◗ Souriez, vous par des angles différents. Des capé. Professeur de mathématiques, êtes en Tunisie !, Actes Sud, 2013. romans d’amour existent par marié à une Française, Kamal est bien ◗ Les Amoureux milliers, mais chaque auteur intégré, il a adhéré aux valeurs de la de Bayya, Actes Sud, le décrit à sa façon, selon sa société française, à sa culture. Au début, 2003. culture, son vécu. il tient une attitude un peu méprisante, arrogante à l’égard de Zohra. Je critique Écrire à partir d’une ici ces personnes qui, sous prétexte qu’ils intrigue très ténue et déceler ont réussi, regardent les autres immigrés la complexité, voire l’étrangeté, avec mépris. Je ne l’ai pas inventé ni exasous l’apparente banalité géré, l’écriture vient de la vie, je me suis des choses, du quotidien, inspiré de plusieurs exemples. Pourtant, cela fait-il partie de votre ADN ? petit à petit, Kamel découvre en Zohra Oui, j’ai toujours affectionné ce une femme exceptionnelle, intelligente, genre d’écriture, plus difficile. Je n’esriche de ses multiples expériences. Il saie pas de fasciner le lecteur avec des commence avec elle un jeu de séduction événements extraordinaires. En tant et tombe peu à peu amoureux. L’histoire que lecteur, j’aime ce type de romans d’amour entre deux personnes de classe – ceux de Marguerite Duras, Peter et d’âge différents est le piment qui fait Handke, Annie Ernaux. Le chemin avancer le roman. Mais le cœur du livre est la manière est très difficile, semé d’embûches, car on peut dont Zohra bouleverse sa vie, son regard sur lui-même facilement tomber dans la banalité. Créer des peret sur l’existence. Lui qui pensait avoir tout réussi comsonnages singuliers demande beaucoup de travail mence à se poser des questions, et peut-être à changer. et de réflexion. Ça a l’air simple, mais j’écris très C’est une rencontre déterminante sur le cours de sa lentement, je réfléchis beaucoup. C’est un défi, et vie. Évidemment, le roman a plusieurs facettes, il peut j’adore les défis ! Parfois, on échoue. Mais quand se lire à travers divers angles. J’aborde aussi la quesle roman est réussi, cela représente pour moi un tion brûlante de l’immigration, de l’acculturation, et magnifique accomplissement. l’adultère, la relation de couple… Kamal se demande Que représente Zohra pour Kamal ? ainsi s’il est possible d’aimer deux femmes à la fois. Un Une reconnexion avec ses racines roman, c’est tout un monde. tunisiennes dont il s’est éloigné ? 60

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En effet, Zohra lui rappelle son passé, son pays qu’il a un peu oublié. Mais il renoue surtout avec la spontanéité de l’être humain, grâce à la sagesse de cette femme, son intelligence. Zohra n’a jamais été à l’école, elle a beaucoup travaillé comme bonne en Tunisie, puis a émigré à Marseille, et ensuite à Paris. Elle a connu beaucoup d’hommes, elle a été déçue, sa vie est très riche. Elle secoue la tranquillité de ce professeur universitaire, installé dans son couple. Et elle lui apprend beaucoup, sans en être consciente. Lui aussi lui apprend des choses, notamment la langue arabe. Il lui donne des leçons, et elle l’interroge notamment sur l’alphabet, les formes des lettres, suscitant des réflexions auxquelles il n’avait jamais songé ! Même sa langue, il la voit différemment, grâce à cette femme. Qu’avez-vous en commun avec ces deux personnages ?

Je me sens plus proche de Zohra que de Kamal. Comme elle, j’ai un parcours d’immigration, d’origine tunisienne, je suis né dans la campagne, où la vie est assez rude. J’appartiens à ce milieu-là. Certes, je suis un professeur d’arabe, marié à une Française, comme Kamal. Il est instruit mais pas très cultivé, il a découvert la littérature grâce à sa femme. Car en Tunisie, dès le lycée, les étudiants en sciences et en maths ne lisent plus de littérature. Ils estiment que c’est une perte de temps, et deviennent ainsi de grands ingénieurs mais sont incultes. En France, au contraire, on trouve de la littérature et de l’art même au sein des études scientifiques. Je parle en connaissance de cause : j’ai enseigné la langue arabe pendant des années dans les lycées français. Pourquoi ce choix de plonger dans la psyché de votre héros, d’observer le moindre mouvement d’âme, de sentiment ?

Je préfère le roman de l’intériorité. Peut-être en réaction au roman arabe, lequel est très social en général. L’être humain est un continent. Il faut savoir y rentrer. Par exemple, les événements de la révolution tunisienne ne m’intéressent pas en tant que tels. Je m’attache plutôt à saisir comment ils se reflètent dans la vie des gens, affectant leurs pensées, leurs ressentis, leur comportement… Je cherche les changements sociaux à travers l’intime. Je creuse dans les personnages, en captant leurs contradictions, j’adore ça. C’est ainsi que le roman avance. Les ambivalences constituent la richesse d’un être humain. Vous pointez le racisme existant en France : une voisine estime que Kamal devrait comprendre le mari de Zohra, sous prétexte qu’ils sont tunisiens tous les deux. L’épouse de votre héros lui lance même un jour : « Vous, les Arabes, vous aimez les cancans. »

Oui, même sa femme qui l’aime tient des propos racistes sans s’en rendre compte ! Ce racisme s’exprime souvent à travers de petites choses, de petites remarques. Tous les Tunisiens se ressembleraient forcément. Quand je suis venu en France, à Paris, je ne connaissais pas la banlieue, les problèmes d’immigration. Les immigrés, je les voyais l’été en Tunisie conduire de belles voitures, porter de beaux vêtements. Ils semblaient avoir AFRIQUE MAGAZINE

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« Je cherche les changements sociaux à travers l’intime. Je capte les contradictions des personnages. C’est ainsi que le roman avance. » de la chance par rapport aux autres restés au pays. Parmi mes collègues parisiens, beaucoup s’étonnaient qu’en tant qu’Arabe, je ne connaissais pas Saint-Denis ! Un certain discours s’est installé de manière tellement forte dans les esprits, il s’est enraciné dans la société. Et les individus s’y réfèrent, inconsciemment. Vous montrez également la puissance du désir comme rempart à l’angoisse de la mort…

C’est Éros, la vie, contre Thanatos, personnifiant la mort. L’amour, le sexe, le désir remettent directement au cœur de la vie. C’est la preuve que l’on est vivants. Le danger commence quand on arrête d’aimer et de désirer. Le sentiment amoureux survient à tout âge de la vie. C’est le propre de l’homme. L’amour prend une autre forme, certainement. Quand on est jeune, le grand amour provoque des étincelles. Ce sont des instants furtifs, et c’est tant mieux, sans quoi cela deviendrait banal. C’est comme une symphonie, il y a des mouvements, des moments où le plaisir atteint des sommets et ne peut aller plus haut, il redescend. Heureusement, sinon ce serait infernal ! En quoi cette condition d’immigré, situé entre deux pays, deux cultures – ni tout à fait d’ici, plus tout à fait de là-bas –, est-elle une richesse ? Est-ce aussi un tiraillement ?

C’est à la fois une richesse et un tiraillement. J’aime les situations complexes. Chaque expérience humaine est source d’apprentissage. Être entre deux cultures, en souffrir même parfois, est enrichissant. Pourquoi appartenir à une seule culture serait plus intéressant ? Et pourquoi ce serait mieux de bien « gérer » cette double appartenance, plutôt que d’être tiraillé ? Je dirais même que plus on est tiraillé, mieux c’est ! Car cela oblige à se 61


RENCONTRE

poser des questions. Et c’est ainsi qu’on avance, en se remettant en cause. Il n’y a rien de plus mauvais pour un écrivain que le confort, la tranquillité, le « succès » ! Ça rend bête, à la longue. Il faut toujours être en éveil, excité par quelque chose. Je suis entre deux cultures, deux langues, deux vies. Je suis né en Tunisie dans la campagne, nous n’avions pas d’électricité, pas d’eau courante. Des décennies après, quand je pose ma tête sur l’oreiller pour m’endormir, je repense à l’enfant que j’étais, gambadant dans les rues. J’ai l’impression d’être une autre personne, d’avoir vécu deux vies. L’être humain est capable de s’adapter à tout. Je n’ai pas peur des contradictions, des antagonismes, des tiraillements. Surtout, en tant qu’écrivain, c’est du pain béni. Quels souvenirs gardez-vous de cette enfance, dans votre village au centre de la Tunisie, dans la région de Kairouan ?

C’était une enfance dure, comme la vie de paysans peut l’être, mais heureuse. On n’avait pas de jouets, mais on les fabriquait, avec des boîtes de conserve, des branches… Notre maison n’était pas non plus équipée en chauffage, mais on s’était adaptés. On vivait bien, en pleine nature ; j’ai connu le bio avant la lettre ! Mon père était cultivateur, il possédait des champs, des troupeaux de moutons… On mangeait des lapins et des poulets. J’ai découvert les sardines pour la première fois quand je suis allé sur la côte ! Mon goût pour la lecture est né au collège, à la bibliothèque, dans une bourgade voisine. En quoi avoir grandi sous la présidence d’Habib Bourguiba, qui a œuvré pour le progrès social, vous a-t-il forgé ?

Né en 1951, j’ai eu la chance de commencer ma scolarisation à peu près l’année où la Tunisie est devenue indépendante [en 1956, ndlr]. J’appartiens à la première génération formée après l’indépendance. Je n’ai pas souffert de la colonisation. Bourguiba misait beaucoup sur l’enseignement et a doté de moyens importants le ministère de l’Éducation nationale. C’était un homme progressiste. Je suis le produit du régime de Bourguiba à 100 % ! Il a promu la notion de citoyen, il était fasciné par l’Occident. Il voulait faire de la Tunisie un pays comme la France, où il avait vécu. Lui-même était marié à une Française. Il a fait voter de nombreuses lois concernant les droits des femmes : interdiction de la polygamie, légalisation de l’avortement… Il a ainsi fait beaucoup de bien à la Tunisie, même s’il a fini sa carrière, hélas, en dictateur – disons un « dictateur éclairé ». Le problème, c’est que la société ne suit pas. Si les gens n’adhèrent pas à ses idées, cela reste une loi, une parure en quelque sorte. Toutefois, sa politique a changé une bonne partie de la société, qui lutte toujours aujourd’hui contre l’intégrisme, l’islamisme. Ce socle créé par Bourguiba, et dont je fais partie, est toujours présent. Mais toutes ses valeurs ne se sont pas propagées comme il le voulait. Il y a même eu une régression, à un certain moment. Après la révolution en 2011, les islamistes ont tenté de gouverner. Ils n’ont pas réussi, grâce à ces gens qui défendent jusqu’à maintenant ces acquis. 62

« J’appartiens à la première génération formée après l’indépendance. Je suis le produit du régime de Bourguiba à 100 % ! » Quels sont les acquis de la révolution ?

La liberté. Une nouvelle constitution a été écrite, avec notamment un article fondateur sur la liberté de conscience, la presse est libre, des législations ont acté le partage du pouvoir entre le président et le Parlement… En théorie, c’est bien. Mais les islamistes se sont approprié la révolution, aussi grâce au peuple qui les a menés au pouvoir. Leur parti arrive presque toujours en tête lors des élections. C’est un problème de société, pas uniquement une question de classe politique. Plus de dix ans après la révolution, il y a un blocage. On fait face à des problèmes socio-économiques. La vie des habitants s’est détériorée. On a une belle constitution, mais on n’est pas parvenus à supprimer le chômage. La Tunisie traverse une crise économique profonde. De plus, elle a été très touchée par le Covid-19, beaucoup de sociétés européennes ayant quitté le pays. Parmi les secteurs clés de l’économie, le tourisme reprend son activité, mais a été mis à mal pendant longtemps. L’exportation des phosphates a également été à l’arrêt pendant un moment. Le nouveau président Kaïs Saïed a gelé le Parlement, on entre dans une nouvelle phase, et je ne sais pas où elle va nous mener… Vous retournez régulièrement dans votre pays natal ?

Bien sûr. Je monte dans les taxis, dans les bus pour parler aux gens et les écouter. Un écrivain doit être présent et être à l’écoute de ce qu’il se passe dans la société. On apprend toujours des autres. L’un de mes précédents romans, Souriez, vous êtes en Tunisie, a été écrit avant la révolution. Il est considéré comme prémonitoire. Mais je ne suis ni prophète ni devin, j’ai juste restitué ce que j’avais observé. À mes yeux, les femmes ont une intelligence de la vie supérieure à celles des hommes. Et ce, AFRIQUE MAGAZINE

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L’écrivain estime que le premier président de la République tunisienne a fait voter de nombreuses lois concernant les droits des femmes. Ici, entouré de deux scoutes.

malsains, et qui déforment la relation. Un Tunisien lambda ne peut pas se marier avec une femme qui n’est pas vierge, encore maintenant. Or, les femmes vivent leur vie, et elles ont raison. Tout le monde le sait, mais il faut sauver les apparences. Je dénonce cette hypocrisie. Cela oblige ces dernières à mentir sur leur passé, que les hommes nient. Ils se mentent à eux-mêmes. Comme le sujet est grave, j’ai imaginé de traiter cette histoire avec humour. Vous écrivez en arabe. Pour paraphraser le philosophe roumain Emil Cioran, vous habitez une langue plus qu’un pays ?

dans toutes les sociétés. Elles sont fines dans leur manière de la gérer, de la comprendre… Je les admire. Comme elles sont depuis toujours agressées, elles ont développé des mécanismes de défense. Elles ont réfléchi sur elles-mêmes et sur le monde. Dominants, les hommes ne sont pas menacés, ils restent dans leur tranquillité, sans être poussés à réfléchir. Mais quand tu es dominée, tu souffres, donc tu penses, tu crées des choses, ouvres des directions…

ALAMY

Dans votre précédent roman, La Nuit de noces de Sidi Béchir, publié en 2019, vous dénoncez d’ailleurs le carcan de la virginité…

Le problème, ce n’est pas la virginité en elle-même, mais ce que l’on greffe autour de cette notion. Et qui a des conséquences sur toute la vie des femmes. L’honneur de la famille repose sur leur honneur, leur corps, leur virginité. C’est catastrophique. Et cela crée des concepts de l’amour qui sont dangereux, faux, AFRIQUE MAGAZINE

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Oui. Quand il s’agit d’écriture, une langue n’est pas uniquement un moyen d’expression. La langue, c’est la pensée. Changer de langue bouleverse notre perception du monde. Les mots ne sont pas neutres, ils charrient toute une tradition. Si un jour j’écris un roman en français, celui-ci n’aura pas la même saveur. J’entrerais alors dans une atmosphère conceptuelle, linguistique, philosophique différente, imposée par la langue. Cela changera ma stratégie d’écriture, je ne serai plus le même auteur. On n’écrit pas seulement avec sa conscience, mais avec son subconscient, son passé, ses rêves, son corps… Après des décennies vécues en France, je rêve toujours en arabe. J’ai étudié pendant six ans la littérature arabe à la faculté en Tunisie, pour ensuite l’enseigner. En France, j’ai été journaliste dans un média arabe, puis j’ai enseigné la langue dans des lycées, des classes préparatoires. Toute ma vie respire cette langue. C’est l’arabe littéral, plus que littéraire. C’est une langue très moderne, très proche du dialectal, simple. Ce n’est pas l’arabe coranique, comme disent certains. Aérée, elle a beaucoup évolué avec la société, elle colle à la réalité, elle a cassé de nombreux tabous, elle s’est « profanisée », distinguée du religieux, auquel elle fut liée pendant très longtemps. ■ 63


entretien

Mahi Binebine

« LA CULTURE EST UN ASCENSEUR EXCEPTIONNEL » L’auteur et plasticien marocain signe Mon frère fantôme, un roman sur les conflits intérieurs d’un jeune héros. Il raconte le destin de laissés-pourcompte dans la médina de Marrakech. Entre « double je » et double jeu, son talent de conteur révèle la complexité de la psyché humaine. propos recueillis par Astrid Krivian

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«J

e est un autre », écrivait le poète Arthur Rimbaud. Dans son nouveau roman, Mon frère fantôme, l’écrivain, peintre et sculpteur marocain Mahi Binebine explore ce thème de la dualité, de la complexité de l’être. Il plante l’intrigue de ce conte initiatique dans la médina de Marrakech, au sein du quartier populaire de son enfance. Son jeune héros, Kamal, bataille en permanence contre les deux entités qui cohabitent en lui, tels des frères siamois aux élans contraires : l’un est attiré par l’ordre, le calme, la discipline, l’autre est happé par les vicissitudes de la rue, l’anarchie, fasciné par son frère aîné Omar en proie à des accès de violence. Tout en essayant de réconcilier ses deux parts de lui-même, il fera l’apprentissage de l’amour, du travail, des drames familiaux, de la lutte quotidienne des laissés-pour-compte. Ce motif du dédoublement, d’une psyché kaléidoscopique, est aussi présent dans les œuvres plastiques de l’artiste. Exposées dans le monde entier, certaines font partie de la collection permanente du musée Guggenheim, à New York. Créateur prolifique, Mahi Binebine est également très engagé dans l’éducation et l’accès à la culture des jeunes. Avec le cinéaste Nabil Ayouch, il a fondé les centres culturels Les Étoiles, destinés aux enfants défavorisés du royaume chérifien : ils dispensent cours de musique, de danse, d’informatique, de langues, d’arts plastiques, etc. Après Casablanca, Fès, Agadir, Tanger et Marrakech, le prochain centre devrait voir le jour à Essaouira. AFRIQUE MAGAZINE

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KAMAL AIT

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ENTRETIEN

très proche de mon cousin : guide touristique à Marrakech, ce dernier faisait visiter la ville aux Allemands, car il était alors le seul à parler leur langue. Puis, il les emmenait dans le souk, où il gagnait un argent fou à leur vendre des objets souvenirs affublés de légendes. À midi, à la fin de sa journée de travail, il s’installait dans un café et buvait des bières jusqu’à minuit. Complètement ivre, il enfourchait tout de même sa mobylette et rentrait chez sa mère. Par miracle, il n’a jamais eu d’accidents. Mais un jour, il a commencé à avoir des crises de delirium, des hallucinations, assailli de visions effrayantes – des monstres, etc. Il s’est mis à parler avec lui-même. Ce fut ainsi jusqu’à la fin de sa vie, à 33 ans, l’âge du Christ. Tout ce que je raconte dans ce roman est vrai. Le thème de la dualité, des conflits intérieurs, du dédoublement est également présent dans vos œuvres plastiques…

Mes travaux littéraires et plastiques forment un tout. Je passe ma vie à négocier avec moi-même. Au Maroc, on a une jolie expression : une tête me dit d’aller à gauche, une tête me dit d’aller à droite ! Comme si l’on était bicéphale. Mon roman renvoie chacun à sa dualité intérieure. Ça m’a fait du bien de l’écrire, et il sera bénéfique aussi aux lecteurs, je pense. J’ai laissé les deux parties de moi expliquer leurs conflits, leurs réconciliations. Et j’y décris les deux facettes de Marrakech : d’un côté, il y a l’école La Goutte de Lait, tenue par des sœurs religieuses, univers un peu riche, calme, silencieux, organisé. De l’autre, c’est le chaos de la médina. Quand j’étais enfant, j’allais moi aussi à l’école des sœurs : on m’y apprenait à parler doucement, à être ordonné, à me coiffer la raie au milieu, à être propre, etc. Et dès que je débarquais dans la médina, j’enlevais mes chaussures, je jouais au foot dans la poussière, dans un brouhaha, en riant aux éclats… Entre votre tendance chaotique et celle ordonnée, laquelle l’emporte ?

J’aime les deux. Dans mon atelier, j’écoute Maria Callas à fond. Je suis dans une forme de transe pendant mes 7 heures de travail. Et juste après, j’écoute nos chansons populaires, chaotiques, où l’on tape avec les pieds ! Elles me font vibrer avec la même intensité que la Callas [rires] ! Mais en y réfléchissant, je préfère peut-être un peu plus le chaos quand même… Théâtre de votre intrigue, la place Jemaa el-Fna présente aussi deux visages antagonistes…

Enfant, chaque matin, je traversais cette place pour me rendre à l’école. J’adorais, je prenais mon petit-déjeuner quand on avait des sous. Et surtout, je m’arrêtais toujours pour écouter le conteur. 66

Je suis devenu écrivain à partir de ce moment. J’avais envie plus tard de raconter des histoires, que j’ai d’abord englouties. J’arrivais toujours en retard à l’école ! Mais le soir, surtout en hiver où il fait nuit très tôt, je retraversais la place avec la peur au ventre. C’était un autre tableau : des silhouettes d’hommes avec des capuches sur la tête, de la fumée, des singes qui se tortillent, des serpents qui se faufilent… Jemaa el-Fna devenait une ogresse menaçant de nous avaler, comme je l’écris dans le roman. Le conte, le rôle de l’imaginaire, traversent Mon frère fantôme…

Marrakech est une ville de conte, de fable, avec une tradition orale très ancrée. Il me suffit de m’asseoir dans un café pour que l’on m’offre des histoires. Quand je les écris pour les transformer en roman, on me dit à Paris : “Vous avez beaucoup d’imagination !” Alors qu’il suffit que je m’installe au café à Marrakech [rires] ! Un jour, un cafetier me dit : “Tu vois la femme sur la place qui mendie, un bébé dans les bras ? Ça fait quinze ans qu’elle fait la manche avec le même nourrisson ! Chaque matin, elle loue un bébé, car c’est bon pour le business.” Cette histoire m’a inspiré un roman, Le Seigneur vous le rendra, où la femme, au lieu de louer le bébé, l’empêche de grandir, en l’emmaillotant. Un autre jour, un type me raconte qu’il était dans la capitale mondiale du haschich, Ketama. Et que tout le monde était stone pendant les jours de floraison, car le pollen du cannabis flottait partout dans l’air ! J’ai alors écrit Pollens, où chacun est shooté du matin au soir, même les moutons, les oiseaux, lesquels chantent à des heures impossibles ! Ces histoires que l’on me raconte sont des cadeaux. Raison pour laquelle je suis heureux d’habiter Marrakech. Ancrer votre intrigue dans le quartier populaire de la médina, c’est nécessaire pour vous ?

Je viens de là. Ma mère était secrétaire, elle avait sept gosses. Mon père s’est barré quand j’avais 3 ans. On n’avait pas de quoi bouffer. Ce monde que je raconte, je l’ai vu, vécu. Ces « petites gens », comme on les appelle, sous prétexte qu’ils sont pauvres, c’est moi. Ce sont des personnes formidables, d’une richesse exceptionnelle. Tous mes romans commencent dans cette rue de mon enfance. Au bout du compte, je crois qu’on écrit le même livre [rires] ! Les histoires changent, mais le substrat reste le même. Vos personnages féminins traversent des épreuves difficiles, mais gardent malgré tout la tête haute… L’écrivain est également un sculpteur reconnu. Ici, Le Mendiant.

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AM : Votre nouveau roman est-il inspiré d’une histoire vraie ? Mahi Binebine : Oui. Mon personnage principal, Kamal, est


Elles tiennent le coup, malgré tout. Contrairement à ce que l’on croit, ce sont les femmes qui dirigent. La mère a vécu des drames mais elle tient la barque, elle s’est battue pour envoyer ses enfants dans la meilleure école, elle a essayé de les protéger. Ce sont des femmes battantes, des mères courage. Évoquant le parcours de Mounia, une jeune adolescente livrée à elle-même et à la violence de la rue, vous écrivez : « De telles histoires sont légion chez nous. Elles n’émeuvent plus personne. »

C’est la triste vérité. Les gens ne voient plus ces gamins des rues. Avec nos cinq centres culturels dédiés aux enfants défavorisés, j’écoute les histoires des gamins des bidonvilles. Elles me bouleversent. Elles sont tragiques. Mais les gens vivent à côté de cette réalité, ça ne leur fait plus mal. Imaginez un instant si c’était vos enfants qui se retrouvaient dans la rue… À travers mes récits, j’essaie d’inciter les lecteurs à regarder les autres. Indignez-vous ! Vous écrivez que tout artiste est présomptueux, imbu de sa personne. C’est votre vision ?

Les artistes ont un ego démesuré. Ça m’amuse beaucoup ! Parfois, j’aimerais leur dire : “Redescendez un peu sur terre !” Mais je m’inclus aussi dedans… Quand tu es un créateur, tu te sens comme le bon Dieu, d’une certaine manière. Donc parfois, je me dis à moi-même : “Arrête tes bêtises !” Car l’art, c’est du jeu. C’était important d’avoir un personnage très dominateur, machiste et violent comme Omar ?

J’avais envie de choquer un peu, je voulais raconter ce machisme présent chez nous. Voilà où ça conduit : à la mort. Omar veut contrôler sa mère, sa sœur, il ne veut pas que celle-ci se maquille… Il faut arrêter avec ça. Pourtant, il n’est pas si monstrueux, c’est un gamin qui a grandi dans la crasse, il s’est débrouillé… Mais il est devenu un caïd à cause des violences de la rue.

Mon frère fantôme est paru à la fois en France, aux éditions Stock, et au Maroc, aux éditions Le Fennec.

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Le destin finit toujours par vaincre. On essaie de se battre pour changer les choses, mais cela reste très compliqué pour la majorité des gens. Quand tu pars de rien, c’est très difficile. Moi, je m’en suis très bien sorti. Mes frères et sœurs ont également réussi, grâce à l’éducation que nous prodiguait notre mère : il fallait que l’on soit les premiers, les meilleurs. On ne pouvait pas faire autrement ! I

Est-ce que votre enfance est une ressource, un moteur pour vous ?

Oui. Dans nos centres culturels, les gosses me voient arriver avec des grosses motos, des voitures… Je passe mon temps à leur dire : “Avant, j’étais comme toi, je n’avais rien, zéro ! Toi aussi, si tu te donnes la peine, tu peux avoir tout ça.” J’ai travaillé, j’ai été à l’école, j’ai fréquenté les centres culturels. Avec Nabil Ayouch, nous sommes devenus des modèles. Originaire de Sarcelles, il est devenu réalisateur grâce aux Maisons des jeunes et de la culture. Nous avons conscience que la culture est un ascenseur exceptionnel. Vos livres racontent toujours ce Maroc qui fait mal ?

Vous évoquez aussi l’idée du destin. Est-ce que tout est déjà écrit ou disposons-nous d’un libre arbitre, d’une marge de manœuvre ?

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Le destin finit toujours par vaincre. On essaie de se battre pour changer les choses, mais cela reste très compliqué pour la majorité des gens.

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J’aime tellement ce pays, j’en souffre. Nous avons beaucoup bataillé avec nos gouvernants pendant longtemps. Cela a pris dix ans avant qu’ils se décident de soutenir nos centres culturels. Longtemps, on nous accusait, mon copain Nabil et moi, de faire de la mauvaise publicité du Maroc, de donner une image de barbares… Mais nous montrons juste la réalité. Soignez-vous ! Arrangez les choses, et on ne dira plus rien ! Nous, on se bat, et peut-être qu’on aime le Maroc plus que vous. Car on pointe ce qui ne va pas et on essaie d’arranger les choses. On ne pratique pas la politique de l’autruche. Au bout 67


ENTRETIEN

Celui de Marrakech a ouvert peu avant la pandémie. Comment cela se déroule-t-il ?

Les gosses apprennent à jouer aux échecs, ils ont de l’espace, un cinéma, une salle de musique, de danse, de théâtre… Les mamans les attendent en pratiquant de la peinture sur soie, par exemple. Les inscriptions aux activités coûtent 5 euros par an, l’entrée du cinéma 10 centimes… C’est pour le principe, on leur inculque l’idée que rien n’est gratuit. Si l’enfant n’a pas les sous, il fait une demande de dérogation chez la directrice. On organise aussi des concerts, en demandant gracieusement à un artiste de venir jouer. Récemment, la pianiste coréenne de jazz Youn Sun Nah s’est produite. Les gamins de la médina, eux aussi, peuvent assister à un concert de grands artistes internationaux. Maintenant, des gens de la ville viennent, car on présente des spectacles de qualité. On crée cette mixité. Regardez le dernier film Haut et fort, de Nabil Ayouch : ce sont nos enfants à l’affiche ! Je suis allé spécialement au Festival de Cannes, l’année dernière, pour les regarder monter les marches. Les gamins des bidonvilles en sélection officielle ! Ils sont venus me faire la bise un par un… Ça n’a pas de prix ! Vous travaillez en ce moment à l’élaboration de celui d’Essaouira…

Dans tous nos centres, on apprend aux enfants à peindre, dessiner, sculpter… Et on le fait gracieusement. prix d’achat entre 1 et 2 euros, accessibles aux étudiants. Et je passe ma vie à me rendre dans les écoles, les universités, pour dire aux élèves de lire, lire, lire ! C’est la seule façon d’ouvrir son esprit au monde. Les bibliothèques, les médiathèques que l’on trouve en France, pour nous, c’est de la science-fiction ! Un lieu où l’on peut emprunter gratuitement des livres, des films… C’est impensable, on n’en est pas encore là ! Pour fournir nos centres culturels en livres, je travaille beaucoup avec l’association française Le Bouquin volant. Ils m’envoient des conteneurs d’ouvrages, nous faisons le tri et les dispatchons dans les différents lieux.

Oui. Le bâtiment est très Comment démocratiser beau. Je me bats depuis quatre l’art contemporain, le rendre ans pour ce centre. Avant, la moins élitiste ? mairie islamiste ne voulait pas Déjà, dans tous nos centres, on me mettre ce lieu à disposition. apprend aux enfants à peindre, desIls me disaient : “Donnez-nous siner, sculpter… On fait tout ce que l’argent, et on saura le faire l’État devrait faire mais qu’il ne fait fonctionner.” Hors de question ! pas. Et on le fait gracieusement. Lors Une autre œuvre de l’artiste, Sans titre. Nous avons l’expérience. Après de la COP22 à Marrakech en 2016, les élections, l’équipe municipale a changé de bord. Et on a aussi j’avais aussi créé le Jardin des Arts : j’avais levé des fonds et un nouveau ministre de la Culture très bien, jeune, ambitieux, demandé à des artistes de réaliser une œuvre dans un matériau avec qui on peut dialoguer. résistant au temps pour l’offrir à la ville. Résultat : 22 sublimes sculptures trônent en plein milieu de l’avenue Mohammed V. Comment rendre le livre plus accessible au Maroc ? J’aimerais à l’avenir réaliser un autre jardin de sculptures afriPour mes propres livres, je fais toujours des coéditions caines, près de la place Jemaa el-Fna. Installer des œuvres dans avec le Maroc. Car mon roman en France coûte 20 euros, soit la ville est également un moyen de démocratiser l’art contempo250 dirhams, ce qui équivaut à 1/6 du salaire minimum marorain. Comme le Maroc n’a quasiment pas de musée… Dans un cain ! C’est beaucoup trop cher. J’y favorise le livre de poche via tel contexte, comment un enfant peut-il devenir artiste, découdes accords avec des éditeurs : on leur donne les droits gratuitevrir les esthétiques ? Quand je suis arrivé à Paris, je ne savais ment, mais je veux que le livre ne soit pas cher. Avec la maison ni dessiner, ni peindre, ni sculpter. J’ai écumé tous les musées Le Fennec, on a constitué un programme de mes livres avec un 68

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de cinq centres culturels, l’État nous aide et finance désormais 30 % du budget. Chaque structure nous coûte 150 000 euros par an, donc il faut se démener pour rassembler toute cette somme, trouver des mécènes. J’organise aussi une exposition de mes œuvres chaque année à ce profit. Et des organismes internationaux nous soutiennent également. Nous étions au bord de l’asphyxie, mais désormais, nous allons ouvrir un sixième centre, à Essaouira.


Comment avez-vous vécu la période des confinements ?

Comme j’avais du temps, j’ai écrit Mon frère fantôme en neuf mois, alors que d’habitude, l’écriture d’un roman me prend deux années. Je ne voyageais plus, j’étais content de rester chez moi, de voir mes enfants, de jouer au scrabble… J’ai rapatrié mes trois filles à Marrakech – l’une était à Los Angeles, l’autre à Londres, et la troisième à Madrid. Elles sont restées un an et demi avec moi en attendant que l’épidémie se calme, car ils nous ont fait peur avec ce Covid-19. Et donc je les ai rencontrées, car on se connaissait très peu finalement [rires] ! Surtout la cadette, qui est plus réservée que les autres. On s’est découvert une passion commune pour la littérature. À 26 ans, elle a lu plus que moi ! On aime les mêmes auteurs… Mon autre fille a eu un coup de cœur pour Marrakech, elle a quitté Los Angeles pour s’y installer. Elle a découvert que le Maroc est un beau pays, ouvert, qu’on peut tout y construire. Elle est fashion designeuse. Sur ma suggestion, elle a organisé un défilé de mode, avec 30 mannequins, dans un palace marrakchi. Ce fut un succès : repérée par la Fashion Week de New York, elle y est officiellement invitée ! Je ne cesse de leur rappeler ceci : “Attention, ne dénigrez pas vos origines.” Tout se passe là ! Pendant longtemps, nous avons été fascinés par le Nord, les paillettes de l’Occident. Même moi, je regarde vers le Sud désormais. Je fais la biennale de Dakar, je Les Étoiles de Jemaa el-Fna, à Marrakech. Une sixième structure ouvrira à Essaouira. veux m’investir, regarder mes voisins. Car on ne se regarde même pas entre nous : fâchés avec l’Algérie, nous de la ville ! Encore aujourd’hui, visiter un musée est la première ne connaissons ni les Tunisiens ni les Mauritaniens… chose que je fais en arrivant quelque part. C’est ainsi que je me nourris et que j’apprends. Cette période de pandémie vous a-t-elle

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De quoi vous êtes-vous inspiré pour l’une de vos dernières peintures, réalisée avec de la cire et des pigments sur bois, baptisée Afrique mon bébé ?

De tous ces gens qui s’intéressent au continent et qui l’infantilisent toujours. L’Afrique pourrait être adulte, elle ne l’est pas encore. Elle en a marre d’être infantilisée. C’est un pique que j’envoie, plus aux Africains qu’à ceux qui prennent les matières premières, etc. Je vexe l’Africain, je me vexe : tu es infantilisé et tu l’acceptes. Arrête ! De même, je suis las de découvrir les artistes africains à Paris – Ousmane Sow sur le Pont des Arts, Youssou N’Dour au Bataclan, Malick Sidibé à la Fondation Cartier… J’ai envie de les rencontrer chez moi, chez eux, nous sommes voisins. Et pourquoi leurs œuvres prennent de la valeur chez nous une fois seulement reconnues à Paris ? On peut leur donner de la valeur dans leurs pays directement. AFRIQUE MAGAZINE

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appris quelque chose sur votre pays ?

Marrakech vivant du tourisme, elle a été sinistrée pendant la pandémie. C’était une ville morte. La place Jemaa el-Fna, qui ne dort jamais, était complètement vide. C’était très triste de voir la cité ainsi. Les Marocains restaient confinés dans des logements souvent exigus, avec beaucoup d’enfants et dans la chaleur… Ils sont résilients ! J’ai passé les premiers mois à collecter des paniers de nourriture pour les distribuer aux nécessiteux. Car les gens n’avaient plus de travail, plus de quoi manger. Je faisais le tour des hôtels, qui ont dû fermer aux touristes, pour récupérer des aliments. 5 000 paniers par mois ont été distribués, c’est énorme pour une petite structure comme la nôtre. Les gens se sont donné la main pendant cette période, ils ont partagé. Le Maroc a été sauvé grâce à la société civile mobilisée. ■ 69


Sa découverte, sa production et sa consommation ont transformé le cours de l’histoire, pour le meilleur et pour le pire. Une substance hautement addictive, qui laisse dans son sillage un arrière-goût amer. par Catherine Faye

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n n’y résiste pas. Synonymes de plaisir, le sucre et tous ses produits dérivés ont le pouvoir de nous faire craquer, voire de nous prendre au piège. Exquise et sournoise, leur saveur douce et agréable, que l’on connaît depuis l’enfance, a en effet tout pour séduire. Plus encore, elle est restée gravée dans notre cerveau et agit sur les centres cérébraux de la récompense et de la gourmandise en stimulant les voies de la dopamine. Pourtant, cette substance inconnue jusqu’au XVIIe siècle porte en elle les stigmates de l’histoire. Inséparable de la colonisation et de l’esclavage, des transformations écologiques désastreuses et du développement du commerce et de l’industrie, elle est aujourd’hui un fléau mondial pour la santé (obésité, diabètes, caries…) et l’une des chevilles de l’économie mondiale. Ainsi, ce qui était autrefois un simple goût pour le sucre a été transformé par les industries modernes en une industrie mondiale massive. C’est à partir du milieu du XIXe siècle que la capacité de produire des aliments et des boissons en énorme quantité a permis aux grandes entreprises du secteur de mélanger le sucre avec une nouvelle gamme de produits et de la diffuser à bas prix à des dizaines de millions de personnes. En 1910, Coca-Cola était le plus gros consommateur de sucre au monde. Depuis, 45 000 tonnes de cette substance sont consommées chaque année via cette boisson. James Walvin, spécialiste de l’histoire de l’esclavage et professeur d’histoire émérite à l’université d’York (Royaume-Uni), se fait l’écho de cette épopée stupéfiante : de la 70

H Histoire du sucre, d histoire h du monde, d JJames Walvin, LLa Découverte poche, p 302 pages, 3 14 €. 1

machine capitaliste à ses débuts, liés au commerce triangulaire, jusqu’aux enjeux commerciaux, sociaux et alimentaires actuels. Il nous livre un récit très documenté, captivant et instructif, où « un bien jadis onéreux, devenu un produit de première nécessité », a révolutionné le cours de l’humanité et de la planète. Cette histoire est donc également celle d’un désastre social, le récit d’une mise en dépendance et d’un objet de corruption. Actuellement, 120 pays en produisent 180 millions de tonnes. Et l’attachement culturel à cette substance est bien trop profond pour qu’elle disparaisse du jour au lendemain. Mi-ange mi-démon, le sucre n’a pas fini de tisser sa toile. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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Sucre, de l’esclavage à l’obésité


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Extraits Un goût millénaire Les aliments et boissons sucrés sont connus de certaines civilisations depuis des millénaires. Utilisé pour lui-même, pour éliminer l’amertume de certains aliments ou boissons, comme médicament, voire comme signe religieux – le sucre est indispensable à différentes activités humaines dans d’innombrables sociétés. Pensons aussi à la façon dont les images et les idéaux sucrés ont pénétré les langues – les mots mêmes de « sucre », de « douceur » et de « miel » ont pendant des siècles été employés pour évoquer les moments les plus heureux de la vie et les sensations les plus délicieuses. En anglais, ne qualifie-t-on pas souvent la personne aimée de sugar (« sucre ») ou honey (« miel ») ? Tout jeune Anglais se souvient de son premier sweetheart (littéralement « cœur sucré »). Et, une fois mariés, avant d’entamer une vie commune, n’a-t-on pas droit à une « lune de miel » ? C’est tout particulièrement le cas de la culture et de la langue populaires anglaises qui regorgent de sucre pour évoquer les sentiments personnels les plus délicats – l’amour de l’autre – ou les bas instincts d’un suborneur (un sweetener, autrement dit un « édulcorant », au sens propre). Pendant des siècles, les formules sucrées ont foisonné en anglais. Ainsi, le « moyen anglais », comme le monde auquel il s’adresse, fourmille de références au sucré : pour désigner un être aimé, une beauté, une bonne nature ou un bon caractère. Chaucer utilise fréquemment sweet pour évoquer l’affection et l’amour. Comme Shakespeare, trois siècles plus tard. La société dans laquelle les deux hommes écrivaient n’était pourtant que marginalement concernée par le sucre. Le dictionnaire de l’ordinateur que j’utilise à l’instant même me propose les alternatives suivantes pour sweet : « aimable, beau, charmant, attirant, séduisant, attrayant, délicieux, adorable ». Aujourd’hui, le sucré, les douceurs – et tous les mots qui en découlent – traduisent bien les plaisirs et les joies de l’existence. Mais le plus étonnant, c’est que, dans le monde moderne, ce sucré est à l’origine de problèmes et de dangers individuels et collectifs parmi les plus sérieux jamais rencontrés par l’humanité. Aujourd’hui, le désir de douceurs menace la santé et le bien-être de millions de personnes à travers le monde.

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Sucre et esclavage À la veille de la conquête des Amériques, la culture à grande échelle et la production de sucre s’est perfectionnée dans un endroit auquel on n’aurait pas songé à première vue : deux petites îles proches de la côte africaine dans le golfe de Guinée. En 1471, les Portugais débarquèrent à São Tomé – qu’ils découvrirent tandis qu’ils suivaient un chemin erratique en cabotant vers le sud, le long de la côte africaine. L’île était inhabitée et parfaitement adaptée à la colonisation. La culture s’y développa suivant le modèle établi à Madère et aux Açores. La culture de la canne commença avec l’aide de colons déjà familiers de cette production et un financement, encore une fois, italien. Au milieu du XVIe siècle, l’économie sucrière de São Tomé était en plein essor, atteignant 150 000 arrobas. À son pic, 200 raffineries parsemaient le paysage et la population atteignait 100 000 habitants. Encore plus frappant, la force de travail était de plus en plus africaine – c’est-à-dire composée d’esclaves. Des esclaves africains avaient déjà transité par les îles en suivant les premières routes portugaises de la traite quand on les avait transportés d’une société africaine côtière à une autre. Ce premier commerce européen esclavagiste impliquait de vendre des Africains à d’autres Africains. Mais São Tomé ne se trouvait qu’à 320 kilomètres de la côte ; des esclaves étaient donc facilement accessibles aux insulaires, qui les échangeaient contre divers produits proposés par les marchands européens. Dès le début de la colonisation, São Tomé avait servi d’entrepôt pour les marchandises sur les routes du commerce et de l’exploration de la côte africaine. C’était maintenant devenu la destination de groupes d’esclaves enchaînés, dont le destin serait de travailler dans les champs de canne à sucre. Leur nombre était relativement limité (comparé à la suite) ; en 1519, plus de 4 000 esclaves ont été livrés sur l’île. Quelques années plus tard, la Couronne portugaise a été contrainte d’y réguler la traite. Tant et si bien qu’au milieu du même siècle, quelque 2 000 esclaves africains travaillaient dans les champs de canne à sucre de l’île, mais peut-être trois fois plus attendaient, enchaînés, d’être transportés ailleurs. Il était si facile – et si peu coûteux – d’acquérir des esclaves africains qu’ils étaient abondamment utilisés sur les plantations de l’île. Certaines d’entre elles en faisaient travailler plus de cent cinquante. Ils venaient de différentes régions de la côte africaine – Bénin, Angola et Sénégambie –, ils étaient soumis à un travail intensif qui leur laissait très peu de temps libre (certains étaient chargés de cultiver les produits nécessaires à l’alimentation des autres). C’était là l’embryon d’un système qui n’aurait pas surpris les observateurs de l’économie sucrière des Caraïbes, trois siècles plus tard. 71


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L’environnement dévasté

Quand le rhum coule à flots

La « révolution du sucre » paraît relativement paisible, au vu du système des plantations organisées avec soin et de manière systématique à son apogée, avec ses champs et récoltes bien disposés, ses chemins et routes coupant la campagne pour faciliter le déplacement des biens et des personnes jusqu’à la côte, puis jusqu’en Afrique ou en Europe. Ce que l’on a tendance à oublier – pour la simple raison que cela a été effacé –, c’est le monde naturel qui existait avant la révolution du sucre. Les forêts tropicales pluviales ont complètement disparu au profit des champs de canne – bien ordonnés, en pleine croissance ou en attente, selon les saisons –, dominant un paysage qui était apparu aux premiers colons comme dense et impénétrable. Le sucre a créé un nouveau monde naturel apparemment né de la géométrie : des terres découpées en carrés et en rectangles, tous entourés de murs et de fossés. C’était un paysage entièrement créé par la main de l’homme et tracé par des générations d’arpenteurs méticuleux armés de leur savoir-faire technique et mathématique pour réduire ce qui avait semblé une forêt et un maquis impraticables, en un système agricole ordonnancé, administrable. Si l’on regarde aujourd’hui une plantation de canne, le paysage semble naturel. Mais, dans les années 1750, par exemple, c’était nouveau et révolutionnaire, une vision ordonnée de la nature, induite par le besoin de cultiver toujours plus de canne. Dans son sillage, elle a produit des dégâts humains et des changements irréparables, dont on a pris conscience dès le milieu des années 1700, quand les acajous, recherchés en Europe pour fabriquer des meubles, ont disparu du fait de la culture sur brûlis. On peut facilement décrire les changements provoqués par l’essor de l’économie du sucre dans le régime alimentaire à partir des années 1600. Mais les conséquences dramatiques du sucre sur l’homme et l’environnement sont moins connues. Les apparences humaines et physiques des régions sucrières ont été transformées par l’importation massive de travailleurs étrangers. Les plantations – qui se sont vite imposées comme le principal moyen de cultiver la canne – ont aussi transformé le paysage naturel. L’environnement de la production sucrière semble ordinaire et même, à première vue, refléter le cadre naturel général. Il en va de même de la population locale. En réalité, l’aspect humain et physique des régions sucrières a été tout spécialement créé pour produire ce sucre. La canne à sucre a profondément transformé l’environnement et la nature des gens qui travaillaient dans cet environnement.

La transformation de la canne engendre une série de sous-produits et de déchets : les broyures (la « bagasse », plus tard utilisée comme carburant) ; un liquide résiduel contenant des impuretés ; et de la mélasse que l’on pouvait distiller. Différentes opérations permettaient d’obtenir du rhum. La fabrication de cet alcool – interdit comme boisson par l’islam – était connue depuis longtemps des producteurs musulmans de sucre qui l’utilisaient pour fabriquer des remèdes et des parfums. De leur côté, les Européens qui, traditionnellement, distillaient des alcools forts, ne connaissaient aucune restriction culturelle ou religieuse à cette consommation. Au Brésil, on produisait un rhum grossier dès le milieu du XVIe siècle et les planteurs avaient déjà remarqué que les esclaves africains en raffolaient. En 1648, un critique faisait remarquer que c’était « une boisson réservée aux esclaves et aux ânes ». Durant toute l’histoire de l’esclavage aux Amériques, on a fourni du mauvais rhum aux esclaves, mais on considéra cet alcool différemment quand il s’avéra qu’il avait une valeur commerciale. En fait, l’industrie sucrière produisait différentes boissons alcoolisées. Un Anglais raconte avoir trouvé à Porto Rico, en 1596, une boisson fabriquée à partir de mélasse et d’épices ; on évoque d’autres formes d’alcool fermenté dans de nombreuses colonies esclavagistes. Avant que le rhum ne devienne un produit d’exportation viable, de nombreux planteurs autorisaient sans réserve les esclaves à récupérer les résidus de la manufacture du sucre pour fabriquer leurs propres boissons alcoolisées. Au milieu du XVIIe siècle, le rhum était un produit d’exportation à part entière. L’origine précise de la production commerciale de rhum reste incertaine, mais il est probable que tout ait commencé à la Barbade et à la Martinique. Des réfugiés hollandais, expulsés du Brésil, auraient contribué à y créer les premières distilleries de rhum. Dans les années 1640, le rhum était pour l’essentiel produit en Martinique ; une décennie plus tard, il était bien établi à la Barbade. Le rhum original en provenance de la Barbade était décrit comme « une infernale et terrible liqueur brûlante », ce qui lui a valu divers noms, « Kill Devil » étant sans doute le plus parlant. La majeure partie était consommée sur l’île (dans les années 1670, on estime que Bridgetown comptait cent tavernes), même si l’on en expédiait aussi des cargaisons en Amérique du Nord et en Grande-Bretagne. Le punch au rhum (un classique de l’industrie touristique moderne aux Caraïbes) était déjà prisé par les planteurs dans les années 1660. Un siècle plus tard, on en trouvait facilement en Europe et en Amérique du Nord, sous la forme de « bols de punch » dans les tavernes et sur les tables à la mode.

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Dis-moi comment tu manges Il apparaît que toutes les grosses entreprises de l’alimentation et des boissons ont instrumentalisé les études en laboratoire pour combattre les critiques qui visaient leurs ingrédients malsains et en particulier le sucre. Rien d’exceptionnel à cela. Depuis des décennies, l’industrie cherche à s’appuyer sur les sciences pour mettre au point et améliorer ses produits. Ce qui a été révélé en 2016 était toutefois d’une autre nature. À partir du milieu des années 1960, les patrons avaient mis en place une stratégie destinée à orienter les recherches et à encourager les résultats qui détourneraient l’attention de la nocivité du sucre. Pour cela, ils avaient besoin de chercheurs corruptibles appartenant à de prestigieuses institutions, prêts à tout contre de l’argent. Les révélations de 2015-2016 ont porté au grand jour ce que certains soupçonnaient depuis longtemps : l’industrie alimentaire payait pour que l’on publie des rapports favorables à ses intérêts. L’objectif à long terme de ces recherches lancées en 1967, était de détourner l’attention du sucre en privilégiant d’autres causes possibles de l’obésité. Cette tactique a parfaitement réussi et pendant le reste du siècle, le sucre a été lavé de tout soupçon. Dans le même temps, on a tenté de discréditer les scientifiques sérieux qui rapportaient les dangers d’une consommation excessive de sucre. À un certain niveau, ce n’était que le dernier avatar d’une histoire qui dure depuis bien longtemps – la mainmise des fabricants de sucre sur la politique et la stratégie américaine. Mais, en 2016, il était également clair que des questions de santé publique étaient en cause – et pas seulement aux États-Unis. On ne pouvait plus nier la mainmise du lobby du sucre. Elle jouait clairement un rôle clé dans le recul général de la santé et du bien-être. Ce qui rendait la tâche encore plus effrayante, c’est la place prise par le sucre au cœur de multiples plaisirs de la vie quotidienne – en premier lieu, l’habitude récente et en plein développement de dîner à l’extérieur. ❋❋❋

Sodas, la vérité qui dérange Le sucre est donc au cœur de la longue histoire des sodas Outre-Atlantique. Dans les années d’après guerre, on l’a ajouté aux boissons à base de jus de fruits déshydratés que les Américains allongeaient avec de l’eau et buvaient en famille. À leur sommet, ces boissons en poudre ont représenté un chiffre d’affaires de 800 millions de dollars. Vers la fin du XXe siècle, on créa de nouveaux parfums fruités et les enfants furent ciblés par des prospectus distribués ou envoyés AFRIQUE MAGAZINE

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par la poste. Quand les mêmes boissons ont été emballées différemment et vendues en briquettes en carton, elles sont devenues extrêmement populaires, vantées pour leurs bienfaits sur la santé et leurs qualités nutritives, et surtout elles étaient ludiques. Mais les chercheurs poursuivaient de leur côté leurs travaux, imaginant de nouvelles saveurs au goût de fruits et mettant au point de nouveaux édulcorants. La réponse fut le fructose pur, encore plus doux que le sucre. Une fois les imperfections éliminées, les industriels ont ajouté du fructose dans leurs boissons et loué ses bénéfices sur la santé. Le sucre était alors violemment attaqué comme cause de maladies graves, ce qui n’échappait pas à l’industrie agro-alimentaire. Le fructose pur se présentait comme la réponse à cette critique de plus en plus virulente. Il fallut attendre plus d’une décennie pour que de nouvelles recherches montrent que le saccharose et le sirop de maïs provoquaient les mêmes méfaits sur la santé, en particulier des maladies cardiaques. Aujourd’hui, avec les scientifiques comme juges de paix, le fructose est généralement considéré comme aussi dangereux que le sucre de canne. ❋❋❋

Renverser la vapeur. Au-delà de la taxe sur le sucre Tout le monde a la preuve de l’obésité tous les jours, dans les lieux publics. Ce sont cependant les professionnels de santé qui sont en première ligne pour prendre en charge les conséquences de l’obésité. Même si, pendant longtemps, l’origine du problème n’était pas évidente et faisait l’objet de controverses, nul ne doutait de ses conséquences sur le système de santé. Le rapport de 2015 précise : « L’obésité et ses conséquences coûtent chaque année 5,1 milliards de livres au NHS », et affirme n’avoir aucun doute sur la principale cause du problème – les concentrations de sucre dans les aliments et les boissons du pays. Les profonds changements qui ont bouleversé notre rapport à la nourriture et aux boissons après la Seconde Guerre mondiale sont au cœur de l’explication à court terme. Pour commencer, le prix de la nourriture a baissé comme jamais. Mais ce sont les aliments eux-mêmes qui ont changé – la plupart étant désormais transformés et industrialisés, et chargés en sucre. Ces produits ont été promus et vendus de manière totalement différente, et d’abord en masse dans les supermarchés. À première vue, cela pourrait sembler secondaire quand on s’intéresse à l’obésité, mais ces nouvelles formes de commercialisation ont beaucoup influé sur les transformations complexes du boire et du manger. Les supermarchés ont été un maillon indispensable de la chaîne qui a abouti à ajouter des volumes inégalés de sucre à notre régime alimentaire. ■ 73


BUSINESS Interview Nicolas Dufrêne

Le Groupe OCP

renforce son programme « Eau »

Interview

Abderrahmane Berthé

Ecobank

va déployer Farm Pass

RCA : le pari risqué du bitcoin La République centrafricaine est le deuxième État à avoir adopté la fameuse cryptomonnaie. Problème : son cours est en chute libre. Mais malgré les doutes, le président Faustin-Archange Touadéra affiche de grandes ambitions virtuelles. par Cédric Gouverneur

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n l’espace de sept mois, le cours du bitcoin a été divisé par 3,5 : de près de 70 000 dollars en novembre 2021 à 20 000 mi-juin. « Mais sur un intervalle de trois ans, cette monnaie n’a pas perdu de valeur », rétorque Sébastien Gouspillou, fondateur de la société de minage BigBlock DataCenter. Cet entrepreneur français, fervent promoteur du bitcoin, conseille les autorités du Salvador et de la République centrafricaine (RCA), les deux premiers États à lui donner cours légal : « C’est beaucoup plus fiable que la monnaie locale ou des dollars cachés sous le matelas », insiste-t-il. Pourtant, la chute du cours s’apparente à un crash. Des entreprises américaines de minage, Marathon Digital et Riot Blockchain, voient leur valeur divisée par 10 ou 12. 74

À Singapour, le fonds spéculatif Three Arrows Capital est proche de la faillite. « Nous entrons dans une récession », a admis Brian Armstrong, fondateur de la plate-forme Coinbase. « Un hiver crypto » s’annonce, peutêtre « pour une période prolongée ». Dans un tel contexte, le virage pris par la RCA interroge, puisqu’en avril, elle adoptait le bitcoin, aux côtés du franc CFA. Fin mai, le président Faustin-Archange Touadéra (ex-professeur de mathématiques) annonçait le projet Sango, devant « transformer l’économie de la RCA ». Baptisé du nom de la principale langue du pays, celui-ci comportera un « crypto hub », afin d’attirer les « crypto investisseurs » grâce à une « fiscalité nulle », une « banque nationale digitale », et une « île crypto » (sur le modèle de

la « plage bitcoin » du Salvador), où feront affaire les bitcoiners. Premier hic : Bangui n’a pas pris la peine d’alerter le gouverneur de la Banque des États de l’Afrique centrale. « Imaginez-vous la France, membre de la zone euro, adopter le bitcoin sans prévenir l’Europe ! » s’étonne Jean-Michel Servet, professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement (Genève). L’économiste a signé en décembre, avec Nicolas Dufrêne [lire son interview pages suivantes], une tribune dans Le Monde, dénonçant le « danger » que représente à leurs yeux le bitcoin. « La RCA est un État souverain, elle fait ce qu’elle veut ! s’agace Sébastien Gouspillou. Ce pays étouffe, il n’y a pas assez de billets en circulation, les commerçants ont du mal à vous rendre la monnaie. Son président a

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XINHUA/RÉA

Le chef d’État centrafricain Faustin-Archange Touadéra, en campagne à Bangui, le 12 décembre 2020.

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trouvé une bonne solution pour aider son peuple. Généraliser l’usage du bitcoin permettra de régler le problème des échanges. » Une illusion, estime Jean-Michel Servet : « Les adeptes du bitcoin se projettent dans un avenir qui n’existe pas. Car la population ne l’utilise pas ! Ce qui se passe au Salvador est révélateur… » Dans ce petit État d’Amérique centrale, le président Nayib Bukele a donné cours légal au bitcoin il y a un an. En 2001, le Salvador avait dû abandonner le colon, la monnaie nationale, pour adopter le dollar. Le pays connaissant une forte émigration vers les États-Unis, 22 % de son PIB provient des transferts de cash de la diaspora. « Le bitcoin permet ainsi d’effectuer des envois quasiment sans frais », là où Western Union et ses concurrents prennent une belle commission, se félicite Sébastien Gouspillou. « Il est désormais possible de transférer de toutes petites sommes à ses proches. » 76

Reste que les Salvadoriens boudent Autre point délicat : l’opacité la monnaie virtuelle. Les autorités de la cryptomonnaie, qui séduit avaient pourtant offert à tout volontaire les protagonistes de l’économie un portefeuille électronique, le Chivo, souterraine (trafics en tout genre, garni de l’équivalent de 30 dollars. arnaques, blanchiment…). Ainsi, Mais la plupart se sont contentés les ransomwares – des logiciels d’en empocher le contenu, puis de le malveillants qui paralysent des convertir en billets verts… Et seulement ordinateurs, puis exigent une rançon une entreprise sur cinq et un pour les débloquer – commerce sur vingt utilisent Bangui n’a pas extorquent des bitcoins le bitcoin. Fin mai, le journal pris la peine à leurs victimes. allemand Süddeutsche Sébastien Gouspilllou balaie d’alerter Zeitung a constaté que, ces critiques : « C’est une la Banque même en plein centrevaste blague ! Cela soulève des États ville de la capitale, des des inquiétudes chez ceux commerçants le refusaient. qui n’y connaissent rien : de l’Afrique Quant aux ruraux, ils les transactions sont sous centrale. n’ont pour la plupart pas pseudo, mais elles sont de connexion Internet… Sur le plan évidemment traçables. » Les économistes macroéconomique, le Salvador risque le Servet et Dufrêne soulignent cependant défaut de paiement. Mais il en faudrait que cette traçabilité exige non plus pour doucher l’enthousiasme de seulement des enquêtes policières son président : Nayib Bukele a en effet complexes, mais aussi la volonté dévoilé sur Twitter les plans de Bitcoin des autorités pour diligenter les City, la ville futuriste de 7 500 hectares investigations. Or, le Salvador est rongé qu’il rêve d’offrir à son pays. par le crime organisé – les tristement AFRIQUE MAGAZINE

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En avril dernier, le pays décidait de s’ouvrir à la célèbre cryptomonnaie.


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célèbres maras, des gangs armés qui font de ce pays l’un des plus violents au monde ! Quant à la RCA, elle fait la part belle aux mercenaires de la société militaire privée russe Wagner, proche du Kremlin. Mi-juin, une délégation officielle centrafricaine s’est d’ailleurs rendue au sommet économique de Saint-Pétersbourg. Un journaliste de RFI y a remarqué la présence d’Émile Parfait Simb , un entrepreneur camerounais qui fait l’objet d’enquêtes dans son pays pour escroquerie. Détenteur d’un passeport diplomatique centrafricain, il est considéré comme l’un des inspirateurs du projet Sango. Peu de Centrafricains ont accès à l’électricité et à Internet. Mais « c’est un terreau suffisant », estime Sébastien Gouspillou. « La situation n’est pas figée. On envisage une solution de paiement par le réseau téléphonique mobile, c’est tout à fait faisable. » Le continent a en effet été le pionnier du paiement sur mobile avec M-Pesa, au Kenya, il y a quinze ans déjà. « C’est trop facile à pirater, réplique Jean-Michel Servet. On parle là de deux pays où les gens manquent de tout, mais où l’électricité va être monopolisée pour miner du bitcoin ! C’est une illusion de croire que créer une monnaie créera des richesses. » Selon l’économiste, l’alternative pourrait être le lancement d’une monnaie digitale adossée à la Banque centrale, « à l’exemple de la monnaie électronique chinoise, le yuan numérique ». Expérimenté depuis janvier, le e-yuan (ou e-CNY) est destiné à remplacer pièces et billets : les Chinois peuvent en télécharger sur leur smartphone pour régler leurs achats. À noter que, dans le même temps, l’Empire du milieu – qui, vers 1000 après J.-C., a révolutionné les échanges en inventant le billet de banque – a interdit sur son sol le minage de bitcoin… ■ AFRIQUE MAGAZINE

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LES CHIFFRES

5660 KM

C’EST LA LONGUEUR DU FUTUR GAZODUC ENTRE LE NIGERIA ET LE MAROC. UN VIEUX PROJET QUI SE CONCRÉTISE PUISQUE LA NIGERIAN NATIONAL PETROLEUM CORPORATION VIENT DE SIGNER UN PROTOCOLE D’ACCORD AVEC LA CÉDÉAO.

6,8%

fin avril (contre 6,6 % fin mars) : c’est le taux d’inflation dans la zone CFA, selon la BCEAO, du fait de la hausse des cours. Il grimpe à deux chiffres dans plusieurs pays hors CFA, comme le Ghana, le Nigeria ou encore la Guinée.

66,3 %

C’est le taux de reprise du trafic passagers sur le continent par rapport au niveau d’avant-pandémie, selon l’Association des compagnies aériennes africaines (AFRAA).

Le siège de la BCEAO à Dakar, au Sénégal.

25 POINTS

Soit le relèvement des taux directeurs de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, qui passent de 2 à 2,25 % dans l’espoir de juguler l’inflation.

200 000 grandes fortunes

en Afrique possèdent un patrimoine cumulé de 1 800 milliards de dollars. Leur nombre et leur richesse augmentent, notamment du fait de la hausse des matières premières.

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Nicolas Dufrêne ÉCONOMISTE ET DIRECTEUR DE L’INSTITUT ROUSSEAU

« Au niveau de son utilisation par la population, c’est un fiasco » Le spécialiste des questions monétaires et directeur de l’Institut Rousseau, think tank classé à gauche, se montre pour le moins circonspect quant à la fiabilité du bitcoin et son intérêt pour les pays africains. Il nous explique pourquoi. propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM : Comment expliquer cet attrait pour le bitcoin au Salvador et en République centrafricaine (RCA) ? Nicolas Dufrêne : Ce sont souvent des pays fragiles vers

lesquels se tournent les lobbyistes du bitcoin pour vendre leur marchandise… En rupture avec les États occidentaux (les États-Unis dans le cas du Salvador, et la France dans le cas de la RCA), les dirigeants de ces pays voient dans les « cryptos » une opportunité pour gagner de l’argent facilement, opérer certaines transactions sans contrôle et défier les institutions monétaires : le franc CFA en RCA, le dollar au Salvador [comme l’Équateur, ce dernier a renoncé à sa monnaie nationale et a adopté le dollar américain, ndlr]. De leur côté, les « mineurs » de bitcoin ont besoin de pays où déployer leurs infrastructures pour un prix modeste, sans taxe ni réglementation. Pour les dirigeants de ces États, c’est bon marché : il suffit de mettre à disposition de la puissance électrique pour toucher une commission sur le minage des cryptoactifs et du bitcoin. En RCA, au Salvador, et hier en Chine et au Kazakhstan avant que les autorités ne prennent des mesures, des centrales électriques – qui pourraient servir à alimenter la population en électricité ! – sont détournées pour miner du bitcoin. Le retour sur investissement peut être important pour quelques proches du pouvoir, qui contrôlent les accès à ces sources d’énergie. Pour les autres, un discours marketing a été inventé : « apolitique, incensurable, neutre et décentralisé… » Tout ce que le bitcoin n’est pas ! 78

Au Salvador, l’un des arguments des défenseurs du bitcoin est l’importance des transferts d’argent par les émigrés (22 % du PIB). Celui-ci permet des transferts sans commission, ce qui peut aussi être un argument pour l’Afrique. Qu’en pensez-vous ?

Les transferts internationaux d’argent restent trop coûteux, mais le bitcoin n’est pas une bonne réponse. Le Salvador en est un bon exemple : le président de sa banque centrale a indiqué que sur les remises migratoires de janvier et février 2022 (qui s’élevaient à 1,125 milliard de dollars), seuls 19 millions de dollars (soit 1,7 %) avaient été effectués via le Chivo, le portefeuille électronique en bitcoin. 70 % de la population n’a pas confiance en cette cryptomonnaie. Comment la blâmer si le risque est de perdre la moitié de la valeur de son épargne du jour au lendemain, comme on le voit avec le récent crash ? Il existe d’autres façons de faire, notamment via des monnaies numériques de banque centrale interconnectées, ou des cryptoactifs qui n’aspirent pas à devenir des monnaies, mais simplement à offrir des services de transfert et de conversion de monnaie entre deux pays, comme le XRP. Ses défenseurs démentent les accusations d’anonymat et d’opacité, soutenant que les transactions se font sous pseudonyme, mais qu’elles sont traçables par la police. Qu’en est-il exactement ?

De nombreuses institutions, dont la Cour des comptes américaine, ont alerté sur les transactions illégales utilisant AFRIQUE MAGAZINE

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bitcoins pour brouiller les pistes. En outre, il est très facile de fractionner les paiements afin de passer sous les radars. Affirmer aujourd’hui que l’univers des cryptoactifs est transparent est une fumisterie dangereuse, faite par des gens qui y ont un intérêt pécuniaire direct.

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Le président centrafricain a annoncé de vastes projets autour du bitcoin. Que vous inspirent ces annonces ?

des cryptoactifs : trafics d’êtres humains, de drogue, blanchiment d’argent… Des ransomware [ces logiciels malveillants qui bloquent un ordinateur, puis exigent une rançon, ndlr] demandent des bitcoins. Certains expliquent que le système de blockchain permet de tracer, et donc d’éviter ces problèmes. Mais c’est faux ! On peut tracer un bitcoin en tant que tel sur une blockchain, mais il est très compliqué de savoir qui est la personne physique derrière l’échange. Après de fastidieuses enquêtes, la police peut parfois y arriver, mais il est illusoire de croire que c’est une règle générale. D’autant que certains cryptoactifs sont conçus pour demeurer anonymes (Monero, Zcash) et peuvent être obtenus à partir de AFRIQUE MAGAZINE

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Là encore, l’exemple du Salvador peut être éclairant : le portefeuille électronique offert à la population a certes été téléchargé par deux tiers de la population, pour toucher les 30 dollars promis, mais par la suite, moins de 20 % ont continué à l’utiliser… Depuis le début de l’année, il n’y a quasiment plus aucune acquisition de ce portefeuille. Les transactions en bitcoin représentent moins Cela de 5 % des échanges. Et quand revient à faire il est utilisé, il est vite reconverti un pari en dollar pour éviter de perdre totalement sa valeur. Au niveau de son utilisation par la population, hasardeux, qui c’est un fiasco. L’identité des va conduire à actionnaires de la société qui livre des difficultés le portefeuille, sa rémunération financières par l’État, les données et techniques utilisées, les garanties, graves. rien n’est révélé à la population. Cela sert à enrichir quelques personnes qui ont bien compris où était leur intérêt, et cet intérêt peut rencontrer celui de certains dignitaires. Le projet Sango, en République centrafricaine, qui consiste à créer un paradis fiscal pour mineurs et investisseurs, rappelle Bitcoin City, autour du volcan de Conchagua, au Salvador : mêmes acteurs, mêmes procédés pour attirer des activités peu recommandables. La RCA prend un grand risque. Les effondrements réguliers du bitcoin et le fait que la technologie proof of work (sur laquelle repose le bitcoin) soit condamnée à moyen terme pour son inefficacité reviennent à faire un pari totalement hasardeux, qui va conduire à des difficultés financières graves. Et c’est en contradiction avec les engagements du pays dans la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC). La RCA et la CEMAC feraient mieux de se tourner vers la mise en œuvre de monnaies numériques de banque centrale, ouvertes à tous, distribués via des téléphones et offrant un droit au compte à chacun. C’est-à-dire de promouvoir une monnaie du peuple, au lieu de céder aux mirages du retour à des monnaies privées, spéculatives, polluantes, non contrôlables, posant des risques majeurs pour la stabilité financière et monétaire. ■ 79


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La station de traitement et d’épuration des eaux usées (STEP) de Khouribga.

Le Groupe OCP renforce son programme « Eau »

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e Maroc connaît sa pire sécheresse depuis quarante ans. Le Groupe OCP – un des leaders mondiaux de la production d’engrais – a décidé de ne plus peser, par ses activités industrielles, sur les ressources en eau douce. « OCP veille à concilier développement industriel et préservation des ressources 80

hydriques », explique le groupe dans un communiqué. Celui-ci s’engage à ne plus recourir « à des sources d’eau conventionnelle » – les nappes phréatiques et les eaux de surface –, afin de « préserver la ressource hydrique pour un avenir durable » : « Nous faisons face à un défi de taille, celui d’améliorer notre production afin de

répondre à une demande mondiale croissante, tout en rationalisant notre utilisation de l’eau et recourant aux ressources non conventionnelles. » Une adaptation vitale : en effet, au Maroc, les réserves des barrages sont à 10 % de leur niveau habituel. Le stress hydrique commence à impacter l’approvisionnement en eau des villes.

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Au Maroc, le changement climatique accroît le stress hydrique. Le Groupe OCP, leader dans le domaine de la nutrition des plantes, s’engage à ne plus recourir aux ressources en eaux conventionnelles pour ses besoins industriels d’ici 2026.


Pour y faire face, l’Office national de l’électricité et de l’eau potable (ONEE) du royaume mise notamment sur des usines de dessalement d’eau de mer (celle d’Agadir, érigée en trente-six mois, doit à terme traiter 400 000 m3 par jour) ainsi que sur la traque des fuites dans le réseau de canalisations. L’eau est un enjeu majeur de développement durable pour le Groupe OCP. L’engagement du groupe en matière de gestion durable des ressources hydriques a pris davantage d’ampleur depuis la mise en place en 2008 d’une « stratégie Eau », reposant sur la rationalisation de la consommation de l’eau dans tout le processus de production et sur la priorisation de la mobilisation des ressources en eaux non conventionnelles. En 2021, 30 % des besoins en eau d’OCP ont été satisfaits à partir de sources dites « non conventionnelles » (issues du dessalement de l’eau de mer ou du traitement des eaux usées urbaines). Le Groupe OCP accélère son programme « Eau » afin de se dispenser à 100 % de l’utilisation de l’eau conventionnelle d’ici 2026 : « Ce programme a été conçu pour satisfaire tous nos besoins industriels en eau à partir des ressources non conventionnelles », explique le groupe. « Nous utilisons les eaux usées d’origine urbaine, une fois traitées, dans le lavage du phosphate. » Trois stations d’épuration ont été construites sur les sites OCP de Khouribga, Benguerir et Youssoufia, afin de valoriser plus de 10 millions de m3 par an. Deuxième source d’eau non conventionnelle de cette stratégie : le dessalement de l’eau de mer. « Notre complexe à Jorf Lasfar est desservi par l’une des plus grandes stations de dessalement du pays », avec une capacité de 25 millions de m3 par an, à terme AFRIQUE MAGAZINE

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Record d’investissements directs étrangers au Rwanda Le pays a reçu 3,7 milliards de dollars d’IDE en 2021. L’agence de notation financière Fitch Ratings juge cependant sa dette « très risquée ».

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e Rwanda a enregistré 3,7 milliards de dollars d’investissements directs étrangers (IDE) en 2021, contre 1,3 milliard l’année précédente. Un nouveau record pour ce pays enclavé d’environ 13 millions d’habitants pour 26 000 km2. « La performance de 2021 démontre les gains de nos efforts de relance économique », s’est félicitée Clare Akamanzi, présidente du Rwanda Development Board (RDB). En 2015, Kigali s’est doté d’un nouveau code des investissements afin d’offrir des allégements fiscaux Kigali et autres incitations aux investisseurs étrangers, une stratégie qui semble payer. « Réaliser cet exploit s’est doté d’un contre toute attente » en raison de l’impact de la nouveau code pandémie sur les échanges mondiaux, est « un afin d’offrir signe de la confiance continue des investisseurs des allégements dans le Rwanda », pour Clare Akamanzi. Selon le RDB, les secteurs de la construction, fiscaux. de l’immobilier et de l’industrie représentent 72 % du montant des investissements de l’année. En pleine renaissance après le génocide de 1994, le pays des mille collines mise aussi sur ses atouts touristiques (parcs nationaux, bon réseau routier et sécurité), sponsorisant des publicités « Visit Rwanda » sur les maillots des footballeurs d’Arsenal et du PSG. Un bémol cependant : l’agence de notation Fitch Ratings, si elle reconnaît les « efforts de gouvernance » de Kigali, a estimé début mai que la dette du pays demeure « très risquée ». Pour la première fois depuis une décennie, la Banque centrale du Rwanda a augmenté ses taux directeurs, afin de limiter l’inflation qui frappe tout le continent. ■

étendu à 40 millions. Le groupe compte aussi déployer de nouvelles unités mobiles de dessalement sur ses sites de production d’engrais. Enfin, l’innovation et la recherche & développement étant au cœur de la stratégie de croissance d’OCP, plusieurs projets sont lancés avec des partenaires tels que l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P), afin de développer des solutions disruptives d’optimisation

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d’eau et recourir aux technologies de traitement d’eau les plus durables. En Afrique du Nord, les disponibilités en eau par habitant ont diminué de plus de 30 % en vingt ans, à cause des effets conjugués du réchauffement climatique et de la démographie : au Maroc, 600 m3 d’eau par an et par habitant sont désormais disponibles, contre 2 600 dans les années 1960. ■ 81


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Abderrahmane Berthé

SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’ASSOCIATION DES COMPAGNIES AÉRIENNES AFRICAINES (AFRAA)

« Les chiffres sont en hausse » La crise du Covid-19 avait mis le transport aérien entre parenthèses. Mais les compagnies africaines ont souvent su compenser la chute du tourisme par l’accroissement de leur activité fret, et le retour progressif des voyageurs promet des jours meilleurs. Le secrétaire général de l’AFRAA répond depuis Nairobi à nos questions. propos recueillis par Cédric Gouverneur

chaque année les compagnies aériennes, les directeurs de maintenance et les équipementiers. Les discussions concernaient notamment les certifications des centres de maintenance : afin de les préserver, les techniciens doivent conserver un certain niveau d’expérience récente. Or, lors du Covid, les flottes ont dû être réduites, et beaucoup de centres de maintenance ont diminué leurs effectifs. Il est donc difficile de maintenir les agréments. Ces problèmes étaient en discussion. Mais l’ambiance est à l’optimisme, car on constatee une amélioration progressive : les chiffres sont nt en hausse. Comment le ciel africain se remet-il de la crise ?

Nous sommes à deux tiers ers du trafic qui existait avant le Covid (66,3 66,3 %), et les trois quarts de l’offre de sièges d’avant est désormais disponible nible (76,6 %). 92 % des routes sont ont rouvertes. Mais il y a encoree des pertes : on estime le déficit de chiffre d’affaires pour les compagnies en 2022 à 4,1 milliards de dollars. Malgré tout, la situation s’améliore. 82

Le tourisme peut-il revenir à ses niveaux d’avant mars 2020 ?

Sa croissance se poursuit, on reviendra aux chiffres d’avant la pandémie, et on les dépassera même. Reste à savoir dans quels délais… Il y a encore dans plusieurs pays des restrictions sanitaires aux voyages. Et la hausse récente des contaminations dans certains pays est une source d’inquiétude. Mais avec le temps, on reviendra aux niveaux de fréquentation touristique d’avant 2020. Durant la pandémie, l’activité cargo a bondi de 33 % ! Cette proportion se maintient-elle aujourd’hui ?

Pendant la crise sanitaire, des compagnies ont converti certains avions avion de ligne en avions-cargos pour engranger des revenus complémentaires. r Aujourd’hui, le cargo carg se développe en Afrique : plus que doublé, passant cette activité a plu de 10 à plus de 20 2 % ! Cette tendance va se confirmer : la Zone de libre-échange africaine (ZLECAF) a continentale afri pour objet le développement notamment po commerce intra-africain. Celui-ci du comme bas : environ est historiquement his 20 %, contre au moins 50 % sur les autres continents. Son développement ne peut que favoriser l’activité cargo. Autre raison : l’essor de l’e-commerce. Les transports par route AFRIQUE MAGAZINE

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AM : Vous vous trouviez mi-juin au sommet MRO Africa, à Johannesbourg, qui rassemble les acteurs de la maintenance aérienne. Comment était l’ambiance ? Abderrahmane Berthé : Cette réunion rassemble


et par rail sont relativement peu développés en Afrique, l’avion constitue donc le seul moyen de transport rapide. Beaucoup de compagnies l’ont compris et misent sur le cargo. Le souci est que les infrastructures aéroportuaires ne sont pas toujours au niveau. Pendant le Covid, lorsqu’il fallait stocker les doses de vaccins à très basse température, on s’est aperçu du manque de chambres frigorifiques. Il faut aussi moderniser la numérisation des procédures de douanes, la documentation électronique. La ZLECAF va permettre de baisser les taxes et les tarifs entre pays, et va faire croître le commerce intra-africain. Elle aura un impact sur l’activité passager comme sur l’activité cargo. Ethiopian Airlines est l’une des seules compagnies au monde à avoir dégagé des bénéfices en 2020 ! Comment l’expliquer ?

aux décideurs. La question des taxes a été à l’agenda d’un séminaire fin juin. Il y a aussi celle des visas, qui complique les voyages : sur ce point, l’Union africaine veut faciliter la circulation des personnes sur le continent. La Banque africaine d’import-export (Afreximbank) souhaite créer une société de leasing…

Le projet est toujours en cours. Accéder aux financements est difficile, les coûts sont là aussi élevés, comparé aux autres continents. Nous collaborons avec l’Afreximbank et la BAD sur ce projet. Comment concilier objectif de lutte contre le réchauffement climatique et expansion du transport aérien ?

Nous avons mis en place en 2016 le programme de réduction Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Elle n’a pas reçu d’aide pendant la crise Aviation (CORSIA). L’évolution sanitaire, donc son succès est d’autant plus Le technologique des avions permet de réduire remarquable. Cette compagnie a réussi à mettre leur impact carbone. Dans le temps, de en place un business plan, avec des objectifs très niveau des taxes vieux appareils, qui dégageaient beaucoup précis, notamment grâce à la digitalisation et aéroportuaires de CO2, volaient en Afrique. Désormais, la transformation d’une vingtaine d’avions de reste trop haut ligne en cargos. Aussi, l’aéroport international les flottes se sont modernisées, avec dans certaines d’Addis-Abeba a bénéficié de nombreux des Boeing 787 Dreamliner, des A350. investissements. Grâce à un réseau très efficace Cette amélioration permet de réduire régions. et à une structure de coût maîtrisée, elle a pu les émissions. Le souci que nous avons En Afrique s’adapter et reprendre très vite ses activités. par rapport à la mise en œuvre de ce de l’Ouest et programme est que les agrocarburants À l’inverse, les inquiétudes demeurent centrale, elles coûtent très cher, trois à quatre fois plus que pour South African Airways (SAA) : le plan le kérosène. Faut-il augmenter la production de sauvetage est-il en passe de la sauver ? représentent d’agrocarburants, en incitant les paysans SAA et les autorités sud-africaines ont jusqu’à 40 % à en cultiver ? Mais qu’en sera-t-il de mis en place un plan de sauvetage avec des du prix du billet ! la sécurité alimentaire ? Ce sont là des partenaires stratégiques, qui est en train d’être questions à prendre en considération. déroulé. Un accord doit être annoncé à la fin de Les projets dans l’hydrogène et l’électrique sont encore l’année. Cette compagnie a été dans le passé la première sur en cours de développement, mais tout peut aller vite : le continent. L’Afrique du Sud est un marché très dynamique, le transport aérien a seulement un siècle d’existence ! aussi bien pour le fret que pour le tourisme : avec un plan Les bonds technologiques réalisés sont incroyables. de sauvetage solide, une restructuration, une flotte adaptée et un réseau efficace, SAA peut revenir dans la course. Ces dernières années, beaucoup de terminaux L’AFRAA demande la baisse des taxes aéroportuaires : où en est-on ?

Cette baisse est une requête récurrente. Le niveau des taxes reste trop haut dans certaines régions. En Afrique de l’Ouest et centrale, elles représentent jusqu’à 40 % du prix du billet ! C’est trois fois plus qu’en Afrique de l’Est. Il est impossible de développer le trafic aérien avec de tels coûts. L’AFRAA a fait de nombreux plaidoyers en ce sens, sans succès. Nous devons réunir l’ensemble des acteurs du secteur, trouver des solutions et les présenter AFRIQUE MAGAZINE

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ont été bâtis, rénovés ou étendus (notamment par des entreprises de Chine et de Turquie) : les infrastructures aéroportuaires sur le continent sont-elles désormais satisfaisantes ?

De nombreux efforts de modernisation ont été accomplis, mais il reste à faire. Ces investissements nécessitent beaucoup d’argent. En février, l’Union africaine a organisé un séminaire sur le développement des infrastructures : leur amélioration fait partie des piliers de la mise en œuvre du Marché unique du transport aérien africain (MUTAA). ■ 83


BUSINESS

Ecobank va déployer

Un million de paysans utilisent cet outil dans trois pays d’Afrique de l’Est, dont le Kenya.

Farm Pass

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ancée en 2015 par le réseau de cartes bancaires Mastercard, Farm Pass est une plate-forme numérique qui permet aux petits exploitants de se connecter de façon sécurisée aux systèmes financiers et agricoles. Ils peuvent ainsi accéder plus facilement au marché, y écouler leur production à des prix plus équitables, et constituer à terme un profil de transactions numériques pouvant renforcer leur 84

crédibilité auprès des banques, afin d’obtenir des financements aptes à faire prospérer leur exploitation. Un million de paysans utilisent aujourd’hui Farm Pass dans trois pays d’Afrique de l’Est (Kenya, Tanzanie et Ouganda), ainsi qu’en Inde. La plate-forme leur aurait permis d’obtenir des prix de vente de 25 à 50 % plus élevés et, grâce aux marges ainsi dégagées, d’accroître la productivité de leurs récoltes. Or, Farm Pass va pouvoir démultiplier

sa zone d’action en Afrique : à Abidjan, le 14 juin dernier, Mastercard et le groupe Ecobank ont conclu un partenariat afin d’étendre la couverture de Farm Pass au réseau de la banque en Afrique subsaharienne, qui comporte 36 pays, du Sénégal au Mozambique et de l’Afrique du Sud au Tchad (seuls la Corne, le Soudan, Madagascar, l’Angola et le Botswana ne sont pas concernés). « La question de la sécurité alimentaire revêt un caractère critique

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La plate-forme numérique de Mastercard qui aide les petits agriculteurs pourra désormais bénéficier du réseau du groupe bancaire, présent dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne.


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et urgent à l’heure actuelle. Nous devons donc nous hisser à la hauteur de ce défi en créant des opportunités de croissance tout au long de la chaîne de valeur en Afrique, a déclaré le PDG d’Ecobank, Ade Ayeyemi. Notre partenariat avec Mastercard intervient opportunément pour accélérer l’accès des petits exploitants aux services financiers », indispensables à la réalisation du plein potentiel agricole du continent. Selon le cabinet McKinsey, alors que 60 % de la population d’Afrique subsaharienne est composée de petits exploitants agricoles, seuls 3 % bénéficient d’un crédit bancaire. Un sous-financement qui limite l’aptitude de l’écrasante majorité des petits paysans à surmonter une période de mauvaise récolte ou de chute des cours. Ce partenariat permettra « de rendre l’agriculture en Afrique plus rentable, plus compétitive et plus résiliente, contribuant ainsi à la croissance économique du continent », estime Ade Ayeyemi. Farm Pass fait partie intégrante de Community Pass, une plate-forme numérique via laquelle Mastercard entend connecter à l’économie numérique 1 milliard de personnes et 50 millions de micro et petites entreprises d’ici 2025. Ce partenariat « s’inscrit dans l’esprit de la Facilité africaine de production alimentaire d’urgence », approuvée par la Banque africaine de développement (BAD) afin « d’aider les pays à stimuler la production et la productivité des principaux produits de base sur le continent », a précisé Solomon Quaynor, vice-président de la BAD chargé du secteur privé. L’initiative vise à mobiliser 1,5 milliard de dollars en deux ans afin d’accroître la production agricole continentale, l’approvisionnement en céréales étant mis à mal par le conflit en Ukraine. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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Le pays est doté d’un gigantesque potentiel en énergie solaire.

La Namibie mise sur l’hydrogène vert

L’idée est de le produire à partir du soleil et de l’eau de mer, puis de l’exporter vers Europe.

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vec 3 500 heures de soleil par an, la Namibie (2,5 millions d’habitants) est dotée d’un gigantesque potentiel en énergie solaire. Or, elle importe 60 à 70 % de son électricité depuis l’Afrique du Sud – et notamment de ses centrales à charbon. Durement impacté par le réchauffement climatique (sécheresses et inondations s’y succèdent), le pays ne veut plus dépendre des énergies fossiles de son voisin : les autorités souhaitent donc se lancer dans la production d’hydrogène « vert » (issu des énergies renouvelables). Le principe est de produire de l’électricité avec l’énergie solaire, puis de procéder à la désalinisation et à l’électrolyse d’eau de mer, afin de détacher l’hydrogène des molécules d’eau. Sur la côte sud du pays, à Tsau Khaeb, le groupe

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industriel allemand Enertrag bâtit une centrale apte à produire 5 000 MW et 300 000 tonnes d’hydrogène vers 2026. Cet hydrogène pourrait ensuite être exporté vers l’Europe : l’UE cherche en effet à réduire sa dépendance au gaz russe et à atteindre la neutralité carbone en 2050. Pour cela, elle devrait importer 10 millions de tonnes d’hydrogène par an. Afin de convaincre les investisseurs européens, une importante délégation namibienne s’est rendue en mai à Paris, à Berlin, à Davos (au Forum économique mondial) ainsi qu’à Rotterdam (au World Hydrogen Summit). Berlin a déjà promis une enveloppe de 40 millions d’euros, estimant que la Namibie pourrait produire un hydrogène entre 1,5 et 2 euros le kilo, soit le prix le plus compétitif au monde. ■ 85


VIVRE MIEUX Pages dirigées par Danielle Ben Yahmed, avec Annick Beaucousin et Julie Gilles

LES VACANCES, C’EST FAIT POUR ÊTRE HEUREUX ON PENSE AU RISQUE D’ACCIDENT lors des baignades des enfants. Au coup de chaleur, qu’il faut prévenir en restant au frais et en buvant régulièrement. Mais si l’on ne fait pas attention, d’autres soucis courants peuvent arriver… L’OTITE DU BAIGNEUR

Lors d’une otite externe, des bactéries présentes dans l’eau entraînent une infection du conduit auditif. Une douleur lancinante se met à tarauder l’oreille ou les deux, et s’amplifie quand on fait bouger le pavillon ou que l’on appuie dessus. Quand le mal est là, il faut voir le médecin pour obtenir des gouttes auriculaires antibiotiques et anti-inflammatoires. Mais 86

mieux vaut prévenir, en évitant les baignades dans des eaux douces (type lac) qui n’apparaissent pas claires et peuvent être davantage sources d’infection que la mer. Avant une baignade, on peut mettre un peu d’huile d’amande douce dans le conduit auditif : cela favorise le glissement de l’eau et son évacuation, et donc protège un peu. Après, il est important de se rincer les oreilles à l’eau : on penche la tête sur le côté et on les égoutte (si besoin en bougeant le pavillon), puis on les sèche avec un mouchoir en papier. Autre très bonne prévention, surtout si l’on a tendance chaque année à répéter ces otites estivales : porter des bouchons d’eau lors des baignades (en pharmacie, ou fabriqués sur mesure par un audioprothésiste). AFRIQUE MAGAZINE

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ET POURTANT, UNE PIQÛRE D’ABEILLE, UNE ALLERGIE INSOUPÇONNÉE, UNE BACTÉRIE MALVEILLANTE PEUVENT VOUS GÂCHER LA VIE… CONSEILS.


L’INFECTION URINAIRE

C’est un problème féminin récurrent à la période estivale et lorsqu’il fait chaud. Cela peut être la conséquence de plusieurs choses : on transpire, et souvent on s’hydrate trop peu… Du coup, on urine moins, ce qui laisse le temps aux bactéries de proliférer dans la vessie. D’autres facteurs favorisent les infections urinaires, comme le port d’un maillot de bain humide, d’une lingerie synthétique exacerbant la transpiration, ou encore des rapports sexuels plus fréquents. Cette affection provoquant picotements et douloureuses brûlures, mieux vaut l’éviter autant que faire se peut ! Pour cela, il est conseillé de boire jusqu’à 2 litres d’eau par jour s’il fait chaud : ainsi, on urine plus et on « rince » sa vessie. Mais il faut aller aux toilettes souvent et ne jamais se retenir. D’autre part, on évite les vêtements favorisants et très serrés. Et on vide sa vessie après chaque rapport sexuel. Dès que l’on sent les premiers signes d’une infection, boire 1 litre d’eau en moins de 2 heures, et en boire tout au long de la journée peut couper court à son installation. On peut prendre en plus un complément alimentaire à base de cranberry, qui diminue la virulence des bactéries en cause et limite leur multiplication dans la vessie. Mais si les symptômes ne s’améliorent pas, la prescription d’un traitement antibiotique s’impose. LA MYCOSE DU PIED

En période estivale, on marche davantage pieds nus : résultat, des peaux mortes laissées sur le sol par un sujet atteint peuvent nous infecter. Aidés par la chaleur et l’humidité, les champignons responsables s’installent ensuite entre les orteils et/ou sous le pied, et provoquent alors rougeurs et démangeaisons. Pour prévenir, on évite de marcher pieds nus dans les lieux publics. Sinon, on les savonne au plus tôt. Si quelqu’un est atteint à la maison, on prend les mêmes précautions. Par ailleurs, il est important de bien sécher ses pieds après la toilette, de privilégier des chaussures aérées et d’éviter de porter des baskets non-stop. Si l’on transpire beaucoup des pieds, un anti-transpirant peut être utile. À la première alerte, on applique un antimycosique vendu sans ordonnance. Et l’on désinfecte ses chaussures avec une poudre antifongique afin d’éviter une recontamination.

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L’HERPÈS LABIAL

Agressant la peau, les ultraviolets peuvent déclencher un douloureux et inesthétique « bouton de fièvre », dû au virus de l’herpès. Pour ne pas le subir plusieurs jours durant, on applique un stick haute protection solaire sur ses lèvres toutes les 2 heures environ. Et si, malgré tout, les premiers signes d’herpès labial se font sentir (démangeaisons, brûlures, gonflement), utiliser rapidement une crème à base d’aciclovir (antiviral bloquant la multiplication du virus) peut réussir à stopper la poussée. ■ Annick Beaucousin AFRIQUE MAGAZINE

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ÉVITER LA COLIQUE NÉPHRÉTIQUE CETTE CRISE DOULOUREUSE PEUT ÊTRE PRÉVENUE SIMPLEMENT. UNE PERSONNE SUR DIX ENVIRON sera un jour touchée par une crise de colique néphrétique. Celle-ci provoque de violents maux de ventre, obligeant à consulter, et est due à des calculs rénaux : ces « cailloux », qui se forment dans les voies urinaires et finissent par les obstruer, ont tendance à récidiver. Pour prévenir, une bonne hydratation est essentielle, et encore plus quand il fait chaud : il faut ainsi boire 1,5 litre d’eau au quotidien, voire 2 litres si l’on a déjà été touché par cette affection. Il est également conseillé de boire un grand verre d’eau au coucher pour limiter la concentration des urines la nuit. Autrement, les fruits et les légumes ont un effet protecteur. En revanche, un manque de calcium peut favoriser les calculs rénaux : il faut ainsi consommer 2 à 3 laitages par jour, et sinon boire une eau riche en calcium (à plus de 200 mg). Si les crises sont de plus en plus fréquentes, cela peut être dû à une augmentation de la consommation de viande : l’excès de protéines favorise en effet la formation de calculs. Cela vaut aussi pour l’excès de sel. Attention donc également à ces deux points ! ■ Julie Gilles

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VIVRE MIEUX

L’ALIMENTATION SANTÉ : DÉMÊLONS LE VRAI DU FAUX NOUS SOMMES TOUS INFLUENCÉS PAR DES IDÉES QUI CIRCULENT SUR LA NUTRITION. ON VOUS AIDE À FAIRE LE TRI.

•Plus les fruits et légumes sont colorés, plus ils apportent d’antioxydants

•Les yaourts sont excellents pour la santé

FAUX : On pourrait en manger autant que l’on veut. Contrairement à une croyance, ils ne font pas monter le taux de cholestérol : le cholestérol des aliments (ici le jaune d’œuf) a peu d’influence sur le cholestérol sanguin. Les œufs sont des aliments de très bonne qualité nutritive car riches en protéines, fer, vitamines et oligo-éléments.

VRAI : Nature et non sucrés, ils sont très sains et ont de bonnes qualités nutritionnelles : fort apport en calcium (deux yaourts par jour couvrent presque la moitié des besoins quotidiens), en protéines et en vitamines. Ils contiennent en outre peu de lactose (sucre du lait), que l’on digère parfois mal adulte. Enfin, ils apportent des ferments vivants ou probiotiques, qui ont une bonne influence sur la flore intestinale et sont ainsi bénéfiques pour la santé.

•Toutes les huiles se valent

•La banane contient trop de sucre

FAUX : Aucune ne possède une composition nutritionnelle parfaite, mais elles sont complémentaires. Il faut ainsi les varier. L’huile d’olive, riche en acides gras monoinsaturés, réduit le risque de maladies cardiovasculaires. Celles de noix, colza, lin et germe de blé sont riches en oméga 3, des acides gras que l’on ne consomme pas assez, or ils participent au bon fonctionnement des organes et du système cardiovasculaire. Quant à l’huile de tournesol, riche en oméga 6 (comme celles d’arachide ou de maïs) – souvent en excès dans notre assiette –, elle est à réserver pour la cuisson et les fritures car elle supporte les hautes températures.

FAUX : Certes, elle est sucrée, mais tellement riche en fibres qu’elle est moins sucrée qu’une tartine de pain blanc industriel. Ses sucres sont assimilés lentement et n’ont pas d’impact néfaste. Riche en magnésium, elle est de plus antistress et antifatigue.

•Il faut limiter les œufs

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•Le pain et les féculents font grossir FAUX : Pas plus que d’autres aliments, et sans doute moins que bien des plats industriels préparés. En outre, manger un peu de pain (complet de préférence) et de féculents au repas « cale », et limite donc la sensation de faim. ■ A.B. AFRIQUE MAGAZINE

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VRAI : Sortes de supervitamines, les antioxydants sont magiques. Ils ont une action anti-inflammatoire, luttent contre le vieillissement de l’organisme, stimulent les métabolismes d’une bonne santé. Quelques exemples… La couleur jaune-orange des carottes, melons, mangues, abricots apporte du bêtacarotène, qui se transforme en vitamine A, essentielle à la vision, à la peau et à l’immunité. Le rouge des tomates, poivrons, fruits rouges apporte du lycopène, qui stimule les autres antioxydants et favorise l’absorption des vitamines au niveau digestif. Le vert des kiwis, salades, épinards apporte de la lutéine et de la zéaxanthine, bénéfiques pour le système cardiovasculaire et la vision. Quand au bleu-violet des aubergines, prunes, raisins noirs, petites baies, il fournit du resvératrol, essentiel à la fluidité du sang, la souplesse des vaisseaux et la fonction cognitive.


En bref Covid-19 et vitamine D

LES BONS RÉFLEXES FACE À L’ACNÉ

◗ Au début de la pandémie, quelques données ont laissé penser que la vitamine D avait un intérêt dans les formes graves du Covid-19. Cela a depuis peu été confirmé par une étude au CHU d’Angers, en France : l’administration de vitamine D à forte dose dans les 72 heures après le diagnostic chez les personnes âgées réduit le risque de décès et évite les formes graves dues à des variants.

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CE QU’IL FAUT FAIRE (ET NE PAS FAIRE) POUR LIMITER GRANDEMENT LA SURVENUE DES BOUTONS. L’ACNÉ EST PROVOQUÉE par une trop grande sécrétion de sébum : celui-ci s’accumule dans le canal excréteur des glandes sébacées, finissant par donner des points noirs ou blancs et des boutons, parfois avec une inflammation (rougeur). Pour lutter contre ces désagréments, il est important de nettoyer sa peau sans l’agresser, sinon elle réagit en produisant encore davantage de sébum. Tous les gestes doivent être doux, sans frottement ! Et tout tripotage des boutons est à éviter formellement. Côté produits, on les choisit doux, du type savon dermatologique, crème hydratante fluide non grasse et non comédogène. Et on proscrit les gels douches irritants et tout ce qui contient alcool et antiseptiques. Le maquillage est possible, mais doit rester léger : on évite ainsi les fonds de teint traditionnels, les poudres, et on opte pour une crème fluide non-comédogène ou destinée aux peaux acnéiques. Et le démaquillage est capital. Il faut aussi se méfier du soleil. Certes, les UV ont une action antiAFRIQUE MAGAZINE

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inflammatoire et, sous leur effet, la peau s’épaissit, faisant quasiment s’envoler les boutons. Mais le sébum s’accumule en profondeur, et ils resurgissent de plus belle à l’arrêt des expositions. Pour éviter cela, on s’expose modérément et on applique une protection solaire non grasse. En ce qui concerne l’alimentation, attention à tout ce qui est produits sucrés, sodas, etc., le sucre jouant un rôle aggravant. En revanche, une alimentation riche en fruits et légumes est bienfaitrice. Si les boutons s’installent malgré tout, il ne faut pas attendre pour consulter : plus tôt on traite, moins on risque une aggravation et d’éventuelles cicatrices. Des soins locaux pour réduire la production de sébum peuvent être prescrits. Au besoin, des antibiotiques par voie orale ont en plus une action anti-inflammatoire. Au bout de trois mois, si ces traitements font peu effet, il peut être envisagé de recourir à l’isotrétinoïne, un traitement très efficace, mais souvent aux forts effets secondaires (sécheresse de la peau et des muqueuses, état dépressif…). ■ J.G.

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Week-end et grasses matinées ◗ Dormir davantage le matin le week-end est tentant pour essayer de récupérer… Mais une étude menée en Arizona (revue Sleep) montre qu’avoir des horaires décalés entre la semaine et le week-end n’est pas bon pour la santé : cela peut ainsi augmenter le risque cardiaque, détériorer la qualité des nuits et, paradoxalement, entraîner fatigue et somnolence.

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De nuit. Elle m’apporte la paix. Je suis très productive. Dès que je couche mes enfants, la partie « business » de ma vie commence. J’écris, je chante, je traduis mes chansons…

Djely Tapa

La chanteuse malienne basée au Québec revisite ses RACINES GRIOTIQUES à travers un électro futuriste. Porteuse d’espoir, sa voix puissante célèbre l’africanité et chante les luttes féministes. propos recueillis par Astrid Krivian 1 Votre objet fétiche ? Trois pierres offertes par ma grand-mère.

2 Votre voyage favori ? En Colombie, à Cali. Ses habitants sont comme des cousins. C’est comme si j’avais vécu là-bas.

3 Le dernier voyage que vous avez fait ? Angoulême, pour le festival Musiques Métisses. Je suis fière et honorée car ma mère, la grande griotte Kandia Kouyaté, y avait joué en 1984.

coup de fil ou lettre ?

Beaucoup de textos et d’e-mails. TikTok et Facebook de temps en temps.

12 Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ? Cuisiner. Ma pièce préférée est la cuisine, où se tiennent les causeries avec mes enfants. J’adore le mafé, la sauce d’arachide agrémentée de gombos, d’épinards…

13 Votre extravagance favorite ? Apprendre à piloter un avion. Les turbulences sont mes moments favoris !

14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ? Médecin. J’aime aider, prendre soin des autres. J’ai étudié la médecine pendant deux ans. La musique est aussi une façon de soigner.

15 La dernière rencontre

qui vous a marquée ?

4 Ce que vous emportez toujours

avec vous ?

Un jeune homme errant, l’air dépressif, dans un tramway. Il ne portait pas de chaussures. Son image ne me quitte plus.

Une couverture pour me pelotonner et dormir en voyage.

16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?

5 Un morceau de musique ? « Ave Maria », de Ginette Reno, et « Ibalan », de Kandia Kouyaté. Quand je perds espoir, je les écoute.

6 Un livre sur une île déserte ?

Les enfants. J’aime leur naïveté, leur sincérité. Comme eux, je veux croire à la bonté de chacun. Barokan, Djely Tapa/Label 440.

17 Votre plus beau souvenir ? Les moments d’intimité avec ma mère, ma sœur. Voyager, chanter, rire…

Sous l’orage, de Seydou Badian Kouyaté, l’un des pères de l’indépendance du Mali. Il a écrit l’hymne national. Et m’a donné envie de poursuivre mes études.

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?

7 Un film inoubliable ?

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?

L’hilarante comédie La Grande Séduction, du Québécois Jean-François Pouliot.

À Salento, en Colombie. Un havre de paix sur la montagne, des arbres à perte de vue…

8 Votre mot favori ?

Quand j’étais ado, lors du festival Caribana, à Toronto, un garçon m’a demandé en mariage, bague à l’appui. C’était peut-être un jeu, mais j’ai trouvé ça très beau !

« Africanité. »

20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne

9 Prodigue ou économe ? Économe. Et j’aime les friperies : le vêtement a un vécu, une histoire. 90

11 Twitter, Facebook, e-mail,

de vous au siècle prochain ?

Que j’ai donné un peu de force, d’estime de soi et de confiance à des femmes. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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JYPHEAL POUR ETALLON GROUP

LES 20 QUESTIONS

10 De jour ou de nuit ?



L E F U T U R D E L’ H O R L O G E R I E S U I S S E D E P U I S 18 6 5

T I M E T O R E AC H YO U R S TA R *

* I L E S T T E M P S D ’AT T E I N D R E V O T R E É T O I L E

CHRONOMASTER SPORT 83, RUE MOUSSA BEN NOUSSAIR CASABL ANCA T É L : + 2 12 5 2 2 4 7 0 0 0 8

IMMEUBLE LE DÔME, RUE DU L AC LÉMAN 10 5 3 L E S B E R G E S D U L AC TUNIS T É L : + 2 16 7 1 8 6 2 1 0 6


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