Ma Vie, Ma Famille

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Félix SWITZ

MA VIE, MA FAMILLE


Préambule :

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Je m’appelle Félix Switz.

Je suis, à l’heure où j’écris cette autobiographie, âgé de 182 ans. Malgré mon emploi du temps chargé et mes obligations, je profite de mes rares temps de répit pour finaliser ce projet qui me tenait à cœur depuis longtemps. Si l’idée d’écrire mon parcours me repoussait au départ, ma vie étant trop longue pour être résumée en un ouvrage aussi long soit-il, l’âge m’a apporté la sagesse. Et la sagesse m’a convaincu de l’intérêt que j’avais à faire en sorte que nul ne retrace ma vie à ma place. Autant dire qu’à l’heure actuelle, je me moque bien de ce que les autres peuvent penser de moi. Néanmoins, je tiens à offrir ma vérité à quiconque voudra l’entendre. Retenez bien ceci : dans ce bas-monde, la seule personne en laquelle vous pouvez avoir pleinement confiance, c’est vous-même. Ni vos proches, ni vos amis, ni votre famille ne constitue quelque chose d’aussi digne de confiance que votre for intérieur. Et si c’est la personne la plus attachée à l’importance de la famille qui vous le dit, c’est qu’il y a une bonne raison. Vous pouvez me croire. En 182 ans d’existence, j’ai eu l’occasion d’accomplir bien des choses. Il ne sera pas question ici de les énumérer. Cependant, je compte bien retracer les grandes étapes de mon ascension vers mon poste actuel de dirigeant de la plus grande association « criminelle » de l’histoire de Costerboros et de l’Île des Miracles. Je me suis permis de mettre ce terme de criminel entre guillemets pour la simple et bonne raison que je ne considère en rien qu'il y ait quoi que ce soit à ce sujet que l'on puisse légitimement définir comme tel. Pas plus que mes collaborateurs. Mais nous en reparlerons plus tard. Cependant, je puis comprendre qu’aux yeux des autres, ma « Mafia » se rapproche plus de vulgaires bandits que de protecteurs de l'intérêt général et de la sécurité globale. Si vous ignorez tout de moi, de mon parcours, de mon organisation et des traces que j’ai laissé sur notre monde : je m’en vais vous les narrer dans les quelques chapitres qui composeront cet ouvrage. Ne voyez pas là un excès de vantardise de ma part. Vous apprendrez cependant bien vite à travers mes écrits que je suis partisan de l’idée que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. Par conséquent, je me risque à cet exercice auquel je suis loin d’être étranger : celui de poser mes idées sur papier. Nous y reviendrons lorsque j’entamerai mon récit, mais sachez que je vous transmettrai, tout au long de ce dernier des conseils et des règles de vie qui vous serviront très certainement dans votre quotidien et qui vous permettront de mieux comprendre le monde qui vous entoure. Ainsi, je commencerai par vous parler de ma plus tendre enfance et je continuerai jusqu’à en arriver au stade où j’en suis aujourd’hui. Je tiens à ce que tout soit le plus clair possible, sans omettre aucun détail important. Retenez ceci : les petits détails sont souvent ceux qui vous sauvent la vie. Fort heureusement, l’erreur et les oublis me sont bien étrangers. En tant que SemiGnome, je peux me targuer de posséder, en plus d’une longévité accrue, une excellente mémoire. D’autant plus que j’ai toujours avec moi mes carnets de jeunesse. Ceux sur lesquels je dessinais et sur lesquels j’écrivais pour communiquer. Encore une fois, nous y reviendrons. Patience. Enfin, je terminerai, avant d’entrer dans le vif du sujet, sur ce dernier point : je ne compte plus rien cacher. Je n’en ai plus l’obligation et ne l’ai que trop fait par le passé. Si vous avez prit la décision de me lire en votre âme et conscience, alors vous apprendrez à me connaître, et je l’espère : à me comprendre. Je ne ferai aucune impasse. Il n’y aura aucun sujet tabou, aucun secret. 4


Je n’en ai que trop eu. Je vous délivre ici la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. De la façon dont j’ai gravi les échelons, aux premières exécutions que j’ai commandité : rien ne sera passé sous silence. Ceci étant dit, comme je l’ai annoncé tantôt à mes frères et sœurs adoptifs : « rien ne vous force à me croire sur parole. Si vous ne voulez pas me faire confiance, je ne peux, hélas, rien y faire». Cependant, ne sachant que trop bien ce qui s’est véritablement passé, je refuse de me mentir sur quoi que ce soit. Si vous êtes toujours avec moi, alors : il est temps de débuter mon histoire là où tout a commencé. "

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Sommaire :

- Chapitre I : Origines

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12 - Chapitre II : Mes Parents .............................................................................................................. 12

20 - Chapitre III : Compréhensions .................................................................................................... 20

- Chapitre IV : La Première étape ................................................................................................. 24 25

- Chapitre V : Le Trésor de Subario ............................................................................................. 36 38

53 - Chapitre VI : La Cour des Grands ............................................................................................. 50

77 - Chapitre VII : Du Sang sur les Mains ....................................................................................... 72

91 - Chapitre VIII : Le Gant Noir ....................................................................................................... 94

- Chapitre IX : Orchestrer dans l'ombre ..................................................................................... 109 105

- Chapitre X : Le coup de grâce

- Chapitre XI : Œil pour œil

122 .................................................................................................. 124

143 ........................................................................................................ 145


160 - Chapitre XII : Le cas Francesca Scodelario - Partie 1 : La Rencontre ..........................162

180 - Chapitre XIII : Le cas Francesca Scodelario - Partie 2 : Eldeth Grisebrum .............. 182

196 - Chapitre XIV : Le cas Francesca Scodelario - Partie 3 : La Femme Fatale ............... 194

226 - Chapitre XV : Le cas Francesca Scodelario - Dernière Partie : Requiem .................. 228

258 - Chapitre XVI : Une Nouvelle Fratrie .................................................................................... 260

- Chapitre XVII : Mon Sixième Anniversaire ....................................................................... 274 272

278 - Chapitre XVIII : La Légende de Kürsk ............................................................................... 280



Chapitre I : Origines

Je suis né lors du vingt-et-unième jour de la première Lune d’hiver de l’an Onze-cent quatre-vingt-quatorze. Cela ne doit néanmoins pas vous dire grand-chose, puisque Sa Majesté de l'époque, le Roi Léopold Freydor Ier du Nom de Costerboros, a établi un tout nouveau calendrier à la suite de la tristement oubliée Bataille du Palais Royal de Douze-cent dix-sept. Ainsi, si cela peut vous parler davantage, ma naissance remonte au 21 décembre 1194, dans un petit village du Grand Ouest de Costerboros connu sous le nom de Kürsk. Si cette appellation vous dit quelque chose, ou qu'au contraire elle ne vous est pas du tout familière, c'est très probablement lié aux conséquences de ce que j'ai provoqué il y a 176 ans de cela. Mais nous y reviendrons. D'aussi loin que je m'en souvienne, il faisait froid dehors. Quelques flocons étaient même apparus ce soir là. La température n'était, en revanche, pas assez basse pour ennuyer qui que ce soi. Les enfants qui jouaient encore dehors étaient dans l'incapacité la plus totale de former des boules de neige, tant il tombait peu. À l'intérieur de ce qui allait devenir ma demeure, un feu de cheminée crépitait pour garder notre foyer au chaud. Trois êtres se tenaient alors entre ces quatre murs : deux personnes et leur chien, qui observait la scène de ses yeux craintifs. Allongée sur son lit, des couvertures en peau de bête lui couvrant tout le bas du corps, ma Mère poussait de toutes ses forces, sans oublier pour autant de respirer. Mon Père était également à ses côtés. Il lui répétait sans relâche qu'il n'en avait que pour quelques secondes, que partir quérir l'aide du médecin du village, le docteur Grant Rooket, ne prendrait que quelques instants et rendraient les chose beaucoup plus simples. Mais, elle ne voulait rien entendre. Mon arrivée n'était, semblerait-il, en rien prévue pour si tôt. Ma Mère ne souhaitait pas être seule et implorait son mari de rester quoi qu'il en coûte. Elle le somma d'oublier le docteur et de se contenter de lui tenir la main et de lui parler, tout en observant si une tête sortait ou non. Dans l'incapacité de lui refuser quoi que ce soit, au vu des circonstances : il resta, quand bien même il ne possédait pas la moindre compétence en médecine. À défaut, ce n'était pas la première fois qu'il traitait avec ce genre d'évènement... Tout comme elle, d'ailleurs. Et après plusieurs minutes d'efforts, mon Père récupéra un petit corps frêle qu'il enveloppa dans des linges bleu, avant de le remettre à ma Mère, toujours consciente. La nuit de ma naissance fut, des propres aveux de mes Parents, le jour où tout a basculé pour eux. En effet, à deux reprises ma Mère échoua à donner la vie. Deux frères et sœurs que je n'ai jamais eu la chance de connaître. Je garde encore, à l'heure actuelle, une immense frustration concernant ces disparitions prématurées. Aujourd'hui, je sais quelles étaient les raisons de ces pertes. Tout d'abord, les conditions d'accouchement de l'époque qui laissaient peu de chance à la fois à la mère et au nourrisson de s'en sortir. Mais aussi, et surtout, parce que mes Parents proviennent de deux espèces différentes. Elfs, Nains, Gnomes, Humains, ... La nature ne permet pas aux espèces n'appartenant pas à la même race de se reproduire. Heureusement pour moi, mon Père humain avait épousé une Semi-Gnome. Les Semis-Gnomes sont les descendants d'un ancêtre Orc et d'une Gnome. Les Orcs étant des entités créées purement magiquement par le Grand Mage Rouge, il y a de cela des millénaires, ces derniers ont su se reproduire avec toutes les races existantes afin de faire perpétuer leur espèce. Telle est la raison de l'existence des Semi-Elfs, des Semi-Nains et même des SemiOrcs. Ce terme étant d'ailleurs employé injustement à la place de celui de "Semi-Humains". Cet abus de langage provenant de la volonté humaine de ne pas être assimilés à ces êtres qu'ils perçoivent comme hideux. En effet, c'est à travers leur race que l'héritage Orc est le plus visible, prenant même le pas sur leur génome humain. Une preuve parmi tant d'autres d'un souhait de pureté

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qui réside en eux. "Si tu ne me ressembles pas, alors tu n'es pas mon égal. Et si tu n'es pas mon égal, tu mérites d'être puni." Cette génétique nouvelle a permis aux Semi-Gnomes d'être plus grands que leurs congénères Gnomes. Nous avons hérités d'une taille similaire à celle des plus petits des Hommes. Cependant, nous ne pouvons plus grandir passé nos premières années et nous prenons des décennies de plus que les Humains pour vieillir d'un an, expliquant notre longévité. Mais surtout, comme chacune des autres Semi-espèces, nos femmes peuvent se reproduire avec toutes les autres races. Ou en tout cas, sur le papier. Les chances restent minimes du fait du trop grand nombre de divergences physiques existant entre nous. Mais, quoiqu'il en soit, je fus le seul rescapé. Le seul qui réussit à naître sans mourir. Mes propres parents n'y croyaient même pas, au début. Se mettant d'avance en tête que l'accouchement allait une nouvelle fois échouer, mon Père s'était donné la peine de creuser un petit trou dans le jardin. Sa surprise quand il m'aperçut fut telle, qu'il se jura de passer tous les jours à l'église pour remercier le Seigneur Ragnor d'avoir exaucer ses prières. Connaissant la vérité sur le Dieu créateur Rügnor aujourd'hui, il serait chose aisée de juger la réaction primitive de mon paternel. Ce n'est pas pour autant que je m'abaisserai à le faire. Nous étions à une époque où beaucoup de choses étaient floues et où, à défaut d'avoir quelqu'un de véritablement bon envers autrui à vénérer, les Hommes se tournaient vers des divinités observatrices n'ayant plus le moindre impact sur ce monde depuis sa création. Parfois, il vaut mieux laisser les autres croire à des mensonges qui leur permettent d'apprécier la vie, plutôt que de leur apporter les vérités qui risquent de leur en ôter le goût. Mon Père devint un fervent croyant depuis ce jour. Il se jura même d'arrêter de consommer des breuvages alcoolisés, en guise de remerciement. Il abandonnera très vite cette bonne résolution, pour le plus grand plaisir de Marjorine la tavernière, quand de nouveaux enfants entreront dans sa vie. Là encore, nous y reviendrons. Ma Mère, quant à elle, me considéra comme la chose la plus précieuse à ses yeux. Toute bonne mère doit bien cela à son enfant. Mais pour la mienne, ce fut d'autant plus vrai que je fus sa seule véritable réussite. Elle s'en voulait d'avoir raté à donner la vie deux fois de suite. Elle se pensait faible. Elle s'imaginait ne jamais connaître la joie d'être mère un jour. Et avec moi, elle pouvait enfin réaliser son rêve. Pour dire la vérité, j'aurais du lui en vouloir moi aussi pour mes frères et sœurs. Seulement, sa détermination à fonder une famille et le courage dont elle a fait preuve en ne cédant pas malgré la difficulté de sa situation m'ont fait comprendre toute l'admiration que j'avais envers elle. Je fus son unique centre d'intérêt pendant trois longues années. Même Dragon, le chien de mon Père, partageait la joie de mes parents. Il l'exprima, de ce que m'en ont raconté ces derniers, en aboyant à maintes reprises, au point d'en rendre fou de rage nos voisins les plus proches. Malgré tout, ma naissance ne fut pas synonyme de parfaite réussite non plus. Il fallait bien s'y attendre. En effet, dans les rares cas où le nourrisson survit à une union de deux espèces différentes, il devra presque toujours faire face à des difformités physiques. L'on sait aujourd'hui que ce sont les malformations d'organes vitaux qui représentent la cause principale de décès à la naissance, pour les enfants issus d'un mélange racial. J'avais beau être en vie, mon corps n'en a pas moins été affecté de dysmorphie. Les signes les plus visibles se trouvaient, sans surprise, sur mon visage. Mon œil gauche était un peu plus grand que mon œil droit, et l'épaisseur de mon nez me causa de légers problèmes respiratoires, lors de mes premières années de vie. Également, je n'ai jamais eu le moindre orteil et mes articulations étaient plus fragiles que la norme. Pour autant, ce corps me convenait parfaitement. Mes cinq sens fonctionnaient, bien que certains étaient plus ou moins performants, et aucun de mes organes vitaux n’étaient atrophiés. C'était tout ce qui m'intéressait. Le reste n'était qu'artifices. Aussi, n'ai-je jamais eu droit à la moindre remarque désobligeante, ni même au moindre commentaire sur ces difformités. Ni de la part de mes Parents,

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ni de la part d'autrui. Il faut dire qu'en ce bas-monde, l'on trouvera toujours plus malchanceux que soit, de toute façon. Et puis, avec un peu de recul, ce physique désavantageux sera finalement plus un atout qu'autre chose pour moi. Qui aurait bien pu soupçonner quelqu'un avec une apparence comme la mienne d'être responsable de telles prouesses et de tels actes à venir ? Finalement, j'étais là. Dans les bras de ma Mère. Mon Père m'observa longuement de son regard stupéfait. Je vis des larmes. Tous deux pleuraient de joie. Mais pas moi. Aucun son, aucun bruit, aucune lamentation de ma part. Ce mutisme était tel qu'il en vint même à faire douter mes parents sur le fait que je fusse mort-né, moi aussi. L'inquiétude prit place dans leur cœur lorsqu'ils se rendirent compte qu'après plus de cinq minutes à s'entre-observer, je n'avais toujours pas poussé le moindre gémissement. Mon Père, ne souhaitant pas que cette euphorie s'estompe aussi vite qu'elle fut arrivée, souhaita s'assurer que j'étais bel et bien en vie en me soulevant au niveau de son visage et en me secouant dans tous les sens. Le regard inquisiteur de ma Mère le fit très vite changer d'avis. Et avant même qu'ils ne puissent s'échanger la moindre observation, la moindre remarque ou le moindre reproche, ils entendirent enfin un bruit : celui de mes lèvres qui tétaient. Accroché au sein de ma Mère, je pris ainsi mon tout premier repas. Ce fut la preuve tant attendue qui mit fin à leurs doutes. Aussi, restèrent-ils près de moi de longues heures durant, sans s'imaginer une seule seconde de l'impact que ce petit être qu'ils venaient tout juste de mettre au monde allait avoir sur ce dernier.

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Chapitre II : Mes Parents

Félix. C'était le nom qu'ils m'avaient donné. Félix Switz. Mon Père, Picco, et ma Mère, Gretta, s'étaient enfin mis d'accord après quelques instants à se disputer sur leur choix. Il faut dire que l'on ne tient pas tête à ma Mère très longtemps au sujet de ce qui touche de près ou de loin à ses enfants. Ce nom leur plaisait. Je l'ai très vite assimilé. Mon Père, Picco Switz, est un grand gaillard de plus de deux mètres de haut pour une bonne centaine de kilos de muscles. Cela ne cache pas pour autant, aux yeux de ceux qui le connaissent un minimum, une petite brioche du fait des quelques verres par jour qu'il avait l'habitude de prendre fut un temps, malgré les commentaires de ma Mère à ce sujet. Si ses parents lui avait donné un tout autre prénom à la naissance, il commencera à l'abandonner au fil du temps pour le surnom affectif "Picco" que lui donnait sa mère, signifiant en vieux patois Costerborosien "Petit" ou "Enfant". Même moi, j'ignore encore quel fut son véritable prénom, n'ayant jamais pu poser directement la question à mes grands-parents, décédés bien avant ma naissance. Élevé dans une famille de fermiers plus que modestes, mon Père n'eut jamais l'occasion de recevoir une bonne éducation. Il passa son enfance entière à labourer les champs, à couper du bois et à plumer les volailles, sans jamais s'intéresser un seul instant à l'écriture ou à la lecture. Il n'en avait ni les moyens, ni la volonté, ni la chance. Comment voulez-vous trouver le temps de vous cultiver lorsque votre Famille compte sur votre travail acharné pour manger le soir ? Je respecte énormément celles et ceux dont le vécu a entraîné l'adoption de cet état d'esprit. Un homme qui ne prend pas soin de sa Famille, ne sera jamais vraiment un Homme. Et un homme qui n'est pas prêt à se sacrifier ou à tout donner pour elle, ne sera jamais vraiment digne d'en faire partie. Mon Père avait un seul frère. Il était plus jeune et plus frêle que lui. Par conséquent, ce fut à lui de se charger des tâches les plus rudes et les plus intensives. Si mon Père et mon oncle n'étaient pas spécialement proches, l'affection toute particulière qu'ils éprouvaient tous deux envers leur chien était des plus notables. C'était, de ce qu'il m'en a raconté, un molosse parfaitement dressé qui n'a jamais laissé le moindre renard ou le moindre loup s'approcher des troupeaux. Une telle loyauté plaisait beaucoup à mon Père et à son frère qui considéraient cet animal comme un membre à part entière de leur Famille. Cette idée ne me viendrait personnellement jamais en tête. Un animal reste un animal. On peut l'aimer, ce n'est pas pour autant qu'on peut le considérer comme faisant partie de quelque chose d'aussi important qu'une Famille. Enfin, peut-être dis-je cela du fait que j'ai toujours préféré les chats. Quoiqu'il en soit, ce genre de travaux exténuant qui étaient la routine de mon Père, cumulés à son grand appétit lui avaient permis d'acquérir très jeune déjà : une corpulence plus que massive. La facilité qu'il avait à couper les grands arbres et à chasser les bêtes qui se rapprochaient trop des champs étaient telles qu'elles attirèrent l'attention d'autres paysans, prêts à louer ses services en échange de dons de nourriture tous les jours pour sa Famille. J'ai toujours

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eu beaucoup de respect pour les travailleurs manuels. Leur dévotion et le sacrifice de leur santé pour leur famille m'a toujours ému. Mon Père incarnait cet esprit avant même de fonder la sienne. Ce n'est qu'une raison parmi tant d'autres expliquant mon éternel respect envers lui. Passant de travail en travail, il était devenu une sorte d'homme à tout faire, sollicité même par de petits nobliaux trop fainéants pour faire la moindre tâche ingrate tout seuls. Quoiqu'il en soit, mon Père ne rechignait jamais face à cette dernière. Alternant entre fermier, chasseur, bûcheron, jardinier et maçon, il apporta tout l'argent nécessaires à ses proches pour leur assurer une vie sans manques trop importants. Cependant, la vie de mon Père changea drastiquement dès le mois d'octobre 1174, où, au vu de son physique plus qu'imposant, on l’enrôla de force dans l'Armée de Costerboros. En effet, le Royaume de Vérandrie, appartenant jusque là à Costerboros, commençait de plus en plus à virer du côté de "l'ennemi de toujours" : l'Île des Miracles, du fait d'un fort taux de population provenant de cette dernière, insistant pour que son contrôle leur revienne. Ce climat anxiogène provoqua de premières altercations entre Costerboros et la Vérandrie, soutenue par l'Île des Miracles. Et ces premières altercations emmèneront à la Guerre de Dépendance de 1175, où Costerboros tentera de faire d'une pierre deux coups, en matant l'insurrection de Vérandrie tout en envahissant en même temps l'Île des Miracles. Mon Père fut ainsi, au vu de sa force et de sa taille, muté au service d'un grand noble, un certain Sir. Alexander de la Vérandrie, en charge de la protection d'un des plus importants Bastions de la Vérandrie : Garaluena. C'est là où se déroulera la dernière bataille de la Guerre. Je ne referais pas l'Histoire ici. Tout le monde sait aujourd'hui comment cette bataille s'est terminée. La défaite cuisante de Costerboros leur fera perdre le contrôle de la Vérandrie, passant entre les mains de l'Île des Miracles, et marquera aussi une longue série de défaites qui sapera leur image de plus grande puissance militaire, au profit de son ennemi de toujours. Cependant, ce que vous ignorez peut-être, c'est que Sir. Alexander, ayant décidé de prendre la fuite plutôt que d'être prit pour responsable de cette débandade, sera sauvé in extremis par mon Père, après que ce dernier, faisant fi de l'ordre donné par son capitaine de maintenir sa position, n'eut projeté un canon dans la direction des assaillants de son supérieur hiérarchique. Le dit canon lui sera d'ailleurs plus tard offert, et il le placera devant le pas de sa porte en guise de souvenir. La capitulation fut proclamée quelques secondes après que mon Père n'eut plaqué au sol le Sir de Vérandrie pour le protéger des projectiles tirés dans sa direction pour l'abattre. Outre le renvoi de mon Père de l'Armée pour "désobéissance volontaire aux ordres sous prétexte d'assistance à personne en danger", ce sauvetage lui permettra d'obtenir un service de la part de Sir. Alexander. Le noble de Vérandrie, avait en effet une dette envers mon Père, et il saura la payer quand vingt-six ans plus tard, il reviendra pour lui demander refuge. Fort heureusement, après la Bataille, ne souhaitant pas qu'une nouvelle guerre n'éclate avec Costerboros, le Parlement de Vérandrie prit la décision d'inclure Sir. Alexander parmi leur membre, en tant que porte-parole des "Natifs de Vérandrie". Beaucoup d'historiens pensent d'ailleurs aujourd'hui que sa présence relevait plus de l'humiliation pour Costerboros que d'une réelle volonté de rapprochement. Quoiqu'il en soit, un pont bâti par Garriban lui-même fut tout de même érigé entre Costerboros et la Vérandrie. Belle façon de montrer qu'ils souhaitaient maintenir des relations cordiales avec ces derniers. Principalement pour des raisons commerciales, bien entendu.

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Ainsi, après la Guerre, mon Père fut rapatrié sur Costerboros. Sa désobéissance qui aurait pu lui valoir le cachot, voire l’exécution, fut graciée sous motif : "d'acte de bravoure". Pour autant, il fut bel et bien expulsé de l'Armée, ce qui n'était pas pour lui déplaire, bien au contraire. Les camarades qu'ils s'étaient fait étaient pratiquement tous tombés sur le champ de bataille. Des têtes réduites en charpies, des corps en lambeaux, des hommes au sol qui supplient d'être achevés... Ce sont des choses qui hantent les hommes qui n'étaient pas fait pour cette vie. Mon Père connaissait la vue du sang, mais jamais à cette échelle. Je pense même qu'il ne s'est en réalité jamais vraiment remit de cette expérience, malgré tout ce qu'il a bien pu me dire. Ce genre d'horreurs appartiennent à la catégorie des choses que l'on oublie pas. Mais mon Père voulait oublier. Boire pour oublier. C'est pourquoi, au lieu de rentrer tout de suite chez lui, ne se sentant pas encore prêt pour retourner auprès des siens dans cet état, il se mit en tête de rester quelques temps à Port-Perché. C'était, en effet, ici que le navire chargé de rameuter les troupes sur le continent avait fait escale. À l'époque, c'était un endroit sans grande prétention. Beaucoup de navires, certes, mais pas grand chose d'autres à côté. Heureusement pour mon Père, il y avait des tavernes. Les marins et les soldats avaient pour habitude de se rendre au "Bigorneau Cornu". Apparemment, on y trouvait les plus belles filles et la bière la moins chère des environs. Si cette idée n'était pas pour déranger mon Père, c'était davantage la compagnie qui lui posait problème. Il avait besoin d'être seul. De boire seul. Il ne voulait nullement entendre le vacarme des matelots avinés. Pas plus que les exclamations d'ivresse de ses anciens compagnons d'armes. Aussi, choisit-il une autre taverne. Plus éloignée du port, peut-être plus coûteuse mais débarrassée de la présence nocives des pauvres hères qui troubleraient à coup sûr le repos et le calme dont il avait besoin pour se reconstruire. Son dévolu se jeta sur un modeste bâtiment à la toiture verte foncée et aux murs blancs. "L'Ange des Mers" semblait en être le nom. La carte avait l'air satisfaisante et elle proposaient des chambres à bas coûts. Un simple regard rapide à l'intérieur confirma ses seules attentes : pas le moindre client. Juste un vieil homme de petite taille à la calvitie marquée et à la moustache blanche qui attendait à moitié endormi au niveau du comptoir. Mon Père expira profondément et passa le seuil de la porte. Il s'assit près du comptoir et demanda au vieil homme une simple corne de Bière de Pandarens. Le gérant, amical et souriant, lui proposa de s'installer le temps qu'il la lui prépare. Les Maîtres Brasseurs Pandarens sont reconnus mondialement pour la qualité de leur breuvage. Le simple fait que cette taverne en propose était suffisant pour assurer à mon Père qu'au moins son argent ne partirait pas dans de la tambouille. Il s'assit ainsi près du comptoir. Puis, après quelques secondes d'attente, une jeune femme de très petite taille aux grands yeux bleus et aux cheveux blonds mi-longs et bouclés, un tablier blanc par dessus une robe noire et marron vint la lui apporter sur un plateau, un grand sourire aux lèvres. Mon Père venait alors tout juste de rencontrer ma Mère. Ma Mère, Gretta Switz, ou Müeller de son nom de jeune fille, travaillait alors en tant que serveuse dans la taverne de son vieux père. Malgré sa petite taille, elle débordait d'énergie et ne se laissait jamais abattre par quoi que ce soit. Sa simple présence suffisait à redonner le sourire à autrui. Ceci dit, elle n'était pas seulement serveuse dans cette taverne. En effet, si il y a bien un principal point commun qu'elle partage avec mon Père, c'est sa capacité à pouvoir être multitâches. En outre, elle se chargeait également de la cuisine, du ménage, de l'accueil et même de la préparation des chambres de "l'Ange des Mers". Ce nom proviendrait d'ailleurs de la façon

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qu'avait mon grand-père maternel d'appeler son épouse. En effet, son rêve fut de vivre ses derniers instants avec lui dans une taverne près de la mer. Hélas, cette dernière mourut en donnant vie à ma sixième tante, ne laissant à mon grand-père, Karloff Müeller, que la volonté de réaliser ce rêve en l'honneur de sa mémoire. Tel est le fardeau des Semi-gnomes, celui de vivre plus longtemps que leur dulcinée. J'en ai moi-même fait les frais... Troisième née dans une famille de sept sœurs, ma Mère fut toujours très protectrice avec sa Famille. Elle n'hésitait jamais à donner de son temps et de son énergie quand le moindre de ses proches était dans le besoin. Ayant d'abord grandit dans un village forestier Semi-Gnome du Sud-Est de Costerboros, elle et ses sœurs eurent le droit à une véritable éducation. Contrairement à mon Père, ce ne fut pas dans le monde paysan que naquit ma Mère mais dans celui du commerce. Aussi était-il préférable aux yeux de mes grands-parents d'apprendre à leurs enfants à aussi bien se débrouiller qu'eux en société. Et pour se faire, apprendre à lire, à écrire et à compter est en général un bon début. Ma Mère s'entendait parfaitement avec cinq de ses six sœurs. Elle nourrissait un amour profond pour ses parents ainsi que pour sa plus grande sœur tout en s'occupant de ses cadettes comme une mère s'occuperait de ses enfants. Ce fut d'ailleurs lorsque ma Grand-Mère quitta ce monde qu'elle fut plus présente que jamais dans la vie de sa fratrie. Proposant toujours une épaule sur laquelle pleurer ou, à défaut, une oreille attentive, se désignant à chaque fois pour effectuer les tâches ménagères et trouvant presque toujours des solutions aux problèmes de ses sœurs, notamment amoureux, elle voulait combler au maximum le vide que laissa ma Grand-Mère derrière elle. Et surtout pour la petite dernière, ma tante Jenny, qui n'eut jamais la chance de vraiment la connaître. Elle comprit alors, elle qui cherchait encore ce qu'elle voulait faire dans la vie, que son vœu le plus cher était celui de devenir mère de famille. Je pense d'ailleurs que c'est cet entraînement avec ses sœurs qui lui permettra d'aussi bien s'en sortir lorsque c'est le nombre de ses enfants qui se mettra à grandir brusquement. En revanche, il était une sœur, la deuxième, avec qui les relations étaient plus complexes, surtout lorsque ma grand-mère trépassa. Ma tante Michelle blâmait constamment ma Mère pour tout et pour rien. Elle la jugeait responsable de tous ses maux. N'ayant pas le courage de s'en prendre à son aînée et ayant prit l'habitude de prendre sa cadette pour bouc émissaire avant même la naissance de ses autres sœurs, elle développa un profond sentiment d'infériorité. D'après ma Mère, elle était persuadée que leurs parents l'aimaient moins que leur troisième fille. Lorsque mon Grand-Père perdit sa femme, ma tante Michelle devint encore plus dure envers ma Mère, l'accusant à demi-mot d'être la raison de ce triste décès. Les années passèrent et, quand mes tantes furent en âge soit de quitter le village forestier, soit d'y résider toutes seules, il ne resta plus que deux filles aux côtés de mon grand-père : ma Mère et ma tante Michelle. Toutes deux désireuses de voir le rêve de feu leur mère devenir réalité, elles firent fi de leurs mésentente pour l'accompagner dans un port près de la mer où donner naissance à la taverne dont elle parlait tant à son mari. Elles espéraient toutes deux que cette épreuve allait les rapprocher. Depuis toute petite, ma Mère a toujours été très débrouillarde. Que ce soit en commerce comme dans la vie, elle réussissait toujours à trouver des réponses à ses soucis. En outre, pour attirer un peu de clientèle, elle engagea une petite troupe de bardes itinérante pour en faire la publicité dans les autres taverne de Port-Perché. De plus, pour apporter plus de diversité à sa carte, elle usa de ses contacts avec d'anciens amis Pandarens de sa mère pour pouvoir proposer des breuvages provenant de Maîtres Brasseurs. On ne peut pas pour autant dire que ce don profitait à tout le monde.

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Une fois la taverne créée, ma tante n'avait aucune idée de ce qu'elle allait bien pouvoir faire. Pour elle, c'était avant tout symbolique. Elle ne comprenait pas que pour que le bâtiment puisse subsister, au moins du vivant de leur vieux père, il fallait le faire tourner. Michelle était trop maladroite pour cuisiner, trop antipathique pour faire le service et trop fainéante pour le ménage. Mon grand-père la chargea donc de surveiller la caisse pendant que ma Mère se chargerait de tout le reste tout en y prenant plaisir et en hésitant pas à faire du zèle. Fatiguée dès les premiers jours de ce travail lassant, ma tante commença alors à se servir elle-même dans les quelques revenus de la caisse, faussant les comptes. Elle se permettait même quelquefois de sortir pendant ses heures de travail pour se remplir la panse ou s'acheter des bijoux aux profits de "l'Ange des Mers". Pour elle, de toute façon, ce bâtiment n'était là que pour faire plaisir à son père. Qu'il fonctionne bien ou non, ça n'avait pas d'importance. Ainsi, cette situation dura pendant quelques mois. Hélas, les sommes dérobées par Michelle étant de plus en plus importantes avec le temps, il était impossible pour ma Mère et mon grand-père de s'occuper à la fois de l'entretien de la taverne, du service et des partenariats. Dans l'incapacité d'embaucher, les clients se firent de moins en moins nombreux et lorsque ma Mère comprit où était passé tout l'argent en découvrant, pendant le ménage, les robes chics que ma tante cachait sous son lit, elle préféra taire la chose pour ne pas alimenter à nouveau les conflits et permettre à leur père de ne pas voir le rêve de sa femme brisé par l'une de ses filles. Cependant, il ne manqua pas de lui échapper que si les choses continuaient de la sorte, ils allaient très vite devoir mettre la clé sous la porte. Et c'est quelques jours seulement après les premières demandes de rachats de l'établissement par des marchands Oyvey que mon Père fit son apparition dans la vie de ma Mère. Je me rappelle écrire cette question sur mon petit carnet et la faire lire à ma Mère : "Comment vous êtes vous rencontrés et qu'est-ce qui t'as plu chez lui ?" Elle ne manquait jamais de sourire lorsqu'elle me racontait qu'étrangement c'était son humour qui avait fait chavirer son cœur. Moi-même j'avoue n'avoir jamais considéré mon Père comme un bouffon. Mais semblerait-il qu'en voyant ma Mère lui apporter sa corne de Bière Pandaren et lui faire la conversation tout en passant un coup de chiffon sur le comptoir, mon Père aurait fini par lui raconter une plaisanterie graveleuse qui ne l'aurait probablement pas faite autant rire si la chute n'avait pas été prononcée avec un tel désintérêt et de façon aussi sérieuse. Malgré les soucis d'argent, ma Mère n'est pas du genre à mentir sur qui elle est et sur ce qu'elle apprécie pour parvenir à ses fins. Telle est probablement notre différence la plus évidente. Et concernant mon Père qui ne voulait être dérangé pour rien au monde, il se rendit vite compte que si il espérait à présent passer ses journée dans cette taverne, il valait mieux s'entendre avec celle qui semblait être en charge d'à peu près tout ici. Et de fil en aiguille, cette simple volonté de briser la glace se transforma en longue discussion passionnée. Une parfaite alchimie était alors née entre eux. Mon Père commença dès le lendemain de sa rencontre avec ma Mère à passer plus de temps à lui parler plutôt qu'à boire ou qu'à repenser à la bataille. Il ne se rendit compte que très tard que c'était une Semi-Gnome. En vérité, il n'en avait encore jamais vu. Il est chose courante de haïr son ennemi au retour d'une guerre. Mon Père n'a jamais haït le moindre nain, le moindre elf ou le moindre gnome. Il avait une façon très simple et pourtant très juste de qualifier la guerre : "Ce sont des hommes qui ne se connaissent pas mais qui se battent, commandés par des hommes qui se connaissent mais qui ne se battent pas." Mon Père se fichait éperdument de la

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race d'autrui. Seuls les actes l'intéressaient. Pourquoi en vouloir à une race toute entière quand on a déjà des noms précis à maudire ? Il aimait ma Mère telle qu'elle était et ne la voyait pas moins humaine après cette révélation qu'avant. Avec elle, il se sentait bien. C'était justement ce qu'il recherchait. Il finit bien par lui proposer de se balader avec lui dans les rues de Port-Perché mais, elle fut forcée de décliner son offre à cause de son travail harassant. Et c'est précisément à ce moment que ma tante Michelle fit à nouveau son apparition. Ce fut la première fois que mon Père découvrit sa future belle-sœur. Et le portrait n'était pas glorieux. Elle était complètement ivre, portait de travers une élégante robe couleur jade cernée de bijoux et empestait l'alcool de bas étage à plein nez. Ses longs cheveux noirs étaient complètement ébouriffés, du maquillage lui coulait sous les yeux et elle avançait pieds nus en titubant tout en tenant ses chaussures à talons noirs dans les mains. Ma mère savait mais préférait ne rien dire, elle se retourna simplement pour s'assurer que son père ne la voit pas dans cet état. Mon Père proposa alors d'aider à lui faire monter les escaliers, ce qu'elle accepta immédiatement. Installée par mes parents sur l'un des lits réservés aux clients, elle aurait tout de même finit par lancer à ma Mère entre deux renvois et juste avant de s'endormir qu'elle ferait mieux de laisser tomber, que mon Père était trop bien pour elle et que de toute façon qui voudrait finir en couple avec une fille comme elle ? Le sujet n'avait jusqu'alors été mit sur la table à aucun instant. Mes parents rougirent tous deux, une fois ces dires prononcés. Pas forcément pour les mêmes raisons. Mon Père fut le premier à se remettre de ses émotions et proposa une nouvelle fois à ma Mère de prendre l'air pour se changer les idées. Elle accepta. Ce fut leur premier vrai rendez-vous. À partir de cet instant, leur situation changea. Ma mère laissa pour la première fois mon grand-père seul avec ma tante pendant qu'elle s'accordait un petit temps de répit. Cette sortie lui plut tellement qu'il renouvelèrent l'expérience le lendemain, puis le sur-lendemain, jusqu'à ce que mon Père ne lui propose une bonne fois pour toute de s'installer avec lui. De ses propres aveux, avouer ses sentiments à ma Mère fut la chose la plus difficile à réaliser de toute sa vie. Leur premier baiser eut lieu quelques secondes après cette proposition. Lorsque ma Mère demanda à son vieux père sa bénédiction, celle-ci lui fut accordée pratiquement instantanément. Mon grand-père aimait sa fille, elle était restée à ses côtés toute sa vie. Elle allait devoir voler de ses propres ailes à présent. Ma tante, au contraire, ne fut pas du même avis. De nouveau sobre, elle lui adressa ses quatre vérités en face avant de se faire recadrer par mon grand-père. Le pauvre homme savait qu'il ne lui resterait plus longtemps à vivre. Aussi, voulait-il que ces dernières retrouvailles se fassent dans la joie et l'allégresse. Mon Père et ma Mère embarquèrent alors en direction du village de ce dernier, afin qu'il la présente à ses parents. Il comptait, en réalité, surtout leur annoncer leur futur mariage. Ma tante Michelle fut laissée seule à Port-Perché et, à la mort de mon grand-père, fut la dernière à s'occuper de "l'Ange des Mers". Celle qui fut le moins intéressé par le projet devint celle qui reprit les rennes en l'honneur de la mémoire de ses parents. Malgré tout ce que je peux reprocher à cette dernière et en dépit de toutes les insultes proférées à l'égard de ma Mère, le fait d'être le dernier membre de sa Famille à s'accrocher à un rêve, cette impression de solitude, cette idée d'une personne seule et abandonnée qui se dresse contre l'adversité me rappelle également les choix que j'ai fait et force ma sympathie. De retour sur sa terre natale, mon Père souhaita présenter sa future femme à ses parents. Ils étaient tous les deux encore en vie, bien qu'au bord du trépas. Mon Oncle, lui, n'était pas là, parti faire sa vie ailleurs depuis quelques temps. Leur molosse avait eu des chiots entre-temps.

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Pour fêter ce retour triomphal, ils décidèrent de lui offrir le plus jeune de ces derniers. Mon Père commença en le nommant sombrement : "le chien". Il était assez mauvais pour trouver des noms. Ma Mère insistera pour qu'on lui en trouve un autre, mais aucune de ses propositions ne plus à son mari. Il préférait "le chien". C'est finalement moi qui lui trouverait son nouveau nom. Au départ, je voulais le renommer "Licorne", une espèce de cheval cornu légendaire que j'avais inventé en la dessinant sur mon petit carnet. Néanmoins, je finis par jeter mon dévolu sur un autre nom, en l'honneur à cette créature de légende que j'aimais tant : Dragon. Hélas, les présentations se passèrent très mal. Mes Grands-Parents tenaient les autres races d'un très mauvais œil et ne pouvaient pas concevoir un seul instant que ce fils qui leur avait tout donné puisse épouser une non-humaine. Ils refusèrent catégoriquement leur union et furent odieux envers ma Mère. Ils la traitèrent de "maudit gnome", dirent qu'elle allait leur "enlever leur fils", ou encore que "c'était contre des gens comme elle que mon Père était parti en guerre". En bref, voyant que mon Père s'accrochait encore à elle, ils lui fixèrent un ultimatum. Si il choisissait de continuer sa vie avec elle, alors il serait bannit à tout jamais de chez eux. En somme, cela revenait à choisir entre sa Famille biologique et celle que l'on souhaite créer. Mon Père accepta le bannissement. La famille pour laquelle il avait tant donné se refusait à lui laisser en bâtir une nouvelle. Abandonner l'ancienne qui ne nous reconnaît pas pour en reformer une parfaite. Tel est le choix que mon Père et moi avons pris. La Famille n'est pas une question de sang, c'est une question de loyauté. Ce qui compte n'est pas ce que la vie vous donne, mais ce que vous voulez en faire. Leur mariage se concrétisa donc quelques années plus tard, où outre leurs grands amis, seuls furent présents le frère de mon Père et les sœurs de ma Mère, à l'exception de ma tante Michelle. La réception eut lieu le 11 mai 1193 dans un petit village champêtre du nom de Kürsk. Mes parents avaient trouvé cet endroit parfait pour s'installer. À vrai dire, il cochait plus ou moins toutes les cases qu'ils souhaitaient voir remplies. L'environnement contrastait avec beaucoup de choses qu'ils avaient déjà perçu par le passé, sans pour autant s'écarter de la sphère d'influence de Ragnor, divinité auquel mon Père adressait ses prières. Ma Mère n'était pas vraiment religieuse, ses parents ne lui ont jamais vraiment inculqué la valeur de ces rites. Mais le simple fait de savoir son mari malheureux ailleurs qu'ici la forçait également à être pour s'installer dans un lieu où était vénéré ce faux dieu. Quelques mois leur suffirent pour trouver leurs repères. Mon Père socialisa très vite avec le reste des hommes du village, au point de devenir après quelques années l'un des habitants les plus appréciés. Il aidait quiconque venait le solliciter pour le moindre problème manuel. Les chasseurs étant ceux qui venaient le plus le voir, il devint très vite un très bon ami à eux, retirant à merveille la fourrure des bêtes et coupant tout aussi bien la viande. Complimenté pour ses talents, il prit très vite goût à cette activité et, afin de gagner sa vie, devint le boucher du village. Sa complicité avec les chasseurs était telle que l'un d'entre eux, Lars Ziegler, devint son meilleur ami et vint s'installer dans la maison à côté de la notre. De la même façon, ma Mère quant à elle devint la figure de référence des femmes du village. Toujours charmante et bien attentionnée, elle prenait tous les jours des nouvelles de tout le monde. Et si quelqu'un avait besoin de conseils ou d'un avis sur tel ou tel sujet, elle prenait toujours sur son temps libre pour aider. Il restait cependant en suspend la question de l'intérêt concret qu'elle pouvait apporter à la collectivité. Bien sûr, les femmes au foyer étaient monnaie courante à Kürsk, tout comme dans n'importe quel autre village d'ailleurs. Mais ma Mère tenait à se rendre utile, véritablement utile. Elle se rappela alors de l'offre que lui fit son beau-frère, un

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certain Gontrand de Milletiers, lors de son mariage. Cet homme, propriétaire terrien et détenteur d'un vaste empire poudrier, était un homme avide qui ne cherchait qu'à étendre son commerce. C'est pourquoi il enchaînait les mariages avec des femmes de différentes races : pour exporter ses produits au maximum de contrées. Ainsi, il proposa à ma Mère de lui fournir quotidiennement des caisses entières de poudre qu'elle pourrait vendre sur le marché de Kürsk afin d'étendre sa clientèle, chose qu'il présentait comme du gagnant-gagnant. Ma Mère, ayant grandit dans une famille de marchands, accepta l'offre, percevant la chose comme un acte de générosité familial. Il ne surprendra personne de savoir que cet homme cherchera, quatre ans plus tard, à faire tuer son épouse, ma tante, pour pouvoir se remarier une fois de plus et ainsi continuer ses petites affaires. Et il sera encore moins surprenant de révéler que je finis par apprendre ce qu'il comptait faire et qu'il fut exécuté pour cela. Il sera déclaré dans son testament que la moitié de ses biens reviendront de droit à ma tante, et que l'autre moitié sera légué à une organisation fantoche créée par moi-même sensée alimenter les soldats de Costerboros en poudre à canon. Un bon patriote doublé d'un bon mari quitte ce monde cruel en assurant la relève derrière lui. Qui chercherait à faire valoir l'inverse ? Ce subterfuge me permettra malgré tout d'avoir en ma possession toute la poudre nécessaire pour équiper mes hommes en fumigènes et en somnifères. Les bombes de poudres que je demanderai à mettre au point permettront d'ailleurs à plusieurs reprises à un certain Leborgne de se sortir de situation à première vue désespérée. En outre, même les hommes les plus détestables peuvent vous rendre service. Il est malheureux de constater que cela arrive néanmoins la plupart du temps surtout une fois qu'ils sont morts. Et c'est ainsi, au cœur d'un village aux habitants accueillants et amicaux que mes Parents s'installèrent et me permirent de grandir. Seulement, la réalité n'est jamais vraiment aussi belle que ce que l'on souhaiterait qu'elle soit. Il est courant de tomber de haut lorsque la réalité nous rattrape. L'histoire de mes Parents, d'avant leur rencontre jusqu'à leur arrivée à Kürsk a été pour moi à la fois un moteur et une immense source de compréhension sur le monde qui m'entourait. Et maintenant que j'étais là, maintenant que j'étais né et qu'il m'était demandé de faire quelque chose de cette vie, je me devais de rendre fiers ceux qui me l'avaient offerte. Pour comprendre ce monde nouveau qui s'offrait à moi, je devais d'abord comprendre leur histoire. Et maintenant que vous connaissez également leur histoire, le temps est venu de raconter la mienne.

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Chapitre III : Compréhensions

D'aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours eu une passion pour les récits. Quelque soit leur nature, qu'ils fussent rédigés sur papier ou simplement narrer. Véridiques ou inventés, peu m'importait. Le simple fait de me figurer mentalement telle ou telle chose m'a aidé à forger une conception du monde passé et présent dans lequel je vivais. Ils m'aidaient à assouvir ma quête interminable de connaissances et de compréhension. À vrai dire, j'ai toujours préféré écouter que parler. On en apprend bien plus en se taisant et en laissant les autres s'exprimer qu'en comblant le silence sois-même. Dommage que la plupart des gens ne partage pas cet état d'esprit... Pour ainsi dire, je fus un enfant si discret et si calme que mes Parents continuèrent de s'interroger sur mon état de santé, plusieurs heures encore après que je sois sorti du ventre de ma Mère sans le moindre sanglot. Quoiqu'il en soit, mon amour pour la narration d'autrui n'échappa en rien à la vigilance de mes Parents. Peut-être en ignoraient-ils cependant l'ampleur. Pour me border la nuit, ma Mère me racontait des histoires. Jamais les mêmes. Je n'arrivais pas à dormir si l'on ne faisait pas travailler mon imaginaire. C'était devenu une sorte de rituel quotidien. Même de courts récits me suffisaient, tant qu'ils étaient divertissants. Cependant, ma Mère voyait que j'étais contrarié lorsqu'elle se préparait à repartir sur celles que j'avais déjà entendues. Ma mémoire étant déjà ce qu'elle était dans mes premières années, entendre les mêmes contes encore et encore m'ennuyait, là où il y avait tant de choses à entendre et à découvrir. La pauvre... J'ignorais à l'époque la somme de temps qu'elle consacrait à son travail de vendeuse de poudre au village et à quel point elle était surmenée quand elle devait enchaîner avec le ménage, la cuisine, mon Père et enfin moi. Fort heureusement, quand j'eus six mois, je cessai de manifester mon mécontentement à ma Mère pour ses répétitions, du fait de ma meilleure compréhension de sa situation. Au contraire, je commençai même à y trouver de l'intérêt. En effet, il n'était pas rare qu'exténuée, elle s'endorme avant de me raconter la fin de mes histoires. Et c'est dans ces moments là que j'en profitais pour reprendre le livre laissé sur ses genoux et me concentrer sur les mots pour essayer de les comprendre. Connaissant déjà l'histoire par cœur, je m'amusais à recoller les sonorités sur les lettres que j'avais sous les yeux. C'est d'ailleurs en escaladant mon berceau pour agripper les ouvrages qui reposaient sur ma Mère endormie que je fis mes premiers pas. Les bases ayant été acquises, je sus comment marcher parfaitement avant même d'avoir sept mois. De ce fait, cette petite routine me permit de développer très tôt le goût de la lecture. Pour ainsi dire, je savais lire des œuvres complètes avant même mon premier anniversaire et j'appris à parfaitement écrire en autodidacte dès le suivant. Comme précisé précédemment, mon Père, quant à lui, n'avait jamais eu la chance

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d'apprendre à lire. Ce solide bonhomme imposant à la barbe brune et aux cheveux courts dénotait complètement avec ma très petite Mère blonde aux grands yeux bleus et aux cheveux bouclés. Pourtant, ils se complétaient tous les deux. Si l'un ne pouvait parvenir à réussir quelque chose, alors c'est l'autre qui se chargeait de reprendre sa place. Ainsi, quand ma Mère était trop fatiguée, c'est lui qui se chargeait de me raconter des histoires. Contrairement à elle, cependant, il me narrait plutôt le déroulement des batailles auxquelles il a participé à l'époque où il était soldat, à défaut d'en connaître d'autres. J'étais très friand de ces dernières, sans jamais être choqué par les moindres détails sanglants qu'il pouvait laisser échapper. Comme si la mort et le sang ne m'avaient jamais dérangés. En revanche, il tomba très vite à court d'inspiration. En réalité, il ne s'était finalement pas tant battu que cela. Il trouva donc à chaque fois d'autres choses à me dire. Il commença par me raconter comment il avait rencontré ma Mère, puis comment ils sont arrivés ici, ses journées et même des anecdotes sans grand intérêt. Aussi, s'est-il essayé également un jour, par fierté, à la lecture. Il n'avait aucune base mais ça ne pouvait pas être si complexe, après tout. Il abandonna très vite l'idée lorsqu'il saisit des livres sans images. Cependant, pour aller jusqu'au bout de l'idée, il se risqua tout de même à l'improvisation en créant de toute pièce une histoire entière autour d'une simple première de couverture ou bien de quelques illustrations qui parsemaient le récit. J'appréciais également grandement ses narrations improvisés. Elles me permirent de comprendre plusieurs choses. D'abord, la présence de motifs récurrents dans l'esprit créatif de mon Père. Notamment : la boisson, les femmes, le travail et le courage. Mais, en plus de ses dits motifs, je perçus la véritable nature de la détermination humaine. Et enfin, je compris à quel point il était des conteurs infiniment plus doués que d'autres, malgré tous leurs efforts. Néanmoins, la chose la plus importante que j'ai retenu de ces expériences reste mon observation des petits tics qui apparaissaient sur le visage et dans les paroles de mon Père quand ce dernier cherchaient ses mots. Je compris, en le scrutant, quels étaient les signes annonciateurs d'une personne qui mentait, qui cherchait à s'inventer des excuses ou bien qui souhaitait embobiner son interlocuteur. Bien entendu, les menteurs professionnels sont autrement plus complexes à piéger que mon pauvre Père. Mais, votre perception et votre compréhension des choses s'améliore avec les années. Et croyez-moi, cette première découverte fut lourde d'apprentissage pour mes années à venir. En outre, c'est donc dans ce climat hospitalier et aimant que je grandis. Les années passèrent et mes parents, surmenés par le travail et se rendant compte de ma grande maturité pour mon âge, prirent l'habitude de me laisser seul à la maison pendant qu'ils allaient travailler au marché. Je profitais alors de ces moments pour escalader la bibliothèque de ma Mère afin d'en sortir des livres qui me paraissaient intéressants. Les sujets variaient, certains étaient plus marquants que d'autres, mais rien de vraiment extraordinaire à mon goût. Aussi, je pris le risque de m'aventurer à la lecture du seul livre que possédait mon Père. Vous devez sûrement déjà vous douter de la nature de ce dernier. Un homme qui ne sait pas lire et qui possède pourtant un ouvrage auquel il est tellement attaché qu'il se trouve sur sa table de chevet. C'est bel et bien de son Recueil de Textes sacrés de Ragnor dont il s'agissait. J'étais, à l'époque, réellement intrigué à l'idée de savoir ce que ce livre avait de si particulier pour un homme comme mon Père. Et ce fut dès les premières pages que je compris. Ces textes n'étaient pas fait pour être lus. Ce n'était pas ce qu'ils racontaient qui importaient mais leur valeur symbolique. Or, ce qui me fascinait à cet âge, c'était la pensée de l'auteur, la façon dont il formulait ses idées. Nul besoin de vous préciser que ce ne furent guère des mots pourvus de sens que je découvris. Ils n'étaient que des

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catalyseurs de haine envers autrui et envers sois-même à la solde d'une entité ridiculement absolue. Des messages étaient adressés directement au lecteur, lui demandant de prendre les armes contre ceux qui ne pensaient pas comme lui. Cette lecture fut une purge. Je me dégoûtais de déchiffrer chaque nouvelle ligne et pourtant, paradoxalement, je ne pouvais m'arrêter de le faire. C'était comme si je faisais face à une épreuve personnelle à surmonter. Je consacrai toute ma journée à l'unique lecture de cette abomination. Comment mon Père pouvait-il à ce point tenir à cette chose ? Malgré cette mauvaise expérience, j'en ressortis grandi, plus fort. J'avais compris pourquoi. Cette volonté de se soumettre, de s' auto-flageller, de désigner l'autre comme la source de ses maux... Les hommes croient à ces absurdités car des gens plus haut qu'eux dans la hiérarchie veulent le leur imposer. Si les dieux étaient vraiment la source de ces volontés, alors, dans leur infinie puissance, ils auraient déjà punis les simples mortels comme moi, débectés par ce genre de pratiques. Peut-être était-ce par fierté que je me refusais de courber l'échine devant des choses que je ne pouvais même pas me figurer. Mais force est de constater que depuis ce jour, je me jurai de ne jamais laisser ma vie m'être dictée par quoi que ce soit, hormis mes parents qui sont les seuls êtres à me l'avoir justement donné. Mon Père ne pouvait avoir lu ce livre. J'ai mis ma main à couper que ce fut simplement ses parents qui lui ont raconté ce qu'ils avaient envie de lui raconter concernant son contenu. Qui est d'ailleurs probablement également ce que leurs parents leur ont présenté, et qu'ils tiennent à coup sûr eux aussi de leurs ancêtres, afin de se convertir à Ragnor dès leur plus jeune âge de génération en génération. Depuis, mes lectures devinrent différentes. Je cherchais constamment dans notre bibliothèque des recueils capables de développer mon esprit critique, d'émettre d'autres sons de cloches ou encore de présenter un moyen théorique de mettre fin à cette folie. C'est en lisant encore et encore chaque jour que je finis par comprendre dès mes trois ans la cruauté et l'injustice de notre monde. Ce n'était pas que la religion du Dieu de la Flamme Éternelle qui posait problème. Les vices et les torts des êtres qui peuplaient ce monde étaient si nombreux qu'il était injuste de ne blâmer qu'un seul bouc-émissaire. Cependant, bien peu d'ouvrages me permirent de donner un réel sens à cette démence qui semblait ronger cette terre depuis des millénaires. Mes Parents ne possédaient en réalité qu'un seul livre d'Histoire. Mais, après plusieurs mois passés à vider l'étagère, sa découverte me fit l'effet d'un coup de poing dans l'estomac. Il se trouvait tout au fond du meuble, recouvert de poussière et de toiles d'araignées. Il se nommait "Comprendre ce que nous sommes" et avait été écrit par un certain Juony. Ma Mère avait probablement du l'acheter en s'imaginant que c'était un ouvrage pour apprendre à mieux se connaître soi-même, ou ce genre de textes indigestes et plats dont elle raffolait. En découvrant ces lignes, je fut comme happé, dans l'impossibilité de m'en séparer avant de l'avoir fini. J'étais peut-être trop jeune pour le comprendre dans son intégralité, mais j'avais retenu plusieurs leçons en le lisant et en dressant des parallèles avec les Textes sacrés de Ragnor. Tout d'abord, le monde a été créé par des divinités qui n'ont que faire du sort des pauvres mortels que nous sommes. Aussi, nous sommes condamnés à mener une existence de douleur, de perte des êtres chers et de conflits. De plus, les faibles seront toujours opprimés et tyrannisés par les forts et ne pourront jamais rien faire pour inverser la balance. Et enfin, que seul un homme providentiel aux idées fortes et aux convictions nobles serait capable de changer le monde pour le mieux. Pour ça, il faudrait simplement qu'il s'en sente capable et qu'il soit prêt à tout encaisser pour y parvenir. Dès lors, je compris que c'était à moi qu'il parlait. Sans imaginer une seconde que ce qu'il pouvait bien sous-entendre était que chacun à son échelle puisse changer les choses à

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condition d'essayer. Je me persuadai que le cycle était destiné à se répéter si personne n'agissait pour corriger toutes ces injustices. C'est à partir de ce jour que je me mis en tête de sauver les êtres qui m'étaient chers de ce funeste destin, d'inverser la balance, de permettre au faible et à l'opprimé de s'émanciper de la cruauté de ceux qui se pensent tout permis. Si ni les seigneurs, ni les rois, ni les dieux n'avaient pu corriger les erreurs de ce monde, alors je m'y attellerai. Moi qui ne suis personne, je ne me laisserai pas influencer par l'opulence. Moi qui n'ait aucun bien, je ne serais pas perverti par la corruption. Moi qui n'ait qu'un seul but, je ne faillirai pas à ma tâche. Mon objectif était alors simple : m'assurer que tout aille pour le mieux en étant assez puissant pour punir quiconque se sentirait en mesure de nuire au souverain bien. Peut-être me trouvez vous naïf, ou idiot. Moi-même, en écrivant ces lignes, je ne puis que comprendre que l'on puisse considérer cet idéal comme étant irréalisable ou que l'on puisse me voir comme un mégalomane, ou un égocentrique. Sachez néanmoins une chose : ce sont les actes qui forgent un Homme, pas les mots. Dire ce que l'on pense de quelqu'un est une chose, faire quelque chose de sa vie en est une autre. Mon troisième anniversaire me révéla alors enfin qui j'étais. Félix Switz, jeune SemiGnome, intellectuellement en avance sur son âge, grand amateur de lecture et désireux de contrôler l'ordre établi en ce monde dans l'intérêt général. Néanmoins, malgré mes capacités d'analyses plus poussées que d'ordinaire pour mon âge, je n'avais toujours pas prononcé le moindre mot. En écrire pour me faire comprendre de ma Mère ? Ça oui. Dessiner pour que mon Père visualise ce que je lui demandais ? Ça aussi, bien sûr. Mais, leur parler directement ? Très peu pour moi. Je n'ai jamais aimé ma voix. Je ne l'aime pas plus aujourd'hui, d'ailleurs. J'ai toujours été en capacité de m'exprimer par la parole, mais je n'en avais jamais ressenti la nécessité jusqu'alors. Pourquoi devrais-je trouver cela utile, moi qui ai vécu trois ans entier sans jamais en avoir besoin ? Cependant, je savais qu'il me faudrait utiliser ma voix, un jour ou l'autre. L'on ne socialise pas sans faire d'efforts. Fort heureusement, le plus difficile était déjà derrière moi. Les êtres qui me connaissaient le mieux au monde à l'époque étaient mes Parents. Lorsqu'ils m'offrirent pour mon troisième anniversaire ce carnet et ce fusain, sachant pertinemment que je savais écrire depuis le temps, je compris qu'ils me pensaient muet. Je leur aurait bien donné tort à l'époque, mais je ne voyais toujours pas l'intérêt d'une telle manœuvre, encore moins après un cadeau de la sorte prouvant leur amour, malgré ce handicap sensé m'incommoder. Ce que j'ignorais, c'est que cette idée reçue selon laquelle j'étais muet allait être ma carte maîtresse pour déjouer les attentes et ainsi accomplir mon destin. Et ce dit destin su trouver son commencement au petit matin du premier jour du treizième siècle de notre Histoire, suite à une autre découverte qui marquera à jamais les débuts de mon ascension.

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Chapitre IV : La Première Étape

Je venais tout juste d'avoir trois ans. À l'époque, je ne mesurais encore que 53 centimètres de haut pour un poids d'un peu moins de 6 kilos. Mes cheveux bruns mi-longs commençaient à me couvrir une partie du front. Ma Mère me faisait souvent porter un haut bleu, des bas sombres, ainsi que de petits souliers noir de jais. J'ignorais alors tout de la méthode que j'emploierais et de comment j'allais faire pour réaliser mon but. Où trouverais-je mes alliés ? Comment pourrais-je possiblement obtenir les moyens de renverser l'ordre établi ? Par quoi le remplacer ? Quels stratagèmes me permettraient de me hisser plus haut encore que les puissants de ce monde sans pour autant mettre ma Famille en danger ? Toutes ces questions demeuraient sans réponse en mon esprit. Je me laissais simplement guider par cette quête que je m'étais fixé. Je passais des nuits entières à réfléchir à ces interrogations, sans pour autant réussir à toujours y trouver des réponses. Bien souvent, ces réflexions me permettaient d'ailleurs de trouver le sommeil. Passer cet âge, il n'était plus nécessaire que mes Parents me racontent des histoires pour m'endormir. Le repos me trouvait de lui-même quand, après des heures à réfléchir à ce projet, je ne trouvais plus la force de rester éveillé. J'espérais d'ailleurs secrètement que les réponses à mes questions me soient révélées pendant mes nuits de songes. La fin recherchée était, rétrospectivement, ce qui fut le plus simple à trouver. Pourquoi et surtout pour qui serais-je prêt à faire tout ça ? Ma Famille, bien évidemment ! Mais, cette dite Famille, serait-elle forcément désireuse de porter le fardeau de "surveillants des puissants" ? Connaissant l'amour que portait mon Père et ma Mère à leur petite vie tranquille, je ne désirais pas les impliquer plus que de raison dans mes desseins. Aussi, ai-je déjà exprimé mon idée selon laquelle une Famille n'est pas une question de sang, mais de loyauté. Si je devais me battre, ce serait bien pour une Famille. Mais pour une qui désirerait la même chose que moi. Une qui me rejoindrait de son plein gré. Une qui ne me jugerait pas sur les moyens mis en œuvre, tant que la finalité est assouvie. Une Famille nouvelle et parfaite à mes yeux . En somme, je devais m'assurer de gagner plus de puissance, d'alliés et d'importance que n'importe quel être, voire que n'importe quel groupe, afin d'attribuer un statut hégémonique à cette organisation nouvelle. Or, je ne partais de rien. Je n'avais ni allié, ni argent, ni garde-fou. Par conséquent, si je voulais construire quelque chose de bien, avec des bases saines et un but noble, il me faudrait commencer par trouver une porte d'entrée vers le monde des puissants. Eux seuls détenaient tout ce dont un jeune sans-le-sou comme moi avait besoin afin d'atteindre ses objectifs. En somme, je devais retourner le pouvoir des oppresseurs contre eux et ainsi prendre leur place en instaurant

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comme unique contre-pouvoir cette Famille nouvelle qui renaîtra de leurs cendres. Pourtant, si je savais théoriquement comment procéder, ce fut bel et bien par un concours de circonstances que je sus enfin par où commencer de façon concrète. Une nouvelle année venait tout juste de commencer. Les bonnes résolutions devant en découler, un consensus fut établi entre ma Mère et mon Père. Un consensus me concernant directement. En effet, je finis par apprendre, au commencement de ma troisième année de vie, que ma Mère considérait que mon Père était peut-être trop distant avec moi et qu'il se devait de me consacrer plus de son temps libre. Ce dernier accepta, à condition que ce soit lui qui choisisse les activités que nous entreprendrions. Ma Mère accepta à son tour, bien que plus réticente. Et à raison. Mon Père considérait que si il nous fallait bâtir ensemble des moments inoubliables, alors encore fallait-il nous exercer à pratiquer des passe-temps auxquels il prêtait de l'intérêt. Il n'excellait pas vraiment dans les domaines qui pouvaient amuser, ou à défaut : intéresser les enfants. Aussi considéra-t-il que la chasse et la pêche seraient de bons choix. Cela peut, je le conçois, paraître complètement déraisonné et irresponsable; et je serais d'ailleurs partiellement d'accord avec vous sur ce point. Néanmoins, il faut garder en tête que mon Père pratiquait déjà ces disciplines dès son plus jeune âge et sans forcément être accompagné, qui plus est. Il m'est difficile de fournir un avis impartial sur le sujet compte tenu de son passé. Lorsque ma Père annonça ses choix à ma Mère, cette dernière ne cessa de répéter qu'il nous faudrait être extrêmement prudents, ne pas se séparer et constamment veiller sur moi. Si il était très aventureux dans ces pratiques, mon Père n'en était pas moins dénué de bon sens. Il fit appel à ses amis chasseurs afin de sécuriser le périmètre et tuer les grosses bêtes sur lesquels ils tomberaient pour ne pas risquer de me mettre en danger. De toute façon, ma Mère avait donné sa parole à mon Père. Elle devait lui faire confiance pour veiller sur moi. En vérité, cette sortie avec lui était tout autant à but de nous rapprocher lui et moi qu'un défi lui permettant de prouver ses capacités de bon père précautionneux. Ainsi, nous nous retrouvâmes vers 10 heures dans la grande forêt qui bordait notre village. Un petit comité de sept chasseurs professionnels nous escortait d'assez près pour intervenir en cas de soucis, tout en conservant un bon écart pour ne pas non plus nous déranger. Nous avions également emmené Dragon avec nous pour l'occasion. Je n'étais, bien évidemment, pas armé. Je n'avais ni arc, ni dague, ni piège. Mon Père me portait sur son épaule lorsque le terrain devenait boueux et me faisait redescendre pour marcher à ses côtés lorsque le sentier se redessinait. Je me rappelle encore ses explications concernant les différentes façon d'attirer le gibier, d'installer un piège de façon intelligente ou encore de tirer en l'air pour toucher les oiseaux sans risquer de blesser ses compagnons. Je me souviens également d'être resté plusieurs dizaines de minutes derrière une souche, aux côtés de mon Père, à attendre qu'un sanglier se rapproche de notre direction. Cette expérience fut d'ailleurs assez stressante. Une charge de ces bêtes pouvait après tout gravement blesser voire même tuer un homme en pleine force de l'âge. Mais, cette sortie avec lui ne consistait pas qu'à l'écouter me parler de cette discipline sans rien faire à côté. Il me fit à plusieurs reprises participer, sans me faire tenir d'arme pour autant. Par exemple, il me

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demanda de lui dessiner sur mon carnet l'animal auquel je pensais, en observant les traces de pas qu'il laissait dans la boue. De la même façon, il me montra comment activer et camoufler un piège à ours. Puis me donna la mission de le placer tout seul. Sans mentir, j'avais beau savoir que mon Père n'était pas loin derrière moi, me risquer à poser cette chose qui aurait pu me découper en deux en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, à condition que je ne me sois pas déjà fait dévorer par l'une des créatures sauvages qui rôdait dans cette forêt, était quelque peu terrifiant. Heureusement, rien de tel ne se produisit et mon piège parvint même à se refermer sur un jeune cerf qui fut l'une des plus belles pièces de notre traque. Mon Père me répéta sur la route à quel point il était fier de moi et de mon avenir tout tracé de chasseur. Je lui souris, préférant le laisser se bercer d'illusions. Après tout, cette sortie restait un moyen pour nous de nous rapprocher, n'est-ce pas ? Cependant, tout l'intérêt de cette expérience résidait en un seul et simple conseil de la part de mon Père : toujours profiter du silence pour laisser les bêtes trahir leur position. Ces mots raisonnèrent en moi comme des paroles d'évangile. Quelque soit la façon dont cette phrase était tournée, je ne pus m'empêcher de la trouver parfaitement exacte quel qu'en fusse le contexte. Tout comme les animaux, les gens bêtes qui ne font pas attention à ce qui les entoure manquent de discrétion, ce qui peut donner l'effet de surprise à l'homme avisé qui sait garder le silence. De même, la meilleure façon de décrédibiliser les imbéciles reste encore de ne rien dire et de les laisser se contredire tous seuls. Et d'un point de vue plus abstrait, l'on ne connaît vraiment un être qu'une fois que sa position sur notre échelle de valeur lui a été attribué. La dite position dépendant bien souvent de la façon dont il a su briser le silence que vous avez instauré. Les premières impressions restent après tout les plus importantes. Cette leçon ne prit finalement tout son sens qu'à l'instant où je la mis moi-même en action. J'avais beau prêter l'oreille aux conseils de chasseur de mon Père, je ne leur accordais pas non plus grand crédit. Seulement, cela ne m'empêchait pas de toujours essayer de les mettre en œuvre. Qui sait ? Cela pouvait toujours me servir plus tard. Seulement, là où mon Père et ses sept collègues chasseurs étaient bien plus occupés à se concentrer sur le gibier et sur les empruntes au sol, moi, je tendais l'oreille là où ils ne la tendaient pas et je trouvais mon intérêt à observer le paysage en lui-même. Tous ces trous dans les arbres, tous ces passages dans la terre et ces galeries d'animaux. De telles cachettes étaient en tout point parfaites pour des embuscades réussies. En somme, je voyais ce qui échappait aux autres. J'entendais ce à quoi ils ne prêtaient pas attention. Je m'inspirais de ce qu'ils ignoraient complètement. Et c'est en tendant l'oreille, comme mon Père me l'enseigna, que me vint en son creux le son de voix provenant de plus loin et semblant discuter ensemble. Mon Père et ses amis avaient beau être des chasseurs chevronnés, ils étaient tous humains. Leur ouïe et leur âge les limitaient dans la compréhension du monde qui les entourait. L'on dit, en général, que l'ouïe du chien est bien plus développée que celle de l'Homme. Là où, en vérité, ils peuvent surtout percevoir des fréquences bien plus hautes qu'eux. Les Semi-Gnomes héritent, pour leur part, d'une capacité de concentration bien plus élevée que celle de l'Humain. Cela n'est pas seulement vrai pour l'ouïe. Il en va de même pour les autres

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sens. Si un Semi-Gnome et un Humain se focalisent tout deux sur les mêmes sons, le même goût ou la même perception d'un objet, ils en tireront les mêmes constat. Pourtant, ceux du SemiGnome seront, en règle générale, bien plus travaillés, nombreux et détaillés que ceux de l'Humain. Pour le coup, cela n'a rien à voir avec les capacités intellectuelles. Simplement avec l'appréhension naturelle des détails, doublée de talents d'analyse plus poussés et d'une concentration pratiquement imperturbable. Il est souvent dit des Hommes qu'ils ne savent pas faire deux chose à la fois. Cette affirmation est complètement fausse. Le simple fait de marcher tout en parlant donne tort à ce on-dit. Ce qui est vrai, cependant, c'est qu'il leur sera plus difficile d'aussi bien se concentrer sur un élément extérieur à leur intérêt du moment que sur ce dernier. En ce point là, nous nous différencions. La chasse ne fut jamais mon véritable intérêt lors de cette sortie. Aussi, une fois ces voix lointaines perçues, je continuais d'entendre les astuces pour mieux chasser de mon Père. Cependant, je les faisais passer en second, voire même en troisième intérêt, maintenant mon regard sur lui et hochant la tête de temps à autres pour ne pas lui donner l'impression d'être ailleurs, tout en me concentrant davantage sur les dires lointains qui titillaient mon attention. Des mots-clés me parvinrent alors : "marchands", "fric", "guet-apens", "tous les cinq", "cette nuit", "même endroit". Je me rappelais alors des discussions que mes parents avaient parfois autour de la table. Cette forêt était si vaste qu'il n'était pas rare de voir des petits criminels y rôder. Ma Mère défendait qu'il y avait des endroits plus sûrs pour chasser et était pour limiter les sorties de mon Père là-bas. Mais ce dernier rappelait sans cesse que le risque zéro n'existait pas et que de toute façon ces petits bandits de grand chemin ne l'effrayaient pas. Lors de ces querelles, je ne prenais nullement partie. Je me contentais de laisser ma Mère me nourrir à la cuillère en écoutant simplement leur dires, sans me forger d'avis définitif. Cependant, dans le contexte actuel, ces informations prenaient tout leur intérêt. Si les malfrats étaient légion en ce lieu, et que les marchands eux-mêmes venaient à s'en inquiéter au point de délaisser l'endroit, alors, il y avait une carte à jouer. D'autant plus en sachant pertinemment comment entrer en contact avec cinq d'entre eux dès cette nuit. Quoiqu'il en soit, une fois revenus de la chasse, mon Père posa tout le gibier chez notre voisin Lars. Puis, après un bon repas préparé par ma Mère, nous repartîmes en direction du grand lac de Kürsk. Cette fois nous n'étions que tout les deux, mon Père et moi. Je me souviens du ciel qui devint très vite orangé et de la lumière de ce dernier qui se reflétait sur l'eau. Les poissons étaient de sortie ce jour-là et il n'était pas rare de voir leur forme se mouvoir sous cette grande étendue bleue. L'après-midi était très vite tombée. Mon Père avait loué une petite barque en bois à son ami pêcheur et paysan Pedrov Lavillier. Nous étions ainsi tous deux, dos à dos, une branche entre les mains, patientant longuement que quelque chose ne daigne mordre à notre hameçon. J'accrochai moi-même mes vers à ce dernier. Nous désirions tous deux que le mérite de ma première prise me revienne entièrement. En transperçant cet insecte avec ce bout de métal tranchant, je ne ressentis aucun remord. Je me disais que c'était ainsi que la nature était faite. Que la vie des animaux était destinée à être au service de celle des Hommes. Que sa volonté de

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survivre n'était pas assez forte pour rivaliser avec ma volonté de pêcher mon premier poisson. Je commençais alors tout juste à comprendre que ce ne serait pas la dernière fois qu'il me faudrait sacrifier une vie en guise d'appât pour arriver à mes fins, loin de là. Mon Père ne s'était pas risqué un seul instant à me dire que cette activité demanderait de la patience et du silence. Je pense qu'il savait que ces deux qualités ne me faisaient pas défaut. En revanche, je fus très agréablement surpris de voir à quel point, lui, les maîtrisait également quand il le souhaitait. À vrai dire, je ressentis au fond de moi à plusieurs reprises une certaine frustration dans le fait de ne rien obtenir au bout de plusieurs heures d'attentes malgré mon calme olympien et ma patience hors-du-commun pour un enfant de mon âge. D'autant plus que mon Père, lui, réussissait sans trop d'effort à faire mouche toutes les cinq minutes. Il devait avoir ça dans le sang, ou bien posséder un secret que j'ignorais. Il me disait que ce n'était pas grave si je ne pêchais rien, que l'important était surtout d'apprendre la valeur de la patience et du contrôle de soi. Il avait raison. Cette simple première expérience me permit après coup de dresser un parallèle entre la pêche et la vie réelle. Dans les deux cas, l'on obtient pas toujours ce que l'on veut, même si on s'est assuré au préalable que tout doive fonctionner. Et dans les deux cas, la satisfaction est immense lorsque l'on est récompensé de ce long moment d'attente. Si je ne laissais en rien cette amertume apparaître dans mes gestes ou sur mon visage, l'envie me prit à quelques instants de lâcher ma canne à pêche et d'attendre simplement que mon Père se lasse pour qu'on puisse rentrer chez nous. Heureusement, tout vient à point à qui sait attendre. Après près de trois heures sans ressentir la moindre vibration dans ma canne, cette dernière se mit enfin à se tendre d'un coup. Le fil se tira brusquement, me forçant à utiliser mes deux mains pour ne pas qu'il m'échappe. Mon Père se mit alors, de surprise, à lâcher sa canne. Il se retourna dans ma direction et m'encouragea de toutes ses forces pour que je n'abandonne pas. Je mis tant d'efforts dans cette lutte que j'en vins à fermer les yeux, grincer des dents et froncer les sourcils. De ce que m'en dit mon Père, le haut de mon visage était alors aussi rouge qu'une tomate. Je consacrai mes dernières forces restantes à lever ma canne en l'air, afin de soulever ma prise hors de l'eau, espérant l'affaiblir ainsi. Je vis, soudain, la tête immonde d'un brochet en sortir. Il n'était pas rare de croiser des poissons dangereux dans ce lac, mais celui-là n’était guère commun, en réalité. Quand ils sont adultes, ces créatures sont capables de monter jusqu'à 16 kilogrammes, soit 10 de plus que moi, à l'époque. La simple réalisation d'à quel point cette bête était plus robuste que moi me fit perdre mes moyens. Je fus pris de faiblesse et il en profita pour remettre sa tête dans l'eau et foncer de toutes ses forces droit devant lui, ce qui m'entraîna également dans sa direction, hors de notre petit bateau. Fort heureusement, je sentis les deux mains de mon Père m'agripper juste à temps au niveau des côtes. Si mon corps entier avait quitté la barque, mes mains, elles, restèrent fixées sur la canne. Je ne voulais pas que ce poisson m'échappe. Voilà qui tombait bien, il n'était pas non plus dans la mentalité de mon Père d'abandonner, quelle que soit la difficulté. Je pense d'ailleurs que c'est de lui que je tiens une pareille ténacité. Il me somma alors de me préparer ; qu'il allait tirer un coup sec et que je ne devais surtout pas lâcher la branche. Il compta jusqu'à

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trois, puis, d'un mouvement incroyablement sec, me tira vers lui. Et ce, avec une telle force que nous fûmes tous deux projetés en arrière. Nous tombâmes alors à l'eau. Elle était froide et je ne savais pas nager. Heureusement, mon Père avait eu le réflexe de m'agripper contre son torse lorsque nous sortîmes de la barque, puis me plaça juste à temps sur son crâne, une fois ce dernier sortit de l'eau. Et puis... Nous vîmes soudain, tous deux, un gigantesque poisson frétiller à l’intérieur de notre embarcation. Mon Père se mit alors à exploser de rire. Il me frotta très fort la tête d'une main, insistant sur le fait que je venais de pêcher mon premier poisson, et pas n'importe lequel. Il me disait que ça allait rendre jaloux tous ces amis pêcheurs, que j'étais vraiment né pour en devenir un, que j'avais ça dans le sang et bien d'autres éloges. À cet instant précis, il est vrai que j'étais fier de moi, fier de mon Père et heureux que nous ayons vécu ce moment. Je savais que nous nous souviendrions de cet instant là, et que quoique le futur nous réserve, ce moment resterait gravé dans notre légende. Pourtant, si j'avais été seul sur cette barque, je n'aurais pas réussi. Ce brochet, je ne l'ai pas pêché seul. Sans mon Père, soit j'aurais lâché prise, soit je serais mort noyé en m'agrippant à mon ambition première. Cette réalisation me vint en tête aussitôt que nous fûmes sortis de l'eau. Ma Mère, toujours aussi prévoyante, nous avait installés des serviettes sur l'imposant rocher non loin de la rive. Enveloppé dans cette dernière, je ne pus m'empêcher de dresser un parallèle entre cette leçon de vie et ce qui m'attendais alors. Si je voulais m'en prendre à des êtres plus forts que moi, je ne réussirais pas seul. Il me faudrait des personnes aussi robustes que mon Père pour me hisser hors des situations desquels je ne pourrais m'échapper seul. Laissant ce dernier continuer de répéter les détails de cette scène que je venais de vivre encore et encore, mon regard se perdait sur l'eau et je resongeais alors à la véritable leçon qu'il me fallait tirer de tout ceci. Je m'apprêtais à entrer dans un monde dangereux. Si je ne pouvais vaincre ce poisson, alors comment pouvais-je espérer vaincre ce qui m'attendais ? Une réponse me vint brusquement en tête. J'étais alors trop jeune pour pouvoir m'en prendre tout de suite à plus fort que moi. Mon but ultime prendrait le temps qu'il faudrait mais je ne devais pas presser les choses. Je devais attendre de devenir plus fort, plus malin et surtout plus courageux afin de mener mon plan à bien. Si je fus surpassé par ce brochet en premier lieu, c'est bien parce que je me mis à douter de moimême, de mes capacités et de mes chances de le vaincre. Je me mis à avoir peur. Peur de lui, peur de la noyade, peur de l'échec. Je ne devais plus jamais avoir peur. Je ne devais plus jamais douter de moi. Je devais m'entourer d'alliés assez forts pour veiller sur moi si je venais à faiblir. En somme, je devais devenir celui que j'aspirais à être. À posteriori, il est vrai que je regrette d'avoir passé plus de temps à réfléchir à mon futur plutôt qu'à réellement apprécier l'instant présent avec mon Père. Il n'y aura que bien peu de moment par la suite où je prendrais autant de plaisir à être à ses côtés et à vivre une relation PèreFils "classique". Je mentirais, cependant, si je disais que si c'était à refaire, je ne le referais pas. La position que j'ai acquise aujourd'hui n'a pu être obtenue que par les sacrifices et les choix lors d'instants T que je pris. Et pour rien au monde je ne cracherais sur ce que j'ai accomplis.

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Néanmoins, si une seconde chance m'était offerte, je peux assurer que c'est vers lui, et lui seul, que se serait alors tournée toute ma concentration. Mon plan pour l'avenir ne me serait revenu en tête qu'après ce moment de réelle affection désintéressée. Hélas, avec des "si", l'on pourrait mettre Blanche-Muraille en bouteille. Ma Mère, nous voyant revenir à moitié trempés nous fit prendre un bon bain chaud pendant qu'elle préparait le brochet pour le repas du soir. À table, mon Père ne cessa de lui répéter "l'exploit du brochet", à quel point cette journée nous fut enrichissante et qu'il était fier de moi. Je ne boudais pas mon plaisir en l'entendant parler, bien que, faisant preuve de modestie, je me contentais de manger ce que ma Mère m'apportait à la bouche en acquiesçant parfois. À vrai dire, mon regard était plus concentré sur la lune, que je pouvais observer depuis la fenêtre derrière moi, plutôt que sur autre chose. Il me fallait sortir ce soir. Retrouver ces bandits dans la forêt. Le positionnement de la lune me permettrait de savoir l'heure qu'il était. Je ne devais pas laisser passer cette chance de me faire de premiers alliés. D'autant plus qu'au vu de l'état de fatigue de mes Parents, ils ne risquaient pas de se réveiller cette nuit. Ce serait la première fois que je partirai seul. La première fois que je m'aventurerai dehors à une heure si tardive. Pourtant, je maîtrisais alors parfaitement ma peur. Je ne devais plus avoir peur. Pour accomplir mon destin, je devais soit être parfaitement confiant, soit ne rien faire du tout. En vérité, il est bon signe d'avoir peur. La peur est synonyme de sanité d'esprit. Seuls les fous ne ressentent pas la peur. Le tout est de savoir la contrôler. Force est de constater que l'une de mes futures sœurs ne saura que me donner raison. Il devait être minuit quand j'entendis les ronflements de mon Père. Il avait prit l'habitude de veiller jusqu'à ce que ma Mère s'endorme avant de libérer ces sonorités pour ne pas risquer de la réveiller. C'était le moment. J'escaladai mon berceau, sans faire le moindre bruit. Par-dessus ma grenouillère couleur ciel qui ne laissait apparaître à l'air libre que mes mains et ma tête, j'enfilai mon petit manteau bleu aux boutons bruns et mes souliers noirs avant de partir en passant par la fenêtre entrouverte du couloir. Je ne pouvais passer par celle de leur chambre au risque de les réveiller, ni par celle de la cuisine si je voulais éviter que le chien qui s'y trouvait n'aboie. Heureusement, j'avais pris l'habitude d'escalader la bibliothèque de ma Mère lorsque je voulais lire ses livres en leur absence. Ce petit entraînement me fut ainsi salutaire quand il me fallut atteindre cette fenêtre normalement trop haute pour moi. J'étais un vrai petit acrobate à cet âge là. Je m'imagine difficilement renouveler ces cabrioles, aujourd'hui. Ainsi, une fois dehors, je mis en œuvre les conseils de chasseurs que m'avait enseigné mon Père. Je tendis l'oreille afin d'éviter de croiser les quelques personnes qui déambulaient encore à cette heure. Ce furent surtout des collègues marchands de ma Mère qui étaient éveillés. C'était souvent à ces heures tardives que leurs marchandises arrivaient au village. La plupart des pillages avaient en réalité lieu l'après-midi, et les bandits proliféraient la matinée, forçant les arrivées à se faire tardivement. Esquivant les villageois comme la peste et profitant de ma petite taille pour passer inaperçu, je m'éloignai de chez moi au profit d'une route qui m'étais bien étrangère. Le chemin que je pris fut ainsi gravé dans ma mémoire. Je retins chaque passage,

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chaque détour, chaque raccourcis que je prenais. Je savais alors parfaitement où aller si je devais renouveler la chose plus tard. Faisant appel à ma mémoire et à mon sens de l'orientation, je parvins à retrouver mon chemin dans cette large forêt. Seulement, une fois retourné à l'endroit où j'avais entendu ces voix au loin : plus rien. Plus de voix, plus de bruit de pas. Rien que le silence. Je ne vais pas mentir, à ce moment précis, je me dis que c'était une mauvaise idée. J'entendais au loin des hurlements de loups, j'avais l'impression qu'à travers les branches des arbres : des yeux gris me regardaient, il me semblaient même percevoir les feuilles qui jonchaient le sol s'envoler tout à coup pour venir m'agresser. Puis, soudain, une voix. Une simple voix. Aussitôt après l'avoir entendu, je repris mes esprits. Mon regard devint froid. Ma moue d'angoisse se changea en visage on ne peut plus sérieux. Je ne percevais plus ni cris, ni yeux, ni feuilles. Seulement une voix qui disait : "Encore combien de temps, chef ?" Ni une, ni deux, je me dirigeai là d'où elle venait. C'était la première fois que je m'aventurais dans cette partie de la forêt. Aussi, après cinq minutes de course, j'aperçus une petite main mal cachée sous un tas de feuilles. J'entendis alors une autre voix qui disait : "Ils en mettent du temps, n'empêche !" Une voix plus autoritaire leur demanda alors de se taire, proclamant qu'ils allaient "tout gâcher". Je me situais un peu plus haut qu'eux, sur une petite bute dissimulée derrière de grands arbres fins. Je me risquais parfois à regarder plus en détails le petit sentier en bas où ils étaient tous les cinq cachés. Trois d'entre eux ne savaient visiblement pas comment passer à l'abri des regards. Une main par-ci, une jambe par-là... Si c'était une embuscade qu'ils essayaient de tendre, cela s'avérerait bien peu utile pour quiconque aurait l’œil. Cependant, deux autres voix résonnaient de temps à autres. Deux autres voix qui présentèrent davantage de difficultés à être retrouvées. Après près d'une minute de recherche dans cette obscure nuit au ciel bleu marine, j'entraperçus le haut d'un crâne qui sortais de ce qui ressemblait à un terrier de lapin, ainsi qu'une discrète oreille, apparaissant de derrière un arbre et semblant être dressée en direction du sentier qui leur faisait face. Vint alors ce moment où je me demandai ce qu'il fallait faire. Si je descendais à leur rencontre, je risquais d'être abattu sans préavis. Si je m'adressais à eux depuis ma position, je réduirais à néant leur couverture. Aussi, ne pouvais-je me permettre de leur montrer mon visage. Si jamais nous repassions dans cette forêt avec mon Père pour d'autres parties de chasse et qu'ils me reconnaissaient, cela pourrait nous mettre en danger. Heureusement, j'avais avec moi mon petit carnet ainsi que mon bout de fusain. Je pouvais laisser le vent leur porter mes messages mais, encore fallait-il qu'ils sachent lire. Chose qui n'était guère commune pour les vulgaires bandits. Seulement, l'un des deux seuls brigands bien cachés sortit enfin de sa tanière. Il s'adressa aux bruyants en leur donnant des noms d'oiseaux que je me refuse de lister ici. Sa colère était palpable depuis ma position et il semblait réellement concerné par leur petit guet-apens. En l'observant alors, je fus complètement abasourdi. Face à moi se tenait un Gnome. Un Gnome à la balafre lui descendant de l’œil droit à la joue, qui insultait ses autres collègues Gnomes de bien des choses. Des bandits Gnomes. Voilà ce pourquoi j'avais fait le déplacement. Étrangement, c'était la première fois que j'en voyais en vrai. Je me rappelai alors des ouvrages que ma Mère

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lisait dans sa jeunesse. Mon grand-père ayant éduqué cette dernière à la Gnome, elle savait parfaitement comment lire et écrire dans les deux langues. En effet, les recueils d'auteurs Gnomes n'étaient pas écrits dans le même alphabet que celui des Hommes. C'était du langage gnome, connus uniquement des Gnomes eux-mêmes. Je compris alors tout juste en quoi ces trois années à déchiffrer ces ouvrages inintéressants allaient me servir. J'espérrais simplement qu'au moins un des cinq connaisse son propre alphabet. Rédigeant aussi vite que je le pouvais, je notai sur l'une de mes pages qu'il était un autre chemin plus à l'est en direction du village de Kürsk. Je leur fis part du fait que certains marchands attendaient encore l'arrivée de leurs produits et que si ils étaient assez rapides, ils pourraient les intercepter. En me relisant, je me dis alors que si je ne leur redonnais pas rendez-vous, ils pourraient ne jamais revenir ici, ce qui m'aurait fait faire tout ça pour rien. Aussi, précisais-je que si ils revenaient le lendemain à la même heure, je leur donnerais un autre coup de pouce. Ne sachant pas vraiment si ils accorderaient le moindre crédit à ces papiers tombés du ciel à la première lecture, je signai "un admirateur de votre travail". Puis, je me convainquis que si ils n'avaient pas d'identité concrète, ils ne pourraient me faire confiance. Cependant, je ne pouvais ni donner mon nom, ni mon prénom, ni mon âge. Je réfléchis un instant. Et enfin, je rajoutai : " Monsieur S " en bas à droite du papier. "Monsieur" était là pour leur faire s'imaginer que c'était un adulte qui s'adressait à eux. Et la lettre "S" était tout simplement la première lettre de mon nom de famille. À défaut d'être très imaginatif, je trouvais le pseudonyme assez parlant sans pour autant trop en dire sur qui j'étais. Je ne pouvais pas m'imaginer une seule seconde que ce nom me suivrait à ce point ma vie entière et qu'il aurait un impact aussi absolu sur le futur de ce monde. Maintenant mon souffle, je pliai la note, tendis le bras sur le côté et laissai le papier s'échapper de mes mains. Le vent vint alors le poser quelques mètres devant les cinq compères. Après quelques minutes à retenir mon souffle, espérant sincèrement que l'un d'entre eux ait la curiosité d'aller vérifier quel était ce mystérieux message, je poussai un ouf de soulagement lorsque l'un des mal cachés sortit de son tas de feuilles. Il regarda à gauche, à droite. Personne. Il continua donc de s'avancer, semblant demander de la tête si il avait le droit. Puis, après validation, il s'en saisit. Il appela alors son "chef" et le lui apporta, demandant peu après si il comprenait ce qui était écrit. À ce moment-là, je compris que ce n'était pas gagné. Le Gnome qui semblait être leur chef, se mit à le lire à haute-voix, alors que ses sous-fifres se rapprochaient de lui pour l'entendre. J'arrivais difficilement à percevoir ce à quoi ils ressemblaient dans cette nuit noire, mais je me souviens que ce dit chef portait un chapeau, là où les autres n'avaient qu'une capuche sur la tête. Quand il eut finit sa lecture, je constata, confiant, que trois d'entre eux semblaient enjoués à l'idée de quitter cet endroit dans lequel ils avaient patienté des heures, expliquant qu'ils n'avaient rien à perdre à faire confiance à un collègue et admirateur gnome. Ils n'avaient pas l'air spécialement malins, mais leur argument sembla toucher le chef qui précisa, lui aussi, qu'il commençait à sérieusement perdre patience. Néanmoins, mon sourire s'effaça lorsque l'autre gnome à la cicatrice martela que c'était très certainement un piège, qu'entre voleurs on ne s'entre-aide pas et que si jamais quelqu'un

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s'était donné la peine d'écrire cela c'était sûrement un garde ou un aventurier voulant les capturer et les livrer à la justice. Celui-là semblait bien plus sérieux et intelligent que ses compères. Leur chef se frotta alors la barbe, semblant réfléchir. Je le regardai en fronçant les sourcils, espérant sincèrement qu'il allait mordre à l'hameçon. Fort heureusement, les trois intellectuels l'implorèrent de bien vouloir au moins essayer, malgré les mises en garde du balafré. Finalement, leur chef en conclut que leur groupe de cinq se scinderait en deux. Les trois imbéciles partiraient dans la direction indiquée pendant que lui et son bras droit resteraient sur place pour essayer de débusquer l'homme à l'origine du message. Mon cœur se mit alors à s'accélérer brusquement. Les demeurés acceptèrent et partirent rejoindre le sentier sensé les mener aux charrettes remplies de marchandises en route pour Kürsk. Les deux seuls Gnomes compétents, eux, restèrent sur place. Celui à la cicatrice demanda à son chef si il était vraiment sûr de son coup. Ce dernier lui répondit qu'ils étaient gagnants quoiqu'il advienne. Si ils réussissaient, alors ils toucheraient le gros lot sans même lever le petit doigt. Et si ils échouaient, ils se débarrasseraient d'eux et pourraient ainsi continuer leur embuscade tranquillement. Aussi, se séparèrent-ils alors, espérant me trouver, moi qui leur avais envoyé ce message. Le chef partit dans la direction opposée à la mienne, tandis que son acolyte resta sur place. Il rôda d'abord près des bois me faisant face, puis il se rapprocha du centre où il regarda derrière les pierres, une à une. Plus le temps passait, plus il se rapprochait de ma cachette. Il tenait dans ses mains une arbalète et semblait savoir s'en servir. De ses pas lents mais assurés, il s'avançait toujours plus vers moi. Son regard se jetait d'arbre en arbre, sans jamais se fatiguer. Les feuilles craquaient sous ses pieds et l'air semblait de plus en plus chaud à mesure qu'il se rapprochait. Je sentais alors un peu de sueur perler dans mon dos et sur ma nuque. Pourtant, je ne paniquai pas. Je restai parfaitement stoïque. Mes mains ne bougèrent pas de mes poches. Ma respiration ne s'accéléra pas. Aucun son ne sortit de ma bouche. Mon immobilité était telle que l'on aurait pu me confondre avec une statue de cire. Chasser et pêcher avec mon Père n'avait fait que renforcer ma capacité à être patient, immobile et silencieux. Aussi, savais-je qu'au moindre faux pas, les sens aiguisés de ce Gnome se retourneraient contre moi. Hors, après quelques dizaines de minutes de recherche, il commença à être très près de l'arbre derrière lequel je me tenais. J'entendis ses pas se rapprocher à moins d'un mètre de moi. Il se tenait juste derrière mon arbre et se préparait très certainement à faire dépasser sa tête. J'avais calculé toutes les façons de m'en sortir, tous les arguments que j'aurais pu présenter, tous les moyens que j'aurais de retourner son arme contre lui. Mais, ce fut l'appel d'une voix au loin demandant à son chef et à " Mölk " de venir voir ce qu'ils venaient de récupérer grâce à Monsieur S qui me sortit finalement d'affaire. Ce dernier vint rejoindre le reste de son groupe, qui ramenait fièrement des caisses entières de tenues chics, d'armes et de pierres précieuses. Les trois Gnomes partis en expédition se prirent dans les bras et commencèrent à chanter et à danser pour célébrer l'acquisition de ce butin. Celui qui avait faillit me trouver, lui, contempla ses merveilles avec de grands yeux ronds, mais ne put s'empêcher de se retourner une dernière fois dans ma direction, espérant finir par voir quelqu'un. La main de son chef vint se poser sur son épaule et de son autre main, il présenta leur trésor, lui affirmant qu'ils venaient de gagner le gros lot sans avoir fait le moindre effort. Je

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contemplais ce spectacle, affichant derrière cet arbre une mine tout sauf amusée. Ce succès était risqué et aurait pu ne pas avoir lieu. Si jamais une telle expérience venait à être renouvelée, il me faudrait redoubler de prudence. J'étais certes soulagé d'avoir réussi mon coup, mais encore fallait-il que ces brigands acceptent de revenir au même endroit et à la même heure le lendemain. Une seconde à peine après y avoir pensé, j'entendis la voix de leur chef résonner à travers les arbres de la forêt. Ce dernier affirmait à Monsieur S, si jamais il était encore ici, que quelque soit ses motifs véritables, il espérait que leur collaboration allait durer encore bien longtemps et qu'il le remercierait en temps voulu pour cette aide accordée. Je restai silencieux et invisible. Les secondes passèrent et je les entendis plier leur matériel et partir à l'autre extrémité de la forêt. Je leur laissai quelques minutes, pour ne pas risquer qu'ils reviennent sur leurs pas. Puis, resongeant à ce qui venait tout juste de se passer, je me redressai et repartis tranquillement et discrètement jusqu'à chez moi. Empruntant à nouveau le chemin que j'eus pris à l'allée, mais dans le sens inverse, j'entendis les plaintes de quelques marchands de mon village. Leur livreur se confondait en excuses, expliquant que c'était soit la cargaison soit sa vie. Je venais tout juste de causer du tort à ces commerçants qui ne m'avaient pourtant rien fait. J'étais à la fois attristé par cela et en même temps, je savais déjà à l'époque que l'on ne faisait pas d'omelettes sans casser des œufs. Je vécus parfaitement bien avec cette injustice sur la conscience, durant les premiers mois. Jamais l'idée d'avoir ruiné une partie de leur commerce ne m'empêcha de dormir sur mes deux oreilles. Cependant, je ne cessai jamais de me la rappeler pour autant. Aussi, me dis-je que toute injustice pouvait être réparée, à condition qu'on y laisse le temps. Si une bonne action était assez signifiante pour contre-balancer le tort causé, alors ce dernier serait pardonné. Cette sensation désagréable disparut ainsi de mon esprit aussitôt je fus assez puissant pour faire racheter leur commerce en perte de vitesse près de trois fois le prix souhaité, leur garantissant ainsi une vie sans nul besoin. Je fis calculer au préalable le montant de la somme dérobée afin que ce dernier le leur soit offert en supplément à la pièce de cuivre près. Dans tout les cas, cet incident me permit de comprendre quelque chose sur ma propre psychologie. En réalité, je ne raisonnais que par principe de dettes et de reconnaissance. Seuls comptaient pour moi ceux à qui je devais quelque chose. L'exemple le plus parlant est certainement celui de mes Parents. Ils m'avaient offert la vie après tout, et il n'était rien au monde que je pouvais leur offrir en contrepartie pour nous considérer comme quittes. Tout ce que je pouvais faire était de tendre à cet idéal en faisant de mon Père et de ma Mère les deux figures les plus importantes de mon univers. Mais, il en allait de même avec ceux qui firent, à un instant dans leur vie, quelque chose pour moi; ou au contraire, envers qui j'entrepris une action pouvant leur porter préjudice. Chaque action commise qu'elle fusse positive ou négative devait amener à une réponse de ma part afin d'équilibrer la balance. Il me fallait impérativement récompenser un acte généreux, tout comme je ne pouvais jamais laisser un acte néfaste impuni. Au fond, je savais inconsciemment que c'était de cette façon là que je raisonnais. Mais ce ne fut qu'après cette expérience que je sus poser les mots pour l'expliquer.

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Ainsi, repassant par la même fenêtre qui m'avait permit de mener à bien cette petite expédition, je quittai mon petit manteau bleu aux boutons bruns, rangeai mes souliers noirs à l'endroit exact où ils étaient sensés se trouver, puis, ré-escaladai, dans ma grenouillère couleur ciel, mon berceau pour m'y allonger, comme si de rien n'était. Je fermai les yeux et commençai à réfléchir à la manière dont j'allais procéder pour le lendemain. Soudain, ma Mère se leva brusquement. Elle haletait, comme si elle venait de faire un terrible cauchemar. Elle enfila rapidement sa robe de chambre rose et se dirigea en vitesse en direction de mon berceau. Je sentis sa présence m'observer quelques instants. Puis, je me mis à jouer le rôle de l'enfant endormi venant tout juste de se réveiller. Je clignai des yeux en insistant sur la lourdeur de mes paupières, regardant le visage soulagé de ma Mère avec un air étonné. Cette dernière poussa un ouf de soulagement puis me caressa la tête en m'enjoignant à me rendormir. "Ne t'en fais pas, Félix. Maman va bien, ne t'inquiètes pas. Maman va bien." me répétait-elle. Elle venait vraisemblablement de faire un mauvais rêve me concernant. Cela risquait de devenir pénible si de telles choses se reproduisait à l'avenir. Je me demandai d'abord si c'était un genre d'instinct maternel qui venait de s'éveiller en elle. Si elle avait été témoin dans ses rêves de ce que je venais de faire. Je commençai sérieusement à me demander si ma Mère avait perçut le chemin que je souhaitais prendre et qu'elle cherchait en fait à me convaincre de m'en écarter. Seulement, je l'entendis, après s'être remise au lit, dire à mon Père, encore endormi, qu'on a "vraiment eu beaucoup de chance aujourd'hui". Voilà donc la véritable raison de ce cauchemar ? La peur de me perdre. La peur des activités dangereuses que nous avions pratiqué aujourd'hui. La peur que ces dernières ne finissent par m'emporter loin d'elle. Heureusement qu'elle ne savait pas. Heureusement qu'elle ne se doutait pas un seul instant du monde dans lequel j'allais entrer. Heureusement qu'elle ne pouvait avoir la moindre idée de ce qui allait suivre. Dans tous les cas, la première étape fut un franc succès. Je dormis très bien cette nuit là. Peut-être même l'une des nuits où je dormis le mieux. La véritable question était maintenant de savoir comment j'allais procéder pour le lendemain. Et surtout, quoi retravailler pour limiter au maximum les risques. Trois d'entre eux étaient tout sauf des monstres d'intelligence. Leur chef était plus malin mais manipulable. Il n'y avait que le balafré qui me semblait problématique. Quoiqu'il en soit, ils ne seraient jamais que les premiers d'une longue liste. Il ne tenait qu'à moi de me les mettre dans la poche. Je me disais que c'était un bon commencement. Et avec du recul, je pense même pouvoir l'affirmer aujourd'hui. Le lendemain sera certes différent, mais il le sera surtout parce qu'aucune nouvelle étape vers l'ascension ne se ressemble, bien que toutes emmènent au même point.

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Chapitre V : Le Trésor de Subario

Le soleil venait tout juste de se lever. Cette nouvelle journée allait être d'une importance capitale pour moi. Je me devais d'innover compte tenu de la situation dans laquelle je m'étais immiscé la veille. Cette nuit encore, je devais retrouver les cinq gnomes de la dernière fois et renforcer notre relation de confiance mutuelle. Aussi, je passai toute ma matinée, ainsi qu'une bonne partie de mon après-midi, à peser le pour et le contre, à calculer mentalement quelles seraient les façons les plus avantageuses de procéder, quels seraient les bénéfices les plus importants que je pouvais en tirer. J'en vins finalement à ce verdict : il me fallait continuer à aider ce groupe de malfrats dans leurs braquages et augmenter graduellement le montant des sommes à dérober, pendant encore quelques temps. Cette première étape n'était pas pour me plaire, mais elle était indispensable. Sans elle, impossible de passer à la suivante. Et sans la suivante, impossible d'atteindre mon but ultime. Je ne pouvais cependant pas me contenter de vendre la position des convois des simples petits marchands de Kürsk. Si je voulais faire de ces cinq là ma porte d'entrée pour le monde des puissants, il me fallait m'assurer qu'ils finissent par s'en prendre à ces derniers. Tout le but de la manœuvre était de faire en sorte que ce groupe finisse par entrer en contact avec l'une des grandes figures locales. Peu importait laquelle, du moment qu'ils réussissaient à acquérir ses faveurs. Comme je l'ai déjà expliqué, le simple fait de tendre l'oreille à ce que les autres racontent, sans laisser deviner qu'on y crédite de l'intérêt, est la meilleure façon d'agrandir son savoir. Et le savoir, c'est le pouvoir. Entendre les histoires de querelles entre les nobles, d'héritages, de successions, ... C'était en réalité monnaie courante, à l'époque. Même pour les gens de peu. Ils avaient tout à gagner à révéler l'étendue de leur puissance ou de leur importance à nos yeux. Suivre leurs aventures était en quelque sorte un moyen d'occuper les masses en dehors du travail. Seules leurs petites manigances demeuraient cachées. Elles n'étaient révélées par la suite que par le vainqueur, et ne concernaient bien évidemment que le vaincu. Le point positif lorsque l'on grandit entouré de marchands, c'est que les informations circulent très vite et atteignent tout aussi rapidement les oreilles de qui sait entendre. Les inspirations me vinrent par milliers lorsque les complots, les manigances et les conspirations qu'ils menaient les uns envers les autres m'étaient indirectement narrées. Je pouvais m'inspirer de la base, sans pour autant commettre les mêmes erreurs qu'eux. Ils étaient, après tout, bien plus disposés que moi à innover dans ce monde d'intrigues et de vices dans lequel ils avaient grandi. Mêler les deux regards me permettraient ainsi de très vite trouver ma place. Une fois le contact établi, il me faudrait simplement gravir les échelons puis, une fois assez haut dans la hiérarchie, mettre en

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place ma Nouvelle Famille. Pour ce faire, j'avais déjà réussi la première étape : entrer en contact avec de petits bandits et gagner leur confiance. Le plus complexe restait, bien évidemment, à faire mais il fallait bien commencer quelque part. La suite consisterait à faire remonter leur existence dans les hautes sphères de cette partie du Royaume. Les Comtes et Barons se devaient après tout de garantir la sécurité des villageois en échange d'impôts, de travail, et de vivres. Et ils réagiraient encore plus rapidement si jamais ils devenaient eux-mêmes les victimes. Aussi, savais-je déjà lequel d'entre eux deviendrait notre prochaine cible. Pour être encore plus précis, j'étais déjà sûr de comment j'allais procéder, de comment m'en sortir, avec quoi, et de la façon dont j'allais convaincre ces nouveaux "alliés". Comme énoncé précédemment, chacun d'entre nous savait qu'il était des oppositions entre nobles. Les Barons obéissaient aux Comtes qui obéissaient eux-mêmes aux Ducs, ces derniers n'étant au service que du Roi lui-même. Or, dans notre contrée du Grand Ouest de Costerboros, il était deux Ducs. L'un était régent de la partie nord, et l'autre de la partie sud. Kürsk se situait dans la partie nord. Nous apprîmes cependant que, dix ans avant ma naissance, leurs relations mutuelles devinrent extrêmement conflictuelles. Si la guerre entre eux n'avait jamais été directement déclarée, évitant ainsi une intervention du Roi ou de Kal'Drik, Prophète de Ragnor, les règlements de comptes furent pourtant nombreux. Je ne compris les raisons de tout cela que plus tard. Aussi, Barons et Comtes furent forcés de choisir un camp. En nous en prenant directement à celui que j'avais désigné, et en ne répétant la chose qu'avec ceux de son côté, nous finirions par nous attirer, en plus de la colère de ces derniers, la sympathie de leurs opposants. L'ennemi de mon ennemi est mon ami, comme on dit. Il reste néanmoins plus juste de parler d'alliés temporaires, ou de circonstances, plutôt que d'amis. Il faut dire que si il commençait à s'ébruiter, dans leur tour d'ivoire, qu'un groupuscule de petits bandits ridicules commençait à poser problème à de grands nobles, l'un d'entre eux nous ferait très vite disparaître sans trop d'efforts. Cependant, si nous nous focalisions sur certains en particulier, en laissant les autres tranquilles, nous pouvions alors jouer un rôle direct en tant que partenaires secrets dans les conflits personnels des puissants, et ainsi nous faire des alliés qui nous couvriraient. Cependant, nous nous devions de ne pas justifier ces actes par des motifs purement intéressés de petits voleurs indépendants. Non, il nous fallait leur faire croire à une plus grande organisation. Une organisation secrète, dont personne n'avait encore entendu parler jusque là et capable de s'en prendre aux puissants, sans craindre de représailles à un seul instant. Voilà ce qui susciterait l'intérêt du camp ennemi. Voilà ce qui permettrait de passer aux prochaines étapes. Gagner la confiance des bandits était déjà chose faite. Il était alors temps de se mettre l'un des Ducs dans la poche. Néanmoins, une question restait en suspend. Comment allais-je faire pour maintenir une relation de confiance avec ces cinq-là, si je continuais à me cacher à eux ? Il ne fut pas chose aisée de trouver une solution. En me dévoilant à eux tel quel, je risquais à ce qu'ils me

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reconnaissent plus tard. En trouvant un intermédiaire, je leur donnais un moyen de remonter jusqu'à moi. En me fournissant un déguisement, je mettais en péril la confiance qu'ils pouvaient m'accorder. Je devais trouver un autre moyen. Un moyen qui me permettrait de conserver cette dite relation de confiance et d'interagir directement avec eux, sans trop me mouiller pour autant. Et c'est en resongeant à ces trois impossibilités que je trouvai la solution. À savoir : cumuler les trois à la fois. Présenté de la sorte, il serait bien légitime de votre part de vous demander si je n'avais pas perdu la raison. Pour vous détromper, laissez-moi vous présenter la chose autrement. Il me faudrait dans tous les cas me présenter frontalement à eux. Que ce soit pour instaurer un climat de confiance ou les guider dans la marche à suivre, je serais contraint de leur faire fatalement face, à un moment ou à un autre. Par conséquent, je devais me dévoiler à eux. Cependant, je ne pouvais leur donner ma véritable identité ou même prétendre être Monsieur S. Ce nom devait être celui d'une figure intouchable, inatteignable, imperceptible. Pour faire croire à son importance, à sa puissance, à son omniprésence, il lui fallait des sous-fifres. Pour le mettre en valeur, je devais être son porteur de messages. En outre, il me fallait devenir l'intermédiaire de Monsieur S. Et enfin, il était inconcevable que je me présente comme tel devant eux sans porter le moindre camouflage. Qui aurait cru qu'un simple Semi-Gnome de trois ans pouvait être au service d'un homme comme Monsieur S ? Absolument personne, même les plus idiots. Je devais donc me trouver de quoi laisser croire que j'étais quelqu'un d'autre. Quelqu'un de plus vieux, de plus expérimenté. Je devais me trouver un déguisement. Et je devais le faire moi-même, avec les moyens du bord, et sans l'aide de personne, au risque de susciter la méfiance et le doute. J'aurais aimé hériter des talents de couturière de ma Mère, mais, à défaut de les avoir, je me contentai de la débrouillardise de mon Père. Aussi, mon dévolu se tourna vers une apparence de vieux gnome rabougri. Je profitai du départ de mes Parents vers leur lieu de travail pour consacrer ma fin d'après-midi à l'élaboration de mon costume. Je pris, dans un premier temps, le couteau de boucher de mon Père et j'ouvris une à une les peluches que j'aimais le moins pour en extraire la laine à l'intérieur. Puis, après m'être débarrassé des restes de ces dernières, je retrouvai la malle dans laquelle était pliée le long manteau noir que ma Mère m'avait cousu pour mon troisième anniversaire. Le problème, qui se révéla finalement ne pas en être un, c'est que les proportions étaient en réalité trop larges pour moi. Aussi, pensa-t-elle que je pourrais le porter lorsque "je serais plus grand". Pas besoin d'attendre si longtemps, en réalité. Je rembourrai le dit manteau avec la laine blanche préalablement récupérée. Puis, je me mis à fouiller dans ses affaires de maquillage et je finis par trouver de quoi fixer la laine restante au niveau de mes sourcils, sous mon nez, et sur mon menton. Je récupérai également les moufles blanches, les grosses bottines noires et le bonnet rouge que m'avait offert ma Mère lors de l'hiver dernier. Ainsi, mon apparence frêle et juvénile laissa place à celle d'un vieil homme à la barbe blanche et au corps entier recouvert de vêtements chauds. Sur le chemin vers la forêt, je trouvai même une courte mais solide branche de bois que j'ajoutai à ma panoplie en tant que canne. Je considérais que cela renforçait encore davantage la crédibilité de ma couverture. Cependant, la pièce maîtresse de cette dernière résidait dans mon arme secrète. Il aurait été beaucoup trop risqué d'emporter un couteau avec moi. Mais je n'étais pas fou. Je n'allais pas

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risquer ma vie pour cinq malheureux imbéciles en me contentant de croiser les doigts pour que cela fonctionne. Il me fallait quelque chose pour me défendre ou à défaut, pour me permettre de m'échapper si jamais les choses tournaient mal pour moi. Néanmoins, il me fallait à la fois quelque chose d'assez léger pour ne pas rendre mes "nouveaux amis" méfiants, et à la fois d'assez dangereux pour me débarrasser des cinq à la fois, en cas de problème. Il va sans dire que je n'avais pas de telles choses chez moi. Cependant, il était toujours possible de faire croire que j'en possédais bel et bien. Aussi, trouvais-je, en fouillant dans les affaires de ma Mère, un collier que mon Père lui avait offert des années auparavant. C'était une monture argentée entourant en son cœur un magnifique bijou. Il s'agissait d'une ambre : une pierre précieuse de couleur orange. Fut un temps, il était devenu l'accessoire préféré de ma Mère. Seulement, un jour, alors qu'elle se rendait sur le marché, elle entendit non loin d'elle un homme paniquer. Il s'agissait de Stewart, le collectionneur de gemmes. Aussitôt cette dernière se rapprocha de sa direction pour comprendre ce qui n'allait pas, aussitôt il reprit ses esprits et s'excusa auprès d'elle pour sa méprise. Trop absorbé dans son travail, il avait confondu l'ambre que ma Mère portait au cou avec ce qu'il appelait : une Gemme explosive. Ma Mère, qui n'y connaissait rien en gemme, fut surprise d'apprendre qu'il existait des objets qui pouvaient s'apparenter de loin à ce genre de pierres précieuses. Seulement, elles étaient très dangereuses et pouvaient, au moindre contact, libérer une véritable déflagration, pouvant emporter tout ce qui se trouvait dans son périmètre. Si un homme comme lui avait fait cette erreur, alors n'importe qui ayant un jour entendu parler de ces petites choses pouvait être piégé. Pour limiter les risques de faire peur aux amateurs de gemmes à nouveau, ma Mère déposa donc ce collier dans sa penderie et n'y retoucha plus ensuite. Mon Père lui en trouva d'autres pour compenser ce délais. Et le malheur des uns faisant le bonheur des autres, je retirai délicatement la dite pierre précieuse de sa monture. Si ma Mère ne comptait plus le porter, autant valait-il mieux qu'il me serve. Cette petite ambre me permettrait, si jamais les choses n'étaient pas à mon avantage, de retourner la balance en ma faveur. Peu de monde prendrait le risque de s'en prendre à quelqu'un équipé d'un objet pouvant désintégrer dans un souffle violent ses ennemis. Aussi, même si il existait un monde dans lequel au moins l'un d'entre eux était un grand amateur de gemmes, la nuit noire les empêcherait de faire la distinction entre un simple bijou et une arme destructrice. Seule la couleur orange leur viendrait à l'esprit. Jamais une couleur ne fut aussi représentative de la mort que le orange, pas même le noir. Ainsi, je déposai cette ambre dans l'une des poches avant de mon manteau. C'était bien là mon seul moyen de faire jeu égal avec eux qui seraient armés, réellement armés. Moi, je basais toute ma stratégie défensive sur un coup de bluff. Restait-il encore seulement à savoir si nous finirions par en arriver là ou non. Le repas du soir s'était davantage apparenté à un festin. Nous mangeâmes en effet les bouts les plus tendre de notre chasse de la veille, découpés au préalable par mon Père. Si mes Parents se remplirent tout deux la panse jusqu'à plus soif, faisant honneur à notre petite traque, je restais, de mon côté, plus réservé. Il me fallait avoir les idées claires et l'esprit vif si je voulais réussir ma sortie du soir. Aussi me fallait-il prendre les forces suffisantes sans pour autant laisser la fatigue me rattraper après coup. Nous nous couchâmes finalement assez tôt, ce qui ne fut pas

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pour me déplaire. Je devenais de plus en plus impatient à l'idée de retrouver ces cinq brigands. C'était comme si une sorte d'excitation malsaine s'était emparée de mon corps. Je voulais définitivement savoir si ce costume que je venais de concevoir remplirait sa mission ou non. Ainsi, à l'instant même où j'entendis les premiers ronflements de mon Père, je bondais hors de mes draps et me faufilai discrètement hors de ma chambre, en direction du grand sac où j'avais déposé toutes mes affaires. Ce dernier m'attendait bien sagement, rangé derrière la petite commode qui bordait mon couloir à la fenêtre entrouverte. Je me changeai très vite, coupant net le moindre de mes mouvements aussitôt que le plus léger des bruits de corps se retournant dans un lit me parvenait. Finalement, je quittai une nouvelle fois ma demeure, espérant que tout se passe pour le mieux. Mes parents avaient eu une nouvelle journée harassante doublée d'un bon repas. J'étais certain qu'ils dormiraient comme des loirs, cette nuit. J'avais raison. Paradoxalement, je ne craignais pas un seul instant d'être suivi par les cinq gnomes, aussitôt je serais partit. Ces derniers préserveraient une distance d'écart pour ne pas que je me doute de leur présence. Mais, arrivé dans les derniers mètres me menant au village, ils seraient dans l'incapacité de retracer mon chemin. Les raccourcis que je prenais, les petites embouchures par lesquelles je passais, les passage étroits où je me faufilais... Il y avait de quoi être rassuré à l'idée que seul quelqu'un d'aussi petit et svelte que moi pouvait passer sans rester coincé jusqu'au petit matin. Même eux, qui appartenaient pourtant à la race des Gnomes, seraient trop gros et trop empotés pour me suivre dans les minces dédales que j'empruntais. Même un chien au flair affûté n'y serait pas parvenu. Cette combinaison avait beau me grossir, elle n'en était pas pour autant vraiment handicapante pour mes déplacements. Certes, elle n'était pas parfaite. En pleine lumière, quiconque verrait aisément que je n'étais en réalité qu'un enfant déguisé en personne âgée. Mais, lors de nuit de pleine lune, à l'abri des torches et des éclaircis, qui pouvait bien le deviner ? Les nyctalopes, peut-être. Ce n'était pas leur cas. Aussi, savais-je parfaitement où me placer pour que l'ombre des arbres environnants recouvre le côté exposé de mon visage d'un mystérieux voile noir. Ils étaient là avant moi. Me changer m'avait pris plus de temps que prévu. J'entendais l'un d'entre eux se plaindre du temps que je prenais, avant de se faire reprendre par un autre lui disant que je devais sûrement travailler mon entrée. Le balafré était en train de scruter les environs tout en astiquant ses carreaux d'arbalètes. Leur chef était posé au centre du sentier, les deux mains sur les côtes et semblait également m'attendre en regardant dans la direction opposée à celle de laquelle je venais. Enfin, je vis l'un d'entre eux poser la tranche de sa main au dessus de ses yeux et me pointer du doigt, annonçant ma venue à ses petits amis. J'avançais lentement, boitant légèrement, un bâton dans la main gauche, ma main droite dans le dos. Je courbais légèrement ce dernier tout en les fixant tout les cinq, les uns après les autres, d'un regard à la fois sérieux et enjoué. Lorsque je fus arrivé à leur niveau, je maintenais une distance d'écart de quelques mètres, me laissant recouvrir par les ombres environnantes. Les cinq délinquants se rapprochèrent de moi. "Alors c'est toi, Monsieur S ?" furent les premières paroles que j'entendis. Avant de me présenter à eux, j'avais profité d'un petit temps passer à l'abri des regards pour rédiger sur quelques unes des pages de mon carnet les messages que j'aurais de toute façon du leur partager

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à un moment ou à un autre. Cette question là faisait bien évidemment partie du lot. Je me présentai comme l'émissaire et confident muet de Monsieur S, n'ayant comme seul moyen d'expression que ces modestes pages. Si je ne pouvais leur révéler mon véritable nom, je leur affirmais qu'ils pouvaient m'appeler "Grand-Père", "Papi", "l'Ancien", qu'importe. Je les sentis un peu dubitatifs, au début. Et puis, certainement désireux d'établir un premier contact cordial, leur chef s'avança dans ma direction afin de me serrer la main. Celle que je gardais dans le dos se tenait prête à tout instant à foncer vers ma poche pour en sortir l'ambre. Seulement, il me fallait jouer le jeu et ne laisser présager à aucun moment d'intentions hostiles. Aussi, j'acceptai de lui serrer la main, tout en conservant mon bâton dans l'autre. Il se présenta comme étant Randy Maksharm, chef de cette petite troupe de bandits. Il s'agissait d'un gnome de taille moyenne, dans la force de l'âge. Ses cheveux étaient châtains grisonnants. Ses yeux marron-vert. Il portait un chapeau brun doublé d'un long manteau de la même couleur. Un léger air espiègle pouvait être remarqué sur son visage bordé à la fois d'une petite moustache et d'une petite barbichette des mêmes teintes que sa crinière. Rangés autour de sa ceinture, je remarquais que se trouvaient divers moyens d'ouverture. Des clés, des crics, des aiguilles, des crochets,... Bref, tout l'attirail du parfait cambrioleur. Évidemment, deux petites dagues étaient également dissimulées dans ses bottes de cuir. Une dans chaque. Vraisemblablement, en plus d'être chef, son rôle dans le groupe était celui de désactiver les pièges, d'ouvrir les serrures des portes et des coffres, ainsi que de se débarrasser discrètement des gêneurs. Je le regardais avec des yeux froids pendant qu'il se présentait à moi. Quelques secondes après m'avoir lâché la main, je me mis à écrire. Malgré mes moufles, je n'avais pas vraiment de difficulté à rédiger. Je lui expliquai que Monsieur S était admiratif de son travail et que ses talents de voleurs commençaient à lui octroyer une certaine réputation auprès des puissants. Ces compliments eurent l'air de lui faire plaisir. Je savais donc que, le concernant, c'était sur le terrain de la flatterie qu'il me fallait jouer. Voyant leur chef satisfait de ces premières formalités, trois autres gnomes vinrent également dans ma direction pour me serrer la main à leur tour. Randy me les présenta les uns après les autres, aussi bien dans leur caractère que dans leur rôle au sein du groupe. Le premier d'entre eux se nommait Gürbak. Ce gnome à la barbe noire comme l'onyx et au crâne rasé sur les côtés semblait jovial et robuste. Un léger sourire amical aux lèvres, il portait dans son dos un large et long fourreau dans lequel s'entrecroisaient une épée, une hache et une lance. Elles étaient cependant toutes les trois bien plus courtes que celles des humains. Pourtant, elles n'en étaient pas moins aussi tranchantes et affûtées. On ne pouvait pas dire que son esprit l'était tout autant, en revanche. Sa principale utilité au sein du groupe était de pouvoir porter sur son dos un poids qu'aucun des autres voleurs ne pouvait porter. Quand il fallait vite donner des armes à ses alliés, c'était lui qui s'en chargeait. Quand il fallait décamper en vitesse en emportant la marchandise dans un sac lourd, c'était lui qui la portait. Il était en quelques sortes : les muscles du groupe. Je ne m'abaisserai pas à renouveler l'expression : "tout dans les bras, rien dans la tête", mais dans son cas, elle semblait tout particulièrement appropriée. Je n'étais pas loin de me demander si de la bave finirait par lui couler des lèvres. Concrètement, ce malfrat là n'avait rejoint ce groupe que parce qu'il était un ami d'enfance de Randy et qu'il souhaitait le suivre où qu'il aille et quoi qu'il

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fasse. Il n'était pas vraiment un mauvais bougre en somme, mais il avait fait des choix. Et certains choix sont impardonnables. Quoiqu'il en soit, il se contentait simplement d'obéir aux ordres et ne jurait que par ceux de son chef. En l'entendant parler, je compris d'ailleurs que c'était certainement lui qui avait insisté tout ce temps pour abandonner leur embuscade. Il semblait bien m'apprécier. J'avais fait bonne figure auprès de son chef, après tout. Et si je parvenais à tenir en laisse le chef , il en serait de même pour Gürbak. Le troisième gnome qui vint me saluer se présentait sous le nom de Tryphon. Si il ne semblait pas être une lumière lui non plus, son équipement en restait pour le moins intéressant. Seul le haut de son visage m'était révélé laissant apparaît des cheveux blancs,courts et mal coiffés ainsi que deux yeux noirs. En effet, une sorte de haut col bleu marine venait lui dissimuler le menton, la bouche, ainsi que le bas du nez. Il ne laissait dépasser de derrière son crâne qu'un étui remplit de flèches et un arc posé dans son dos. Je devais me fier à son simple regard pour m'imaginer qui il était vraiment. Et de ce que je pouvais en déduire, il n'y avait pas grand chose à sauver. Néanmoins, des propres dires de Randy, Tryphon était un expert dans l'art de la concoction de potions. Aussi, fabriquait-il lui même les multiples fioles colorées qu'il avait en bandoulière. Poisons en tout genre, somnifères, hallucinogènes, gaz toxiques, ... Bien des choses en somme lui permettaient d'assurer à son groupe une attaque réussie, à condition de bien s'y préparer. Il n'en avait pas des stocks illimités mais assez à chaque fois pour faire réussir leurs petites missions. C'est d'ailleurs sa fiole qui, une fois projetée au sol, libérait un épais nuage de fumée provoquant toux et brûlure aux yeux qui, en plus de leur permettre à chaque fois de s'échapper à temps, m'inspira l'idée de mes futures bombes de fumée. Il n'avait pas l'air spécialement méfiant vis-à-vis de moi. Il me disait que si Monsieur S voulait profiter de ses mixtures, il était disposé à lui en vendre pour une somme raisonnable. Je lui fis alors comprendre que je lui en parlerai moi-même. Ça sembla assez pour lui faire plaisir. Quoique je pouvais penser de la personne qui me faisait face et des raisons purement matérielles qui l'ont poussé à rejoindre ce groupe, je ne pouvais retirer à Tryphon ses qualités de chimistes. Il allait s'avérer extrêmement utile lors des missions qui allaient suivre. Le dernier d'entre eux qui vint de son plein grès me passer le bonjour était un certain Jörgen. Celui-là était plus grand et semblait à peine plus malin que ses deux compères. Plusieurs sacs étaient accrochés à sa tenue. C'était apparemment lui qui se chargeait de les garder sur lui. Il avait les cheveux bruns, comme moi, mais sa coiffure contrastait complètement avec la mienne. L'on pouvait la décrire comme une sorte de coupe au bol, identique à celles des moines, mais avec des trous par-ci, par-là. Nous n'avions aucune idée de comment il s'était débrouillé pour rater quelque chose d'aussi simple, mais cet imbécile avait pourtant réussi. Maintenant souvent ses yeux marrons fermés, il laissait apparaître une croix de feu en pendentif sur son torse. Je la remarquai au premier coup d’œil. Un adepte de Ragnor, lui aussi... En vérité, le vœu le plus cher de Jörgen était, en fervent croyant, d'accumuler assez d'argent pour ériger sa propre église en l'honneur de son Dieu. Aussi, se moquait-il éperdument de si les moyens mis en œuvre étaient justes ou non. Pour lui, tant que c'était pour Ragnor, alors peu importait. Il serait pardonné dans

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tous les cas, si c'était pour lui. Il voulait simplement accomplir son rêve le plus tôt possible, et pour se faire, il a jugé que c'était en rejoignant ces voleurs qu'il y arriverait. Soit. À défaut de partager quoique ce soit avec lui, je pouvais au moins lui reconnaître que je comprenais sa démarche. Qui serais-je pour critiquer un homme désirant plus que tout au monde voir son plus grand rêve s'accomplir au plus vite ? Quoiqu'il en soit, l'un de ses sacs semblait rempli, là où les autres paraissaient vides. En réalité, Randy m'expliqua que c'était bien Jörgen qui était en charge des soins, si jamais il y avait des blessés. D'ailleurs, lorsqu'ils tombaient à cours de bandages, ce dernier canalisait son énergie pour générer sur eux le seul sort magique qu'il avait apprit de ses années à vénérer Ragnor : un sort de soin. Ce dernier refermait les plaies et pouvait être réutilisé à plusieurs reprises sur une même personne, jusqu'à ce qu'il soit parfaitement rétabli. Voilà qui pouvait s'avérer également utile. Je n'irais pas très loin si jamais ils venaient tous à mourir dès la première mission. Jörgen portait également dans ses mains une lourde masse d'arme, qui, à défaut d'être simple à transporter, pouvait souvent donner envie aux victimes de se rendre sans combattre. Celui-ci fut le plus facile de tous à convaincre. Je n'eus qu'à lui écrire que Monsieur S était disposé à lui permettre d'obtenir tout l'argent nécessaire pour les projets qu'il aurait, en échange de cette simple collaboration. Il accepta sur-le-champs sans poser la moindre question. Je l'aimais déjà bien, celui-là. Certes, je ne partageais aucune valeur avec lui, mais sa docilité me plaisait. Seulement, il y en avait un autre. Un dernier. Qui restait, posé sur son rocher, à nettoyer ses carreaux, encore et encore. Regardant d'un œil méfiant ma première rencontre avec ses collègues, il comprit quand ce fut à son tour de se lever, qu'il n'y échapperait pas. Il roula des yeux puis s'avança vers moi. Il fut le seul à ne pas me serrer la main, préférant un simple signe de tête en guise de bonjour. Je le lui rendis, sans manifester un quelconque agacement envers sa personne. Randy se chargea de faire les présentations. Mölk. Mölk Sengoria. Tel était le patronyme de celui qui fut le plus proche de me découvrir la veille. Une vilaine cicatrice lui parsemait le visage. Son regard méfiant et dur s'était posé sur moi, et ne trouvait en réponse qu'un retour indifférent. L'état de sa tenue, de sa peau et de ses yeux étaient de parfaites preuves d'une bosse roulée depuis plusieurs années déjà. Présenté comme grincheux, zélé et légèrement paranoïaque par son chef, il occupait le rôle essentiel de tireur d'élite du groupe, ainsi que de bras droit. Il ne quittait jamais son arbalète, préférant subir les critiques et les moqueries de ses collègues plutôt que d'être en situation de faiblesse. Ses sourcils restaient continuellement froncés. Sa confiance allait être difficile à gagner. Je savais pourtant déjà comment l'acquérir. Je devais m'assurer qu'ils réussissent leurs coups. Chacun de leurs coups. Si je me montrais utile, il me le rendrait bien. Je me rappelle encore de ses habits gris et noirs, de son épiderme couleur bronze, du bout crasseux de ses doigts et de son odeur fétide. Après quelques secondes à s'entreobserver, il finit par lever un sourcil. Il me fit alors part de grandes questions qu'il avait en tête depuis hier et à auxquelles il n'avait toujours pas trouvé de réponses. Pourquoi Monsieur S les avait-il aidé ? Qu'avait-il à gagné en faisant cela ? Qu'espérait-il accomplir ? Et pensait-il sincèrement que cette simple aide suffirait à les motiver à partager les gains ? Je lui écrivis que Monsieur S comprenait son inquiétude. Qu'il était un homme puissant avec des ennemis et que,

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par conséquent, il avait besoin de petites mains inconnues au bataillon pour affaiblir ces derniers. Je partageai qu'il avait entendu parler d'eux du fait de la réputation de leur chef et qu'il désirait leur donner une chance. Également, l'argent ne l'intéressait pas. Il les enjoignait à tout garder, sans partage. Ce qu'il désirait c'était simplement faire du gagnant-gagnant. J'insistai sur le fait que Monsieur S ne les forçait à rien, et qu'ils étaient en droit de refuser son offre. Mais que si tel était le cas, alors ils devraient continuer à se débrouiller tous seuls à présent et donc faire une croix sur les sommes astronomique à dérober qui leur pendaient au nez. Ces réponses ne semblèrent pas convaincre Mölk. Cependant, le reste de son groupe me regardait avec des étoiles plein les yeux. Y compris Randy. Ce dernier prit alors parole au nom du groupe et confirma à nouveau que ce partenariat leur convenait parfaitement. J'entendis alors Mölk soupirer lourdement puis se rasseoir. Ce fut bien plus facile que prévu. Mais le plus difficile était encore à venir. J'allais à présent leur faire part de la mission qui les attendait, et j'espérais sincèrement que l'appât du gain soit assez puissant en eux pour contre-balancer avec le risque qu'ils prenaient à m'écouter. Ils allaient devoir pénétrer dans le palais du Comte Subario de Gondria, vassal du Duc Klaussman de Costerboros, Seigneur de la partie nord du Grand Ouest du Royaume. Cette idée ne me vint pas de nulle part. Durant la jeunesse de mon Père, il n'était pas rare que de petits nobliaux fassent appel à ses services. Il se débrouillait dans à peu près tout et n'importe quoi qui touchait au travail manuel. Aussi, sa versatilité finit par monter à l'oreille de l'écuyer du Comte Subario. Lors du dernier orage ayant éclaté dans la région, leur écurie fut réduite à néant. Il fut ainsi mobilisé par ce dernier pour la réparer. C'est d'ailleurs en se rendant dans la région qu'il eu par la suite envie de s'y installer pour de bon. Dans l'une des histoires qu'il me contait pour m'endormir, mon Père me raconta comment s'était passé son travail là-bas. Du chemin qu'il avait parcouru pour atteindre le palais, jusqu'à l'architecture de ce dernier qui avait tout particulièrement retenu son attention. Mon Père n'avait pas été avare avec moi concernant les détails. C'était, en réalité, la première fois qu'il mettait les pieds dans un château. Et quand, après avoir découvert le résultat, le Baron lui-même invita mon Père à sa table pour festoyer avec lui, subjugué par ces nouvelles écuries, plus encore de choses que nécessaires vinrent aux yeux de mon paternel. Chaque information qu'il mentionnait se gravait automatiquement dans mon esprit. Je me faisais un plan mental du château au point de le visualiser dans ses moindres détails. Aussi, inondais-je mon Père d'interrogations concernant ce Palais durant son récit. Mon intérêt envers ce dernier était tel qu'il me promit un jour qu'il m'emmènerait le visiter. Cela pouvait attendre, mais ce grand coup, lui, devait advenir le plus tôt possible. Cependant, il me parut trop risqué de leur présenter la chose dès notre première rencontre en face à face. Il me fallait les mettre tous en confiance pour réussir ce tour de force. Nous venions tout juste de nous croiser en vrai, je n'allais pas leur demander de se dresser face à l'une des plus grandes figures de la région tout de suite, après tout. Néanmoins, je savais déjà ce qu'il fallait voler pour parvenir à mes fins. Quand mon Père était en direction de la salle des festins, il aperçut une entrée dans le couloir y conduisant. Probablement celle qui menait à la chambre du Comte. Cette dernière était

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solidement gardée. Rien ni personne, hormis le Comte lui même n'avait droit d'y pénétrer. Enfin, personne à part sa femme, bien entendu. Cependant, il parvint tout de même à plusieurs reprises aux oreilles de mon Père : une question concernant un coffre. Toujours la même. Il demandait à la Comtesse si elle avait touché au coffre. De ce que m'en disais mon Père, il était très pâle quand il posait la question. Il semblait vraiment beaucoup y tenir. Et même quand sa dulcinée lui assurait qu'elle n'y avait pas touché et qu'il était toujours à son emplacement initial, Subario insistait. Il lui demandait si elle en était vraiment sûre. Mon Père ne se risqua évidemment pas à demander au Lord ce qui demeurait en ce coffre, bien qu'il en mourrait d'envie. Il n'était là que pour avoir réparé l'écurie après tout. Cependant, je ne comptais pas me contenter de ce mystère. Si le Comte, grand soutien et ami du Duc Klaussman, venait à perdre ce à quoi il semblait tenir le plus au monde : ce serait ses ennemis de toujours qu'il accuserait en priorité, pas de simples voleurs. Lequel d'entre eux serait assez fou pour s'en prendre à un homme aussi puissant que lui ? D'ailleurs, lequel d'entre eux aurait apprit pour le coffre ? C'était le moyen le plus évident pour relancer les hostilités entre les deux Ducs et ainsi en profiter pour s'attirer les faveurs de l'un d'entre eux. Cependant, si il fallait nous en prendre à Subario, il nous faudrait trois choses. Premièrement : du temps, pour répéter les étapes que j'avais en tête. Deuxièmement : des moyens. Les convois marchands dont je connaissais le chemin et les horaires seraient parfaits pour s'équiper comme il se doit. Seuls ceux encadrés par Klaussman étaient pris pour cible. Il ne fallait pas nous attirer les foudres des deux Ducs en même temps. Et enfin, troisièmement : un plan détaillé du palais, figurant sur papier chaque parcelle le composant, des écuries au donjon. Ainsi, voilà ce qui fut convenu : pendant trois jours consécutifs, je fournissais à mes nouveaux compères de quoi se préparer pour le grand coup qui allait suivre. J'en profitais d'ailleurs pour attiser la flamme en eux, leur promettant monts et merveilles en cas de réussite. De retour chez moi, après avoir récupérer de mes heures de sommeil perdues, je mobilisais chacun de mes souvenirs concernant les histoires de mon Père sur ce palais afin d'en dresser un plan parfait. Certes, du temps s'était écoulé depuis et des modifications avaient du être apportées. Mais, on ne modifie pas les fondations d'un château comme celui-là du jour au lendemain. Les grands murs, les escaliers, les entrées, les sorties, ... Elles ne changent pas du tout au tout en quelques années. Au départ, Mölk insista pour que je les accompagne lors de leur mission. Il disait que si c'était un piège, il valait mieux garder un œil sur moi. Si l'idée de me garder à ses côtés, si jamais les choses prenaient une mauvaise tournure, ne semblait pas déranger Randy, je fus catégorique dans ma réponse. Monsieur S m'attendait. Je ne pouvais pas me permettre de rester avec eux. C'était un homme qui n'aimait pas attendre et qui avait un bon nombre d'autres affaires à gérer nécessitant ma présence. Aussi insistais-je sur le fait que c'était à eux de voler. Mon rôle n'était que de leur faire passer les messages de Monsieur S. Je pris même un malin plaisir à rédiger face à eux une phrase que j'avais jusqu'alors toujours rêvé de prononcer : "Ce n'est pas vous qui êtes en position pour fixer vos conditions." J'ignore sincèrement pourquoi j'aimais autant cette affirmation. Peut-être était-ce la sensation de puissance qui en découlait une fois l'avoir

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annoncée. En tout cas, elle eut son petit effet. Ils cessèrent presque immédiatement d'insister après l'avoir lu. Et de toute façon, si jamais les choses ne leur plaisaient pas ainsi, alors ils pouvaient être certains que Monsieur S trouveraient bien d'autres voleurs tout aussi, si ce n'est plus, compétents qu'eux pour les remplacer. Cette simple idée ne plut pas du tout au chef, et ce dernier en vint même à s'excuser pour la demande grossière et malvenue de son camarade. Demande qu'il approuvait quelques instants plus tôt, rappelons-le. En réalité, j'aurais véritablement souhaité veiller directement sur eux et ainsi m'assurer qu'ils réussissent leur mission. Mais, mes Parents se levaient tôt, le matin. Je ne pouvais donc pas me permettre de ne pas être dans mon lit à l'heure où ils émergeraient. D'autant plus qu'il me faudrait ranger mon costume, enfiler à nouveau ma grenouillère et esquiver quiconque pouvait croiser mon regard sur le chemin du retour. Et bien évidemment, tout cela sans faire le moindre bruit. Ainsi, trois jours durant, nous nous donnions rendez-vous à la même heure et au même lieu. À l'issu de ces trois jours, le verdict était sans appel. Chacune de leurs embuscade avait réussie. Leur réserve d'équipements était au beau fixe et le plan du château était terminé. Une si belle synchronisation aurait presque pu faire chaud au cœur. Néanmoins, après trois jours, l'heure de vérité fut venue : je leur présentai la mission du jour. Les réactions furent au départ mitigée. Mölk pensait, bien évidemment à un piège. Il pensait que j'étais un agent double travaillant secrètement pour un groupe de bandits rivaux et que je tentais de gagner leur confiance pour les envoyer à la mort. Jörgen, au contraire, exprima toute la confiance qu'il avait envers moi. Ce trésor que je leur promettais, il en aurait besoin pour réaliser son rêve. Aussi, j'avais vu juste à quatre reprises déjà. Alors, pourquoi pas une cinquième ? Tryphon était d'accord avec lui. Il disait que de toute façon, c'était pour l'argent qu'ils faisaient ce travail et que ce qu'il y avait dans ce coffre devait valoir une vraie petite fortune. Gürbak attendait simplement de savoir ce qu'en pensait son chef. Le choix de ce dernier serait également le sien. Randy prêta l'oreille aux avis de chacun, puis énonça que tout dépendrait de la qualité de mon plan. Si il jugeait la chose réalisable, alors il accepterait de prendre le risque, même si cela signifiait de voler un grand noble. Derrière ma fausse barbe, un léger sourire en coin était dissimulé. C'était la première fois que j'allais mener à bien une stratégie, donner des indications à des hommes et encadrer leurs moindres faits et gestes. Je déposai au sol chacune des pages que j'avais griffonné au préalable. Chacune d'entre elle représentait une salle, une porte, un escalier, ... Très vite le sentier fut pratiquement intégralement parsemé de dessins. Une telle mise en scène n'était pas vraiment nécessaire, mais je savais que pour les motiver, il me faudrait réussir ma présentation. Ils semblaient d'ailleurs tous agréablement surpris du soin apporté à cette dernière. Même Mölk. Il faut dire que j'y avais tout de même consacré du temps. Quoiqu'il en soit, je les fis tous s'installer devant la page sensée représentée l'entrée du palais. C'était là que tout le plan allait commencer de toute façon. Ne pouvant être présent lors du coup, autant fallait-il qu'ils sachent déjà parfaitement quoi faire. Pour les rassurer, je leur expliquai que Monsieur S avait déjà fait infiltrer l'un de ses espions à l'intérieur et que c'était grâce à ce dernier qu'ils avaient ces informations. Aussi, ajoutais-je que si jamais ils avaient besoin d'aide à un moment, alors ce dernier se chargerait de leur porter main forte, mais que je ne pouvais en dire plus pour ne pas faire tomber

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sa couverture. En vérité, j'espérais surtout qu'ils réussissent leur coup tous seuls et qu'ils oublient cette histoire, une fois sur place. Pour établir mon plan, je me rappelais des petits détails figurant dans les histoires de mon Père concernant ce château. Le Comte Subario n'était pas présent à l'intérieur lorsque mon Père commença les réparations de l'écurie. Il ne revint que plus tard, dans l'après-midi, avec son gibier de chasse et ses chiens, pour admirer le résultat lui-même. C'était un dimanche, "jour du seigneur". Ainsi, en partant du principe qu'il ne changerait pas d'habitude du jour au lendemain, tout portait à croire qu'il quitterait son palais dans l'après-midi afin de retourner pratiquer sa chasse à courre. Il emporterait également ses chiens avec lui. Ainsi, si ils attendaient la pleine après-midi pour agir, ils seraient débarrassés des principales menaces. L'entrée menant à la cour extérieure était solidement gardée. Le pont-levis permettant d'y accéder était constamment surveillé par des unités à pied et des archers. Et même une fois franchit, la grande porte menant à l'entrée de la partie intérieure du palais voyait s'enchaîner les gardiens. Pour ainsi dire, il était impossible de passer par aucune des entrées principales. C'est pourquoi tout l'intérêt était de s'en créer une nouvelle. Lors de son récit, mon Père évoqua très vite que l'orage avait également fragilisé, en plus des écuries, une partie des murs extérieurs du château. Si, évidemment, le Comte fit appel à des bâtisseurs afin de renforcer et de réparer ces derniers, il subsistait que les premières pierres étaient effrités. D'ailleurs, aucun garde ne s'occupait de cet endroit là puisque la grande majorité était positionnée au niveau de l'entrée, et que les autres se chargeaient de l'intérieur. Tryphon allait ainsi pouvoir entrer en scène. Je le fis avancer vers une page positionnée à droite de celle sur laquelle figurée le pont-levis. Il allait devoir appliquer l'une de ses mixtures sur ce mur abîmé afin de creuser un trou à l'intérieur, et ainsi leur permettre de pénétrer dans le palais, sans risquer d'être repéré. Je leur demandai alors à tous d'approcher afin de se placer au niveau de la page représentant la cour. Gürbak serait chargé de garder l'entrée et de discrètement se débarrasser de quiconque s'approcherait de trop près du trou. Un simple coup de hache derrière le crâne serait certainement suffisant. Les quatre autres devaient alors continuer en direction de la chambre du comte. Mon Père avait fait mention d'escaliers montés ainsi que d'un étage. Il leur fallait par conséquent trouver ces derniers afin d'y accéder. Cependant, l'endroit était rempli de monde. Passer sans susciter la curiosité des gardes et servantes était peine perdue. Cependant, je les fis se déplacer tous les quatre au niveau d'une page située encore plus à droite. Sur cette dernière figuraient les écuries. Le Comte Subario précisa à mon Père, lors de leur banquet, qu'il y aurait toujours un garde pour protéger son travail. Il était envisageable qu'il lui prononça ces mots au premier degré, et ainsi qu'il n'y ait à se charger que d'un seul gêneur potentiel. Les talents de Mölk pour l'élimination à distance seraient alors tout trouvés. Cependant, cela ne garantissait pas un passage vers la chambre de Subario. En revanche, la porte menant directement aux cuisines, elle, le permettrait bien. Et voilà qui tombait à pic : cette dernière se trouvait à quelques pas des écuries. Alors, bien sûr, elle était réservée aux cuisiniers et eux seuls avaient la clé pour y accéder. Mais qui a besoin de clé lorsqu'on a un crocheteur de serrure ? Randy devait ainsi se charger d'ouvrir discrètement la porte. De toute façon, il n'y avait aucun risque de croiser qui que ce soit en cuisine à cette heure-ci de l'après-midi. Mon Père

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m'avait lui même assuré que si il voyait en entrer des dizaines dans la matinée, c'était tout aussi nombreux qu'ils en sortaient lorsque l'après-midi battait de son plein. Il était bien entendu toujours possible qu'une servante s'y trouve malgré tout. Mais les gens tiennent en général trop à leur vie pour sonner l'alerte quand des personnes armés font irruption devant eux. Aussi, les autorisais-je à éliminer quiconque risquerait d'ébruiter leur présence. Cependant, je leur précisais tout de même que Monsieur S n'aimait pas les bains de sang d'innocents et qu'il restait préférable de simplement les assommer, les attacher et les enfermer autre part à la place. Quoiqu'il en soit, une fois entrés dans les cuisines, mes quatre gnomes n'auraient plus qu'à en sortir en direction des escaliers menant à l'étage et continuer leur chemin jusqu'à arriver au long couloir menant à la salle des festins, mais surtout à la chambre du comte. Elle ne serait pas difficile à trouver, ce serait la seule gardée par plusieurs hommes en armure. Ainsi, l'un d'entre eux devait sécuriser les escaliers afin de s'assurer que personne ne monte ou ne descende tant que le butin n'avait pas été dérobé. De préférence quelqu'un qui pouvait abattre à distance ceux qui lui faisait face, ne leur laissant même pas le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Mölk fut tout désigné pour accomplir cette mission. Il laissa deviner que c'était bel et bien dans ses cordes mais qu'il ne ferait preuve d'aucune pitié. Vieillard, femme, enfant, animal... Quiconque le croiserait dans ces escaliers serait abattu sans préavis. Cette idée ne m'enchantait guère, mais je l'acceptai faute de mieux. Ainsi, une fois Randy, Tryphon et Jörgen arrivés dans le long couloir, il ne manquerait plus que d'avancer discrètement jusqu'à arriver à la chambre. Je demandai à ces trois là de marcher jusqu'au niveau de sa représentation papier, puis de se stopper net. Je leur expliquai que si ils s'avançaient trop et entraient dans le champ de vision des gardes, ce serait la fin de la mission et tout serait perdu. Aussi, leur conseillais-je de se poser quelques instants dans l'angle mort des gardes afin de laisser Tryphon préparer un petit mélange soporifique qu'il projetterait à leurs pieds. Une fois la fiole brisée, un gaz somnolant s'emparerait des environs. Les soldats s'effondreront et, afin de ne pas être touchés aussi, Randy, Tryphon et Jörgen enfermeront leur tête dans les sacs de ce dernier et avanceront jusqu'à la chambre. Le chef se chargera d'ouvrir la porte, et alors : il ne restera plus qu' à trouver ce coffre, à crocheter sa serrure, à mettre son contenu dans l'un des sacs de Jörgen, et enfin à s'enfuir. Seulement, deux problèmes subsistaient. Le premier : que faire si jamais il y avait plusieurs coffres ? Tout l'intérêt de la mission était de dérober le bon coffre. Or, jamais il ne me fut narré à quoi ce dernier pouvait bien ressembler. Je savais juste qu'il se trouvait ici. Aussi, leur donnais-je pour indications d'ouvrir chacun des coffres qu'ils trouvaient et d'en vider le contenu dans les sacs de Jörgen. Nous ferions l'inventaire une fois en sécurité. Cependant, ils n'avaient pas beaucoup de temps pour leurs recherches. Plus vite ils auraient quitté le palais, mieux ce serait. La solution fut donc de s'emparer du maximum de coffres sur lesquels ils pouvaient mettre la main en l'espace d'une minute, et de repartir aussitôt cette dernière écoulée. Le second problème, en revanche, était celui de la comtesse. Que faire si jamais la femme de Subario était dans cette pièce à ce moment-là ? C'était une possibilité à prendre en compte au vu de ce que mon Père m'avait raconté tantôt. Si ils la tuaient, son meurtre cumulé au vol du coffre pouvait avoir des conséquences terribles. En mon esprit, Subario n'avait pas mérité de perdre également

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sa chère et tendre dans l'équation. Cependant, je ne pouvais laisser qui que ce soit être témoin de ce cambriolage. Personne ne devait être capable de reconnaître le visage de mes collaborateurs. Et si jamais elle les apercevait, ne serait-ce qu'un instant, alors le comte serait en mesure de les retrouver. Je ne pouvais pas laisser ça passer. Cela m'attrista, mais je les autorisais à également exécuter la comtesse si jamais cette dernière se trouvait dans la salle au moment où ils y entraient. Cependant, je leur précisai une fois encore que Monsieur S le leur revaudrais un jour si jamais ils employaient une méthode moins sanglante. Si jamais l'épouse de Subario se trouvait dans la salle du coffre, mieux encore valait-il qu'elle n'entende pas un seul instant la porte s'ouvrir. Randy pouvait toujours essayer d'ouvrir la porte le plus discrètement possible, puis pousser cette dernière le plus légèrement du monde afin d'entrapercevoir si la comtesse était là où non. Et si jamais elle y était, veillant sur le coffre, alors il ne manquait plus qu'à l'assommer, voire même qu'à l'endormir en utilisant un mouchoir rempli de chloroforme. En réalité, tout dépendait de la quantité de personnes que mes cinq malfrats allaient bien pouvoir croiser sur leur chemin. J'espérais vraiment qu'ils allaient éviter le massacre. Je le souhaitais réellement. Mais je préférais encore les voir exécuter quiconque croisera leur chemin plutôt que de voir cette mission échouer. Ce fut alors la toute première fois que je me mis à raisonner de la sorte. Et ce ne fut certainement pas la dernière. Quoiqu'il en soit, le plan était fixé. Il ne restait qu'à eux de décider de la manière dont ils quitteraient les lieux par la suite. Là-dessus, je pouvais leur faire confiance. Si un voleur fait de vieux os dans ce milieu, c'est bien parce qu'il sait courir. Randy sembla convaincu par ma petite démonstration. "Nous acceptons." Cette phrase, la façon dont il l'a prononcé, l'écho qu'elle a eu dans ma tête... Ce fut l'une des rares fois dans ma vie où il me fut aussi difficile de maintenir mon visage stoïque et imperturbable compte tenu de cette quantité de bonheur qui remontait en moi. Même Mölk n'avait pas l'air si dépité que ça une fois ces paroles prononcées. Après tout, son chef avait parlé. Il ne tenait qu'à lui de faire la différence, à présent. Je les regardais les uns après les autres. Ils avaient l'air confiants. Envers eux-mêmes, envers le plan, ... envers moi. Nos routes se séparèrent donc vers trois heures du matin. Je rentrai tout seul chez moi, en m'assurant de ne pas avoir été suivi. Je ne l'étais pas. De retour à Kürsk, je me faufilai à nouveau chez moi, je retirai ce costume ridicule et le rangea dans mon sac. Puis, j'enfilai ma petite grenouillère couleur ciel, m'assurai que mes deux parents étaient toujours couchés puis me remis au lit. Malgré la fatigue, le sommeil fut difficile à trouver. Je commençais véritablement à craindre pour la vie de mes hommes. Allaient-ils s'en sortir ? Parviendraient-ils à ne pas être repérés ? Réussiraient-ils à voler le coffre ? Leur serait-il possible de ne pas tuer d'innocents ? Ces questions me taraudèrent toute la nuit. Et puisque le plan ne prendrait place que dans l'aprèsmidi, je n'aurais les réponses à toutes ces interrogations que la nuit prochaine.

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Chapitre VI : La Cour des Grands

Ma nuit fut agitée. Je repensais à notre dernière rencontre et à cette chance inouïe qui m'a touché. Ils me faisaient assez confiance pour accepter cette mission, quitte à mettre leur intégrité en jeu. Chaque étape s'emboîtait parfaitement. Je n'avais aucune raison de douter de moi ou de mes ambitions. En m'allongeant sur mon petit matelas, je m'attendais à ce qu'un doux rêve rempli de chance et de succès berce mon sommeil. Seulement, ce fut à la suite d'un terrible cauchemar que je me réveillai en sursaut. Je n'ai néanmoins plus aucun souvenir de ce dernier. Ma mémoire a beau être ce qu'elle est, je suis tout autant touché qu'autrui dans mon incapacité à garder en mémoire les éléments perçus dans mes rêves, au réveil. D'autant plus quand les dits éléments remontent à plus d'un siècle. Il m'est réellement impossible de me remettre en tête ce qui me causa une si grande frayeur cette nuit-là. Peut-être était-ce simplement la peur que Randy et ses voleurs ne meurent tous les cinq dans l'équation. Ou bien, celle qu'ils me trahissent en ne revenant plus jamais dans cette forêt. J'ai beau y réfléchir, rien de tout cela ne me revient. Ce que je sais, en revanche, c'est que mes parents étaient déjà levés quand j'émergeai. Mes nuits étaient de plus en plus courtes. Les heures on ne peut plus tardives auxquelles je rentrais à la maison ne me permettaient pas de profiter de tout le sommeil nécessaire. J'en avais pourtant crucialement besoin. Un esprit reposé est un esprit qui ne fait pas d'erreur. Seulement, quelle alternative y avait-il ? Je n'en voyais pas d'autre que celle consistant à rattraper mon sommeil en effectuant des micro-siestes tout au long de la journée. Cette pratique commença à devenir une habitude et elle me suivit tout au long de ma vie. Il n'est pas rare encore aujourd'hui qu'en pénétrant dans mon bureau, mes collaborateurs me retrouvent à moitié assoupi sur mon fauteuil. Seulement, ces dites siestes devinrent très vite également productives pour mon travail. Mes songes étaient remplis des problèmes qu'il me faudrait résoudre. Je profitais d'être enfermé en mon esprit avec ces dits obstacles pour prévisualiser la manière dont je pourrais les contourner... Ou les éliminer. Ainsi, mes réveils furent presque toujours accompagnés de réponses et de solutions, ce qui me motiva à m'adapter à ce nouveau style de vie, souvent entrecoupé de ces courts moments de réflexions oniriques. Le tout était d'être assez éveillé pour que ni mes Parents, ni qui que ce soit d'important dans mes affaires ne se rendent compte de cette nouveauté, tout en m'assurant de ne pas surmener mon organisme jeune et frêle. La journée fut longue. L'après-midi aussi. Je faisais les cent pas chez moi, songeant à toutes les possibilités envisageables, à toutes les fins possibles, à toutes les façons dont les évènements pouvaient se retourner contre moi. Je finis par me poser sur une chaise de la salle à manger et à effectuer ma première micro-sieste. La réponse qui me vint en tête au réveil était la suivante : il me fallait faire preuve de patience et de sang froid. Quoiqu'il arrive, accorder trop

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d'importance à Randy et ses comparses me conduirait à agir de façon émotionnelle et donc à faire une erreur. Je ne pouvais précipiter les choses. Seul le temps me dirait si ils avaient réussi leur mission ou non. Aussi, en profitais-je pour pré-écrire sur mon petit carnet chacune des réponses qu'il me faudrait leur accorder, quoi qu'il ait bien pu se passer. Sur une page, je les félicitais pour leur succès, sachant pertinemment qu'ils y seraient arrivés. Sur la suivante, un mot de sincères condoléances pour leur camarade perdu, leur promettant une promotion de la part de Monsieur S lui-même afin de les motiver à continuer de travailler pour lui, en dépit de cette triste disparition. Cependant, au cas où ils deviendraient violents, je gardais plus précieusement encore que les autres fois l'ambre du collier de ma Mère dans ma poche la plus proche. Je n'aimais pas songer à cette hypothèse, mais si jamais j'étais contraint d'en venir à l'affrontement, je n'aurais pas le temps de leur préciser mes conditions sur le papier. J'écrivis donc également sur une troisième page la démarche que nous devrions suivre pour éviter le bain de sang. Cette finalité n'était cependant pas celle qui me plaisait le moins. Si jamais au moins l'un d'entre eux revenait en vie et désirait se venger de moi pour cet échec cuisant : cette fausse gemme me tirerait d'affaire, et alors j'enverrai dès le lendemain une missive à Subario lui révélant, au nom de Monsieur S, l'identité des cambrioleurs. J'aurai ainsi fait d'une pierre deux coups, me débarrassant à la fois des gêneurs tout en m'assurant d'être dans les bonnes grâces d'une nouvelle porte d'entrée pour le monde des puissants. En réalité, le pire scénario envisageable était celui de n'en voir revenir aucun. Qu'ils eussent réussis ou échoués leur mission, si jamais ils avaient tous péris, ou qu'au contraire ils s'en étaient tous sortis et se contentaient du butin dérobé en coupant les ponts avec moi, je me trouverais dépourvu de tout allié. Il me fallait ainsi me rassurer, réfléchir aux probabilités qu'une telle fin n'advienne. Il était difficile d'estimer quoi que ce soit, cependant il était déjà plus aisé de s'imaginer les chances et les raisons qui les pousseraient à me trahir ou non. Leur mission devait avoir lieu dans l'après-midi. Je regardais avec attention le ciel et me fiais à la position du soleil pour me figurer l'heure à laquelle nous devions être. Une dizaine de minutes à peine avant ce qui devait, sur le papier, s'apparenter au moment exact où ils débutaient l'infiltration, mon Père vint me chercher. Il avait en tête de me montrer les bases de son métier, souhaitant honorer la volonté de ma Mère de nous faire passer du temps ensemble. Il me ramena sur la place du marché avec lui. J'observais tous les visages des villageois qui déambulaient entre les tentes. Je profitais de cette sortie avec mon Père pour prêter l'oreille à tout ce que pouvait bien dire les marchands qui m'entouraient. Chaque ragot, chaque information, chaque anecdote avait de l'importance. D'autant plus que du côté des plus paranoïaques d'entre eux, les vols et les brigands étaient un sujet central de discussion. De quoi m'intéresser au plus haut point. Cependant, mon Père méritait toute mon attention et je ne devais lui donner l'impression d'être dans la lune. Aussi, mon regard ne bougea pas de lui. Seules mes oreilles se prêtaient à d'autres sujets d'intérêt avant de se refocaliser sur ses paroles, une fois qu'il me sollicitait directement. Il coupait la viande avec une telle précision, une telle netteté. C'était à se demander si il n'avait pas fait ça toute ça vie. Seulement, prit entre l'inquiétude pour ce soir, les discussions sur les voleurs m'environnant et le travail de mon Père, mon imagination commença à me jouer des tours. Toute

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mon attention se détourna du reste pour se fixer sur la viande. Mes yeux étaient rivés sur elle. Je ne parvenais même plus à les cligner. Une sorte de sifflement sourd résonnait dans mes oreilles. Je visualisais des scènes. Randy et ses hommes. Leur chaire coupée en morceaux. Les uns après les autres. Tranchés nets. Saignés à blanc. "Si je leur met la main dessus, je les pendrais haut et court !", "Ces vermines méritent d'être éviscérés et jetés en pâture aux cochons !", "Marauds !", "Vauriens !" Les mots de ces marchands s'accouplaient admirablement avec les Couic et les Clac incessants du hachoir de mon Père sur cette viande rougeoyante et ensanglantée. Mon visage ne montrait en rien la peur. J'étais impassible. Je n'avais pas la moindre goutte de sueur dans le dos ou sur le front. Mes yeux étaient grand ouverts. Ma respiration de plus en plus légère. Chaque fois que le couteau s'abattait sur cette chaire animale, je perçus en mon esprit en l'espace de quelques centièmes de seconde un bout de ce qui devait se passer de leur côté. Des membres arrachés par des chiens en furie. Des hurlements de douleur. Des voix implorant qu'on les sauve, qu'on les pardonne, ou qu'on les achève. Et puis, après ce nouveau coup de couteau, ce ne fut plus le visage de Randy ou celui de ses hommes que je perçus. Ce fut le mien. Se reflétant sur le tranchant de la lame de mon Père. Comme un miroir. Un miroir tout sauf déformant. L'espace d'une seconde, je m'imaginais à leur place. Allais-je subir le même sort qu'eux ? En empruntant ce chemin, me condamnerais-je à des souffrances similaires ? "Félix ?" Mon Père s'était arrêté un instant de couper sa viande et s'était retourné vers moi, d'un air interrogateur. Il semblait voir à mon expression faciale raide et immobile que quelque chose semblait me tracasser. "Est-ce que tout va bien ?" me demanda-t-il. Aussitôt, je lui fis un grand sourire, abandonnant mes pensées sombres et acquiesçai. Mon Père regarda son tablier puis leva les yeux au ciel. " C'est vrai que ça va faire un petit bout de temps qu'on est là. Le soleil commence à se coucher ! Je suppose que l'art de la boucherie ne peut pas plaire à tout le monde. Boarf ! Ce n'est pas bien grave, va ! Au moins, je sais que la chasse et la pêche c'est déjà plus ton truc, pas vrai mon grand ? Allez, tu as été bien courageux à rester tout ce temps avec moi et je pense que Maman me tuerait si elle me voyait te donner l'un de mes couteaux pour que tu tranches toi-même la viande. Alors, si tu veux rentrer, on peux y aller. J'ai hâte de voir ce qu'elle nous a cuisiné !" Mon Père avait prit mes rêveries pour de l'ennui. Heureusement pour moi, il ne pouvait se douter de rien. Cependant, cela ne devait pas se reproduire. Si jamais je ne parvenais pas à mieux cacher mes émotions, alors il finirait par se poser des questions. Et c'était bien la dernière chose que je souhaitais qu'il advienne. Il me fallait retrouver au plus vite les bandits Gnomes. Je ne pouvais

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pas rester un instant de plus sans réponse. L'étape la plus difficile allait prendre fin. Ce calvaire ne serait bientôt plus.

Une nouvelle nuit, une nouvelle excursion, un même costume à enfiler. Cette petite routine aurait pu devenir lassante si je n'étais pas accompagné d'une certaine angoisse chaque fois que je quittais mon chez-moi pour m'aventurer dans cette sombre forêt. Cependant, si mes calculs étaient bons et que la mission s'avérait être un succès, je n'aurais bientôt plus à répéter ce petit numéro encore et encore. Pour une fois, je fus le premier arrivé au lieu de rendez-vous. Mes parents s'étaient endormis plus tôt que d'habitude et, m'étant habituer à mon déguisement, je ne fus pratiquement pas ralenti dans ma course à travers ce bois. Aussi, restais-je sur place quelques instants. Une dizaine de minutes. Une vingtaine peut-être. Aucun pas, aucun son, aucun signe de vie. Au départ, je me demandais si je ne m'étais pas trompé d'endroit. Mais c'était impossible. Ma mémoire ne m'avait encore jamais joué de tour. Ces arbres, ces rochers, ces feuilles qui recouvraient le sol... J'étais bien au bon endroit. L'angoisse commença alors à me tordre l'estomac. Je me figurais le pire des scénarios en tête. Je tentais tout de même de relativiser. Après tout, j'étais plus en avance que d'habitude, d'autant plus que le palais de Subario, ce n'était pas la porte d'à côté. Seulement, après une demi-heure à attendre dans l'obscurité, je commençais à songer à faire demi-tour. Si jamais le soleil se levait et que j'étais encore dans les environs, je risquais de tout gâcher. Soudain, des bruits de pas. Plusieurs. Ils semblaient se diriger vers moi. Par instinct, ne pouvant discerner de qui il s'agissait à cette distance, je glissai ma main dans ma poche avant et serrai dans ma paume la fausse gemme explosive. Je plissai les yeux, espérant voir des visages familiers. Ce fut le cas. Je ne pus alors réprimer un sourire que ma fausse barbe dissimulait malgré tout aux yeux des cinq compères qui approchaient vers moi. Ils avaient tous l'air enjoués. Sauf Mölk, évidemment, qui me dévisageait durement comme à son habitude. "Bon. Et ben, il semblerait que ça ait marché !" s'exclama Randy, les mains sur les côtes. Tryphon, Gürbak et Jörgen se placèrent en cercle autour de moi et commencèrent à me raconter comment l'opération s'est déroulée. D'après leurs dires, tout s'est passé exactement selon le plan. Ils n'ont eu à éliminer que quelques gardes dérangeants ainsi que deux chiens qui risquaient d'aboyer. La Comtesse n'était pas dans la chambre de Subario, signifiant qu'aucun mal ne lui a été fait. De leur propre dire, ils avaient entendu de nombreuses voix de femmes provenant du salon. Sûrement une partie de thé entre amies de haut-rang. Cela me rassura. Le bain de sang avait été évité. Ils ne firent même pas mention des fameux renforts inexistants dont je leur avait parlé, tant la mission s'est déroulée sans accrocs. Une telle facilité renforça d'ailleurs la suspicion de Mölk à mon égard. "C'était facile. Trop facile. Je sais toujours pas pourquoi c'est nous que Monsieur S a engagé pour un truc qu'il aurait pu faire tout seul, vu à quel point tout s'est orchestré comme il l'avait planifié.

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Pour moi, ça fait trop de coïncidences en même temps. J'aime pas ça." dit-il d'un ton méfiant. - "Ne dis pas ça, Mölky !" reprit Tryphon en lui tapant dans le dos. "Le boulot de Monsieur S c'est de réfléchir. Le notre c'est d'agir." - "Tryphon a raison !" insista Jörgen. "C'est justement parce qu'il sait ce qu'il fait qu'on peut se permettre de travailler pour lui." Randy l'arrêta. - "Alors, vous ne travaillez pas POUR lui, vous travaillez pour MOI. Et nous, on travaille AVEC lui, ce n'est pas pareil." prononça-t-il, sûr de lui. - "Ouais. Bien dit, chef !" ajouta Gürbak. - "Quoiqu'il en soit, j'aimerais bien savoir comment il a fait. Comment s'est possible de prévoir à ce point un coup ? Surtout concernant le vol d'un objet soit-disant aussi cher aux yeux d'un homme comme Subario ! C'est quoi Monsieur S ? Un genre de super-criminel omnipotent ?" me demanda Mölk en fronçant les sourcils. Un super-criminel omnipotent... J'avoue ne jamais m'être considéré comme tel. Et honnêtement, ce n'était ni le "super", ni le "omnipotent" qui me dérangeait vraiment dans cette qualification. Je décidai d'esquiver la question en leur présentant une nouvelle page tout juste déchirée de mon petit carnet. Concrètement, je leur expliquais que je ne pouvais révéler quoique ce soit sur Monsieur S, sous peine d'être exécuté. Cependant, je leur affirmais que ce dernier avait eu vent de leur réussite, qu'il était fier d'eux, qu'il avait toujours su qu'ils parviendraient à leur fin, que c'était du bon travail et qu'il était maintenant certain d'avoir fait le bon choix. Je ne manquai cependant pas de rappeler que ce vol n'était que la première étape et qu'à présent, il restait encore à savoir ce que Subario cachait dans son précieux coffre. - "Bonne idée, ça !" s'exclama le petit chef au chapeau. "Le truc c'est que vu qu'il y avait cinq coffres dans sa piaule, et qu'on était pressé, on a pas eu le temps de crocheter toutes leurs serrures. Du coup, on a juste ouvert les trois plus gros qu'on pouvait pas embarquer avec nous et on a mit les deux autres dans les sacs de Jörgen. D'ailleurs, en parlant de ça. Jörgy ! Gürby ! Ouvrez les sacs !" - "Tout de suite chef !" répondirent-ils en choeur. Ils déposèrent alors cinq sacs au sol. Certains paraissaient plus lourds que d'autres. Dans le premier, de l'or. Classique. Impossible qu'un homme comme Subario n'accorde une telle névrose à de simples ressources monétaires. Tryphon vida le deuxième au sol. Plusieurs bijoux élégants de femmes en tombèrent. Colliers, diadèmes, bagues, ... Un seul de ces objets coûtait plus que l'intégralité de la garde-robe de ma Mère. Ces biens appartenaient à n'en point douter à la femme de Subario. Et puisque ce n'était pas elle qui semblait paranoïaque dans les histoires de mon Père,

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je savais déjà que ce n'était guère ces bijoux là que je cherchais. Tandis que Jörgen triait les bijoux au sol afin de faire cinq tas à peu près égaux, Gürbak plongea sa main dans le troisième sac et en sortit une boîte de gemmes. Elles étaient toutes de couleurs différentes. Des rouges, des vertes, des bleues, ... Pas de orange. Ce n'était pas étonnant. Un homme aussi puissant que Subario se devait d'assurer ses arrières. À défaut d'être ce que je recherchais, cette boîte serait en tout cas d'une grande aide pour la suite de leurs missions. Cette diversité de gemmes nous assurerait une plus grande marge d'actions et une véritable puissance de feu. Cependant, je savais déjà que ce n'était pas non plus cela son véritable trésor. J'aurais pu avoir un doute si jamais des gemmes explosives se trouvaient à l'intérieur. Sa paranoïa aurait été justifiée. On ne laisse pas de tels objets sans surveillance. Cependant, ce n'était que des gemmes de puissance au mieux intermédiaire. Une belle collection, certes, mais rien de réellement précieux ou dangereux. N'importe quel noble digne de ce nom pouvait faire l'acquisition de tels artefacts, et bien peu y sont aussi attachés. Ainsi, alors que je les voyais se répartir les gemmes entre eux, je compris que ce que je cherchais résidait forcément dans l'un des deux coffres restants. Randy s'approcha du premier sac, crochet à la main. Il sortit un petit coffre du sac que Gürbak peinait à porter sur son dos depuis qu'ils s'étaient échappés. Un coffre de bronze au cadenas solide. Mais pas assez solide pour résister au chef de ces bandits. Lorsqu'il s'ouvrit, Randy en sortit un bien étrange objet. C'était une sorte de bout de tissu aux formes découpés et à la texture très étrange. En y regardant de plus près et en étudiant la forme, il s'agissait à première vue d'un simple gant. Il y avait en effet les cinq doigts et le trou pour l'enfiler. Cependant, ce n’était pas une paire. Il n'y avait qu'un seul gant à l'intérieur. Étrange. Peut-être le second se trouvait dans le dernier coffre. Ce qui était d'autant plus intéressant était la couleur du dit gant. Même dans la nuit la plus sombre, le noir onyx qui recouvrait ce dernier le rendait plus obscur encore que nos propres ombres. Sa noirceur devait être du à sa matière. C'était indescriptible. Nous nous sommes fait passer l'objet les uns aux autres pour essayer de comprendre à quoi nous avions affaire. Je portais moi-même des moufles et ne pouvait par conséquent pas deviner le matériel utilisé du bout des doigts. Néanmoins, la sensation que j'avais en le malaxant dans mes mains était toute nouvelle. Je n'avais certes que trois ans, mais la sensation semblait être la même pour ces Gnomes pourtant bien plus âgés que moi. Mon Père ne m'avait jamais parlé de quoi que ce soit pouvant faire référence à un objet de la sorte. Seulement, il était une chose que je parvins à apercevoir. Une chose, certes minime, mais qui avait échappé à l'attention de chacun des autres Gnomes. Un blason. Sur le revers du gant, une forme de plume était tissée. Je n'avais pas la moindre idée de ce que cela pouvait signifier, cependant, je me doutais que quelqu'un saurait. Ils se questionnèrent alors tous les cinq sur ce qu'ils allaient faire de l'objet à présent. Ce gant ne pouvait pas vraiment être séparé en cinq, ni même revendu. Qui voudrait acheter un gant gauche si il n'était pas vendu avec le droit ? Je me proposai alors pour le garder le temps qu'ils trouvent une solution. "Pas question !" aboya Mölk. "On était pourtant clairs sur les termes du contrat ! On accepte de bosser ensemble, mais c'est nous qui gardons le tout ! Je crois me souvenir que tu avais toi même

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dit que Monsieur S n'avait pas besoin de tout ça. Je me trompe, le vieux ?" Là-dessus, il n'avait pas tort. D'ailleurs, ses compères semblaient acquiescer unanimement. On ne reprend pas à quelqu'un ce qu'on lui a offert. Je me mis alors à préciser un petit quelque chose sur une nouvelle page de mon calepin. J'écrivis tout simplement que si ils avaient une meilleure idée de quoi faire avec ce gant, je ne les forçais absolument à rien. Cependant, j'ajoutai que Monsieur S, lui, savait ce qu'était ce gant, mais qu'il ne pouvait pas le leur dire au risque de les mettre en danger. Bien sûr, ils pouvaient le garder, mais je les avertis que si ils ne trouvaient pas très vite quoi faire avec, la malédiction risquait de très vite les rattraper. "M... Malédiction ?" s'exclama Jörgen. "Euh... Tout bien réfléchi, ça ne me dérange pas qu'il ramène ce gant à Monsieur S, en fin de compte. Après tout, on peut se contenter de l'or, des bijoux et des gemmes, pas vrai ?" J'avais fait mouche. Le religieux était superstitieux. Il faut dire qu'il y avait de quoi douter. Un gant noir comme la nuit, seul dans un coffre, dérobé à un grand noble. Avouez que l'idée d'artefact maudit peut sembler envisageable. - "Arrête tes enfantillages, toi ! C'est qu'un Gant ! Tu risques rien !" s'égosilla Mölk. Décidément, celui-là allait vraiment être une épine dans le pied. Il ne semblait même pas tant attaché à l'objet que ça. Je pense que c'était plus par plaisir de me nuire, ou par fierté de garder ce qui était maintenant sien. - "Je peux proposer un vote, chef ? Je suis pour laisser le gant au vieillard et le laisser le ramener à Monsieur S !" souleva le Gnome aux sacs. - "Tu veux plaisanter ?" s'insurgea le balafré. - "Je suis pour !" proclama Tryphon en levant la main. "Les artefacts magiques, très peu pour moi. Mon cousin en a volé un, un jour, et le lendemain, il a été malade comme un chien. Je me contenterais de l'argent !" - "Mais vous êtes tous tombés sur la tête ou quoi ?" s'indigna Mölk. - "Moi je vote comme le chef." affirma Gürbak. - "Bien sûr que tu va voter comme le chef ! On sait tous que tu vas voter comme le chef ! Tu fais la même chose à chaque fois ! Tu crois que ça surprend qui que ce soit ici, imbécile ?" hurla Mölk. Gürbak regarda alors son camarade avec un regard sévère. Pour la première fois depuis que je l'avais rencontré, il avait l'air... Vexé.

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- "En fait, je vote pour qu'on s'en débarrasse moi aussi." dit-il alors en levant également la main au ciel, blessé dans son égo. - "Mais c'est pas vrai !" cria alors le Gnome à l'arbalète, propulsant cette dernière au sol, de rage. - "Bon, et bien, la majorité a parlé !" s'exclama Randy. Il remit le gant dans le coffre et me le tendit. "Voilà ! Cadeau pour Monsieur S !" Je m'emparai de l'objet et lui fit un signe de tête en guise de reconnaissance. Une fois rentré chez moi, je glisserais le gant dans le même sac servant à cacher mon déguisement. Je posai alors le coffre au sol et tendit le doigt vers le dernier sac restant qui n'avait pas encore été ouvert. Celui-ci était plus petit que les autres. Cependant le cadenas fut bien plus dur à craquer que les précédents. Des propres dire de Randy, celui-là, ils avaient bien failli passer à côté. C'était le seul qui était dissimulé sous le lit du Comte, bien caché derrière une petite trappe discrète. Dès la présentation de la chose, je me doutais que c'était cet objet là que je cherchais. Randy prit une bonne dizaine de minutes pour l'ouvrir. Pendant un instant, nous nous demandâmes presque si il y parviendrait. Fort heureusement, un cadenas reste un cadenas, et avec assez de temps et d'énergie, il finit par céder. Dans ce coffre se trouvait une petite boîte. Et à l'intérieur de cette petite boîte, un écrin en verre recouvrant : une simple plume orangée. Nous nous regardâmes les uns les autres. Un nouvel objet impossible à partager entre eux. Cependant, leur réaction lorsqu'ils virent la plume fut des plus... déconcertantes. Pas le moindre engouement, ni la moindre curiosité. Simplement un "Tout ça pour ça ?" fut lâché. Randy fut le seul semblant s'intéresser un minimum à cette nouvelle acquisition. Enfin, le seul avec moi. Je me mis en tête d'écrire à nouveau que, la plume ne pouvant être partagée, Monsieur S saurait quoi en faire. Mais, comme si il avait lu dans mes pensées, Mölk tourna son regard plein de colère et de mépris dans ma direction. Il semblait me mettre au défi. Il n'attendait qu'à me voir demander de garder la plume pour aussitôt me voler dans les miennes. Je ne m'y risquerai pas. Randy sortit la plume de son écrin. Il l'analysa et n'en conclut rien, si ce n'est qu'elle avait une certaine esthétique. Il la plaça alors en haut de son chapeau. Il mit les mains sur les replis de sa veste et nous regarda d'un air malicieux. "Pas mal, hein ? Comment ça me va ?" - "T'es le plus beau, chef !" s'exclama Gürbak. - "C'est toi qui l'a trouvé, c'est à toi de la garder." dit Tryphon. - "Si cette plume est pas maudite elle aussi, tu peux la garder, ça me dérange pas !" assura Jörgen, légèrement effrayé. - "Comme un gant, chef." proclama alors Mölk en tournant son regard rancunier vers moi et en m'adressant un sourire narquois.

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Je me contentai de hocher la tête en guise d'approbation. Je ne pouvais pas me permettre de la réclamer, au risque de paraître suspect à leurs yeux. Pourtant, je devais m'assurer de m'accaparer cette plume. Je savais au plus profond de moi que c'était de cet objet là dont j'aurais besoin pour accomplir la suite de mon plan. Je ne savais pas encore ce qu'était cette plume mais j'étais certain qu'elle me servirait. Finalement, je préférai la lui laisser. Après tout, tant qu'il ne la perdait pas en chemin, il pouvait bien la garder. Le tout serait qu'il s'en sépare en temps et en heure. Là où je ne m'en faisait pas plus que ça, c'était que ce Randy semblait faire particulièrement attention à son physique et à son accoutrement. Il ne laisserait jamais personne toucher à sa garde-robe. Le choix était donc rapide. Tant qu'il gardait la plume avec lui, tout irait bien. Le plus important restait de maintenir l'entente avec ces bandits. Et à trop en demander, on finit par tout perdre. En revanche, cela signifiait qu'il faudrait forcément que Randy m'accompagne... Ou en tout cas, son chapeau. Le butin ayant été distribué, il était à présent temps de passer à la prochaine étape. Certes, c'était un joli trésor qu'ils avaient là. Ils avaient très certainement assez pour se retirer définitivement de la vie criminelle et vivre une vie modeste sans besoin de travailler... Mais, je savais qu'ils ne comptaient pas s'arrêter là. Et c'est justement ce qu'il me fallait car je venais tout juste d'obtenir mon laissez-passer pour la suite du plan. Une suite qui consisterait à viser encore plus haut. Une suite qui viserait à entrer en contact direct avec l'autre régent du Grand Ouest de Costerboros : le Duc Raymond Huttington lui-même. Si le Sud de notre région appartenait à Klaussman, le Nord était placé sous l'égide d'Huttington. Son château fort était ainsi bien plus proche de Kürsk, ce qui me facilitait grandement les choses. En nous en prenant à Subario, vassal de Klaussman, ce dernier serait contraint de réagir en conséquence. Et si le conflit entre les deux ducs du Grand Ouest s'intensifiait, alors, toute aide serait bonne à prendre pour les deux partis. En partant du principe que Huttington saurait identifier ce gant noir, alors il comprendrait de lui-même que Monsieur S est un homme assez puissant et important pour mériter une audience. Après tout, est-ce qu'une bande de voleurs gnomes sans prétention serait assez douée pour dérober quelque chose d'aussi potentiellement précieux à un Comte tel que Subario ? Retenez bien que la meilleure façon pour vous assurer qu'autrui fasse ce que vous voulez reste de leur donner l'illusion que c'est eux qui ont prit la dite décision tout seuls, en leur âme et conscience. Le gant était en ma possession, mais il était bien trop tard pour s'aventurer dans les terres de Huttington. Le temps de s'y rendre, de parlementer, puis de repartir, le soleil se serait déjà levé et mes Parents auraient remarqué mon absence. C'était embêtant. Si jamais tout se déroulait selon mon plan et que je parvenais bel et bien à obtenir un entretien avec le duc, il m'était impossible d'estimer le temps que prendrait notre discussion et si j'arriverais à temps chez moi. Il nous faudrait un moyen de nous rendre là-bas en vitesse, et de repartir tout aussi vite. Cependant, nous ne pouvions faire appel à un cocher. Ce serait trop risqué. Il saurait nous identifier et pourrait nous trahir. Puis, me vint alors une idée. Si nous ne pouvions partir cette nuit-même, alors nous partirions dans deux jours. Le lendemain, Randy et ses hommes mettraient leur butin en sécurité et s'assurerait de

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dérober le convoi à cheval de simples marchands qui s'aventureraient dans la zone. Prêter l'oreille aux discussions de la zone marchande lorsque mon Père m'y avait emmené me fut une fois de plus salutaire. Je savais à quelle heure et à quel endroit ils passeraient. De quoi bien préparer le terrain pour une embuscade réussie, en somme. Sans surprise, l'attaque fut un succès. J'avais néanmoins insisté au préalable pour ne pas faire de mal aux marchands si jamais ils coopéraient. Ce fut le cas, et ils n'eurent pas à verser la moindre goutte de sang. Ils leur dérobèrent simplement leur carriole et les laissèrent partir. Certes, c'était un pari risqué. Ils auraient pu prévenir la garde ou vendre la mèche sur l'identité de leurs ravisseurs. Mais en employant la bonne stratégie, les bons mots et les bons gestes, il est chose aisée de s'assurer que nul ne se risquera à faire face aux possibles représailles en cas de dénonciation. Nous n'avions besoin que du véhicule et des chevaux après tout, pas du contenu du convoi. Ils n'allaient pas mettre leur vie en danger pour si peu. Dès lors, nous avions en notre possession un moyen de déplacement rapide. Je suis d'ailleurs pris d'une certaine nostalgie en repensant à la fierté qui m'habitait lorsque je compris que je faisais face à mon tout premier véhicule. Et dire que malgré tous ceux que j'aurais en ma possession plus tard, aucun d'entre eux ne saura me fournir un plaisir similaire. Ils seront tous bien plus beaux, bien plus efficaces et bien plus utiles que cette vieille carriole en bois, aux roues abîmés et aux chevaux fatigués. Mais jamais l'on oublie la première fois. Cependant, le plus dur restait à faire. Le surlendemain, il me faudrait établir le premier contact avec Huttington. Or, pour se faire, je serais obligé de me montrer en pleine lumière. Mon déguisement ne suffirait probablement pas pour tromper un homme de sa trempe, une fois que je serais entré... Si jamais j'entrais. Ainsi, je m'emparai d'une partie du maquillage de ma Mère. Je vieillis ma peau avec ses cosmétiques, je noircis le bas de mes paupières pour donner l'impression d'avoir des poches fatiguées et je mis à l'épreuve mes compétences de dessinateurs pour me rajouter des rides crédibles. Il me faudrait ainsi passer par le lac sur le chemin du retour, afin de me débarbouiller. Mes Parents ne devaient pas me voir dans cet état au réveil. Le risque était que l'un des membres du village me remarque. Il me fallait une fois de plus faire preuve de prudence. Ce jour là, chaque seconde qui s'écoulait marquait un nouveau danger à braver. M'appliquer ce masque de vieillard, partir de chez moi sans un bruit, convaincre Randy et ses hommes de s'aventurer sur les terres de Huttington, obtenir une audience auprès de ce dernier, le convaincre de s'allier à moi, revenir à temps à Kürsk, me nettoyer à l'abri des regards, cacher mon déguisement et enfin me remettre au lit comme si de rien n'était. Tel était le programme. Si les premières parties n'étaient pas vraiment les plus ardues, les choses commençaient de plus en plus à se compliquer au fur et à mesure. Je parvins une fois de plus à m'échapper de chez moi sans alerter ni mes parents, ni le moindre villageois. Maquillé et déguisé, il me fallait à présent rejoindre mes cinq acolytes. Ces derniers m'attendaient impatiemment. Il faut dire que je leur avait annoncé que leur prochaine mission serait certainement le couronnement de leur carrière. Je leur avais demandé de se tenir prêt à partir en direction du Nord de la région, à bord de la calèche marchande qu'ils avaient dérobé la veille. C'est Gürbak qui se chargeait d'être notre

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cocher. Il n'avait pas une grande expérience avec les chevaux, mais même son petit cerveau était assez performant pour connaître les gestes basiques à appliquer pour forcer ces derniers à avancer et à se stopper. Pendant qu'il nous conduisait vers le château du Duc, Randy, Tryphon, Mölk, Jörgen et moi-même étions assis dans le convoi à l'arrière du véhicule. Je leur expliquais à l'écrit que Monsieur S comptait sur eux pour cette mission capitale, que cette fois il n'était nullement question de vol mais de diplomatie. Ces mots ne leur inspirèrent guère d'intérêt, c'est pourquoi je me chargerais également de cette partie là en expliquant à Randy ce qu'il devait dire et faire. Les autres se contenterait de le suivre sans dire un mot. Leur présence en ces lieux avait, après tout, pour unique but de les présenter à Huttington dans l'espoir que l'on s'allie. En d'autres termes : ils devaient simplement lui faire bonne impression. En vérité, seul Randy était essentiel... Du moins, seule la plume sur son chapeau. Mais l'on ne sépare pas un chef si facilement de son groupe. Et encore moins quand un Mölk veille au grain. En outre, il me fallait leur faire comprendre l'intérêt qu'ils auraient à réussir cet "entretien". Bien entendu, ce serait à moi de faire la différence à l'écrit. Mais si dès le premier regard, ces brigands de bas étage déplaisaient au Duc, alors je serais certainement dans l'incapacité de changer les choses. Je parvins à leur vendre le projet pendant le trajet. Si ils étaient réticents au départ, la promesse d'une protection seigneuriale pour leurs méfaits et de sommes mirobolantes furent assez pour tous les convaincre... Tous sauf Mölk, mais ça, ce n'était plus une surprise. Malgré ses protestations, il finit tout de même une fois arrivé à destination par jouer le jeu du mieux qu'il pouvait. Force est tout de même de lui accorder cela, ce Gnome balafré savait faire preuve d'un véritable professionnalisme lorsqu'il le fallait. Quoiqu'il en soit, ils semblaient prêts à passer du stade de voleurs indépendants à celui d'hommes de mains agissant dans l'ombre. Personne ne devait savoir que nous étions alliés avec Huttington sous peine de perdre notre couverture. Si l'intérêt de Randy et de ses hommes dans l'histoire était comparable à une ascension professionnelle, je voyais les choses avec un angle tout à fait différent. Mon but serait de me démarquer du lot, d'utiliser ces cinq là pour me mettre en valeur, et à travers moi, laisser s'imaginer à Huttington tout l'intérêt qu'il aurait à s'associer à Monsieur S pour vaincre Klaussman. Nous arrivâmes après près de deux heures de route devant un immense pont-levis tenu par une dizaine de gardes. À côté de cette immense palissade qui nous faisait face, le palais de Subario ne valait guère mieux qu'une cahute au milieu de la forêt. De nombreuses meurtrières étaient perceptibles sur les immenses murs qui nous surplombaient. Impossible de savoir combien de gardes assuraient la sécurité du bâtiment. Des centaines, peutêtre ? Nous ne manquâmes pas de remarquer que de nombreuses armes étaient présentes sur les remparts. Balistes, arbalètes, canons, ... De quoi accueillir une armée ennemie sans le moindre problème. Voyant notre charrette marchande s'avancer près de l'immense portail noir qui nous bloquait la route, un garde à l'armure et au casque argenté, portant une cape violette, nous fit signe de nous arrêter. Gürbak stoppa les chevaux et le garde s'approcha de nous. Randy et moi passâmes à l'avant du véhicule tandis que les trois autres restaient à l'arrière. "Halte-là, étrangers !" prononça-t-il d'une voix solide, levant la main vers notre direction. "Vous

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entrez sur les terres du Duc Raymond Huttington de Costerboros. Je vous prierai donc de repartir sur le champs d'où vous venez !" - "Mes hommages, l'ami !" lui répondit alors Randy, ôtant son chapeau en souriant. "Nous sommes ici pour nous entretenir de toute urgence avec le maître de ces lieux. " - "Sa Majesté n'attend personne. Surtout pas à cette heure-là. Et certainement pas des Gnomes." - "Croyez-moi, mon brave. Je pense que votre Seigneur sera enchanté de savoir que ses nouveaux alliés viennent le saluer." En toute honnêteté, j'étais impressionné par le savoir-faire de Randy. Il avait très vite apprit son texte et l'avait récité d'une main de maître face à ce garde zélé. Certes, il avait prit quelques liberté vis-à-vis de l'original que je lui avait écrit, mais cela ne faisait que renforcer l'impression de réalisme. - "Pouvez-vous être plus clair ?" demanda le garde intrigué. - "Oui, ou vous pouvez vous contenter de lui faire parvenir ceci." Je déposai alors le gant noir de Subario dans la paume ouverte de Randy. Ce dernier la fit soudain passer au garde qui examinait la chose d'un air incompréhensif. - "... J'ai bien peur de ne pas comprendre." - "Figurez-vous que ça tombe bien, puisque vous n'avez pas à comprendre ! Faîtes simplement passer cet objet au Duc. Dîtes-lui que ses nouveaux détenteurs l'attendent de pied ferme devant son portail. Allez, plus vite que ça ! À part bien sûr si vous voulez lui faire perdre du temps. Je crois savoir que c'est quelque chose qu'il apprécie tout particulièrement." Le garde fronça les sourcils. Il jetait un regard noir sur ce petit chef Gnome. Pourtant, il sembla se plier à sa demande et fit signe au garde devant le pont-levis de l'abaisser afin qu'il puisse passer. Nous le vîmes s'éloigner et nous attendîmes une dizaine de minutes le temps qu'il revienne. J'étais moi-même inquiet à l'idée de ce qui allait se passer à présent. Randy avait manqué de respect au garde et si jamais Huttington n'avait pas plus d'idée que moi sur la nature de ce gant, alors il n'hésiterait pas à tous nous rosser pour avoir oser le réveiller. L'espace d'un instant, je me demandai si ce n'était pas maintenant que ma vision allait se réaliser, et que j'allais finir charcuter tout comme mes camarades. J'avais toujours ma fausse gemme explosive avec moi, certes... Mais on échappe pas comme ça à un Duc qui veut vous punir. Mon visage resta impassible. Nulle goutte de sueur ne coula sur mon corps. Je devais leur donner l'impression de tout maîtriser, que Monsieur S avait déjà tout prévu. La confiance en soi inspire la confiance aux autres. Commencez à douter, et le doute s'installera également chez les autres comme le ferait une maladie. Le garde s'arrêta alors près de notre charrette. Il semblait ne plus porter le gant noir sur lui. Cela pouvait être un très bon signe, comme un très mauvais. Son regard se posa

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sur Randy, puis sur Gürbak, et enfin sur moi. Brusquement, il se retourna et fit un signe étrange aux gardes devant le portail et sur les remparts. Ce dernier s'ouvrit alors et le pont-levis s'abaissa. "Le Duc accepte de vous recevoir. Conduisez votre charrette près des écuries puis suivez-moi. Je vous escorterai jusqu'à lui, il vous attend dans son salon." affirma alors le garde, un léger grain de déception dans la voix. J'étais rassuré. Mon instinct ne s'était pas trompé. Huttington savait ce qu'était ce gant. Il devait déjà se douter de qui nous étions. En resongeant à cette invitation à rentrer, je fus à la fois soulagé et en même temps un peu inquiet. Huttington avait marché et nous laissé pénétrer dans sa demeure, mais était-ce pour les bonnes ou les mauvaises raisons ? Si jamais ce gant se révélait être quelque chose de néfaste pour nous, peut-être ne serait-il pas dans les bonnes conditions pour mettre en place une alliance commune. Je ne pouvais pas me figurer si oui ou non il comptait nous recevoir comme de futurs alliés ou comme des ennemis. Cependant, il ne me fallait pas laisser le doute s'installer en mon esprit. Il me faudrait simplement m'adapter à sa réaction et essayer d'en tirer avantage quelle qu'elle fusse. Après avoir abandonné notre calèche, nous marchâmes en direction du salon du Duc. Des bannières, des tapis rouges comme le sang, des sabres, des objets à l'apparence précieuse, de lourdes portes au bois robuste,... Toutes ces choses étaient monnaie courante à mesure que l'on avançait de couloir en couloir. Les pierres grises qui composaient les murs n'étaient que sublimées par les immenses piliers de marbre qui maintenaient le toit au-dessus de nos têtes. Les quelques gardes qui protégeaient chacune des entrées et sorties du château semblaient quant à eux ne même pas faire attention à nous. C'était comme si le Duc lui-même leur avait demandé de faire comme si nous n'existions pas, voire même d'oublier jusqu'à nous avoir croisé à un moment. Ils étaient tellement immobiles que l'on aurait pu les confondre avec des statues. En tout cas, nous l'aurions pu avant qu'ils ne détournent la tête de notre direction chaque fois que nous entrions dans leur champ de vision. Après quelques minutes à déambuler dans les couloirs, notre accompagnateur s'arrêta devant une porte solidement gardée. Il nous demanda de déposer nos armes sur une longue table placée non loin de l'entrée. Deux gardes se tenaient à chaque extrémité de cette dernière. Nous coopérâmes sans opposer la moindre résistance, à l'exception de Mölk, qui tenait à garder son arbalète, quitte à ne pas entrer dans la salle. Un simple regard noir de Randy suffit à le faire changer d'avis. Il avait beau être borné, il savait encore quand s'arrêter. Après avoir posé couteaux et crochets, les hommes en armure s'écartèrent de la porte, laissant cette dernière s'ouvrir sous nos yeux. "Les voilà, votre excellence." annonça alors notre escorte avant de disparaître hors de la salle. Nous approchâmes ainsi, tout les six, en direction d'un vieil homme, peut-être cinquante ou soixante ans, assis dans un fauteuil en peau d'ours. En face de nous, se tenait le Duc Huttington en personne, l'un des hommes les plus puissants de ce continent. Il portait une élégante moustache grise aux bouts remontés, accompagnant une coiffure courte mais élégante cernée de cheveux blancs. Ses yeux verts pâles se mariaient parfaitement avec la robe de chambre couleur jade qu'il portait par-dessus des habits classieux vert olive. Un mouchoir blanc

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immaculé autour du cou, des gants blancs aux mains, des mocassins noirs aux pieds, un ver de vin entre les doigts, il semblait nous regarder tous, les uns après les autres. Nous nous sentions tous jaugés, examinés. Il semblait scruter nos âmes et tenter de deviner à l'avance qui nous étions et les raisons de notre venue. Il avait les jambes croisés, un sourcil levé, l'autre baissé. Il prenait parfois une gorgée de sa boisson tout en maintenant ses yeux sur nous. J'avais d'ailleurs l'impression d'être celui sur lequel il semblait le plus s'attarder. La pièce dans laquelle nous étions entrés était remplie de trophées en tout genre. Beaucoup de peaux d'animaux, de tête de créatures étrangères, voire même quelques artefacts dont j'ignorais la nature. Les reflets bruns des murs qui nous entouraient s'accouplaient à merveille avec la lumière orange qui émanait du feu crépitant dans la cheminée. Une petite table en bois d'acajou était située non loin du fauteuil du Duc. Sur cette dernière se trouvaient moultes bouteilles de liqueur, ainsi que notre gant noir. Cependant, le Duc n'était pas seul dans cette pièce. Nous étions huit, en tout. Lui, moi, mes cinq compères et enfin, un homme qui patientait à quelques mètres derrière Huttington. Ce dernier semblait affûter une lame et se désintéresser totalement de nous. Ses longs cheveux bruns entouraient son visage à la barbe renaissante suite à un rasage récent. Il portait une tenue d'assassin noire, des bottes et des gants de cuir ainsi qu'un cache-œil. J'ignorais alors complètement qui était cet homme, tout comme j'ignorais l'importance fondamentale qu'il jouerait plus tard à mes côtés. Il est vrai que j'avais entendu parler de l'histoire de la Finale de l'épreuve de l'Arène. Une dizaine d'années auparavant, notre plus grand guerrier à Kürsk, Craig Ledoux, parvint à vaincre à la joute chacun de ses opposants, en espérant remporter la main de la princesse de Costerboros. Seulement, il tomba en finale contre un homme étrange muni d'un cache-œil. Ce dernier le ridiculisa en public et lui trancha le bras à coup de trombone avant de quitter l'arène, laissant ainsi la main de la princesse de l'époque vacante et sans prétendants. Aucun vainqueur ne fut désigné. Bien qu'annulée à la suite de cet évènement, l'épreuve sera réinstaurée vingt-trois ans après par un homme dont nous reparlerons plus tard. Ainsi, je connaissais les rumeurs autour d'un borgne capable de vaincre n'importe qui avec le moindre objet lui passant par la main. Même les plus inoffensifs. Seulement, il y avait bien des borgnes sur Costerboros. Si l'on commençait à s'imaginer que le moindre malheureux que l'on croisait dans la rue dépourvu d'un œil était cet homme, alors nous n'aurions pas fini de le croiser. Comment pouvais-je savoir que c'était lui ? Je ne le pouvais pas. Je finis simplement par l'apprendre. Leborgne. Viktor Leborgne. Comme il était jeune, à l'époque. Adossé contre le mur, le bruit de sa lame faisait écho au son du breuvage que le Duc portait à ses lèvres. Et alors même que je le croisais en chaire et en os pour la première fois, je pouvais d’ores et déjà sentir que cet homme était capable de tous nous éliminer ici en une fraction de secondes... Les gardes compris. Randy et moi adressâmes une révérence courtoise au Duc, tandis que les autres se contentaient de rester droits comme des piquets. Huttington nous fit signe de nous rapprocher d'avantage et commença alors à nous interpeller pour la première fois, de sa voix vieillissante et pourtant intimidante. "Alors, c'est vous ? Je vous souhaite la bienvenue dans mon humble demeure." dit-il alors en

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posant son verre sur la petite table où se trouvait également le gant. "Et bien, dîtes-moi... Mes braves... Qu'est-ce que le Duc Raymond Huttington de Costerboros peut bien faire pour vous ?" La tension était présente. Chacune de nos réponses devait être à la fois claire, précise et pleine d'humilité face à cet homme pressé, puissant et bien entouré. Chacune des énergumènes à mes côtés, même les plus stupides, savait que leur survie pouvait dépendre de la façon dont il réussirait cet entretien. Nous nous étions mit d'accord que seul Randy parlerait directement au Duc, et de mon côté, je lui ferais passer mes messages par écrit. Ce dernier retira son chapeau et s'avança d'un pas en direction du grand noble. "Votre excellence, je me prénomme Randy Maksharm. Je suis à la tête de ce petit groupe de voleurs Gnomes et nous nous sommes permit de venir vous déranger en cette nuit noire et calme afin de vous faire une proposition." lui affirma-t-il. Le Duc sourit tout en fronçant les sourcils. Il se saisit du gant noir et commença à l'admirer sous tout ses angles devant nos yeux. - "C'est une bien belle pièce que vous m'amenez là. Une pièce unique, qui ne se complète qu'avec sa jumelle... Et qui m'attirerait énormément d'ennuis si jamais Subario venait à apprendre qu'elle est en ma possession aujourd'hui. Alors je vous le redemande..." il se leva alors de son fauteuil et se rapprocha de Randy en prenant un ton beaucoup plus autoritaire. "Qu'est-ce que vous espérez accomplir, au juste ?" Je pouvais voir la panique sur le visage de Randy. Il savait plus ou moins ce qu'il devait dire, mais face à cet homme qui l'intimidait tant, les mots lui échappaient. Je ne pouvais pas les laisser tout gâcher. Pas après toute l'énergie que j'avais investi dans ce projet. J'étais si près du but. Il était hors de question de laisser ces imbéciles tout gâcher. Je me mis alors à griffonner sur mon carnet. Je rédigeai aussi vite que possible un texte assez précis pour lui faire comprendre ce que nous attendions de lui, tout en y mettant les formes. Je m'y étais déjà attelé à l'avance dans la carriole, mais au vu de la situation, certaines modifications s'imposaient. Je me risquai alors à aller à sa rencontre et à lui tendre le papier en le fixant bien dans les yeux, prenant un regard fatigué et compatissant. Il s'en saisit et commença à lire à haute voix, marquant sans cesse des pauses accompagnées de commentaires. " "Au nom de mon maître, Monsieur S," ... Jamais entendu parler. "je tiens à vous faire une proposition." ... Oui, ça, j'avais bien cru comprendre ! "Une proposition d'alliance." ... D'alliance ? Voyez-vous ça ! "Vous n'êtes pas sans savoir que le Comte Subario a été cambriolé, il y a deux jours. Les instigateurs de ce vol se trouvent juste devant vous, en témoigne ce gant noir." ... Non, tu crois ? "Ces hommes sont de véritables professionnels, qui ont pris la décision de rejoindre votre camp dans votre conflit avec le Duc Klaussman." ... Conflit que VOUS avez contribué à renforcer donc, si je comprends bien. "Veuillez pardonner mon mutisme, mais il m'est impossible de communiquer d'une autre façon que par l'écrit." ... Je n'en ai que faire. "Prenez ce gant noir comme un cadeau que nous vous faisons, en gage de notre dévotion à votre

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cause. Randy Maksharm et ses hommes se tiendront prêts à accomplir toutes les tâches que vous leur proposerez, tant que vous y mettez le prix, tandis que je ne vous demande, de mon côté, rien de plus qu'un entretien seul à seul. En espérant qu'à son terme vous acceptiez de devenir le grand allié de Monsieur S." Il marqua un temps de pause, puis, tourna son regard vers moi. Les autres derrière ne disaient rien. Je savais qu'ils pensaient à beaucoup de choses en ce moment même, mais aucun d'entre eux ne souhaita s'exprimer. - "Monsieur S, hein ?" dit-il. "Vous m'en direz tant. Et pourquoi donc ce Monsieur S s'intéresse-til à mes affaire et à mon conflit avec Klaussman ?" J'espérais secrètement qu'il me pose cette question. J'avais déjà préparé ma réponse sur le nouveau papier que je lui tendis, m'imaginant déjà le regard médusé de mes cinq compères. " "Monsieur S s'intéresse aux affaires de tout le monde, Monseigneur. Il sait que vous êtes dans votre bon droit et tient à vous aider. Il éprouve un profond respect pour votre personne et souhaite ainsi faire de vous l'autre chef de sa grande organisation." Sa grande organisation ? " Je lui tendit une nouvelle page pré-écrite. " "Je ne peux pas vous en dire davantage, pour l'instant. Ce que je peux vous promettre, en revanche, c'est de mettre fin à ce conflit de la façon dont vous l'entendrez, en guise de la bonne foi de Monsieur S. Il sait que la seule façon que vous avez de vous débarrasser de Klaussman est de faire appel à des individus extérieurs, et a ainsi jugé bon de contacter ces cinq experts, afin qu'il ne puisse jamais remonter jusqu'à vous." ... Moui... J'avoue que ça fait sens. Il est vrai que je n'avais encore jamais entendu parler de vous par le passé et que pour réussir un coup d'éclat comme le votre, il faut bien avoir de l'expérience dans le métier." L'homme derrière Huttington pouffa alors de rire, essayant de le contenir au maximum. "Il y a un problème Leborgne ? Ai-je dit quelque chose de drôle ?" lui demanda le Duc. - "Non, non, pardon, excusez-moi. C'est sortit tout seul." lui répondit l'homme au cache-œil. - "Je doute que ces Gnomes soient meilleurs que toi pour le meurtre, le vol ou l'espionnage, mais Klaussman sait que tu es à mon service. Si jamais il remonte jusqu'à toi, je suis un homme mort. Eux, il ne les connaît pas et visiblement, ils sont parvenus à effacer leurs traces puisque, de ce que j'en sais, ni Subario, ni Klaussman ne les ont encore retrouvé. Ils ne se doutent certainement même pas à un seul instant que ce sont des Gnomes qui ont fait le coup. Des Gnomes !" - "Vous avez raison, monsieur. Je vous demande pardon, encore une fois, ça m'a échappé." - "Maintenant en ce qui vous concerne, mes petits amis : laissez-moi faire un bref récapitulatif de la chose, histoire que nous ayons tous les idées claires ici. Vous proposez de devenir mes

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hommes de l'ombre et de mettre fin à mon conflit avec le Duc Klaussman en échange d'un peu d'or et d'une future alliance avec ce "Monsieur S", c'est bien ça ? Et vous vous êtes introduits dans le manoir du Comte Subario sans vous faire repérer pour me prouver votre valeur en me rapportant ce gant noir, je ne me trompe pas ? Dans ce cas, je suppose que vous savez déjà ce que je vais vous demander de faire pour moi, afin de me prouver votre valeur et vous assurer une place à mes côtés." Un long silence lui fut accordé en signe de réponse. Le duc haussa un sourcil. "Rassurez-moi. Vous êtes au courant de ce qu'est ce gant, n'est-ce pas ?" - "Oui, oui, c'est un dangereux artefact maudit !" lui répondit Jörgen. Dans une autre vie, je lui aurai arraché les yeux de mes mains pour ça. Cet incapable était sur le point de tout gâcher avec cette simple réponse. Heureusement, le Duc prit ce trait d'esprit à la rigolade et ricana à gorge déployée. Je restai imperturbable et profitai de cet élan d'allégresse pour lui rédiger une réponse digne de ce nom. Il s'en saisit et la lut une nouvelle fois à hautevoix. " "Monsieur S connaît la nature du gant noir qu'il a fait dérobé à Randy Maksharm et à ses hommes. Autrement, il ne se serait jamais permit de vous déranger dans votre nuit pour ci-peu. Cependant, il n'a pas jugé bon de nous tenir informé de cette dernière, pour s'assurer qu'aucun de nous ne vende la mèche en cas de capture." Ah, je vois. En effet, ça fait tout de suite sens. Et bien, et bien ! Il semblerait que ce Monsieur S soit très au fait de certains secrets pourtant bien gardés. J'aimerais bien savoir comment il fait, à ce propos. Mais j'imagine que je le saurais bien assez tôt, si jamais j'accepte sa proposition d'alliance." J'acquiesçai de la tête. Il me sourit puis s'adressa à nous tous. "Bien. Messieurs, voilà ma proposition. Je ne peux pas vous accorder ma pleine confiance tant que vous n'aurez pas accompli une épreuve qui déterminera si vous êtes des espions à la solde de Klaussman, ou bien ce que vous prétendez être. En partant du principe que ce que vous m'avez vendu est vrai, je me dois de vous faire une rapide présentation de la chose. D'après mes espions, le gant que vous avez dérobé à Subario appartenait initialement à Klaussman. Officiellement, ce dernier le lui a offert en récompense de ses bons et loyaux services. Mais en réalité, c'était principalement par peur de les voir tous les deux disparaître en même temps en cas de vol ou d'incendie. En en donnant un à Subario, il s'assurait d'en retrouver au moins un sur les deux, quoiqu'il arrive. Après tout, il n'en a besoin que d'un pour avoir accès au pouvoir qu'il renferme. J'imagine que chacun d'entre vous sait ce qu'est une gemme magique ? Et bien sachez que ces gants ont été créés sur mesure, à la demande de Klaussman, à partir d'écailles de Dragons Noirs. Ces dernières ont la capacités d'absorber la magie entrant à son contact afin de la ré-expulser au bon vouloir de la bête. Une arme extrêmement puissante donc. Une armée entière aurait bien du mal à tenir tête à un porteur de ces gants ayant accumulés assez d'énergie. Seuls Klaussman et

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moi étions au courant de cela, et maintenant vous aussi. Et si il y a bien une chose à laquelle il tient, c'est à cette autre gant. Infiltrez-vous chez lui, rapportez-le moi, et je vous prendrais officiellement à mon service. De cette façon, je serais certain de pouvoir vous faire confiance. Cela vous convient-il ?" Les regards intrigués des cinq gnomes se croisèrent entre eux. Voler un Comte dont on connaît le plan du palais est une chose; s'emparer de l'objet auquel l'un des hommes les plus puissants du Royaume tient le plus en est une autre. Ils n'avaient, après tout, aucune carte du château, aucune idée d'où le gant pouvait être et aucun moyen d'y pénétrer sans être immédiatement repéré et exécuté. Randy reprit ainsi un peu de courage et chercha à lui répondre. - "C'est-à-dire... Pas que ça nous dérange, mais... Est-ce que ce serait trop vous demander de nous donner un petit coup de main, pour le coup ? Non, parce que vous voyez, on a réussi avec Subario parce que Monsieur S nous avait dit quoi faire, mais là, si on part de zéro, on va juste se faire tuer !" - "Le vieillard muet n'avait-il pas insisté sur le fait que vous étiez des experts ? Et puis, si ce Monsieur S est si malin et si doué pour connaître les failles dans les défenses de l'ennemi, il vous trouvera bien un moyen. Êtes-vous de vrais professionnels, ou de simples bandits de grand chemin ?" Je sentis que ces cinq idiots étaient tentés de répondre la deuxième option. Il ne me fallait pas laisser passer ça. Mais en même temps, Randy avait raison. Leur succès dans le palais de Subario n'était dû qu'à la connaissance de mon Père sur le plan du palais. Il me fallait trouver un subterfuge, et vite. Je me risquai alors à soumettre au Duc un nouveau plan, sur lequel figurerait une succession d'étapes réalistes en limitant au maximum les risques. L'adrénaline avait fait mettre les bouchées doubles à mes neurones afin de pondre une succession parfaite d'idées capable de me sortir d'affaire. De sa voix intriguée, il lut une nouvelle fois. " "Maintenant que Subario a perdu le gant, il est chose certaine que Klaussman placera presque tous ses moyens de défense autour de la salle dans laquelle se trouve le sien. Il suffira donc de nous introduire dans cette dernière et de trouver une boîte identique à celle de Subario. Si c'est Klaussman qui le lui a donné, les boîtes sont forcément les mêmes." Jusque-là, c'est un sans faute. "En revanche, si cinq Gnomes étaient suffisants pour s'introduire chez Subario, nous parlons ici d'un Duc qui aura fait renforcer encore davantage sa sécurité. Aussi professionnels soient-ils, si ils partent sans la moindre aide extérieure, ils seront exécutés et vous enverrez de potentiels alliés à la mort." Enfin, vous trouverez bien une solution, ne dramatisez pas de la sorte ! "Et si l'homme qui se tenait derrière vous nous accompagnés dans notre mission ? Nous aurions ainsi un allié supplémentaire, et plus de chance de réussir." " L'homme que Huttington appelait Leborgne leva l'œil dans notre direction. J'avais réussi à lui faire quitter l'attention qu'il accordait depuis le début à l'affûtage de sa dague. Il était simple de remarquer que cet individu avait tout d'un homme d'action. Pourtant, il semblait s'ennuyer depuis

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le début de notre discussion et sa tenue ne paraissait pas plus abîmée que cela. Dans mon esprit, il était clair que cela faisait un certain moment maintenant qu'il n'était pas sorti. Si ce dernier avait l'air extrêmement étonné et en même temps, assez enthousiaste, le Duc, lui, était clairement mécontent de cette demande. "Il n'en est pas question !" dit-il. "Leborgne est chargé de s'assurer de ma sécurité, c'est pour cela qu'il reste à mes côtés depuis qu'il est à mon service. Si je veux qu'un meurtre soit commit : je contacte des assassins, pour un cambriolage : je fais appel à des voleurs, et pour ma protection rapprochée : je n'ai besoin que de Leborgne. Soit vous faîtes le travail seuls, soit vous ne le faîtes pas et alors : pas d'alliance." Il retourna alors la feuille et lut ce que j'avais inscrit au dos. Il lui était cependant demandé cette fois de ne pas lire la chose à voix haute. Il joua le jeu et lorsqu'il reprit la voix, il nous tint un tout autre discours. "Tout bien considéré, il est vrai qu'il vaut mieux m'assurer que ce deuxième gant me revienne coûte que coûte. Leborgne, mon très cher ami, tu iras accompagner nos futurs nouveaux alliés dans leur mission." - "C'est vrai ? Je peux ?" lui demanda-t-il comme un enfant demanderait l'autorisation à ses parents. - "Va ! Je resterais en sécurité au château le temps de votre mission. Je te fais assez confiance pour me revenir en un seul morceau, si jamais les choses se passent mal." Randy et les autres me regardaient avec insistance, semblant me demander comment j'avais fait pour le faire changer d'avis du tout au tout en une seule page. Admiration, incompréhension, méfiance, ... Si seulement ils avaient su. Je venais de donner un moyen à Huttington de sortir de cette situation gagnant quoiqu'il advienne. Soit la présence de ce Leborgne était suffisante pour leur permettre de mener à bien la mission, et ainsi de s'emparer du gant; soit il se débarrasserait d'eux sur place devant les hommes de Klaussman, permettant ainsi d'innocenter Huttington dans le vol du gant de Subario tout en effectuant un premier repérage qui l'aidera grandement pour sa prochaine tentative. Qu'ils réussissent ou qu'ils échouent, c'était du pain béni pour lui, et il ne comptait pas cracher dessus. De toute façon, l'autre Duc serait beaucoup trop occupé à défendre son trésor pour oser tenter quoi que ce soit contre Huttington. En réalité, j'espérais secrètement que ce Leborgne soit bel et bien l'homme qui coupa le bras de Craig à coup de trombone. Une telle force de frappe de notre côté serait suffisante pour venir à bout de n'importe quelle sécurité adverse. Comprenant qu'il ne pourrait obtenir mieux, Randy accepta au nom de son groupe d'effectuer la mission. De toute façon, il ne pouvait pas refuser sous peine de passer pour un espion de Klaussman, contribuant donc à son exécution. Il leur laissait une semaine pour y parvenir. Passé ce délais, ils seraient jugés inaptes à rejoindre ses rangs... Et seraient également

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exécutés pour nier toute implication dans les récents évènements. Seulement, là où Huttington partait du principe qu'ils échoueraient lors de la mission et qu'il pourrait ainsi se disculper, j'avais personnellement pris le parti-pris inverse. En effet, aussitôt les hommes de Klaussman verraient Leborgne, aussitôt ce dernier enverrait tout ses hommes sur lui pour l'arrêter, délaissant totalement Randy et ses sbires qui n'auraient plus qu'à finir le travail. Huttington serait définitivement trempé, mais il aurait tout de même obtenu ce qu'il souhaitait, et le contrat serait respecté. Les Gnomes connaissaient la technique après tout. C'était la même chose que pour Subario, sauf que cette fois Leborgne se chargerait de contre-balancer la difficulté. Certes, tout cela se basait sur le pari que Leborgne était bel et bien celui auquel je pensais. Mais je préférais voir les choses sous cet angle puisque c'était après tout le seul moyen de finir avec le beurre et l'argent du beurre. Huttington nous fit alors signe de partir. "Bien. Si nous sommes bons, messieurs, vous pouvez à présent repartir. Revenez avec ce gant ou ne revenez pas. Que Ragnor vous soit favorable." dit-il en reprenant une gorgée de vin. Un à un, les Gnomes sortirent de la pièce. Et lorsque ce fut à notre tour avec Randy, le Duc nous demanda de revenir. Seulement tous les deux. J'avais précisé tout en bas du dos de ma dernière page que le fameux chef de ces bandits gnomes avait encore un dernier petit cadeau pour son probable futur employeur, mais qu'il était préférable de le lui donner à petit comité. Les portes se refermèrent une fois Mölk sortit afin de nous laisser tous les 4 seuls. "Un instant, je vous prie. Avant que vous ne partiez rejoindre vos amis à l'extérieur, je souhaiterai vous demander si il n'y avait pas quoi que ce soit d'autre que vous ayez oublié de me dire, mon cher Randy Maksharm." - "Je... euh... Quoi ?" Je lui tendis alors l'index vers la plume orange qu'il avait accroché à son chapeau, il y a peu. - "AH ! Ah oui, ça !" s'exclama-t-il. "Oui, oui, bien sûr, il y avait aussi cette drôle de plume dans l'un de ses coffres. Mais, je sais pas vraiment ce que c'est, ni pourquoi il la gardait, en vérité." - "Puis-je la voir de plus près, s'il vous plaît ?" - "Euh... Bah... Oui ! Bien sûr ! Si vous voulez !" Il retira la plume de son chapeau et la tendit au duc qui la rapprocha de l'un de ses yeux. Il semblait trembler en la tenant. Ses doigts, puis ses mains, puis tout le haut de son corps. Il tremblait tellement que Leborgne lui-même se redressa d'un coup. "Tout va bien, monsieur ?" lui demanda-t-il, inquiet. - "Serait-ce seulement possible ? Après tant d'années ?!" - "Monsieur ? Vous êtes sûr que tout va bien ?"

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- "Non... Non, ce n'est pas possible... Ça ne peut pas en être une vraie !" - "Une vraie ?" s'interrogea Randy. - "Une vraie plume de phœnix, bon sang ! Mais oui ! Je sens bel et bien la chaleur qui parcourt mes doigts ! La magie parcourt mon âme, le sang s'accélère dans mes veines ! C'en est vraiment... C'en est vraiment une vraie ! OUI ! HAHA ! OUI ! Ah, Subario, petit cachottier ! Alors tu en cachais une depuis le début et personne ne le savait !" Il était extatique. À ma grande surprise, un véritable sourire de joie s'afficha sur son visage. Il se mit à sauter en l'air à plusieurs reprises, à embrasser la plume, à la câliner, ... C'était un spectacle à la fois affligeant et extraordinaire qui se jouait sous nos yeux. Randy et moi nous regardâmes, nous demandant mutuellement du regard si l'autre comprenait quelque chose à la situation. Leborgne lui semblait presque se demander si ce n'était pas une plume empoisonnée commençant à le rendre fou. Le Duc s'assit alors derrière son bureau et commença à examiner la plume sous toutes ses formes. - "Une plume de phœnix, monsieur ?" s'interrogea Leborgne. - "Parfaitement, et dans un état tout à fait correct. Moi qui pensait que ces choses n'était que des légendes que l'on racontait aux enfants. Moi qui me demandais si je vivrais assez vieux pour m'assurer d'en voir une en vraie... Peut-être tout n'est pas perdu, alors !" Randy se risqua à poser la question qui trottait en ce moments même dans tous les esprits. - "Je... Euh... Je suis content que mon cadeau vous plaise, mais... Euh... vous pouvez m'expliquer la situation, au juste ? Je crois que certaines choses m'échappent." Huttington poussa un profond soupir, puis, se décida enfin à nous répondre. - "Savez-vous d'où provient cette opposition entre le duc Klaussman et moi ?" - "Oh... Euh... Ce sont pas mes affaires, hein. Ne vous sentez pas obligé de..." - "Nos fils se sont entre-tués." - " Ah ! ... Oh...." - "Sir. Charles-Henri Huttington de Costerboros... Un brave garçon. Beau, intelligent, courageux, coureur de jupons... De quoi rendre un père fier. Il y a plus de vingt ans de cela, je présentais ma fille Suzanne-Hélène à Geoffroy Klaussman, aîné du Duc Ludwig Klaussman, dans l'espoir d'unir nos deux familles et ainsi de permettre à nos descendants d'exercer le monopole du pouvoir sur tout l'Ouest de Costerboros. Seulement, ce misérable cloporte refusa sa main. Il en aimait une autre, soit-disant. Mon fils prit cette décision comme une insulte et partit venger l'honneur de sa sœur en défiant son homologue dans un duel d'honneur. Ce couard refusa,

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il préférait faire table rase de cette histoire mais mon fils n'était pas du genre à laisser un affront impuni. Il mit donc le feu à leur écurie ainsi qu'aux drapeaux qui l'entourait portant le blason de leur maison. Ce traître de Geoffroy descendit avec ses hommes et se jeta sur mon fils. Mon garçon s'est battu vaillamment, et emporta son ennemi dans la tombe avec lui. Klaussman et moi étions sensés être quittes. Nous avions tous deux perdus un fils. Seulement, il refusa de me rendre son corps. Ce vieux rat le conserve quelque part chez lui et souhaite me punir pour l'assassinat de son fils en faisant subir les pires ignominies au cadavre de mon garçon. Il... Il était tout pour moi ! C'était mon aîné, mon grand, mon seul fils ! Sans lui, comment faire perpétuer mon sang, mon nom de famille, mon héritage ? Depuis ce jour maudit, je n'ai pas arrêté de chercher des moyens pour le faire revenir parmi les nôtres. J'ai lu de nombreux ouvrages sur le sujet, certains datant de plusieurs millénaires ! Et je sais que quelque part, sur les îles vagabondes, résident des animaux appelés phœnix ! Leurs plumes sont capables de guérir toutes les blessures et de faire renaître un corps en posant la dite plume sur ses restes. Si la légende est vraie, si mon fils peut me revenir, et ça grâce à vous, alors, je serais à tout jamais redevable envers chacun des vôtres. J'exaucerai tous vos vœux les plus chers, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour éponger ma dette envers vous. Mais pour ce faire, je dois savoir si c'en est vraiment une. Et puisque c'est à usage unique, je ne peux pas la tester sur n'importe quel cadavre. Il me faut celui de mon fils !" Je sus alors que c'était mon moment. J'avais tant attendu cet instant. Les astres semblait s'aligner pour moi. Mes cinq camarades accompagnés de Leborgne feraient une parfaite distraction pendant que je m'assurerai de remplir cette mission de mon côté. Dans le dernier papier que je tendis au Duc, j'affirmais que, conscient de l'importance que représente la famille aux yeux de Monsieur S, ce dernier se porterait garant du retour du corps de Charles-Henri à son père. Une fois la chose faite, il espérait néanmoins qu'ils pourraient tous les deux échanger à nouveau sur cette fameuse organisation qui lui tenait tant à cœur. Cependant, en attendant ce jour, Monsieur S s'engagerait à mener à bien cette mission, en gage d'amitié. Le Duc me sourit. Un vrai sourire sincère. Je lisais dans ses yeux la reconnaissance. Pour la première fois depuis que j'étais rentré dans cette pièce, j'avais l'impression d'être l'homme de pouvoir ici. Cette quête devait lui tenir extrêmement à cœur, et il serait stupide de ne pas se ruer sur une occasion pareille. Ainsi, j'allais devoir pour la première fois agir directement de mon côté pour m'assurer que le travail soit bien fait. Je n'avais, en réalité, pas la moindre idée de comment j'allais procéder pour ramener ce cadavre. Cependant, ce que j'avais : c'était du temps. Et il n'y a rien en ce monde qui fasse autant la différence que le temps. Je savais déjà qu'en moins de trois jours à y réfléchir matins et soirs, une solution infaillible finirait par me venir en tête. Le tout était d'être patient et astucieux. Lorsque nous quittâmes la pièces et que nous revînmes dans notre calèche, disparaissant dans la nuit, j'étais alors persuadé d'une chose, d'une seule chose : qu'à compter d'aujourd'hui, je jouais enfin dans la cour des grands et que j'allais réellement devoir me dépasser pour finir par surclasser cette dernière. J'avais toutes les cartes en main, à présent. Et tout ce qu'il me restait à faire : c'était de les poser au bon moment.

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Chapitre VII : Du Sang sur les Mains

Le syndrome de la page blanche. Un terrible mal qui touche forcément à un moment ou à un autre la plupart des artistes. Je n'aurais pas la prétention de me définir comme tel. Mais j'ose tout de même affirmer que j'en fis moi même les frais dès les premières heures du lendemain de ma rencontre avec le Duc Huttington. Assis devant la table de ma salle à manger, mon petit carnet sous les yeux, je faisais tourner mon fusain entre mes doigts, attendant désespérément à ce qu'une idée me vienne en tête. Face à une page blanche, soit l'on a trop d'idées et on ne sait pas vraiment par quoi commencer, soit l'on en a pas assez. Dans mon cas, je me retrouvais plutôt dans la deuxième option. Ma Mère s'était autorisée une journée de repos aujourd'hui. Elle voulait que nous la passions tous les deux ensemble à jouer à des jeux, à lire des histoires et à apprendre de nouvelles choses. Ce n'était pas vraiment pour me déplaire, au contraire. L'affection d'une mère est quelque chose qui doit primer sur tout le reste. Seulement, je me disais que je n'affectionnerais pas cette journée avec elle à sa juste valeur si je ne parvenais pas à me débarrasser de ce problème. Je savais pertinemment qu'une fois que j'aurais posé la base, tout le reste en découlerait et je n'aurais alors même plus à réfléchir. Me concernant, les premières pierres ont toujours été les plus complexes à poser. J'avais moins d'une semaine pour m'infiltrer dans le château fort de Klaussman, l'un des bastions les mieux gardés de tout Costerboros, et en ressortir un cadavre. Je devais m'en charger seul, sans la moindre indication, ni le moindre plan du palais. Les idées avaient beau s'enchaîner en mon esprit, il subsistait toujours une ou plusieurs failles. Impossible de trouver un moyen pour à la fois rentrer dans cette palissade et en ressortir vivant. Ma Mère, un torchon à la main, nettoyait les différents plats encore couverts de bouts de nourriture. Elle effectuait de nombreux allers et retours dans la cuisine, passant ainsi souvent derrière moi, en en profitant pour jeter un petit coup d’œil à l'avancée de mes coups de fusains sur cette feuille désespérément blanche. "Alors ? Ça n'a pas l'air d'avancer ce dessin, Félix." me dit-elle. Je haussai les épaules en la regardant d'un air résigné. Elle ne l'entendit pas de cette oreille. Elle se rapprocha très près de moi et fit passer sa tête par-dessus mon épaule afin de voir de plus près si je n'avais pas commencé à esquisser le moindre trait, tout en continuant à essuyer son plateau de bronze. Rien. La page sous nos yeux était blanche comme neige. Je levai les yeux pour me rendre compte de l'expression faciale que tenait ma Mère en cet instant. Je savais ce que ces sourcils froncés et cette lèvre inférieure mordue signifiaient. Elle avait une idée en tête, et tenait absolument à m'aider, quand bien même elle ne connaissait pas la source de mon problème. "Tu as l'air de manquer d'inspiration. Qu'à cela ne tienne, je sais exactement ce qu'il te faut, mon

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poussin !" insista-t-elle en posant son plat sur la table et en projetant son tablier blanc au sol. Elle sortit de la cuisine en vitesse, me laissant à nouveau seul. Je me demandais alors ce qui pouvait bien lui être passé à l'esprit. Quant elle revint, elle était accompagnée d'un tas de larges feuilles, ainsi que d'une trousse remplie de bouts de charbons taillés. Elle déposa tout ça sur la table et me regarda avec un air de défi. "Toi et moi, on va faire les plus beaux dessins que Papa n'ait jamais vu ! Ces toiles sont assez grandes pour qu'on puisse crayonner dessus tous les deux. Pourquoi ne pas commencer par des jolies fleurs ? Une fois que ce sera terminé, tu n'auras qu'à m'écrire le nom d'un objet ou d'autre chose, et on le dessinera ensemble ! Qu'est-ce que tu en penses ?" me demanda-t-elle. À défaut de m'aider pour mon plan d'infiltration, cette petite activité aurait au moins le mérite de nous faire passer du temps ensemble et de décompresser. Il est vrai qu'à trop se surmener, on finit par se fatiguer et donc à faire des erreurs. La détente est parfois nécessaire si l'on veut être en parfaite forme physique et mentale. Ainsi, nous nous attelâmes à cette drôle de pratique consistant à entremêler deux œuvres sur le même support. C'était très amusant et je ne fus pas déçu du résultat, au final. En observant la patte soignée de ma Mère, je savais de qui j'avais hérité mes modestes talents pour l'art. Nous passâmes toute notre matinée à dessiner, colorier et peindre ensemble. Quand mon Père rentra du travail, à midi, il eut l'heureuse surprise de voir nos esquisses décorer les murs. Il semblait, visiblement, assez admiratif de ce que nous avions produit. Je sentis d'ailleurs son attention se focaliser en particulier sur notre troisième dessin. Son regard s'attardait sur chaque détails, de ses propres dires : les couleurs lui parlaient. À table, il nous parla bien plus de cette troisième œuvre que des autres. Et comme chaque artiste le sait très bien, le moment le plus attendu par un créateur est bien souvent celui des retours sur son travail. Entendre mon Père à ce point apprécier une œuvre ne contribua qu'à m'en rendre d'autant plus fier. Lorsque nous quittâmes la table, je repassai mon regard sur cette dernière, afin de voir ce qui semblait tant lui plaire sur celle-ci et que l'on ne retrouvait pas sur les autres. Mon attention se stoppa alors sur l'harmonie des teintes que nous avions déposé sur ce fond blanc. Toutes ces couleurs différentes se mariaient entre elles d'une façon si naturelle, si authentique, si ... Magique... Ce mot. Ce simple mot. Mélangé à ces couleurs. La solution m'était enfin venue en tête, et tout cela grâce à mes Parents. Les gemmes. Les gemmes récupérées chez Subario étaient la clé. Ce jour-là, je compris quelque chose de fondamental. Parfois, il faut savoir compter sur nos proches pour nous tirer d'affaire, quand bien même nous n'aurions jamais pu imaginer qu'ils y parviennent. Savoir se débrouiller seul est une chose, mais il est ridicule et contreproductif de cracher sur une main tendue par quelqu'un qui vous veut du bien. Grâce à l'idée de ma Mère et à l'intérêt de mon Père, j'avais trouvé l'inspiration. J'avais retenu les couleurs des gemmes que Randy et ses hommes avaient à présent en leur possession. Lorsque je commençai à noter sur mon carnet la répartition entre nous de ces dernières, ma main fut prit d'un élan d'autonomie sans pareille. C'était comme si chaque problème qui me venait en tête était immédiatement anéanti par un contre si évident que je me demandais moi-même comment j'avais

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pu ne pas y penser plus tôt. Après deux après-midi entières à réfléchir à mon plan et à resonger à toutes les façons dont les choses pourraient échouer ou se retourner contre moi, je conclus que cette mission allait probablement et paradoxalement être l'une des plus aisées qu'il me serait donné d'accomplir. Il nous restait encore 4 jours entiers pour mener à bien notre mission lorsque nous procédâmes, les Gnomes et moi, à la répartition des gemmes. Si Mölk posa une fois de plus son veto afin que je n'en ai aucune, les autres savaient qu'ils devraient m'écouter si ils voulaient revenir en vie de ce cambriolage là. Profitant de toutes les informations retenues en écoutant Stewart parler de ses gemmes lors de mes apparitions sur la place du marché, je savais déjà plus ou moins quelles étaient les capacités de chacune d'entre elles en fonction de leur couleur. Nous devions tous nous regrouper, puis une fois infiltrés, nous séparer pour attaquer sur deux fronts en même temps afin de diviser au maximum les forces de l'ennemi. La meilleure solution était de pénétrer discrètement à l'intérieur du château, puis de provoquer un incendie en utilisant nos gemmes rouges capables d'engendrer des flammes. Le fils de Huttington avait après tout réussi à embraser ces écuries, à en croire les dires du Duc. Il ne restait qu'à nous de terminer le travail. La partie la plus complexe restait cependant en suspend. Comment faire pour passer les défenses de Klaussman et ainsi pénétrer dans sa forteresse ? Il me fallut plus de temps pour trouver une solution mais en réétudiant mes gemmes, la réponse me sauta aux yeux : l'eau. En partant du principe que le château d'Huttington comprenait un pont-levis, il y en aurait très certainement un aussi du côté de Klaussman. Nous n'aurions alors qu'à utiliser nos gemmes de couleur bleu, permettant de contrôler les masses aqueuses afin de nous dissimuler directement sous ces dernières. Il ne faudrait pour cela que remonter à la source de la rivière, puis de faire léviter la surface au-dessus de nos têtes grâce aux gemmes. En utilisant cette méthode, nous serions invisibles aux yeux des gardes ennemis et nous pourrions alors creuser une galerie directement dans la motte de terre sur laquelle était bâti le fort. Une simple gemme marron capable de remodeler les minéraux serait certainement suffisante. Nous n'avions après tout besoin que d'une seule entrée et d'une seule sortie. Autant faire en sorte de réunir les deux en un. Il fallait cependant savoir comment remonter à la surface sans se faire repérer. La solution la plus adaptée était de percer un trou y menant, puis, de mettre en contact nos gemmes rouges et nos gemmes bleues afin de créer une immense fumée. Cette dernière permettant à la fois de nous dissimuler et de donner les signes avant-coureur de l'incendie à venir. Mölk resterait dans notre trou et serait chargé de pourfendre d'un carreau quiconque se risquerait à regarder à l'intérieur. Une fois remontés, nos routes devraient se séparer. Leborgne était chargé de partir dans la direction dans laquelle il percevait le plus de gardes afin de disséminer nos gemmes rouges aux quatre vents, créant un brasier massif qui les attireraient alors. Les quatre autres profiteraient de cette distraction pour foncer en direction de la zone la mieux gardée et n'auraient plus qu'à attendre que les ennemis quittent leur poste pour aller éteindre le feu. Une fois seuls, ils devraient entamer une véritable course contre la montre. En d'autres termes : trouver la salle, trouver la boîte contenant le gant, quitter la pièce avant qu'elle ne finisse submergée par les flammes et enfin rejoindre le trou sans se faire exécuter sur place. Avec la distraction de Leborgne,

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cependant, je considérais que le véritable danger restait de trouver la salle et d'échapper au feu. De mon côté, je n'étais équipé de deux gemmes ainsi que de l'un des petits couteaux à viande de mon Père. J'avais regroupé tout cet inventaire dans l'un des sacs que m'avait prêté Jörgen. Si je devais mettre ma vie en danger, au moins fallait-il être véritablement capable d'assurer ma protection, cette fois. Les deux gemmes en ma possession étaient une jaune et une transparente. De ce que j'avais cru entendre, les gemmes jaunes permettent d'électriser à peu près n'importe quelle matière entrant en leur contact. Ce serait parfait pour moi qui risquait de croiser des hordes de gardes équipés d'armure de métal. Les décharges libérées touchant plusieurs cibles, il me serait chose aisée de me débarrasser de tout ces adversaires en un seul bon lancé. La seconde était quand à elle une gemme très rare permettant à son porteur de devenir invisible pendant un court instant. Elle était l'une des seules que Stewart n'avait pas mit en vente à Kürsk. J'ignorais si c'était afin d'en éviter des dérives, parce qu'il n'en possédait pas ou parce qu'il souhaitait la garder pour lui seul. Quoiqu'il en soit, je savais que ma transparence ne durerait pas bien longtemps. Une ou deux minutes grand maximum. Cependant, ce serait assez pour savoir où se cache Klaussman et m'infiltrer dans la même pièce que lui. Avec toute l'agitation aux alentours, ils demanderaient tous à le trouver pour le prévenir du danger ou bien lui demander quoi faire. Il me suffirait juste de tendre l'oreille pour savoir où aller. En effet, si il y en avait bien un qui savait où se trouvait le cadavre que je cherchais, c'était forcément le Duc lui-même. Et j'avais l'intime conviction de pouvoir le convaincre de me donner ce que je voulais, à l'aide de ma fausse gemme orange. Il est vrai que pour le chemin du retour, il me serait plus compliqué de faire le moindre pas en portant un corps plus lourd que moi, c'est pourquoi je tenais à sa collaboration. Enfin, dans tout les cas, je comptais aviser sur place. Il m'était impossible de faire des plans sur la comète, sans savoir comment les choses se dérouleraient de leur côté ou du mien. Tout ce que je pouvais faire c'était me préparer à sauter sur la moindre opportunité afin de réussir ma mission. Le sort de Randy et de ses hommes m'était totalement indifférent tant que je ramenais à Huttington ce qu'il souhaitait. Si je devais vendre l'identité de ces derniers à Klaussman pour lui faire croire que j'étais dans son camp, et ainsi, obtenir ses bonnes grâces, alors je le ferais sans la moindre hésitation. Seulement, il était plus sage de partir du principe que le moindre facteur extérieur pouvait conduire à une situation à laquelle nous n'aurions jamais pu penser au préalable. Aussi, je passai simplement deux jours à me figurer toutes les issues possibles, tout les moyens de me mettre Klaussman dans la poche, ainsi que toutes les façons qui me permettraient de m'échapper avec le cadavre. Il ne nous restait plus qu'un jour avant de passer à l'action, il ne manquait alors plus qu'à les renvoyer voir Huttington afin que ce dernier nous prête les services de Leborgne. Le lendemain, dans la nuit, nous passerions à l'attaque. Nous n'avions pas droit à l'erreur. Si jamais nous échouions, tout tomberait à l'eau. Je ne me faisais pas tant de soucis pour mon intégrité physique. En réalité, j'étais à peu près certain de m'en sortir quoi qu'il advienne. Il ne me suffirais que d'abandonner mon déguisement, si jamais les choses tournaient mal. Quelqu'un dans le château verrait forcément un petit garçon de trois ans luttant pour ne pas s'asphyxier par les flammes et ainsi, un généreux héros viendrait à mon secours. C'était en tout cas la pire des situations que je suspectais de voir arriver. Le problème,

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c'est que pour rien au monde je ne comptais faillir à ma mission. Quoiqu'il advienne, je sortirais de cette palissade avec ce cadavre, ou je n'en sortirais pas. Nous étions prêts. Après une ballade à cheval, remontant le long de la rivière qui passait sous le pont-levis de Klaussman, Randy, Mölk, Gürbak, Tryphon, Jörgen, Leborgne et moimême mirent pied à terre. Personne ne semblait être dans les environs, il était donc temps de faire léviter cette rivière. C'était en réalité notre tout premier essai. Mais un essai qui fut couronné de succès. L'eau se scinda en deux à l'instant même où la gemme fut tendue dans sa direction. Il n'était au sol qu'un passage boueux sans la moindre goutte dessus. Une fois que nous fûmes tous descendus sur ce sentier nouveau, nous vîmes le torrent en suspension au-dessus de nos tête s'abattre alors sur nous... Seulement, aucun de nous ne fut trempé. Nous étions aussi secs qu'un désert. Pourtant, il y avait bien de l'eau au-dessus de nos têtes et sur les côtés du passage. Mais nous, nous étions comme enfermés dans une bulle d'oxygène avançant en même temps que nous. Chaque pas que nous faisions s'accompagnait d'un mur d'eau qui se scindait en deux devant nos yeux. C'était presque difficile à croire. Nous étions maîtres de cet élément. J'avais demandé au préalable à ce que l'un d'entre nous reste à la surface afin de nous dire si oui ou non, il réussissait à nous percevoir sous l'eau depuis la surface. Tryphon se porta volontaire. Et d'après lui, si il avait bel et bien perçut des formes se mouvoir, l'obscurité de la nuit l'avait complètement empêché de deviner où nous étions précisément. C'était tout ce que je voulais entendre. Ainsi, nous prîmes la route, à bord de ce nouveau sentier en direction de la forteresse de Klaussman. Le chemin fut long. Très long. J'espérais sincèrement que la mission ne soit pas trop longue, sinon mes parents risquaient de se réveiller avant que je rentre à Kürsk. Il faut dire que son château se situait au Sud-Ouest, soit à peu près à 70 kilomètres de chez-moi. Compte tenu du fait qu'un cheval monte en général à une allure de 14 kilomètres par heure, il me faudrait dans tout les cas cinq heures pour rentrer à la maison. Nous avions déjà parcouru de la distance pour atteindre cette rivière et le plus dur restait encore à faire. Je calculai ainsi le temps dans ma tête. Il devait déjà être minuit. Je nous donnais à peu près une heure pour réaliser la mission ou bien pour tous mourir. Cela me ferait rentrer dans le meilleur des cas à 6 heures du matin. Sachant que mes parents se lèvent en général à 6 heures et demi, j'aurai tout juste le temps de me nettoyer le visage et de me mettre au lit avant que le soleil ne se lève. C'était tendu mais jouable. De toute façon, je n'avais pas le choix. Et, il me fallait un cheval. Enfin, je n'eus pas le temps de réfléchir davantage à tout cela que nous fûmes arrivés à destination. Comment l'avons nous su ? En tendant l'oreille tout simplement. Le son des armures de métal, des bottes résonnant au dessus de nos têtes, des chaînes d'acier retenant le pont-levis sur lesquelles venait s'abattre le vent, ... Aucun doute, nous étions au bon endroit. Randy sortit de sa poche sa gemme brune qu'il déposa sur l'épaisse motte de terre nous faisant face. Il ferma les yeux tout en maintenant sa main sur la pierre. En l'espace de quelques secondes, nous vîmes alors cette paroi rocheuse s'ouvrir devant nos yeux, et ce sans faire le moindre bruit. C'était comme si Randy en avait fait le vœu et que ce dernier venait tout juste de se réaliser. Ces gemmes... Elles étaient décidément des armes redoutables. Nous remontâmes à l'intérieur de cette galerie toute fraîchement creusée, jusqu'à arriver devant une plaque de marbre située juste au-dessus de nous. Tryphon posa l'une de ses

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potions à la couleur verte et à l'odeur fétide dessus et nous sentîmes alors la roche se fissurer. La brèche se creusait encore et encore, jusqu'à ce qu'une véritable ouverture soit créée. La phase deux commençait alors. Mölk se mit en position de tir pendant que Jörgen et Gürbak entrechoquèrent leurs gemmes bleue et rouge. Un nuage brumeux commença alors à émaner à la surface. Nous attendîmes patiemment que les premières alertes soient passées avant de sortir du trou, dissimulés derrière cet épais brouillard. C'était au tour de Leborgne de jouer. "On se retrouve à la sortie, les p'tits amis !" nous lança-t-il avant de se ruer à l'extérieur. Il avançait à plat ventre sur le sol avec une telle aisance et une telle vitesse qu'il était pratiquement impossible de le suivre du regard. On aurait facilement pu le confondre avec un véritable serpent. Cependant, quand nous sentîmes une odeur de bois brûlé accompagnée d'une forte chaleur, nous sûmes qu'il venait de sonner le coup d'envoi. Dès que les premières sensations nous parvinrent, chacun d'entre nous fonça dans des directions opposées. Pendant que je me déplaçais difficilement, pensant à ne pas sortir de mon personnage de vieillard fatigué, j'observais les quatre gnomes partir en direction d'une grande tour depuis laquelle ils avaient aperçu une cohorte de gardes par-delà d'immenses remparts. L'avantage lorsque l'on s'en prend à des grands seigneurs tels que Klaussman, c'est que plus il y a d'espace, plus il est facile de se cacher. Me dissimulant derrière de grands buissons fleuris, je tendis l'oreille autour de moi afin d'entendre au moins une personne prononcer le nom du Duc. La première garnison qui sortit de la grande tour afin de s'occuper de l'incendie commit l'erreur de trop se concentrer sur les flammes et pas assez sur le piège grossier que venait de leur tendre Randy. C'était si primitif et pourtant, si efficace. Une simple corde tendue au niveau de leurs pieds qui les fit tous tomber les uns sur les autres. Et une fois au sol, les gorges tranchées s'enchaînèrent. Je le vis ainsi disparaître à l'intérieur de cet endroit qui renfermait à coup sûr le second gant noir. Moi, je restais à ma place sans faire le moindre mouvement, ni le moindre bruit. Je me répétais que tout venait à point à qui savait attendre. Et visiblement, je n'avais pas tort. Malgré les flammes qui s’amplifiaient et qui devenaient de plus en plus nombreuses, Leborgne n'ayant pas lésiné sur l'intensité de ces dernières, mon ouïe restait toujours aussi performante et mon sang toujours aussi froid. Puis, enfin : un cri. Je m'en souviendrais toujours. Une voix de femme. Hurlant au désespoir. "Que quelqu'un aille réveiller le Duc ! Vite ! Ne laissez pas les flammes monter jusqu'à sa chambre ! Sauvez-le ! Vite !" Son doigt pointait vers une tour haute. Très haute. Elle était même à l'opposé de la direction qu'avait prit Randy et ses hommes. Ni une, ni deux, j'activai ma gemme d'invisibilité et aussitôt, je poursuivis la cohorte de gardes qui courrait prévenir le Duc. Je devais à tout prix arrivé au sommet avant eux. Certes, ils portaient des armures qui les ralentissaient, mais mes toutes petites jambes ne me permettaient pas de rattraper des hommes forts, sportifs et en pleine force de l'âge. J'allais une fois de plus devoir ruser pour les devancer. J'étais peut-être plus lent qu'eux, mais je n'en étais pas moins agile. J'entrepris alors d'escalader cette immense tour afin de mettre de l'avance aux gardes. Je n'étais néanmoins pas fou. Je savais bien que je ne pourrais monter jusqu'en haut à la seule force de mes bras, et en plantant mon couteau dans la pierre afin

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d'avoir une accroche. Non, tout ce qu'il me fallait, c'était de monter jusqu'à la meurtrière la plus proche et de profiter de ma petite taille pour m'y glisser. Ainsi, j'aurai un avantage stratégique sur eux, qui devraient slalomer entre les flammes qui leur bloquaient la route ainsi que gravir les escaliers encombrés de morceaux de toit enflammés. Je manquai de glisser et de tomber à quelques reprises, cependant, je m'accrochai à bout de bras à mon couteau et parvins à me glisser à travers la première meurtrière que je vis. Cependant, j'entendis de là d'où j'étais des dizaines de pas lourd commençant à monter des escaliers proches. Il me fallait agir et vite. D'autant plus que je ne serais plus invisible très longtemps. Une fois sorti, je me retrouvai dans un long couloir enflammé. Plusieurs servantes étaient en train de jeter des seaux remplis d'eau sur les flammes afin d'éteindre ces dernières. Cela ne calmait pas l'incendie pour autant, mais il est vrai que le feu dans la pièce commençait, lui, à diminuer. En revanche, ce qui ne diminuait pas, c'était le nombre de soldat qui courrait dans ma direction. Ne me voyant pas, il était même possible qu'ils m'écrasent en me rentrant dedans si je n'agissais pas très vite. En une fraction de seconde, je profitai d'un instant d’inattention de l'une des servantes pour lui prendre son seau. Je la vis se retourner dans ma direction puis s'évanouir. Était-ce parce qu'elle venait de s'imaginer que son seau avait été possédé par un fantôme ? À cause du stress ? Ou bien par manque d'oxygène ? Je n'avais pas vraiment le temps de creuser la question. Je vidai le contenu du sceau sur les marches de l'escalier ainsi que sur les quelques gardes sur le point de franchir la dernière marche, puis je laissai tomber ma gemme jaune. L'eau et l'électricité n'ont jamais vraiment fait bon ménage... L'électricité et le métal non plus d'ailleurs. En quelques secondes à peine, je les vis tous s'écrouler comme des dominos. J'ignorais si cela avait suffit à les tuer ou non. Ce que je savais, en revanche, c'était qu'il me fallait me dépêcher de trouver la chambre du Duc avant qu'une nouvelle garnison ne rapplique. D'autant plus qu'à présent mes deux gemmes avaient été utilisées. J'étais à nouveau visible, et uniquement équipé d'un couteau. Cette tour ne manquait ni de marches à gravir, ni de salles diverses et variées. J'ignorais combien d'étage il y avait, mais je me doutais que la pièce dans laquelle se trouvait le Duc était dans les environs. De ce que j'en savais, les pièces les plus importantes étaient souvent accompagnées d'une porte qui en soulignait l'importance. Dorures, belle poignée, taille massive, ... Tels étaient les éléments les plus courants. Seulement, après plus de cinq minutes à tâtonner, la révélation me fut apportée sur un plateau d'argent grâce à la discussion entre deux gardes placés devant une large porte blanches aux motifs argentés. "Non ! Toi, réveille-le !" insistait celui de gauche. - "Certainement pas ! C'est toi qui a eu l'idée ! Alors : toi, réveille-le !" répondit celui de droite. - "On tire ça à la courte paille ?" - "Mais on a pas le temps ! Le château brûle !"

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- "Je te rappelle que notre mission c'est de garder cette porte ! Le Duc a dit lui même que nous n'avons qu'un seul travail, c'est d'empêcher quiconque de troubler son sommeil !" - "Peut-être mais, il sera furieux si on laisse son château cramer !" - "Parce que tu crois qu'il sera pas furieux si jamais on le réveille et qu'il juge que la raison était pas suffisante ? Tu te rappelles de ce qu'il a fait à Jonas ? Il l'a donné à bouffer à ses chiens parce qu'il l'a réveillé à cause des cliquetis que faisait son armure lors de ses rondes devant la porte !" - "C'est vrai, mais je pense que là c'est quand même une circonstance assez grave, non ?" - "J'en sais rien et je prendrais pas le risque. Si tu penses que ça vaut mieux, vas-y, hein ! Je t'en empêcherais pas ! Mais moi, je veux pas d'histoire !" - "T'en auras si il apprend qu'on a pas cherché à lui faire quitter sa chambre alors qu'il y avait un incendie !" - "Mais... Dans tous les cas, on sera tenu comme responsables, alors autant ne rien faire ! Avec un peu de chance, ils réussiront à mater le feu tout seul, et on aura qu'à dire qu'on savait qu'il se propagerait pas jusqu'à lui !" - "Que toutes les unités descendent dans la Cour principale ! Il nous faut plus d'hommes pour éteindre le feu ! Je répète : il nous faut plus d'hommes dans la cour !" prononça une voix puissante et autoritaire depuis l'extérieur. - "Attends... Ce serait pas la voix de Leborgne, ça ?" reprit le garde de gauche. - "Ah ! Parfait ! On est sauvés ! Il a du rentrer pile au bon moment de sa mission ! Et ben, puisqu'on est convié, on a une excuse pour pas réveiller le Duc !" affirma celui de droite, soulagé. - "Ouf ! On l'a échappé belle, mon pote ! Allez, grouillons-nous avant que ça nous retombe dessus cette histoire !" Se précipitant en direction de la sortie de la pièce, ces deux moulins à parole me passèrent à côté sans même me remarquer. Il n'y avait pourtant qu'une simple colonne soutenant le poids d'un vase devant moi. Cependant, je fus comme pris de stupeurs l'espace d'un instant. Ils venaient de dire que cette voix appartenait à "Leborgne". De quelle mission parlaient-ils ? Leborgne était-il un agent double depuis le début ? Pourtant, j'avais déjà entendu Leborgne parler par le passé, et cette voix n'était absolument pas la sienne. L'avait-il volontairement modifié ? Ou bien était-ce tout simplement une toute autre personne s'appelant également Leborgne ? Ce scénario là était le plus crédible ainsi que celui que je choisis de croire. Cela expliquait d'ailleurs pourquoi Huttington avait évoqué plus tôt le fait que Klaussman savait que Leborgne travaillait pour lui. Si cette histoire était une histoire de famille, alors, je devais m'assurer de tirer ça au clair... Mais plus tard. À cet instant bien précis, je n'avais en tête que de rentrer dans cette pièce

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pour faire cracher le morceau au Duc, quand bien même il me faudrait faire usage de la force, afin qu'il me révèle où il cache le cadavre du fils de Huttington. Je bombai le torse, regardai une dernière fois derrière moi si personne ne me suivait. Puis, je me remis face à cette immense porte et ouvris très délicatement cette dernière sans que le moindre bruit ne s'échappe. Devant moi, dans une vaste salle remplie de beaux meubles baignant dans l'obscurité parsemée de lumière tamisée rougeoyante provenant de l'extérieur, se tenait un homme âgé, vraiment très âgé, maigre, le visage glabre, une calvitie prononcée, allongé dans un immense lit. Le corps entier dissimulé sous une épaisse couverture, seule sa tête semblait dépasser. Il paraissait plongé dans un sommeil profond, malgré le vacarme qui faisait rage à l'extérieur. Je voyais d'ailleurs son visage légèrement se crisper à chaque fois qu'un bruit, même léger, se faisait entendre. Lorsqu'un son plus puissant venait à résonner dans la pièce, j'apercevais le Duc se retourner sur les côtés. Son lit semblait d'ailleurs être fait pour que plusieurs personnes dorment à l'intérieur. Mon regard se détourna de lui pour visualiser la salle en elle-même. Malgré la présence de rideaux sombres, la lumière des flammes de la cour parvenait à dissiper l'obscurité de la pièce. Ainsi, je remarquai, suspendu au-dessus de sa cheminée éteinte, un tableau. Ou pour être plus précis, une peinture, semblable à un portrait de famille. Dessus : le Duc lui-même, accompagné d'une femme ayant l'âge d'être son épouse, ainsi qu'un jeune homme à l'allure svelte et robuste. Il était alors simple de comprendre que ce pauvre homme semblait être le dernier restant de sa famille. L'espace d'un instant, je pris pitié pour lui. Peut-être que dans sa situation, j'aurais moi aussi pu devenir fou, tout comme j'aurais également pu commencer à maltraiter mes proches. Néanmoins, le temps n'était pas aux sentimentalisme, mais à l'action. J'avais encore un cadavre à trouver. Nous étions seuls dans cette chambre. Lui, endormi, et moi, cherchant le corps en fouillant la pièce de fond en comble. Seulement, à défaut de retrouver la dépouille de CharlesHenri, je tombai nez à nez avec un cercueil en verre dans lequel se tenait le cadavre d'un être au visage semblable à celui du jeune homme sur le portrait que je venais d'apercevoir. En effet, c'était bel et bien Geoffroy, feu le fils du Duc, qui se tenait là, allongé devant moi, semblant plongé dans un très profond sommeil. Je me mis alors à observer le corps avec plus d'attention. Il avait été arrangé et recousu de part en part. Il fallait être aveugle pour ne pas le remarquer. Certaines coupures et blessures, notamment au niveau du visage, faisaient mal à voir. Sans parler de tout le fil utilisé pour rafistoler ses bras réduits en charpie. Une vision d'horreur certes, mais pas assez pour me faire perdre mes moyens, ou ne serait-ce que me déstabiliser. Il me fallait accomplir ma mission et chaque seconde que je perdais me mettais toujours plus en danger. Soudain, j'entendis une voix grommeler des onomatopées incompréhensibles. Je me retournai doucement en direction du grand lit et observai alors le Duc, toujours les yeux fermés, tentant désespérément de demander quelque chose d'un ton faible et angoissé. Je me rapprochai alors le plus silencieusement du monde de lui, en espérant saisir ce qu'il avait l'air de vouloir dire. Il avait la voix d'un grand-père malade. Pourtant, d'après sa réputation, ce n'était pas le genre de grand-père que l'on aurait aimé serrer dans ses bras. J'observais ses lèvres. Elles avaient

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beau bouger, les sons étaient trop étouffés pour que je puisse comprendre. Je me concentrai alors sur les formes que prenaient sa bouche en essayant du mieux que je pouvais de les assimiler avec les bruits légers qu'il poussaient. "Geo... ffroy..." Geoffroy. Voilà le nom qu'il prononçait depuis tout à l'heure. Je jetai un coup d’œil à travers la fenêtre et fus surpris de voir les flammes s'être tant propagées. Peut-être l'odeur du feu était-elle remontée jusqu'au narines du Duc, lui faisant se remémorer la mort de son fils. "Geo... ffroy..." continuait-il de dire. J'avais à présent la confirmation que ce vieil homme parlait dans son sommeil. Je comptai alors tirer profit de cette situation en lui faisant cracher le morceau. J'approchai ma bouche de son oreille. Pour la première fois depuis une éternité, je me préparais à prendre parole. J'allais bel et bien utiliser ma voix. - "Père ?" lui chuchottai-je à l'oreille. - "Geo... ffroy... C'est... toi ?" - "Père, je dois me venger de Huttington. Où avez-vous mit son corps ?" - "Tu m'as... tellement man... manqué... mon garçon..." - "Vous aussi, vous m'avez manquez, Père. Où est le cadavre ?" - "Une plume... de phœnix... Leborgne m'en rapportera une... à mon réveil... Je te reverrai... enfin..." - "Leborgne sait où trouver des plumes ?" - "Je l'ai... envoyé... sur... sur les îles va... gabondes... Il sait... les plumes..." Je quittai quelques instants le creux de son oreille afin d'aller chercher ce qui m'intéressait dans les multiples dossiers qui s'empilaient sur son bureau. Néanmoins, je ne perdis pas mon temps à regarder ce qu'il y avait dessus. Tout homme doté d'un cerveau fonctionnel cacherait les missives importantes à l'intérieur de l'un de ses tiroirs. Ignorant les appels du Duc, répétant sans relâche : "Geoffroy, Geoffroy", je finis par tomber sur deux écrits qui retinrent tout particulièrement mon attention. Le premier était un parchemin, provenant tout droit de l'île d' Helmyr. Et le second : une lettre habilement camouflée tout au fond du tiroir, sous une pile de documents sans intérêt. La dite lettre fut la première à capter mon attention. Je la lus attentivement. "Mes hommages Monsieur le Duc, Si vous recevez cette missive dans les jours qui viennent, sachez que vous aurez tout loisir de retrouver très bientôt, sur la route longeant votre splendide palais, et menant au Sud du

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Royaume où je réside, un individu fort peu recommandable auquel votre grand ami, le Duc Raymond Huttington, semble tenir comme à la prunelle de ses yeux. N'étant pas certaine que cet individu chargé de m'éliminer ne nous souhaite que du bien, je ne saurais, mon cher ami, que trop vous conseiller de poster vos meilleurs hommes non loin du petit chemin dérobé menant à la frontière entre la partie centrale et le sud du royaume. Je crois savoir qu'il est dans vos rangs un ancien voleur qui n'en est pas à sa première embuscade. Il ne sera probablement pas de trop, si jamais vous souhaitez accueillir notre mystérieux assassin comme il se doit. En vous souhaitant une merveilleuse journée, et en espérant que nous aurons le plaisir de dialoguer à nouveau ! Bien à vous, Francesca Scodelario " Intéressant. J'ignorais encore toute la valeur de cette missive. Cependant, quelque chose me disait qu'il valait mieux en retenir le maximum d'informations. Beaucoup de questions s'entremêlaient alors en mon esprit, sans que je parvienne à y trouver de réponses. Je n'avais ni le temps, ni les connaissances nécessaires pour creuser plus amplement le sujet. Je me saisis alors du parchemin, misant sur le fait qu'il me permette de percer le secret. Seulement, ce ne fut pas exactement le cas. C'était autre chose. En effet, je fus surpris de constater que ce dernier était signé de la main d'un certain "Leborgne". Il affirmait avoir officialisé l'alliance entre le Duc et les "traqueurs de phœnix". De ses propres dires, le trafic de plumes souhaité par Klaussman était lancé. Il avait également noté la localisation et les principaux noms ayant accepté ce partenariat. Je pliai cette lettre et la rangeai dans ma poche avant de revenir près du Duc, implorant toujours ma présence. "Un trafic de plumes, Père ? Pour me sauver ?" lui demandais-je. - "Pour que... personne d'autre... ne puisse... s'en procurer..." - "Vous souhaitez en avoir le monopole, Père ?" - "Les Klaussman... deviendraient... immortels..." Immortels... Ce mot me resta dans la tête un moment. Plongé dans le silence, le Duc continua de m'appeler. "Geoffroy... Geo...ffroy...". Mes yeux se fixèrent sur le sol et n'en bougèrent plus. La lumière provenant de l'extérieure se faisait néanmoins de plus en plus vive. Je savais qu'il me faudrait quitter cet endroit au plus vite. Mais, mes pensées avaient prit le dessus sur moi. Pour l'une des premières fois de ma vie, je me laissais distraire par ce mot, ce simple mot. J'entendis alors quelque chose couler. Quelque chose d'humide. Quelque chose de léger. "Ne me laisse pas seul... Geoffroy... Ne me laisse pas... seul..." Le Duc pleurait. Il pleurait. Dans son sommeil. Ce spectacle pathétique fit monter en moi une profonde colère. Comment pouvait-on être si puissant et si faible à la fois. Si seulement j'avais su à quel point la solitude était douloureuse, à ce moment là. Aujourd'hui, je me rends

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compte de la détresse de Klaussman. Je m'identifie énormément à lui. Je comprends, à présent, ses actes et ses réactions. Je comprends sa colère, son orgueil et sa tristesse. Mais, à l'époque, mon jeune âge m'empêchait de voir qu'il y avait tout de même un cœur dans la poitrine de ces puissants qui nous opprimaient. J'étais un être on ne peut plus pragmatique, appliquant directement ma justice sur autrui sans prendre un seul instant en considération leurs motifs ou leurs raisons. Si je m'étais alors imaginé un seul instant à la place de ce pauvre homme, j'aurais été attendri et aurais quitté la pièce sans insister. Seulement, avec des "si", l'on pourrait mettre Blanche-Muraille en bouteille. Il me fallait à tout prix savoir où était le cadavre de Charles-Henri et je ne comptais lui reposer la question qu'une seule et dernière fois. "Père, je peux vous aider." lui dis-je d'un ton calme et attentionné. "Dîtes-moi simplement où vous avez déposé la dépouille du fils de Huttington. Je dois venger mon honneur. Je dois venger notre nom." - "Cette crapule... Cette... vermine... Je lui ai tranché la tête... Et l'ai donné... à manger... Aux cochons... Le reste de son corps... pourrit au... au soleil... Non loin des écuries... Les corbeaux... et les insectes... viennent encore... se servir sur son squelette... Geoffroy...je... je..." - "Et où sont les écuries, Père ?" - "Les... écuries ?" - "Où sont-elles ? Répondez-moi." - "Tu... tu le sais bien.. C'est là où tu... où tu l'as tué..." Trop pressé par le temps, j'avais oublié ce détails et commis une erreur. Une erreur terrible qui fit soudainement se réveiller le vieil homme. Ce dernier commença à cligner des yeux. Je me tenais là, devant lui, alors qu'il reprenait lentement ses esprits. Je paniquai et saisis le manche de mon couteau par pur instinct. Son regard rencontra alors le mien. Et je vis alors ses yeux, ses deux yeux pâles et inexpressifs commencer petit à petit à se colorer de rage. "Non... Tu n'es PAS Geoffroy !" me lança-t-il en positionnant ses deux mains griffues et flasques dans ma direction, comme si il souhaitait m'attraper. Je lui bondis alors dessus, avant qu'il ne puisse faire quoi que ce soit, lame tendue. Je fis un geste large dans les airs, ne faisant même pas attention à ce que je touchais. Le tout était de toucher, de blesser l'autre avant d'être soit même blessé. Mon coup lui entailla la main. Du sang coula de cette dernière, dégoulinant sur ses draps jusqu'alors immaculés. Il poussa un hurlement de douleur et retint son membre meurtri de son autre main. Ne laissant parler que mon instinct de survie et mes pulsions naturelles, j'empoignai de toutes mes forces le manche de mon arme et dans un mouvement sec transperçai la gorge du Duc avec le bout affûté de ma lame. Mon coup d'estoc dans la carotide semblait m'avoir garanti la victoire. Seulement, ce vieux tyran s'accrochait encore désespérément à la vie. Plaçant ses deux mains sur sa gorge, en espérant

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ralentir le saignement, il me lança un regard noir terrifiant. Il semblait me maudire de toutes les parcelles de son corps. Il s'étouffait dans son propre sang. J'en voyais même s'écouler de sa bouche à force de s'agiter. Je comprenais qu'il cherchait à me formuler des mots pour m'exprimer toute sa colère et sa haine. Seulement : seules des sonorités étouffées et incompréhensibles en sortirent. C'était un cercle vicieux le poussant à encore plus s'énerver, et ainsi, a perdre encore plus de sang. Sa lèvre inférieure était recouverte de ce liquide rouge, mais il ne semblait pourtant pas s'arrêter de la remuer quand bien même il savait qu'il ne lui restait pas la force nécessaire pour me faire passer ses insultes. Lui-même n'arrivait pas à les articuler du fait du sang qui s'échappait toujours plus de son cou à la moindre tentative de parole. Il me fallait en finir. Ça valait mieux pour nous deux. Profitant de son immobilité, et du fait qu'il soit à genoux sur son lit, j'avais l'occasion parfaite pour lui placer le coup de grâce. Je ne cherchai même plus à réfléchir, j'empoignai mon arme et la lui plantai dans le haut du crâne. Son expression se figea alors. Il commença à trembler et sa bouche s'immobilisa dans une moue d'effroi et de douleur. Je cherchai alors à sortir mon couteau de son crâne, mais du fait de ma petite taille, je n'y parvins pas. Je forçai alors sur le manche pour le faire ressortir, mais cela ne contribua qu'à creuser la plaie jusqu'à lui scinder l'arrière du crâne en deux. Le corps du Duc s'écroula alors sur son lit, ce qui me fit tomber sur le sol. Lorsque je me relevai, mon arme à la main, je tombai nez à nez avec le regard vide et sans vie de Klaussman. Je compris alors que j'avais atteint le point de non retour. Cet homme était la première personne que je tuais de sang froid. Et il ne serait certainement pas la dernière. Mes mains tremblèrent quelques secondes, puis... plus rien. C'était comme si j'avais fait ça toute ma vie. Rien. Pas le moindre questionnement existentiel, ni la moindre remise en cause. J'avais fait ce que j'avais à faire. Je m'étais directement salis les mains pour la première fois, et je m'en étais très vite rendu compte. Je n'aimais pas cette sensation. Pas du tout. Ce n'était pas à moi de me charger de ces choses là. Seulement, on ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs. Si cette voie était celle que j'avais choisi, alors, il me fallait m'habituer à ce genre de pratiques ainsi qu'à ce genre de sensations. Je regardai une dernière fois le cadavre de cet homme qui m'avait prit pour son fils l'espace d'un instant. Je me répétais qu'il avait fait beaucoup de mal aux gens comme moi et qu'il avait mérité ce qui lui était arrivé. En attachant ses draps les uns aux autres afin de me faire une corde de fortune me permettant de me laisser descendre de depuis sa fenêtre, je me dis également qu'au moins je lui aurait accordé un dernier instant de joie, quand bien même il était illusoire, en le faisant s'imaginer qu'il avait retrouvé son fils perdu. Je me préparais à bondir, en dehors de la pièce, puis je me souvins d'une chose essentielle. Leborgne avait trouvé une plume de phœnix, et Klaussman connaissait ma voix. Si jamais ce dernier utilisait la plume afin de rendre la vie à son maître, je serais en très grand danger. Je ne pouvais pas laisser passer cela. J'entendis néanmoins des bruits de pas lourds se rapprocher de la chambre du Duc. Je devais faire en sorte que ces gardes ne retrouvent jamais son corps. Et voilà qui tombait bien, notre Leborgne nous avait préparé un brasier digne des plus belles représentations peintes de l'enfer. J'étais trop faible pour porter son cadavre. Cependant, je pouvais toujours le tirer en attachant ma corde de fortune autour de sa taille. Puis, je le tractai à bout de bras jusqu'à l'amener près de la fenêtre. Je soulevai alors sa

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jambe gauche, puis sa jambe droite, les faisant passer par le rebord de cette dernière. Enfin, une impulsion finale fut donnée à ce corps maigre et vêtu d'une simple chemise de nuit. Une impulsion finale qui fut suffisante pour le faire disparaître pour de bon dans les flammes qui l'attendaient au sol. Jamais ils ne retrouvèrent le corps, sûrement déjà changé en cendres une fois l'incendie maîtrisé. De mon côté, j'étais suspendu au-dessus du vide à cet ensemble de draps rassemblés. Seulement, lorsque j'entendis une porte s'ouvrir dans la salle de laquelle je venais de m'échapper, je savais que l'un des nouveaux arrivants finirait par me remarquer en regardant par la fenêtre. Je ne pouvais pas rester accroché plus longtemps, d'autant plus que la tour était trop haute pour me permettre d'atteindre le sol en toute sécurité et avec une corde de fortune si courte. Je fis alors le choix de rentrer à nouveau dans la meurtrière la plus proche, esquivant ainsi le moindre regard. Arrivé dans une nouvelle pièce sombre, mais cette fois visible de tous, et sachant pertinemment que des gardes seraient à mes trousses, je dus trouver au plus vite un camouflage me permettant d'atteindre la sortie. N'importe lequel ferait l'affaire, même les plus dégradants. Je scrutai la salle sous tous ses angles. Je vis des bannières à moitié brûlée ainsi que de nombreuses traces noires témoignant du passage des flammes. La pièce semblait avoir été sauvée de justesse par les servantes et leur sceaux d'eau. Une idée me vint alors. En déposant mon regard au sol, je remarquai, en effet, un sceau vide et abandonné. L'idée ne me plaisait pas vraiment, mais je n'avais nulle autre alternative. Je retournai le sceau et posai ce dernier sur ma tête. Lorsque je me mettais à genoux, j'étais entièrement dissimulé derrière ce dernier. Ainsi, je sortis de la pièce sous mon sceau, continuant mon long périple jusqu'à la sortie et m'arrêtant immédiatement à la moindre perception d'un son d'armure se dirigeant vers moi. Cela me prit presque vingt minutes et j'eus parfois l'impression de manquer d'air, mais ma force de conviction prit le pas sur le reste et me permit de m'en sortir indemne et sans m'être fait repérer par qui que ce soit. De nouveau hors de la tour, il me fallait maintenant trouver ces maudites écuries. D'après Klaussman, c'était près de ces dernières que se trouvaient les restes de Charles-Henri. Me collant aux murs, slalomant entre les obstacles, je parvins à trouver une cachette où je pourrais tendre l'oreille sans risquer d'être reconnu par qui que ce soit. Je patientai près d'un quart d'heure avant qu'un hennissement ne me parvienne enfin. Les flammes avaient donc fini par atteindre les écuries. Me ruant vers ces dernières, j'entendis de plus en plus fort les sons apeurés des destriers. Je savais être sur la bonne voie. Ce que j'ignorais cependant, et que j'aperçus juste à temps, c'était le nombre mirobolant de gardes qui tentaient d'éteindre les flammes. Je ne pouvais rien tenter tant que ces derniers n'avaient pas calmé l'incendie. Aussi, je me cachai dans leur angle mort afin de continuer à suivre ce qu'il se passait, tout en échappant à leur champ de vision. Seulement, je vis certains d'entre eux commencer à sortir les chevaux de leurs abris afin de les tenir le plus loin possible du brasier. Une discussion entre un troufion et un plus haut gradé me vint alors à l'oreille. "Sortez les chevaux du Duc ! Mettez-les en sécurité dehors, et plus vite que ça !" hurlait celui qui semblait être le chef ici.

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- "Monsieur ! Et pour le cadavre ?" lui demanda un jeune officier. - "Qu'est-ce qu'on en a à faire ? Le Duc tient certainement plus à ses destriers qu'à ce tas d'os tout juste bon à nourrir les corbeaux ! Maintenant, plus de questions stupide ! Bougez-vous, bon dieu ! On s'active, du nerf !" Les corbeaux... C'est vrai que Klaussman y avait fait allusion. En levant les yeux aux ciel, j'aperçus en effet une nuée d'oiseaux noirs fuir l'épaisse fumée grise qui montait jusqu'à eux. Il me fallait donc remonter vers la direction depuis laquelle il fuyaient afin de trouver ce maudit cadavre. Le point positif, c'est qu'il n'y aurait apparemment pas de gardes, ces derniers étant trop occupés à s'occuper des chevaux. Mobilisant les quelques forces qu'il me restait, je courus droit devant moi. Je me dirigeais là d'où fuyaient les corbeaux. Je finis par arriver dans un long champs. Reprenant mon souffle, je me mis à observer le sol à la recherche d'un tas d'ossements probablement rongés et difformes. Si je ne vis rien, du fait de l'obscurité ambiante, je me laissai guider par l'odeur fétide qui me montait de plus en plus aux narines à mesure que j'approchais de la direction d'un petit muret. Non loin de ce dernier se trouvait un corps, ou plutôt : les restes d'un corps. C'était un squelette empestant la maladie. Des bouts de tissus déchirés jonchaient le sol, de même que quelques plaques de métal provenant très certainement d'une armure. Cette chose qui me faisait face n'était que lambeaux de chaire pourrie et os remplis de vers. Le crâne était absent et les côtes fracturées de part en part. Les membres étaient détachés du reste du corps et je pouvais voir de petits bouts d'organes troués bloqués dans une cage thoracique ravagée par le temps. Ce ne sont pas le genre d'images auxquelles un enfant de trois ans est habitué. Je crois d'ailleurs ne jamais avoir eu une quelconque autre vision d'horreur dans mes futurs cauchemars que celle-ci. La teinte qu'avait prit ce squelette à force de temps exposé au soleil, à subir les saisons et les visites de rapaces, manqua de peu de faire remonter mon estomac. Le pire était d'ailleurs très certainement l'odeur. C'était indescriptible. Jamais de ma vie je n'avais senti et je ne sentirai quelque chose d'aussi nauséabond. Bloquant ma respiration, saisissant chacun de ces os dans mes mains protégées par d'épaisses moufles et les déposant dans le sac fourni par Jörgen, je me demandai si c'était à ça que nous ressemblerions moi et mes proches une fois morts. Un tas d'os puant, difforme et repoussant. Cette simple pensée, ce simple questionnement interne me poussa à me fixer un objectif une fois que je serai devenu le "surveillant des puissant" : consacrer toutes mes ressources et tout mon temps dans la recherche de moyens pour vaincre la mort. Ou à défaut pour l'éviter à mes proches et à moimême. En ramassant ce cadavre petit morceau par petit morceau, je venais de comprendre la volonté de Klaussman de rendre sa famille "immortelle". Je me rendis compte qu'il avait raison. Et je n'aurais besoin que de prendre le contrôle de ce trafic de plumes une fois que je serais assez haut dans la hiérarchie pour assurer à mes proches de ne jamais finir comme Charles-Henri. Ce combat que j'ai choisis de mener, cette lutte contre la mort, cette vision d'un corps ravagé par le temps, c'est probablement aussi pour ça que je continue de vouloir vivre aujourd'hui. La vie n'est pas toujours rose, c'est certain. Mais comparé à ça, comparé à ce que la mort nous réserve, nos problèmes, aussi gros soient-ils semblent tout à fait relatifs. Je n'ai pas peur de dire que

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depuis ce jour, j'ai peur de la mort. J'en avais déjà peur avant, mais je n'en ai compris la véritable raison qu'à ce moment là. Seulement, comme pour le reste, il faut vaincre sa peur afin de s'en émanciper. Et alors que je finissais de placer les derniers morceaux du fils de Huttington dans ce sac, je savais que je trouverais un moyen pour y parvenir. La lune était pleine, à peine camouflée derrière un épais nuage gris foncé et une lumière rouge aveuglante. J'avais tué Klaussman, récupéré le cadavre, il ne me restait plus qu'à trouver un moyen de sortir de cet endroit. Cependant, je savais que de nombreux gardes étaient à ma recherche en ce moment même et que les entrées et sorties étaient très solidement gardées. De plus, il me fallait impérativement un cheval pour rentrer à l'heure chez moi. Je n'avais ainsi d'autre choix que de retourner près des écuries en espérant que tous les destriers n'avaient pas encore été sortis. Je revins sur mes pas et aperçus alors que les flammes avaient entièrement consumées l’abri des étalons. Heureusement pour moi, j'entendis non loin de ma position de nouveaux hennissements. J'escaladai un petit muret non loin de ma position afin d'observer les choses à distance. Malgré les meilleurs efforts des gardes les entourant, les flammes commençaient à se répandre de plus en plus, au point d'affoler encore un peu plus les bêtes. Je savais qu'il ne faudrait qu'une dernière petite impulsion avant de les rendre tous totalement incontrôlables. J'attrapai l'un des petits bouts rocheux au pied de mon muret, puis lançai ce dernier sur l'une des poutres enflammées, effritées et sur le point de céder, à quelques mètres du troupeau. Lorsque cette dernière s'effondra, ils prirent peur et se mirent à foncer droit devant eux, renversant les quelques gardes qui tentaient de les empêcher de partir. Voyant l'un d'entre eux, un étalon noir, partir au galop dans ma direction, je sus qu'il était temps pour moi d'agir. Je me mis debout sur mon muret et sautai au moment exact où le destrier fut assez proche. J'atterris juste à temps sur son dos et m'allongeai sur ce dernier tout en m'accrochant à son cou. Ma monture ne tenta pas de se débattre, trop occupée à fuir vers la sortie la plus proche. Je ne tentai pas de le guider, ni même de chercher également un échappatoire. Je me contentais simplement de m'agripper à lui, en espérant que personne ne me remarque. C'était, après tout, la première fois que je montais à cheval. Et j'allais devoir apprendre tout seul comment faire pour le diriger, parce que si jamais je m'en sortais sain et sauf, il me fallait encore cinq heures de route pour rentrer chez moi. Reprenant du courage, je levai les yeux en espérant trouver une sortie. Je ne devais compter ni sur le pont-levis, ni sur un mur fendu au vu de la résistance de ces derniers. Je n'avais pas d'autre option que celle de repasser par notre passage secret, en croisant les doigts pour qu'ils ne l'aient pas refermés derrière eux. Seulement, dans la course effrénée de ma monture me vint deux idées noires. Mon cheval parviendrait-il à passer par notre trou au vu de sa taille imposante ? Et si jamais ils n'étaient pas encore partis, cela signifiait qu'il restait Mölk, caché à l'intérieur. Ainsi, comment faire pour le prévenir que c'est moi sans qu'il ne m'abatte ? Et imaginons qu'il ne tire pas en voyant mon destrier rentrer dans le trou, nous ne serions tout de même que deux, signifiant qu'il se risquerait peut-être à me tuer en profitant du fait que personne ne nous observe. Je ne savais pas ce qui m'attendais mais ce dont j'étais certain, c'est qu'il n'y

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avait nulle autre sortie d'envisageable que la notre. Et si il était assez complexe de la retrouver avec tout ce chaos ambiant qui nous entourait, il fus très simple de constater que mon cheval n'allait absolument pas dans la bonne direction. Je saisis alors sa crinière de mes mains et me mis à forcer à gauche, afin de lui faire tourner la tête et donc partir à gauche. À ma grande surprise, cela fonctionna. Il finit, à force de répéter la chose, par m'obéir sans opposer de résistance. Et après plusieurs minutes à tourner en rond, je finis par apercevoir une ronde de cadavre entourant un large trou dans le sol. Il me sembla néanmoins très étrange de voir à quel point notre passage secret s'était élargi depuis la dernière fois. De mémoire, aucune potion de Tryphon n'était assez puissante pour creuser de telles galeries. Enfin, je n'avais pas le temps de chercher des réponses. Je fis sauter mon destrier dans ce trou et à la seconde même où je passai à l'intérieur, j'entendis le corps d'un homme tomber juste derrière moi. Je sentis alors de la sueur perler dans mon dos. Je n'avais aucune idée de si c'était un vivant, un mort, un allié ou un ennemi. Je n'osai pas me retourner, préférant continuer d'avancer tout droit. Et puis, après quelques secondes à galoper dans ce dédale, une voix familière s'adressa à moi. "T'as bien géré, le vieux ! Tes cinq copains aussi, d'ailleurs. Ils s'en sont tous sortis sains et saufs. Et ils ont même trouvés le gant, c'est dire ! Après ils t'ont pas vraiment attendu, mais moi, j'étais obligé de rester. Le Duc tient vraiment à récupérer son fils, donc bon, je pouvais pas vraiment te laisser à ton sort. D'ailleurs, je me suis permis d'élargir un peu la sortie. Sinon, tu penses bien, ton cheval serait jamais passé. Mais bon, t'inquiètes pas, tu me remercieras une autre fois. Par contre, rassures-moi, tu as bien le corps ?" Je fis oui de la tête tandis que deux mains gantées vinrent se poser sur la nuque du cheval. "Parfait ! C'est le Duc qui va être content. Allez, laisse-moi les commandes, je te ramène dans ta forêt." Leborgne se mit alors à manœuvrer notre destrier avec une telle adresse qu'il m'était impossible de deviner depuis combien de temps il chevauchait. C'était comme si il savait exactement où appuyer pour que l'étalon ralentisse, accélère, tourne ou cabre. J'étais admiratif d'une telle dextérité. Je laissai ainsi Leborgne nous conduire, tandis que je fermai les yeux, bien trop exténué par toutes ces mésaventures pour les maintenir ouverts. En une seule soirée, j'avais vécu tellement de choses et donné tellement d'énergie que mon corps ne pouvait plus supporter une telle fatigue. Trop d'éléments s'étaient accumulés en mon esprit. Et si ce dernier me disait qu'il était bien trop risqué de baisser sa garde ne serait-ce qu'un instant en présence de cet assassin, mon métabolisme, lui, m'indiqua le contraire. Je m'assoupis ainsi durant ce long trajet, alors que Leborgne se tenait juste derrière moi. Paradoxalement, je ressentais une véritable impression de sécurité en présence de cet homme. Je me sentais à l'aise. Lorsque je compris que le cheval commençait à ralentir néanmoins, mon instinct de survie se réveilla brusquement. Je sortis de mon sommeil et remarquai alors que Leborgne était déjà descendu et me portait à bout de bras pour m'aider à descendre. Il pointa alors mon sac du doigt.

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"C'est là que tu as mit le corps ?" me demanda-t-il. J'acquiesçai avec un air méfiant. Nous étions seuls, tous les deux isolés dans cette forêt. Aucun des hommes de Randy n'était là pour me protéger ou pour être témoins si jamais les choses tournaient mal. Il aurait très bien pu me mentir et les avoir éliminé les uns après les autres afin de ramener lui-même le gant et les reste du fils à Huttington. Et puis, il y avait cette histoire de deuxième Leborgne travaillant pour Klaussman. Si j'avais bel et bien affaire à un agent double, ma vie était en immense péril. Le voyant à nouveau s'avancer d'un pas dans ma direction, son œil fixé sur mon sac, j'eus le réflexe de sortir ma fausse gemme explosive de ma poche et de menacer de la laisser tomber. Leborgne fit immédiatement un pas de recul puis, après quelques secondes à se contempler dans le blanc des yeux, il éclata de rire. "Ah, j'ai compris ! Non, non, d'accord, je crois qu'il y a méprise. Rah là là, les gens sont tellement méfiants de nos jours. Allez, ne t'inquiètes pas, grand-père ! Je ne comptais pas te tuer et te voler ton sac. Sinon, tu penses bien que je l'aurais déjà fait sur la route, pendant que tu dormais sur moi. Après tout, c'est toi qui l'a trouvé tout seul, je vais pas te voler tout le mérite. Le truc par contre, c'est que moi je rentre direct au château pour tenir le Duc informé de comment ça s'est passé. Alors, à part si tu veux ramener littéralement un sac d'os à Monsieur S, tu peux toujours le garder. Donc bon... Si tu voulais bien poser ton joujou, maintenant, s'il te plaît. C'est dangereux ces machins là, tu sais ?" Il avait raison. Sur toute la ligne. En effet, il aurait très bien pu me liquider cent fois si il le voulait. Chose qu'il n'a pas faite. Et puis, je ne pouvais pas rapporter un corps puant à la maison. Imaginer une seule seconde que mes parents pouvaient tomber dessus à cause de l'odeur me glaça le sang. Je lui tendis immédiatement le sac tout en rangeant l'ambre dans ma poche avant. Leborgne s'en saisit puis me sourit. Il sentait la gêne sur mon visage. Au vu de ce qu'il venait de se passer, je parvenais difficilement à contrôler cette dernière. "T'en fais pas, vieillard ! Je dirais pas au Duc que t'as menacé de nous faire exploser. Je pense que ça vaut mieux pour tout le monde. Maintenant, si tu veux bien m'excuser. Je pense qu'une bonne connaissance à tous les deux mérite de retrouver un être cher perdu il y a bien longtemps. Rendez-vous demain, à minuit, l'ami." Il fit hennir son destrier. Ce dernier braqua, faisant baigner son cavalier dans la blanche lumière de la pleine lune. Puis, il fit mine de repartir à travers les grands arbres, avant de s'arrêter puis de se retourner une dernière fois dans ma direction. Il m'adressa un dernier sourire amical puis me conseilla une dernière chose avant de disparaître pour de bon, cette fois. "Oh ! Et juste une dernière chose. C'est vraiment une très belle ambre que tu as. Mais fais quand même attention à pas trop la jeter au sol. En réalité, ça a vraiment du mal à exploser ces trucs." Il m'avait percé à jour. Il savait depuis le début que la gemme était une fausse mais joua quand même le jeu. Pourquoi ? Je ne le sais toujours pas aujourd'hui. Cet homme, ce

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Leborgne, ... C'était vraiment une énigme. Reprenant mes esprits, je pris une profonde inspiration. Puis, j'expirai. Je restai quelques instants debout, là où j'étais, repensant à tout ce qui venait de m'arriver aujourd'hui. J'avais encore du mal à y croire. Seulement, je savais qu'il me fallait encore rentrer chez moi. Je ne pouvais pas m'attarder ici trop longtemps. Sur le chemin du retour, je pensai à revenir par le lac. J'en profitai alors pour me laver le visage, pour retirer le sang sur le couteau de mon Père, ainsi que pour nettoyer mes gants empestant encore l'odeur du cadavre. Lorsque les premiers rayons du soleil vinrent illuminer ma chambre, j'étais déjà au lit, enveloppé dans une grenouillère bleue toute douce et confortable. Les yeux fermés, faisant mine de dormir, j'entendis alors deux personnes se rapprocher de moi. Je reconnus la voix de mon Père, ainsi que celle de ma Mère. Tous deux murmuraient pour ne pas me réveiller. "À ton avis, ma chérie : que penses-tu que notre fils voudra faire plus tard ?" demanda mon Père. - "Oh, ce n'est pas très compliqué." répondit ma Mère en me caressant les cheveux. "Félix a vraiment une âme d'artiste. Je suis presque certaine qu'il deviendra un peintre extrêmement reconnu." - "Un peintre ? Vraiment ? Moi je pense qu'il ferait un excellent chasseur." - "Un chasseur ? Voyons, mon amour ! Félix ne ferait pas de mal à une mouche."

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Chapitre VIII : Le Gant Noir

La nouvelle s'ébruita très vite. Dès le lendemain, sur la place du marché de Kürsk, tout le monde parlait de la disparition du Duc Klaussman. En à peine quelques heures, toute la partie ouest de Costerboros en avait eu ouï-dire. L'incendie était certes mentionné, mais toutes les questions ne gravitaient qu'autour de l'homme que j'avais assassiné la veille. Était-ce un accident ? Klaussman était-il vraiment mort puisqu' aucun cadavre n'avait été retrouvé ? Et ce sang sur ses draps, lui appartenait-il ? Le brasier était-il d'origine criminelle ? Était-ce un règlement de compte ? Ou bien une punition divine ? Une mutinerie de la part de ses gardes, peut-être ? Tant d'interrogations pour si peu de réponses. Certains noms furent à quelques reprises cités. Il leur fallait bien trouver un coupable. Huttington revenait souvent, bien évidemment. Mais aussi, plus étrange : le Prophète de Ragnor, Kal'Drik. Ce dernier aurait relevé un comportement hérétique chez le Duc, le poussant à intervenir. J'entendis également des accusations à l'encontre de Subario, qui aurait découvert que l'auteur du cambriolage dont il fut la victime n'était autre que Klaussman. Enfin, le Roi lui-même fut mit en cause. Ce dernier aurait pu être effrayé de l'influence croissante dont le noble faisait l'objet et aurait décidé en son âme et conscience de l'éliminer sans laisser de traces, afin de l'empêcher de lui faire de l'ombre. De mon côté, je préférais laisser ces idiots s'imaginer ce qu'ils voulaient. Aucun d'eux ne pouvaient se douter de quoi que ce soit. Je fus néanmoins très heureux de constater que mon Père, lui, n'avait que faire de ce fait divers. À vrai dire, quand on lui rapporta la nouvelle, il se contenta de dire : "Oh ! Et ben, dis donc..." avant de replonger dans le découpage de sa viande comme si de rien n'était. Il avait l'air de s'en moquer éperdument. J'adorais mon Père. Je l'adore toujours d'ailleurs. Disons simplement qu'aujourd'hui, les choses sont un peu différentes. Quoiqu'il en soit, je savais que j'avais à nouveau rendez-vous avec Huttington et Leborgne ce soir, à minuit. Seulement, il me fallait alors faire profil bas pendant quelques temps. Je m'étais démené pendant des semaines entières pour en arriver là, et je venais à peine de réaliser l'une des missions les plus périlleuses de ma vie. Je n'avais pas en tête de continuer encore longtemps à servir ce Duc et je comptais bien être celui qui fixera la date de la prochaine rencontre. De toute façon, tous les nobles de la région étaient sur le qui vive. La mort de Klaussman ne nous permettrait pas de faire le moindre mouvement sans risquer d'éveiller la méfiance. En mon esprit, il me fallait simplement y aller, entendre ce qu'il avait à me dire, puis lui rappeler que c'était Randy et ses hommes qui étaient à ses ordres. Moi, j'étais dévoué à Monsieur S, et il serait grand temps de lui rendre la pareille, à présent. Quand la nuit tomba et que je revins à notre traditionnel lieu de rendez-vous, après la petite routine de fin de soirée qui était alors pour moi devenue un mécanisme, je fus quelque peu

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surpris de voir que Leborgne nous avait fait l'honneur de sa présence. Randy et ses hommes étaient également à ses côtés. Ils discutaient entre eux avec une mine éclairée qui ne semblait pas mentir sur leur état de réjouissance obtenu depuis leur dernier succès. "Tant mieux" me dis-je alors. Oui, tant mieux. Le fait qu'ils soient tous vivants et enjoués me prouvait, dans un premier temps, que Leborgne n'avait pas menti et qu'ils avaient bel et bien réussi leur mission. Mais ce "tant mieux" faisait également référence au renforcement de leur confiance envers moi suite à cette mission. En effet, c'est bien souvent lors des instants les plus heureux que l'on a tendance à baisser notre garde. Si leur évidente motivation s'accompagnait des bonnes récompenses de la part du Duc ainsi que de belles promesses supplémentaires de ma part, alors mon contrôle sur leurs moindres faits et gestes me serait absolu. Quand je les aperçus se retourner vers moi, me voyant arriver, ils affichèrent de grands sourires. Leur visages enjoués me laissèrent même me questionner quelques instants sur la possibilité d'un piège qui se refermerait plus tard sur moi. Mais il n'en était rien. Leur satisfaction était bien réelle, et ils me considéraient comme en partie responsable de ce succès. Aucun mort n'était à compter après tout. Ils s'en étaient tous sortis indemnes et avaient, en plus de ça, obtenus grâce à moi un contrat unique avec le nouvel homme le plus puissant de la région, voire même l'un des plus influents du Royaume tout entier. Chacun d'entre eux vint m'entourer, me remercier, voire même me complimenter pour la qualité de notre coordination. Eux-mêmes ne pensaient pas qu'ils y arriveraient, en réalité. Sous ce florilège d'éloges, je m'attendais néanmoins à ce qu'à tout moment Mölk vienne détruire la bonne ambiance qui régnait alors. Il n'en fut rien. Au contraire, à ma grande surprise, il vint se rapprocher de moi en regardant vers le sol et en boitant légèrement. "Pour le coup... J'avoue que t'as bien géré, l'ancien. En vérité, je pense que j'ai peut-être été un peu trop méfiant avec toi. Je pense que je peux t'accorder un peu de ma confiance au vu de ce qu'on a fait hier. Mais je te préviens, n'en abuse pas !" me dit-il en osant finalement me regarder dans les yeux. C'était presque trop beau pour être vrai. Je me demandais une nouvelle fois si il n'était pas en train de se payer ma tête. Cependant, je savais reconnaître le regard d'un homme qui mentait. Et il semblait ne pas l'avoir adopté lorsqu'il me délivra ces paroles. J'écarquillai les yeux après ces dires et je lui fis un simple signe de tête en guise de remerciements pour cette confiance fraîchement acquise. Même Mölk le suspicieux avait fini par croire en moi. J'avoue bien volontiers que celle-là, par contre, je ne l'avais pas vu venir. Leborgne, lui, qui était resté adossé à un destrier noir comme l'ébène, près de notre carriole, poussa un bâillement bruyant. "Navré de vous déranger, les p'tits gars, mais on a un brin de route à faire et le Duc nous attend. Et il aime pas vraiment les retardataires, si vous voyez c'que j'veux dire. Alors, en scelle !" nous annonça-t-il avant de grimper en une rapide cabriole sur le dos de sa monture. Nous montâmes ainsi dans notre charrette et partîmes en direction du château d'Huttington, en échangeant plus en détails pendant le trajet sur ce qu'il s'était passé du côté de chacun la veille. Du leur, ils avaient réussi à s'infiltrer dans l'une des pièces les mieux gardées de

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la forteresse et à trouver un caisson, rangé sous une montagne d'artefacts en tout genre, dans lequel se trouvait le fameux second gant noir que l'on recherchait. J'en conclus que le plan s'était ainsi déroulé sans accroc. Je leur demandai si ils avaient croisé le regard de quelqu'un, de qui que ce soit pouvant remonter à eux ou qu'ils auraient épargné. Ils me répondirent que non. Je les crus mais ne pus m'empêcher de me demander si ils avaient vraiment fait attention aux moindres détails les environnant. Moi qui suis parvenu à échapper à leur vigilance la première fois que je les vis dans cette forêt, j'avais bien des raisons de douter de leur capacité à ne pas se faire repérer. D'autant plus que Mölk n'était alors pas avec eux. Désirant en apprendre le plus possible, je leur demandai ce qu'ils avaient fait du gant. Randy leva son chapeau et une petite boîte argentée se révéla à nos yeux sur le haut de son crâne. Je souris derrière ma fausse barbe. Puis, je me retournai pour observer si Leborgne nous écoutait ou non. Ça ne semblait pas être le cas. J'en profitai ainsi pour leur poser en vitesse sur papier mon ultime question : "Répondez simplement par oui ou non de la tête. Est-ce que vous l'avez dit ou montré à Leborgne aussi ?" Ils se regardèrent entre eux puis, me firent unanimement non de la tête. Je fus rassuré. Même si je voulais faire confiance à Leborgne, l'idée qu'il veuille se débarrasser de nous afin de tout ramener lui-même au Duc ne parvenait pas à me sortir de l'esprit. Néanmoins, désirant en apprendre un maximum sur mes exploits de la veille, ils finirent par me demander si c'était bien moi qui m'étais débarrassé du Duc tout en trouvant le cadavre du fils de Huttington. Je réfléchis. Il était contre-productif de leur mentir ou de garder le secret. J'avais besoin, en cette heure précise, d'alliés. De vrais alliés. Et dans une relation basée sur le mensonge, il est parfois nécessaire de glisser quelques vérités. Je leur répondis que oui. Et en me fiant à leur expression faciale lorsqu'ils découvrirent ma réponse, je compris qu'ils me crurent. Soudain, nous sentîmes alors nos chevaux s'arrêter et entendîmes un homme tomber sur ses pieds. Nous étions arrivés. Il me restait quelques heures pour terminer notre entretien et rentrer chez moi. Mon temps était précieux mais je me répétais que ce serait certainement notre dernier rendez-vous avant un long moment et que je pourrais enfin rattraper toutes mes heures de sommeil perdues. Lorsque nous entrâmes dans le salon du Duc, ce dernier se tenait droit à côté d'une table sur laquelle on devinait les restes d'un corps, dissimulés sous un drap blanc. La douce odeur de jasmin et de bois qui parfumait auparavant cette pièce avait disparu pour laisser place à une puanteur infernale ayant même réussi à attirer quelques mouches en ce lieu pourtant si propre. Quelques servantes et valets étaient au garde-à-vous contre les solides murs du fond de la pièce. Quand il nous aperçu, Huttington se retourna brusquement vers notre direction, nous faisant ainsi face. Son regard était craintif. Ses mains tremblaient et sa peau était pâle comme un linge. Pourtant, un sourire sincère et plein de gratitude s'afficha sur ses lèvres, dès qu'il nous aperçut. "Vous voilà enfin !" nous lança-t-il tout en se rapprochant très rapidement. "Si vous saviez à quel point je trépignais d'impatience à l'idée de vous revoir."

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- "Votre excellence. Vous désiriez nous parler ?" demanda Randy tout en retirant son chapeau d'une main et en tendant, de son autre main, le petit coffret contenant le second gant noir. Huttington s'en empara, l'ouvrit, observa ce qu'il y avait à l'intérieur, sourit à pleines dents, puis, le confia à l'un de ses serviteurs qui quitta la pièce avec au pas de course. Le Duc nous dévisagea les uns après les autres puis reprit finalement parole. - "Vous savez, j'ai consacré toute ma journée à essayer de donner une meilleure apparence aux restes de mon fils. Je ne voulais pas que sa mère le voit dans l'état où il était quand Leborgne me l'a ramené." Il passa alors sa main sur le drap blanc, semblant caresser le cadavre qu'il recouvrait. "Ce fut insoutenable. Réellement insoutenable. Et savez vous ce qui m'a fait tenir le coup ?" - "Je... euh... La nouvelle de la mort de Klaussman ?" demanda Randy. - "Klaussman ? Ce vieux tas de glaise goulinante aurait quitté notre monde très bientôt de toute façon ! Il était malade et sénile. Je m'attendais à ce qu'il aille rejoindre l'enfer de Voyle d'ici peu. Bien qu'en effet, apprendre sa disparition et ma prédominance nouvelle me mis du baume au cœur. Mais non. Ce n'est pas ça. Non... Ce qui m'a fait tenir bon..." il sortit alors de sa poche la plume de phœnix de Subario. "C'est la réalisation que même la mort ne peut vaincre un Huttington !" Les servantes et valets commencèrent soudain à pâlir. De la sueur coulait sur leurs tempes. J'entendis alors la poigne des soldats derrière nous se serrer sur le manche de leurs armes. Leborgne lui-même, semblait prêt à dégainer à tout instant. Mon regard froid et calme se posa sur chacun d'entre eux. Je ne laissai passer aucune émotion. Absolument rien. Contrairement à mes alliés qui commençaient à se demander pourquoi ce climat de tension s'était brusquement installé ici. Je vis que Randy commençait à légèrement paniquer. Ce dernier questionna à nouveau le Duc qui faisait tourner sa plume entre son pouce et son index. - "Hum... Monseigneur ? Est-ce que tout va bien ?" - "On ne peut mieux, mon très cher Randy Maksharm. Voyez-vous, aujourd'hui est probablement l'un des jours les plus importants de ma vie... Et des vôtres. Nous en sommes, pour ainsi dire, à l'heure de vérité. Nous allons à présent savoir si vous avez vraiment tenu parole ou non ! J'ai choisis de vous attendre pour le faire revenir. Après tout, si ce corps est bien celui de CharlesHenri et que cette plume provient bien d'un phœnix, alors nous serons officiellement associés et nous célébrerons nos retrouvailles, le décès de Klaussman, ainsi que ce nouveau partenariat. En revanche, j'espère pour vous que vous ne m'avez pas trompé, car si jamais je ne retrouve pas mon fils cette nuit... Disons que je serais extrêmement triste ... Et extrêmement déçu... Enfin, je suis certain que nous n'aurons pas à en arriver là, n'est-ce pas ?" Je les entendis déglutir. Même moi, je commençais à pâlir. J'avais beau être certain d'avoir récupéré le bon corps, si cette plume ne fonctionnait pas, alors nous étions tous fichus. Et ma fausse gemme explosive ne me serait d'aucune utilité. Leborgne savait. Et je n'avais pas

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vraiment de moyen de me défendre en cas d'affrontements. Tout ce que je pouvais faire, c'était d'espérer que cette plume soit une véritable plume de phœnix et que la magie qui résidait à l'intérieur ne me fasse pas faux bon. Je ne pouvais montrer mon angoisse à mes camarades, mais au fond de moi, je peinais à trouver un moyen de m'en sortir si jamais les choses venaient à échouer. Le visage de Randy devint plus pâle encore que les gants du Duc. - "Mais... euh... Vous savez... Si jamais ça marche pas, on aura quand même réussi à tuer Klaussman, à mettre le feu à son palais et à ramener le corps de votre fils, comme convenu. Donc, bon, nous, on a quand même réussi notre mission, de toute façon. Pas vrai ?" - "Oui... Vous avez parfaitement réussi à me rendre extrêmement suspect vis-à-vis de la mort de mon ennemi. Grâce à vous, et à votre volonté de le tuer alors que je ne vous l'avais pourtant jamais demandé, je vais devenir la nouvelle tête à abattre pour la prise de pouvoir sur le territoire. Et pour vous prouver à quel point je vous suis redevable, j'accepte de faire table rase là-dessus et de maintenir mes engagements concernant mon alliance envers votre groupe de brigands ainsi qu'envers Monsieur S, dont nous parlerons ensemble à esprit reposé une fois mon fils revenu à la vie. Voilà qui me semble des plus généreux, qu'en dîtes-vous ?" Un long silence terrifiant s'installa dans la pièce en guise de réponse. " Bien. Dans ce cas, si nous sommes tous d'accord, ici... Découvrons ce que le futur nous réserve." conclut-il. Huttington souleva le drap blanc révélant un cadavre hideux et décapité à l'odeur fétide. Puis, il déposa la plume sur ce qui restait de son torse, au niveau de là où se trouvait fut un temps son cœur. Les nôtres s'emballèrent. "Voilà bien longtemps que j'ai attendu ce moment. Et maintenant, c'est l'heure de vérité." annonça le duc avant de faire deux pas de recul tout en maintenant le regard sur le corps. Une seconde s'écoula. Puis deux. Puis trois. Rien ne semblait se passer. Une goutte de sueur commença alors à me perler sur le front. Le visage de Huttington resta figé, comme bloqué telle une statue de cire. Ce qui m'effrayait le plus, c'était de m'imaginer son regard au moment où il poserait finalement les yeux sur nous. Mais il m'était impossible de me le figurer alors. Il restait continuellement là, à scruter ce corps sans vie qui continuerait très certainement à l'être jusqu'à la fin des temps... Jusqu'à ce qu'une lueur orange ne se mette à émaner de la plume. Cette dernière commença à recouvrir intégralement le cadavre, qui prit à son tour une couleur identique. Les os, les restes d'organes, tout devint une sorte de reflet ardent et étincelant du corps qui se tenait jusqu'alors devant nous. Nous écarquillâmes tous les yeux. C'était la première fois que nous assistions à une résurrection. Et pour mon cas, pas la dernière. L'énergie qui émanait était si puissante que nos cheveux et nos barbes se mirent à être secouées par le vent. Cette éblouissante lumière

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s'intensifia de plus en plus, au point où elle finit par tous nous éclairer. Huttington se mit à rire. Et la mâchoire des gnomes à tomber. Trois servantes s'évanouirent. Et je sus alors que j'avais gagné.

Soudain, ce cadavre brûlant de mille feux commença à se décomposer sous nos yeux en une myriade de petits éclats étincelants, volant au vent comme des feuilles. Il ne resta très vite plus rien de la masse putride et informe qui était jusqu' alors sous nos yeux, laissant place à un véritable tourbillon de petites braises ardentes qui virevoltaient au-dessus de nos têtes. Puis, tout d'un coup, les braises commencèrent à s'assembler les unes aux autres, tel un puzzle en train de se reconstruire. Une forme apparut alors sous nos yeux. Une forme humaine. Les détails apparurent sur ce qui semblait être son visage tout fraîchement retrouvé. Et enfin, le corps fut reformé. Il nous fallut attendre quelques bonnes secondes avant d'apercevoir que le corps devenait au fil du temps de moins en moins brillant, et que la lumière qui nous enveloppait se faisait également de moins en moins intense, jusqu'à retrouver des couleurs naturelles. Huttington tomba à la renverse dans son fauteuil, que Leborgne avait tiré, par réflexe, près de lui. Il se frotta alors les yeux et reconnut le visage de son fils. Ce dernier commença à cligner légèrement des yeux. Sa respiration était faible, mais l'on voyait bel et bien que l'air entrait et sortait de ses poumons tout fraîchement retrouvés. Huttington finit par se lever, tout tremblant. Leborgne lui tendit la main pour l'aider mais le Duc fit un geste brusque dans l'air pour lui faire comprendre qu'il pouvait très bien se mettre debout tout seul. En revanche, son visage resta le même. Bloqué dans un mélange d'émerveillement, de surprise et d'incompréhension, il avança lentement, un pas après l'autre, en direction de ce jeune homme à la longue chevelure blonde qui semblait difficilement se réveiller. Il passa alors sa main dans ses cheveux et murmura tendrement : "Charles-Henri ? ... Êtes-vous... Êtes-vous à nouveau des nôtres ?" Le fils de Huttington grommela quelques paroles incompréhensibles avant d'entrouvrir les yeux et de prononcer de premiers mots : "Où... Où suis-je ?" - "CHARLES-HENRI !" s'exclama le vieux Duc, entourant ce jeune homme de ces deux bras frêles et fatigués. "Vous m'avez tellement manqué, mon fils !" - "Fils ? ... Oh ! Ma tête... Pourquoi ai-je si mal à... à la tête ?" s'interrogea-t-il en se frottant les yeux. - "Vous venez de revenir d'un long voyage depuis un monde lointain, très lointain. Mais fort heureusement, votre vieux père est là pour veiller sur vous, à présent. Et pour célébrer votre

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retour, je vais organiser un banquet ! Un immense banquet en votre honneur !" - "Un banquet ? ... Mon Père ? ... Je ne comprends rien... Je suis tellement fatigué... AH ! Ma tête !" - "Soigneur ! Soigneur ! Emmenez de toute urgence mon fils dans sa chambre et traitez son affaire de maux de tête au plus vite ! Je veux qu'il soit en état de fêter son retour le plus tôt possible ! Assurez-vous qu'il ait assez de repos et ne me le ramenez pas avant qu'il ait récupéré toute sa vigueur et toute sa fougue !" Deux valets escortèrent le robuste jeune homme hors de la salle, en trombe, espérant fuir au plus vite cette pièce qui venait d'être la scène d'un spectacle des plus inhabituels. J'entendis se pousser à mes côtés des oufs de soulagement. Je vis des gnomes s'éponger le front, un borgne sourire et un vieil homme essuyer dans un mouchoir en soie les quelques larmes qui s'étaient échappés de ses yeux jusqu'alors si secs. "Que l'on conduise mes nouveaux grands amis à la table du banquet !" proclama-t-il en levant les bras aux cieux, les yeux toujours rouges des larmes qu'il venait de verser. "Pour leur courage, leur débrouillardise et leur loyauté ! Que l'on boive en leur honneur, que l'on chante leur nom et que l'on traite chacune de leur demande ! En l'honneur de mon fils, mes très chers nouveaux collaborateurs, je vous promets succès, fortune et sécurité ! Hourra pour Randy Maksharm ! Hourra pour Charles-Henri ! ..." Puis il se tourna vers moi, et d'un ton beaucoup moins solennel et grandiloquent, il prononça en me regardant directement dans les yeux : "Et hourra pour Monsieur S." Randy jeta son chapeau en l'air en poussant un cri de joie, soutenu par ceux de Tryphon, Gürbak et Jörgen. Mölk, lui, leva les deux poings en l'air et poussa un petit rire victorieux. Ils se serrèrent la main les uns les autres, et se prirent dans les bras. Moi, je les observais tous, se réjouissant de cette opportunité que je leur avais offert. Cette joie, cette allégresse, j'espérais qu'ils en profiteraient autant qu'ils le pourraient, et que cette situation s'éterniserait pendant un long moment encore. Pourtant, je n'étais pas naïf. Viendrait forcément, un jour, le moment où le chemin des uns commencerait à entraver celui des autres. Mais mieux encore valait-il ne pas trop y songer pour l'instant. Après tout, chacune des personnes dans cette pièce avait bien mérité ce petit moment de joie. Les immenses portes derrière nous s'ouvrirent alors. Servantes et valets se mirent à avancer en dehors du salon et à se positionner en rang jusqu'à la salle des banquets, indiquant ainsi le chemin à mes cinq camarades. Huttington tendit la main en direction de Leborgne et lui pointa également la sortie. "Escorte donc mes nouveaux partenaires, Leborgne. Assure-toi bien qu'ils ne manquent de rien et que les filles soient à leur goût."

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- "Les filles ?!" répondirent en chœur mes cinq comparses en affichant de larges sourires et en se donnant de légers coups de coudes. Leborgne esquissa une petite moue. Je sentais au fond de lui qu'il mourait d'envie de rappeler au Duc qu'il était plus qu'un simple serviteur. Je me demandais d'ailleurs sérieusement si il lui prêtait vraiment allégeance en fin de compte. Et si oui, pourquoi ? Mais il finit par hausser les épaules, lever les sourcils, fermer l’œil et afficher un léger sourire en coin, tout en se dirigeant vers la sortie. - "À vos ordres, Monsieur." J'observais alors Randy et ses hommes suivre Leborgne à l'extérieur. Moi, je ne bougeai pas. Mon regard se plongeait dans celui de Huttington. Ce dernier me regardait également en me souriant. - "Tu ne viens pas, grand-père ?" me demanda alors Jörgen. - "Ne vous en faîtes pas, il vous rejoindra bien assez vite. Nous avons juste besoin de quelques instants en privé, tous les deux. Il y a un sujet dont nous devons impérativement parler." assura alors le duc. - "Comme vous voudrez." - "Hey ! De toute façon, on s'en fout, ça en fera plus pour nous !" ricana doucement Randy. Leborgne jeta un dernier regard vers Huttington, semblant lui demander confirmation. Ce dernier hocha la tête et son bras droit finit par fermer la porte, nous laissant enfin seuls. Nous étions tous les deux, isolés, avec le feu crépitant dans la cheminée comme unique compagnie. Le vieil homme m'observa longuement, puis il commença à marcher en direction de son bureau et me fit signe de m'asseoir. J'obéis sans jamais le quitter du regard, conservant la même expression à la fois déterminée et fatiguée. Huttington se servit un grand verre de vin et me demanda si j'en voulais également un. Je déclinai son offre et il se mit à le boire... cul sec. "Je n'ai pas les mots pour vous exprimer ma reconnaissance. Leborgne m'a raconté que c'est vous qui vous êtes débarrassé de Klaussman. Vous avez vengé mon fils, lui avez rendu la vie et m'avez assuré le contrôle total sur toute la partie Ouest de Costerboros. C'est beaucoup plus que tout ce que je pourrais vous offrir... Votre Monsieur S doit vraiment tenir à m'avoir dans ses petits papiers, pas vrai ? Vous savez, vous êtes quand même un drôle de type, vous." Il se resservit un verre et j'en profitai pour lui tendre le message que je venais de griffonner. "Je suis ravi de savoir que votre fils vous est revenu sain et sauf. La famille compte vraiment beaucoup aux yeux de Monsieur S. C'est même la chose à laquelle il tient le plus. Il est donc on ne peut plus heureux d'avoir pu vous rendre ces services et espère maintenant que vous lui

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rendrez la pareille à votre tour." lui écris-je. - "Certes." répondit-il "Après tout, c'est bien pour parler de ça que nous sommes ici. Enfin, "parler"... Façon de parler. Enfin, vous voyez ce que je veux dire." Il but à nouveau son verre de vin cul sec et s'en resservit un autre sous mes yeux contemplatifs. - "Vous savez..." poursuivit-il "Au départ, je pensais tous vous faire tuer. Pas de témoin, personne pour remonter jusqu'à moi. J'aurai eu le beurre, l'argent du beurre et le *hic* de la crémière... Mais, j'ai décidé de vous faire confiance. Je me suis dis que si jamais un jour j'avais besoin que vous fassiez quelque chose pour moi, il valait mieux vous avoir vivants que morts. Et vous m'en avez apporté la preuve aujourd'hui. Ainsi, puisque je suis un homme bon et généreux, je suis prêt à respecter ma parole et mes engagements auprès de vous et de Monsieur S, et d'oublier toute volonté de vous tuer vous et vos cinq amis." - "Votre bonté vous honore." écris-je en réponse. "Monsieur S ne cherche cependant pas à ce que vous lui soyez redevable à hauteur de ce qu'il vous a apporté. Il souhaite simplement que vous établissiez un contrat d'interdépendance afin de mener à bien l'organisation qu'il rêve de mettre en place." - "Ah oui ! Cette fameuse organisation ! Dîtes-moi, ça a l'air de lui porter à cœur cette idée. Je suppose qu'après l'aide apportée, je ne peux pas vraiment refuser. Ceci dit, j'aimerais tout de même savoir dans quoi je risque de m'embarquer. Alors, pouvez-vous m'en dire plus ?" - "Bien entendu. Monsieur S veut que les conflits cessent entre les puissants de ce monde et souhaite, pour atteindre cet idéal, permettre la cohabitation pacifique des différents nobles de Costerboros au sein d'une grande Famille dont les deux leaders seraient vous et lui. Cette organisation comprendra les forces, contacts et effectifs de chacun des membres afin d'en arriver à une force de frappe et d'intervention comparable, si ce n'est supérieure sur le long terme, à celle des trois prophètes voire du Roi lui-même. Or, pour ce faire, il a besoin de vous, de vos contacts, de vos moyens et de votre force. Si vous les lui accordez, il considérera alors que vous êtes quitte, et ainsi il continuera de vous aider pour l'intégralité de vos affaires et de vos problèmes à l'avenir. En espérant que vous en ferez de même." Il lut mon message à haute voix. Puis, il sembla réfléchir. Il fouilla dans l'un de ses tiroirs et sortis un splendide parchemin ainsi qu'une plume et un peu d'encre. Il commença alors à écrire à son tour, tout en prononçant à haute voix chacun des mots rédigés. "Moi, Duc Raymond Huttington, régent de la partie Ouest de Costerboros et gouverneur des fiefs occidentaux de Sa Majesté, jure fidélité à Monsieur S. Je déclare sur l'honneur, en vertu des justes services rendus à mon égard, être à présent à son entière disposition et accepte l'honneur qu'il me fait en m'accueillant à ses côtés, dans sa nouvelle grande Famille. Je jure de lui être fidèle et de mettre à sa disposition tout ce qui est en mon pouvoir afin de voir son idéal se réaliser. En espérant que ce contrat encre pour l'éternité cette nouvelle relation d'amitié sincère et

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d'entraide, et que nos enfants et nos petits enfants vivent dans un monde unifié par cette union." Il s'apprêta alors à déposer le sceau de sa maison en bas du parchemin, mais j'intervins brusquement pour le stopper net. Je lui tendis soudain un papier sous le nez. "Monseigneur, veuillez ne pas prendre cela comme un ordre à votre égard, mais Monsieur S doit avoir la garantie que les Huttington lui resteront fidèles même après votre départ. Je vous serais ainsi fort reconnaissant de bien vouloir accepter d'assurer à cette organisation nouvelle le droit de propriété sur l'intégralité de ce qui vous appartient. Rappelez-vous que nous faisons partie de la même Famille à présent, et les membres d'une famille s'entraident même dans la mort." Huttington sembla hésiter. Il me regarda d'un air incrédule. - "Vous voulez que je rajoute qu'en cas de décès, Monsieur S obtiendra tout mes biens ? Mais, sauf votre respect, c'est à Charles-Henri d'hériter de ma fortune. Pas à votre patron. Si je dois réécrire mon testament, c'est le nom de mon fils qui stipulera dessus, et aucun autre." Embêtant. Il semblait être extrêmement attaché à son héritage et malgré tout ce que j'avais fait pour lui, émettait des réticences à mon unique demande. Une idée me vint très vite lorsque je corrigeai quelques éléments afin de bel et bien finir par obtenir ce que je veux : "Veuillez me pardonner, Monseigneur. Je n'ai probablement pas été assez clair sur les véritables attentes de Monsieur S à votre égard. Il n'a jamais été dans l'intention de ce dernier de réclamer l'intégralité de vos biens une fois votre heure venue. Sa volonté a toujours été de faire survivre la mémoire des Maisons nobles lui ayant juré fidélité en cas de disparition totale de ces dernières. Monsieur S souhaite simplement s'assurer que vous lui faîtes confiance pour continuer à faire vivre votre légende si jamais un jour, le mauvais sort venait à frapper les vôtres. C'est l'un des seuls moyens qu'il a trouvé pour rendre sa Famille immortelle." - "Immortelle, hein ? ... Immortelle... Oui, immortelle. Immortelle ! L'immortelle Maison Huttington ! Plus vous m'en parlez, et plus je me dis que j'ai absolument tout à gagner à rejoindre vos rangs ! Très bien alors, dans ce cas..." Il saisit à nouveau sa plume et rajouta quelques éléments au contrat. - "Je stipule également qu'en cas de mort prématurée de ma personne et des miens, je laisse tout droit d'héritage à Monsieur S et lui fait pleinement confiance pour assurer la survie de notre nom, de nos valeurs et de notre histoire. Puisse Ragnor le bénir. Puisse-t-il bénir notre amitié. Puisse-til bénir notre descendance. Et puisse-t-il bénir..." Il marqua alors un temps de pause et fronça les sourcils. Puis il leva les yeux et me regarda. - "Mais d'ailleurs," me demanda-t-il "comment compte-t-il l'appeler cette organisation ? Il va nous falloir un nom si nous voulons convaincre un maximum de grandes Maisons de se joindre à notre Famille."

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Un nom. Je n'y avais encore jamais vraiment pensé. Et sur ce point il avait raison. Toute organisation visant à l'universalisme devait porter un patronyme qui inspirerait le respect, la puissance et l'intérêt. Si "la Famille" fut le premier qui me vint en tête, je me remis bien vite les idées en place. Je ne voulais pas salir un si beau mot que celui de famille en le reliant à cette organisation éphémère qui n'aurait d'intérêt qu'à être les premières pierres d'une véritable organisation digne de s'appeler "Famille". Non, il me fallait quelque chose de mystérieux, d’intrigant, qui soulignerait l'omniprésence de Monsieur S tout en plaisant à Huttington. Cet homme était après tout si attaché à l'étiquette qu'un simple nom ne l'inspirant pas suffirait à lui retirer toute envie de travailler avec moi. Je me mis alors à réfléchir. Je devais trouver quelque chose en rapport à notre histoire commune afin de m'assurer sa bénédiction. Et puis, soudain, l'illumination. Je rédigeai alors deux mots, deux simples mots, de ma plus belle écriture, puis lui tendit le papier. Il lut alors à haute voix, puis sourit à nouveau. - "Le Gant Noir ?... Haha ! J'aime beaucoup ce nom !" - "C'est après tout en vous rapportant un gant noir que vous avez accepté de nous faire entrer dans votre vie. Et c'est en vous ramenant le second que vous nous avez accepté à vos côtés. Monsieur S trouvait que c'était un juste retour aux sources." en terminais-je alors à l'écrit. - "Je suis on ne peut plus d'accord. "Et puisse-t-il bénir le Gant Noir." Et bien, voilà qui me semble parfait."

Je lui fis un oui de la tête, et il déposa alors son sceau en bas du parchemin. Il enroula ce dernier et me le tendit. Je le saisis et contemplai alors ce simple message, me figurant toute l'importance de ce dernier. J'avais entre mes mains la preuve que l'homme le plus puissant de tout l'Ouest de Costerboros était à présent à mon service. Il venait d'accepter de me donner accès à l'ensemble de ses espions, de ses mercenaires, de ses moyens financiers. Je tenais alors la chose qui incarnait le pouvoir de Monsieur S. Un véritable pouvoir. J'étais devenu, à à peine 3 ans, plus puissant que plus de trois quarts des entités qui peuplaient cette terre. Qui aurait cru que de simples mots pouvaient être plus dangereux que n'importe quelle arme ? Je venais à peine de me remettre de mes émotions que je sentis la main gantée de Huttington me taper dans le dos. - "Et bien, mon ami ! Que diriez-vous de partir célébrer tout cela autour d'un ou deux verres tout en nous remplissant la panse à la santé de mon fils, de Monsieur S et du Gant Noir ? Mes cuisiniers nous ont préparé du sanglier à la broche dont vous me direz des nouvelles !" Je décalai alors sa main de mon dos, m’ époussetai l'épaule et lui tendis un nouveau message. "Malheureusement, je ne puis me joindre à vous, en cette heureuse soirée. Vous m'en voyez navré mais Monsieur S doit être tenu informé au plus tôt de l'officialité de notre alliance. Je dois hélas vous quitter à présent et rejoindre au plus vite la forêt nous servant de lieu de rendez-vous.

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Je vous serais d'ailleurs fort gré de m'offrir les services de l'un de vos cochers afin que je sois de retour à l'heure. Comme vous, il déteste les retards. Aussi, nous vous serions reconnaissants, à présent, de déléguer toutes vos nouvelles tâches ingrates à Randy Maksharm et à ses hommes. Monsieur S aura constamment besoin de moi pour établir les bases du Gant Noir, à partir de maintenant. Je suis sûr que vous comprenez. Ainsi, nous désirons être tenus informés de l'avancée des choses concernant les membres influents que vous réussirez à rallier à notre cause en envoyant Leborgne et seulement lui dans la dite forêt, et ce chaque dimanche à minuit. Il se chargera de nous faire le récapitulatif de la situation. Veillez bien à lui faire des résumés complets et à n'omettre aucun détails. Sommes-nous sur la même longueur d'onde ?" - Et bien, je... Oui, je suppose. - "Fort bien. Je dois à présent prendre congés de vous. Bonne continuation à vous et à votre fils. Et surtout n'hésitez pas à faire appel à Monsieur S dès que vous en sentirez le besoin. Puisque vous appartenez à présent à la même famille, il est normal de se rendre ce genre de service. Nous nous reverrons aussitôt vous en aurez formulé l'envie à Leborgne. Je vous prierais néanmoins de le faire seulement dans les situations où vous aurez véritablement besoin de l'aide de votre nouveau meilleur ami. Comprenez bien que Monsieur S ne prendrait pas beaucoup de plaisir à être sollicité pour les potentielles broutilles que vous êtes capable de gérer vous-même. Veuillez maintenant agréer à l'expression de mes salutations distinguées, Monseigneur." Je fis une délicate révérence, puis quittai la pièce, laissant Huttington seul à l'intérieur, probablement encore secoué par ces derniers messages lus. Il ne devait pas avoir l'habitude de croiser quelqu'un qui ne baissait pas les yeux devant lui. Toute sa vie, il avait du s'imaginer que tout un chacun lui était inférieur à l'exception de quelques heureux élus, et qu'il n'aurait jamais à se plier aux exigences de quiconque. Mais, certainement pour la première fois de sa vie, il était redevable à quelqu'un. Il ne pouvait et ne voulait pas faire valoir son autorité, et devait se plier à certains principes et certaines conditions. Avec le recul d'aujourd'hui, je me dis que mes messages étaient peut-être un peu trop abrupts. Mais je n'en modifierais pour autant pas le fond. Retenez-bien ceci : les forts n'ont pas à baisser la tête face aux faibles. Se laisser marcher dessus, c'est mourir. Ne laissez jamais qui que ce soit vous manquer de respect. C'est de cette façon que vous ferez comprendre à autrui votre véritable force. Mais attention : je ne fais pas ici de rapprochement entre les puissants et les forts. Les forts ne sont pas forcément puissants, et les puissants ne sont pas forcément forts. Les forts sont ceux qui méritent d'être respectés. Les puissants sont ceux qui sont craints. Un paysan qui travaille d'arrache-pied tous les jours pour subvenir aux besoin des siens est un fort. Il consacre sa vie à sa famille, sans pour autant avoir un capital matériel, culturel ou monétaire élevé. Il mérite par conséquent le respect et l'admiration. À l'inverse, un grand noble comme Subario ou Huttington est un puissant. Il détient une certaine influence tant au niveau politique, que financier ou militaire. Mais, il n'a rien fait pour mériter d'être respecté. Il exerce simplement son pouvoir en déléguant le travail à des sous-fifres. Sa puissance provient ainsi de

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la crainte qu'il inspire, et non du respect qu'il renvoie. En revanche, un noble qui mettrait la main à la patte, ou qui aurait obtenu son titre par les exploits qu'il a lui-même accompli, et non ses ancêtres, mérite le respect. Il peut, ainsi, être considéré comme un fort, à condition qu'il entretienne ce respect. Et dans le même registre, un vulgaire paysan qui deviendrait chef de village tout simplement parce qu'il est plus grand ou plus fort physiquement que les autres villageois est un faible. Il n'est pas un meilleur paysan que les autres. Il terrifie simplement ses homologues qui n'osent ainsi pas le défier. Cela démontre, en somme, que ce n'est ni le statut social, ni les dispositions physiques d'un individu qui déterminent si il est fort ou si il est faible, mais bien sa valeur en tant qu'Homme. Dans mon cas, c'étaient ma force de conviction, mon intelligence et mon courage qui me permirent d'arriver là où j'étais lorsque je rédigeai ce message. Je me considérais bien plus légitime et respectable que Huttington. Ainsi, je me refusais à l'idée d'être davantage à son service, sans pour autant détruire tout ce que je me suis embêté à créé à la sueur de mon front et à la force de mes bras. Il devait comprendre qu'à partir d'aujourd'hui ce n'était plus lui qui commandait et nous qui exécutaient. Il devait comprendre que l'homme respectable ici : c'était Monsieur S. Et que maintenant que ce contrat était signé, il allait devoir la mériter cette place de premier ordre au sein du Gant Noir. Ce ne fut qu'une fois déposé près de chez moi, dans ma sempiternelle forêt, par le cocher de Huttington que je resongeai à tout ce qui venait de se passer. Je lisais et relisais ce simple parchemin qui allait à présent tant compter pour mon avenir, mémorisant chaque virgule, chaque terme, chaque alinéa afin d'en tirer le maximum lorsque la situation viendrait à changer. Je n'étais pas dupe. Je savais que je détenais entre mes mains la confirmation de ma présence dans la cour des grands et que je devrais l'utiliser à mon avantage tôt ou tard. Mais si il y avait bien une chose dont j'étais sûr, c'est que j'allais enfin pouvoir passer toute une semaine tranquille, sans être sollicité tous les soirs. Il était temps de reprendre un rythme de vie de petit garçon normal... Enfin, jusqu'à dimanche, en tout cas. Le Gant Noir venait tout juste de voir le jour, après tout. Et j'allais bien vite comprendre que cette organisation prévue pour être éphémère, ne le serait finalement pas vraiment. Je devrais consacrer vingt ans de ma vie à diriger ce groupe malfaisant dans l'ombre. Vingt ans d'espionnage, de conquêtes et de manigances. Vingt ans qui seront déterminants pour atteindre mon objectif final. Et dans la nuit noire qui enveloppait le Saint Royaume de Costerboros, un très jeune Semi-Gnome grimé en vieillard marchait en direction de son foyer, levant les yeux vers le ciel et semblant observer les épais et menaçants nuages prendre une forme de présage. Un présage sombre qui semblait s'ouvrir de plus en plus sur le monde qu'il surplombait depuis la hauteur des cieux.

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Un présage obscur se divisant en cinq extrémités distinctes. Un présage comme une malédiction s'apprêtant à se jeter sur le monde, à s'en saisir et à ne plus jamais le lâcher. Un présage en forme de main griffue et grandissante. Un présage annonçant le Gant Noir.

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Chapitre IX : Orchestrer dans l'Ombre

La vie était devenue bien plus simple depuis ma dernière rencontre avec Huttington. Les jours passaient et se ressemblaient. Mais ce n'était absolument pas un mal. Bien au contraire. Pendant des semaines entières, j'ai pu vivre une vie on ne peut plus normale sans me soucier ne serait-ce qu'une seconde de ce qui se passait du côté de Randy Maksharm, de ses hommes, ou du Duc. J'ai pu retrouver toutes mes heures de sommeil, passer du temps avec mes Parents, lire des ouvrages passionnants sans le moindre élément pouvant me rappeler la deuxième vie que je menais. J'étais à vrai dire un petit garçon heureux. Il n'y avait que le dimanche, à minuit, où je reprenais mes vieilles habitudes. Enfilant mon costume de vieillard, je partais seul en expédition dans la forêt afin d'y retrouver Leborgne. Ce dernier se chargeait de me faire un récapitulatif exhaustif de la situation concernant l'avancée du Gant Noir, de nos recrues, de notre réseau et des potentielles demandes du Duc. Je priais d'ailleurs intérieurement à chaque fois pour qu'il oublie cette partie là, ou à défaut, qu'il ne me réserve vraiment que des urgences. Heureusement, Huttington semblait avoir comprit ma demande. Comme quoi, bien mettre les points sur les I et les barres sur les T finit toujours par porter ses fruits. Quoiqu'il en soit, les rencontres avec Leborgne devenaient de plus en plus un petit plaisir coupable. J'avais l'impression d'enfin parler directement à quelqu'un de compétent, et qui, cerise sur le gâteau, ne manquait jamais d'être porteur de bonnes nouvelles. Notre organisation semblait grandir de jour en jour. Huttington jouait son rôle à merveille. Il était parvenu à se mettre dans la poche une grande partie des petits nobles de la région, s'assurant leurs services, et menait des expéditions punitives contre ceux qui refusaient son offre. Ce cher Raymond était devenu en moins de deux semaines la seconde figure de référence de tout l'Ouest de Costerboros, après Kal'Drik. Sa popularité et sa puissance étaient telles que j'en vins à questionner Leborgne sur la situation de la maison Klaussman. Il me rapporta qu'après cet incendie, leur famille ne faisaient plus le poids face à Huttington. Le Duc et son seul héritier étant morts, la direction de leur famille revenait à Franz, frère cadet de l'ancien Duc. Décrit comme docile, impuissant et inexpérimenté, il aurait été à l'origine d'un pacte de paix et d'entre-aide entre les Klaussman et les Huttington afin de continuer d'exercer leur contrôle sur le territoire tout en cessant les conflits. De ce que j'en sais, c'était en réalité plus une prise de contrôle totale par Huttington sur les possessions terrestres de Klaussman en échange d'une promesse de trêve. Il a humilié et dépouillé la famille de son ennemi de toujours, et n'avait ainsi plus aucune raison de les affronter puisque l'issue d'un conflit entre eux serait, de ce fait, réglée avant même qu'il ne puisse commencer.

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Il demeurait cependant un certain Reinhardt Klaussman, plus jeune frère de l'ancien Duc, qui restait extrêmement hostile à l'égard de Huttington. Un homme soit-disant charmant, fut un temps, au sourire splendide et aux dents d'une blancheur éclatante. Il n'était en rien le représentant de leur maison mais conservait une certaine capacité de nuisance vis-à-vis du Duc, qu'il savait, au fond de lui, responsable de la mort de son frère aîné. Il considérait que la soumission à l'ennemi de toujours était le plus grand déshonneur que pouvait subir le nom des Klaussman. Il tenta d'abord de convaincre son frère de se rebeller contre Huttington, sans succès. Aussi chercha-t-il ensuite à se venger en complotant contre Franz afin de lui prendre le pouvoir, dérobant ainsi les dernières gemmes rares et dangereuses que possédait sa famille : des gemmes explosives, d'après la rumeur. Pour autant, le complot fut découvert, et en guise de punition, toutes ses dents lui furent arrachés à la pince. Le surnom : "l'édenté" lui fut par la suite attribué, puis, on le déshérita et il fut banni. La question se posait alors de savoir ce que l'on comptait faire de lui. De si l'on devait prendre le risque de faire tuer cet agitateur potentiel, quitte à créer de nouvelles tensions, ou bien de continuer à simplement le garder à l’œil. Je suggérais, chaque fois que le sujet revenait, la seconde option. Tant que nous savions où il se trouvait, il n'était pas vraiment une menace. Là où, sa mort aurait pu avoir de mauvaises répercussions, en le faisant passer pour un martyr, notamment. Et puis, qui sait ? Peut-être servirait-il un jour. D'autant plus si jamais ces gemmes étaient toujours en sa possession. Mais pour l'instant en tout cas, il ne valait pas la peine que l'on s'intéresse à lui. Je me rendis ainsi compte qu'il n'était plus personne dans tout le secteur capable de rivaliser avec le Duc... Ou avec Monsieur S. Seulement, le grand Ouest ne suffisait pas. Si je voulais parvenir à mes objectifs, il me fallait toujours plus étendre mon influence. Je devais élargir les portes du Gant Noir par delà toute frontière existante. Mais, il ne fallait pas non plus me presser. C'est en agissant par précipitation que l'on commet des erreurs. Ainsi, je laissais chaque jour un peu plus grandir le pouvoir d'Huttington. Nul ne pouvait s'opposer à lui, et plus il serait puissant, plus je le serais moi aussi. Néanmoins, s'assurer de la fidélité d'une région, ce n'est pas s'assurer de celle d'un Royaume tout entier. Les grands nobles du Nord et du Sud seraient bien plus complexes à convaincre. Aussi, il me demandait souvent des conseils. Leborgne parlait au nom de son employeur lorsqu'il me questionnait sur l'intérêt qu'il aurait à s'attirer les faveurs de tel baron ou à éliminer tel seigneur. Nous faisions du cas par cas, raisonnant par un simple calcul coûtavantage. Il était hors de question de laisser le moindre petit grain de sable s'insérer dans notre système. Je répondais souvent à Leborgne, qui tenait à rendre spectaculaires certaines exécutions afin de faire régner la terreur dans le cœur de nos ennemis, que cela n'était pas nécessaire. L'on ne prend pas la vie d'un homme comme l'on range ses chemises. Quelqu'un qui peut vous nuire mérite d'être épargné, mais quelqu'un qui va vous nuire doit être éliminer. L'on perd plus que l'on ne gagne à exécuter à la chaîne. Ce processus entraîne beaucoup de nouveaux ennemis. Les proches des victimes qui pourraient souhaiter vengeance, les autorités locales, les mercenaires en charge de leur protection, et tant d'autres. J'insistais auprès d'Huttington pour qu'il

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privilégie les "accidents" aux meurtres brutaux. Quitte à établir un modus operandi, il était plus sage de se débarrasser de nos ennemis de façon propre et discrète. D'une part, cela permettrait de plus difficilement remonter jusqu'à lui. Les gens ont tendance à préférer croire en un mensonge qui va dans le sens qui les arrange, plutôt que de se borner à vouloir se venger d'un assassin qui pourrait très bien ne même pas exister. Après tout, c'est long, fastidieux et dangereux de vouloir venger un proche. Surtout quand rien ne laisse à penser qu'il a été victime d'un meurtre. Il est tellement plus simple de se résigner à imaginer que ce n'était qu'un malheureux accident, ou bien un triste suicide. Et puis, d'autre part, nous ne sommes pas des animaux. Les barbaries sauvages ne sont pas le propre de personnes civilisées. D'aucun sait que ceux qui privilégient les bains de sang violents n'ont en tête que la volonté d'inspirer la crainte, et de se prouver leur puissance. Plus le spectacle est violent, plus son auteur cherche à se donner une image de surhomme, de figure à ne surtout pas avoir comme ennemi sous peine de subir le même sort que les malheureux qu'il a massacré. Cependant, ces êtres là sont paradoxalement en réalité les moins dangereux. Vous finirez toujours par trouver plus grand et plus fort que vous. Ils ne sont que des simplets d'esprit en quête d'une légitimité qu'ils n'ont pas, donnant les moyens à n'importe quel individu doté d'un cerveau en état de marche d'aisément les retrouver. Connaît ton ennemi pour pouvoir le vaincre. Voilà une philosophie qui m'a accompagné toute ma vie, et qui ne s'est encore jamais trompée. En réalité, les sanguinaires et les barbares sont des idiots utiles. Idiots parce qu'ils ne parviennent pas à calculer leur intérêt à long terme. Utiles parce que leurs actes peuvent servir ceux qui savent les utiliser à leur profit. Et le Gant Noir ne faisait bien entendu pas exception à la règle. Si certains se chargent de créer la peur, d'autres l'entretiennent. Et ce sont souvent ces derniers qui sont, en réalité, les plus dangereux de tous. Les brutes cherchent à être dans la lumière, à ce que tout le monde connaisse leur nom pour les craindre, ils se vantent, se gaussent, se pensent invincibles. Mais ce sont bien ceux qui dirigent depuis les ombres, ceux que tout le monde ignore, ceux jusqu'à qui nul ne peut remonter qui sont les plus redoutables. Ceux-là se doivent d'être polis, courtois, maniérés. Le but reste pour eux d'être impossible à assimiler aux différents faits divers qui troublent le quotidien des honnêtes gens. Contrairement aux sauvages, ils ne dressent pas avec fierté la liste de toutes les infamies qu'ils ont réalisé pour devenir qui ils sont. Non, eux savent mieux que quiconque qui ils sont et ceux qu'ils ont du faire. Mais, c'est justement en évitant d'en faire l'éloge qu'ils se protègent et peuvent contre-attaquer. En somme, les hommes grands, robustes, armés et recouverts de sang m'ont toujours beaucoup moins effrayés que ceux qui paraissent plus frêles, plus inoffensifs, plus aimables et surtout plus effacés. Il est tellement plus facile de lire dans les intentions des barbares que dans celles des réservés. Ainsi, je me chargeais, toujours au nom de Monsieur S, de déterminer pour Huttington qui devait vivre, qui devait mourir et auquel cas : comment. Leborgne allait toujours droit au but, et si il se permettait parfois quelques petites impertinences, il restait toujours très professionnel et décampait à cheval aussitôt nos discussions terminées. Parfois, il ne se donnait même pas la

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peine d'en descendre, se contentant simplement de me dire : "Rien à signaler", puis repartait. Ces fois-là, j'étais à la fois soulagé de pouvoir retourner plus vite dans mon lit, et à la fois agacé d'en avoir été sorti pour rien. Enfin, tels étaient les aléas du métier. Néanmoins, quelque chose commençait au fil du temps à m'ennuyer de plus en plus : Huttington jouait trop bien son rôle. Il ne se risquait à aucune vague, obéissait comme un chien à chacun de mes conseils, ne se permettait jamais de prendre des décisions par lui-même. Il avait prit ce principe d'interdépendance beaucoup trop à la lettre. De ce fait, il était devenu bien trop obéissant. En mon esprit, il fallait qu'il commette une erreur de son côté pour qu'il en paie les conséquences et que je puisse alors en profiter. Mais, ce misérable pantin faisait appel à mon avis pour tout et n'importe quoi. Or, je n'avais alors aucun intérêt à l'aiguiller sur une mauvaise voie de peur qu'il cesse de faire appel à moi par la suite. Je devais continuer de l'aider à devenir toujours plus omniprésent, au nom du Gant Noir. Seulement, le problème, le véritable problème, c'est que je m'étais alors enfermé dans un cercle vicieux. Plus il gagnait en influence, plus il me serait difficile de me séparer de lui. Et à l'inverse, si je devenais de mauvais conseil, il pouvait ne plus faire appel à moi, me laissant donc sans le moindre moyen de diriger les faits et gestes du Gant Noir. D'autant plus que Leborgne était mon seul moyen direct de communication avec le Duc. En d'autres termes, mon influence sur notre organisation ne passait que par lui. Tant qu'il serait l'unique intermédiaire, je n'aurais aucun moyen de mener mes actions de mon côté. Je compris alors très vite qu'il me fallait trouver quelqu'un d'autre, quelqu'un d'extérieur à nos histoires, quelqu'un à qui je pourrais faire confiance pour mener des actions pour le Gant Noir en parallèle. Je n'avais alors aucune idée de qui pourrait bien être ce quelqu'un. Les jours et les semaines passèrent ainsi. L'influence du Gant Noir grandissant de jour en jour. Seulement, si cette petite vie de garçon sage me plaisait, je commençais sincèrement à me demander si Huttington ferait encore appel à moi sur le terrain. Je n'aimais pas risquer ma vie pour lui. Mais ce n'était qu'en ces instants où je devais me rendre personnellement sur place que je pouvais réellement avancer sur mes propres desseins. Il me fallut attendre près de sept semaines avant que je ne retourne dans cette même forêt de dimanche-minuit et que je constate un certain retour aux sources. En effet, ce n'était alors pas Leborgne qui me faisait face, mais mes tous premiers "collègues de travail" : Randy Maksharm et ses hommes. Surpris dans un premier temps, je fus ensuite quelque peu rassuré. Ils semblaient tous heureux de me revoir. Même Mölk, aussi étrange que cela puisse paraître. Nos chemins ne s'étaient pas recroisés depuis un bon bout de temps, après tout. Leurs tenues avaient changé, néanmoins. Ils étaient tous vêtus de tenues bien plus professionnelles, leur équipement était également de bien meilleure qualité et leurs expressions faciales : bien plus confiantes. Travailler officiellement pour le plus grand noble de l'Ouest de Costerboros impliquait forcément une progression, après tout. Néanmoins, je me questionnais. Que pouvaient-ils bien faire ici à la place de Leborgne ? Je regardai derrière eux et aperçu quatre molosses noirs qui semblaient se battre pour un os. Je n'ai jamais aimé les chiens. Seul Dragon, le chien de mon Père méritait un peu de mon affection. Mais cela, simplement parce que c'était celui de mon Père. Ces animaux peuvent se montrer obéissants et affectueux, certes. Mais ils sont comme beaucoup d'autres : dangereux, bruyants, exubérants. Les chats, eux,

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savent qui ils sont. Ils font indirectement, voire parfois même directement, comprendre leur aversion pour ceux qu'ils jugent inférieurs. Leurs ronronnements sont reposants. On ne risque avec eux pas plus de dégâts que quelques griffures. Leur présence permet d'être plus tranquille, plus posé. Ma Mère aimait les chats, elle aussi. Je dois tenir ça d'elle. Mais, ce n'était pas vraiment le cas de mon Père. Il disait qu'on ne pouvait pas en avoir un, que ça prendrait simplement de la place, que ça ne nous servait à rien d'en avoir un pour nos activités de tous les jours. Et que de toute façon, Dragon finirait par le manger. Il n'avait d'ailleurs probablement pas tort sur ce point là. Mais quoi qu'il en soit, la présence de ces bêtes qui m'étaient encore inconnues ne laissait présager de rien de bon. D'autant plus qu'ils étaient impressionnants. Grands, noirs, aux mâchoires carrées, aux dents acérées et aux babines dégoulinantes. En s'approchant de moi pour initier la conversation, Randy détourna mon attention des chiens. Il portait une élégante tenue en cuir noire et aux bordures argentées. De fines et élégantes lames étaient cachées dans ses bottes et ses manches. Il n'avait gardé de son ancienne tenue que son chapeau. En suivant mon regard, il se doutait que je me questionnait sur leur présence ici. Autant celles des chiens que la leur. "Et beh, ça fait un bail, pépé ! Tu nous avais manqué aux gars et à moi. Et t'inquiètes pas trop pour ces toutous. Ils vont nous aider pour notre mission du jour." m'affirma-t-il avec assurance. - "Votre mission du jour ?" lui demandais-je à l'écrit. - "Non, non. J'ai bien dis NOTRE mission du jour. Là, il va vraiment falloir que tu nous rejoignes à nouveau, pour le coup." Je haussai un sourcil, jetant un regard interrogateur sur les autres Gnomes qui nous entouraient. - "Je crois qu'un petit résumé s'impose." proposa Tryphon. - "Ouais, je pense que le vieux nous aidera mieux si on lui explique la situation." souleva Jörgen. - "Mais... J'étais justement sur le point de le faire ! Ah, je vous jure, les gens sont impatients de nos jours !" s'offusqua Randy. - "Pardon, chef." prononça Gürbak, alors qu'il n'avait rien dit. - "T'inquiètes, Gürby. Alors, pour résumer..." - "Huttington s'est fait voler un truc. On doit retrouver le voleur et le punir." expliqua Mölk, de façon très directe et synthétique. - "Mais c'est pas vrai ! Vous vous êtes vraiment décidés à me gâcher la vie aujourd'hui, ou quoi ?" - "Pardon, chef."

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- "C'est pas grâ... Oh, et puis vous m'emmerdez, hein ! Huttington s'est rendu en personne dans le Sud, pour aller recruter je ne sais qui, pour son histoire de Gant Noir. Pour assurer sa sécurité, Leborgne est parti avec lui. Mais on a été informés qu'un cambrioleur en avait profité pour s'infiltrer dans le château et voler les deux gants du Duc. Leborgne et lui sont sur le chemin du retour. Ils seront rentrés dans une heure ou deux. Mais ils nous ont bien chargé de remettre la main sur le type qui a fait ça avant leur arrivée, de le punir et de retrouver les gants. Le p'tit problème c'est qu'on a pas vraiment de pistes. Du coup, vu qu'on savait que tu serais là ce soir, on est venu exprès pour te demander un peu d'aide. Mölk a réquisitionné trois-quatre clébards du Duc pour qu'on puisse savoir là où il se cache, si jamais on trouve un indice." Voilà bien quelque chose à quoi je ne m'attendais pas. Beaucoup d'informations s'entrechoquaient dans ma tête. Quelqu'un avait réussi à s'infiltrer dans la forteresse de Huttington. Il avait du apprendre qu'il partirait et en a ainsi profité pour entrer. Mais cela signifiait tout de même qu'il était parvenu à passer la sécurité, à retrouver les gants et à s'échapper avec. Repenser à tout cela, entouré de Randy et de ses hommes, me rappelait certains souvenirs. Seulement, Subario était un petit baron, là où Huttington était la plus grande figure de puissance de la région. Et apparemment, le voleur était parti sans laisser la moindre trace, ni le moindre cadavre. De plus, si ils n'avaient pas trouvé d'indices, et qu'ils n'avaient pas la moindre pistes, leurs chiens ne leur seraient d'aucune utilité. Sans savoir encore qui était cette personne, sa débrouillardise me plaisait déjà. En toute honnêteté, oser s'en prendre à Huttington et ne pas encore s'être fait attraper, cela méritait mon respect. - "Alors ? T'en es ou non, le vieux ?" s'impatienta Mölk. Je réfléchis un instant puis, je me mis à griffonner quelques phrases sur une nouvelle page de mon carnet. Je ne pouvais bien évidemment pas refuser. C'était l'occasion ou jamais de rappeler mon existence à Huttington. Seulement, je m'imaginais déjà la scène si jamais nous le retrouvions. Les chiens se jetant sur lui, lui arrachant des morceaux de chaire tendis que Randy et que ses hommes le torturent afin de savoir où il a rangé les gants avant qu'il ne cède et qu'ils ne l'exécutent. Je trouvais cette idée dommage. Quelqu'un parvenu à un tel exploit méritait plus qu'une mort dans ce genre. Je souhaitais échanger avec lui. Peu importe ce qu'il adviendrait de lui ensuite. Je voulais m'assurer que nous ne ferions pas une perte regrettable. Ainsi, je leur écrivis qu'ils pouvaient, bien entendu, une fois de plus me faire confiance. Nous étions tous dans le même bateau, après tout. Cependant, je ne manquai pas de les avertir que si jamais je les aidais à le retrouver, alors, ils devraient retenir leurs molosses et leurs armes, le temps qu'on l'interroge. Je souhaitais voir à qui j'avais affaire, et ils le comprirent aisément. Seulement, je sentais l'envie chez Randy et Mölk d'accrocher une tête sur un pic à la fin de la journée. J'espérais simplement que je parviendrais à les convaincre de ne pas le faire en temps voulu, si jamais je le jugeais nécessaire. Je pouvais les comprendre. Ils avaient envie d'être reconnus autant que moi aux yeux d'Huttington. Ils voulaient lui annoncer fièrement qu'ils l'avaient tué eux-même, de leurs propres mains. Pour une fois, ce seraient eux et eux seuls les

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vedettes. Ils le méritaient certainement, après tout. Mais, pas de chance pour eux : plus le temps passait, moins je comptais leur laisser ce plaisir. Ceci étant dit, le plus dur restait à faire. Nous n'avions pas la moindre piste pour retrouver notre homme. Pas le moindre indice, pas les moindres traces au sol, pas la moindre idée de qui pouvait bien être derrière tout ça. Celui ou celle que l'on cherchait était probablement déjà bien loin d'ici. Il pouvait se trouver n'importe où, peut-être même en dehors de Costerboros. Nous nous installâmes ainsi en cercle et fîmes un récapitulatif des évènements. Le vol avait eu lieu la veille dans la soirée. Aucun autre objet n'a été touché. Aucun intrus n'a été repéré ni par les gardes, ni par les serviteurs. Pourtant, il savait que Huttington était à présent en possession des deux gants et où il les avait entreposé. C'était donc soit quelqu'un de très bien informé, soit quelqu'un d'extrêmement chanceux. Seulement, l'on ne s'en prend pas à un homme aussi puissant qu'Huttington comme on s'en prend à un homme comme Subario. Si nous avions réussi notre mission chez Klaussman, ça n'a pas été sans déclencher d'incendie et ôter des vie. En d'autres termes, il n'y a que deux façons de procéder lorsque l'on cherche à s'en prendre à des seigneurs de cette trempe. Soit, de l'extérieur par le chaos et la destruction. Soit de l'intérieur, par la ruse et la discrétion. Et pour un coup de la sorte, j'envisageais la seconde solution comme étant la plus probable. Huttington devait compter parmi ses hommes une taupe, un traître qui n'attendait que le meilleur moment pour passer à l'action. En me concertant avec Randy et ses hommes, ils semblèrent également en accord avec cette théorie. En outre, si c'était bel et bien le cas, nous avions un moyen d'identifier de qui il s'agissait. Il suffisait simplement d'interroger les gardes sur les horaires de sortie de chacun des serviteurs du Duc. L'un d'entre eux devait forcément s'être éclipsé sous leurs yeux à une horaire coïncidant à quelques dizaines de minutes près à la découverte de la disparition des gants. De plus, en fonction de la salle où ils étaient entreposés dans le château, seul quelqu'un pouvant s'y rendre sans attirer l'attention aurait réussi à s'en sortir sans que personne ne se questionne sur sa présence à l'intérieur. Par conséquent, il ne suffisait que de procéder par élimination pour découvrir qui était notre homme. Fort heureusement, Mölk se méfiait des autres serviteurs de Huttington. Il avait lui aussi envisagé cette possibilité de son côté, et s'était donné la peine de relever les horaires de chacun d'entre eux sur un petit parchemin, au préalable. Nous étudiâmes chacun de leurs cas, éliminant au fur et à mesure les noms de ceux dont le profil ne pouvait être le bon en fonction des critères qu'ils remplissaient ou non. Il restait encore une petite dizaines de personnes susceptibles d'avoir commit l'acte, ce qui nous força à faire du cas par cas. Celui que l'on cherchait devait être sur place au moins une heure avant la découverte de la disparition. Il devait aussi avoir accès à la chambre de Huttington, et avoir été repéré comme s'y étant rendu plus tôt dans la journée. En toute logique, il devait donc très certainement avoir été accrédité au service de nuit et porter quoi que ce soit susceptible de dissimuler son vol. En énumérant les uns après les autres les suspects, il ne restait très vite que deux potentiels coupables. Les deux pouvaient aussi bien l'un que l'autre avoir fait le coup et il n'y avait pas vraiment de moyen d'en innocenter le moindre. Une idée me vint alors brusquement en tête. Cette idée me permettrait à la fois d'obtenir cet entretien avec le

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coupable, tout en me débarrassant des sanguinaires qui se seraient jetés sur lui pour lui trancher la gorge, une fois l'occasion venue. Je leur annonçai, en effet, que pour maximiser nos chances de trouver l'intrus, il nous faudrait nous séparer. Chaque groupe prendrait deux chiens pour les accompagner. Il ne nous fallait trouver qu'un seul objet ayant appartenu à nos deux hommes et le leur faire flairer afin de retrouver leur piste. Quoique je pouvais penser de ces chiens, force est de constater que la qualité de leur flair est quelque chose d'extrêmement utile et de réellement impressionnant. Ces bêtes sont capable de traquer un individu sur plusieurs kilomètres d'un simple reniflement. Je n'aime pas ces créatures. Mais je reconnais bien volontiers leur utilité, ce qui est déjà une marque de respect que vous ne retrouverez pas forcément à travers mon point de vue sur certains êtres humains. Quoiqu'il en soit, je ne connaissais pas vraiment ni le premier, ni le second des suspects que nous recherchions. Seulement, je me souvenais des différentes réactions et langages corporels des quelques valets présents dans les couloirs que j'avais arpenté lors de ma première visite du palais, ainsi que celles et ceux qui se trouvaient dans la chambre du Duc. Et j'avais ainsi quelques suspicions sur l'un des deux. Je leur expliquai donc qu'au vu du temps qu'il nous restait, nous séparer en deux groupes de trois serait plus prolifique. Seulement, quelque chose me disait que lorsque je proposerais quel groupe partirait pour chercher tel individu, Randy demanderait à ce qu'on échange, de peur que je garde pour moi seul le coupable. J'inversai donc la chose en me portant volontaire pour aller chercher celui qui me semblait le moins suspect. Quelle ne fut pas ma surprise quand Randy demanda effectivement à ce que l'on échange les postes. Quelle tristesse. J'allais être à la recherche du véritable coupable. Pauvre Randy. Je le connaissais si bien. Les groupes furent ainsi formés. Randy, Gürbak et Tryphon d'un côté; Mölk, Jörgen et moi-même de l'autre. Nous revînmes au château afin de retrouver des effectifs personnels de nos deux cibles et les faire renifler aux chiens. Ces derniers menèrent Randy et les siens vers le sud, et nous : vers le nord. Nous nous laissâmes guider à travers forêts et sentiers jusqu'à arriver près d'une petite cabane en bois. Elle était rustique, visiblement construite par quelqu'un dont ce n'était clairement pas le métier. Une seule fenêtre, une seule porte, un toit troué et une cheminée en bien mauvais état. Les chiens se stoppèrent. Nous étions arriver. Mölk frappa à la porte tandis que nos molosses aboyaient de toutes leurs forces. Nous entendîmes alors de l'agitation à l'intérieur, mais personne pour nous ouvrir. La porte tenait à moitié et semblait déjà bien meurtrie. Jörgen s'avança alors, chargeant son pied enfermé dans des bottes à semelles renforcées, et d'un coup sec, la fit voler en éclats. Nous pénétrâmes alors à l'intérieur. Mölk tenait fermement à deux mains la laisse de l'un des chiens. Idem pour Jörgen. Nos molosses avaient de la bave aux mâchoires, ils montraient les crocs, aboyaient à vous en crever les tympans. Un simple relâchement et ils bondissaient mâchoires ouvertes sur quiconque se tiendrait en face d'eux. De mon côté, j'avançais tranquillement, entre mes deux équipiers, gardant les mains dans le dos et l'air détaché de toute cette situation. En pénétrant à l'intérieur, je fus le premier à remarquer à qui nous faisions face. Nous étions bien arrivés chez celui que je voulais retrouver.

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Seulement, il n'était pas seul. Il semblait tenir dans ses bras une autre personne. Quelqu'un de visiblement plus jeune que lui. Une femme. Il s'était armé d'une dague, et de son autre main : caressait la tête de celle qui s'était réfugiée près de lui. - "Alors, mon p'tit Luther, on a froid aux mains ?" lui demanda ironiquement Mölk en parvenant péniblement à retenir son chien. - "Dis nous où sont les gants, avant qu'on lâche nos toutous sur toi et ta copine !" affirma Jörgen d'un ton autoritaire que je ne l'avais encore jamais entendu prendre. - "Je ne sais pas de quoi vous parlez..." nous récita-t-il les yeux dans les yeux avec l'air le plus sérieux du monde. "Mais laissez ma sœur en dehors de ça. Elle n'a rien à voir avec les histoires de Huttington !" Cet homme, ce Luther, il avait le regard effrayé. Mais il ne laissait paraître de sa peur à aucun véritable instant, ni dans sa voix, ni dans ses gestes. Il avait les dents serrées, les sourcils froncés. Il tenait contre son torse, une jeune femme tétanisée aux yeux humides qui semblait voir sa vie défiler devant ces derniers. Tout deux étaient assis sur leurs genoux au fond de cette cabane de fortune où seule une table et un lit se trouvaient. Cette vision, cette sensation de voir quelqu'un qui nous ressemble, cette volonté de protéger sa famille avant tout... Tout ça me parlait. Il portait un long manteau noir et sale, recouvert de terre et de poussière, des bottes boueuses et un bas en partie déchiré. Ses cheveux gras accompagnaient une courte barbe mal taillée et des doigts crasseux qui dépassaient des trous de ses gants. Une ou deux cicatrices se laissaient compter sur sa peau noire. Ce n'était apparemment pas la première fois qu'il avait été meurtri du fait de ses activités. Elle, en revanche, avait un splendide visage. Ses larmes coulant sur sa peau noire ne sublimait à mes yeux que l'apparence douce aux traits raffinés de ce dernier. Pourtant, elle ne portait que des guenilles. Une sorte de robe noire à moitié déchirée, des ongles cassés, des cheveux noirs à peine coiffés, des pieds nus... Malgré son apparence rustique, je ne pouvais lui retirer un charme certain. Elle saisissait de ses deux mains les manches de son grand frère et semblait nous implorer du regard de les laisser tranquilles. - "On a pas été assez clairs ? Rends nous les gants et on touchera pas à un seul de ses cheveux ! Aux tiens, par contre ... " lui répéta Mölk, d'un air de plus en plus agacé. - "Je vous répète que je n'ai aucune idée de ce dont vous parlez, par tous les dieux !" s'insurgea Luther. - "T'as l'air d'être un plutôt bon menteur. Mais manque de bol pour toi, on sait que t'es coupable. Alors, avoue ta connerie ! Rends nous les gants et paie pour ce que t'as fait. Ou sinon, on lâche les clebs, on te bute toi et ta sœur et ensuite on met ta saloperie de cabane à deux balles sans dessus-dessous jusqu'à trouver ce qu'on cherche." lui assura notre gnome méfiant. - "Écoutez-moi. Ma sœur est la chose la plus précieuse que j'ai au monde. Jamais je n'aurais mit

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sa vie en jeu pour garder une simple paire de gants ! Si je les avais, je vous les aurais déjà donné, mais voyez autour de vous. Je n'ai rien du tout ! Ma cabane est minuscule, si vous ne les voyez pas ici, c'est que je ne les ai pas !" s'insurgea notre homme. Jörgen rapprocha alors ses lèvres de l'oreille droite de Mölk. - "Il marque un point. C'est vrai que je vois pas de gant nul part." lui chuchota-t-il. - "Parce qu'il l'a bien caché, imbécile !" lui répondit-il de façon sèche. - "Ouais, mais c'est aussi possible que ce soit pas lui, et juste le type chez qui sont allés le groupe du chef, tu crois pas ?" Mölk réfléchit. - "... T'as peut-être raison. Mais je partirai pas d'ici avant d'en avoir eu le cœur net !" Il rapprocha le chien qu'il tenait de plusieurs mètres en direction des deux personnes de couleurs, de façon à ce qu'il n'y ait que quelques centimètres qui les sépare tous deux des crocs du molosse. - "Je me répéterais pas une troisième fois. Où t'as mit les gants, enfoiré ?!" hurla-t-il. Les aboiements des chiens étaient de plus en plus féroces, Mölk avait du mal à maintenir le sien en place. La sœur de Luther blottissait l'intégralité de son visage dans la courbure du bras de son frère, là où ce dernier ne se risquait même plus à brandir son couteau face à nous, préférant la protéger de ses deux bras. Son regard se tourna alors finalement vers moi. C'était la première fois que nos quatre yeux se croisaient. Il semblait m'implorer du regard de l'épargner. Sans même avoir prononcé le moindre mot, j'avais l'impression que nous nous comprenions mutuellement. Il lisait également en mon regard une certaine peine que je n'avais pas réussi à dissimuler. Il me savait moins enclin que mes deux camarades à leur ôter la vie sans vergogne. Si jamais il avait un moyen de s'en sortir, c'était moi. Seulement, il se doutait que si il ne me donnait pas ce que je voulais, alors je le laisserais mourir sans lever le petit doigt. La position de ses sourcils, ses légers tremblements de tête, le balayement de ses yeux... Il laissait s'échapper, pour quiconque serait capable de le comprendre les signes annonciateurs, qu'il était prêt à assumer contre une garantie d'avoir la vie sauve. Ce n'était en réalité qu'une interprétation de ma part, mais il me fallait prendre le risque. Cet homme était bel et bien celui que je recherchais et même si sa vie et celle de l'être le plus cher à ses yeux étaient en danger, il ne succombait pas à la peur. Il gardait le secret. Rien ne pouvait le faire tressaillir. C'était lui l'intermédiaire qu'il me fallait. - "Je vois que t'es pas du genre bavard ! Mais je suis sûr que tu le seras beaucoup plus une fois que tu te feras bouffer la jambe. C'est le châtiment qu'on réserve aux voleurs dans ton genre ! Vous, les noirs, vous êtes tous les mê..." Je ne lui laissai pas le temps de terminer sa phrase que je levai la main en l'air à hauteur de mon

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cou, lui indiquant de cesser. Si lui se retourna vers moi, l'air surpris; les chiens eux s'assirent immédiatement sans plus pousser le moindre aboiement. Moi-même, je trouvai à ce moment précis la situation assez étrange. C'était comme si ces bêtes m'obéissaient au doigt et à l’œil, alors même que je ne les avais jamais rencontré plus tôt. C'était comme si Huttington lui même leur avait apprit à m'écouter moi plus que les autres. Comme si j'étais leur deuxième maître. Je n'avais néanmoins pas vraiment le temps de creuser la question. Je me mis à marcher tranquillement entre Mölk et Luther tout en écrivant un petit quelque chose sur une page de mon carnet. Je la tendis alors devant Mölk. Je lui demandais de me laisser seul avec eux. J'avais un moyen de m'assurer que ce soit bien lui qui avait fait le coup, mais pour que ça fonctionne, ils devaient m'attendre dehors. Mölk se mit alors à froncer les sourcils et à serrer ma note dans son poing. - "Ah, je vois ! Tu veux encore passer pour le héros en nous la mettant à l'envers ? Tu crois qu'on a pas vu que c'était toi le petit préféré du Duc ? Tu vas encore t'attribuer tout le mérite, comme d'habitude, c'est ça ? Non, y'a pas moyen ! Je vais tuer ces tocards moi-même et trouver les gants. Je te laisserais pas encore une fois être l'homme de la situation !" Mölk prépara alors un carreau d'arbalète quand soudain les chiens se mirent à montrer les crocs et à s'approcher de lui. Immédiatement, il la reposa et mit les mains en l'air. Jörgen, lui, s'était approché de Mölk et lui mit la main sur l'épaule. - "Je pense qu'on devrait l'écouter. Après tout, ça nous a toujours servit de lui faire confiance, non ?" Observant les chiens, la bave aux lèvres, avancer vers lui doucement, le forçant à faire quelques pas de recul en direction de la sortie, et encouragé par son ami, Mölk poussa un petit grognement puis quitta les lieux, nous laissant seuls. Je me demandais encore comment ces chiens avaient fait pour si bien me comprendre. Plus j'y réfléchissais, plus je me disais que tout semblait coïncider avec ma demande auprès de Huttington d'hériter de ses biens une fois sa mort venue. Il avait d’ores et déjà fait former ses molosses pour m'obéir à moi et à moi seul. Libéré de cette question, mes yeux se rivèrent alors sur les deux propriétaires de cette petite cabane. Ils reprenaient doucement leur respiration, sans se risquer à effectuer ne serait-ce que le moindre mouvement. J'écrivis alors. Quelques secondes s'écoulèrent. Je lui tendis une feuille de mon carnet sur laquelle je lui demandais si il savait lire. Il me fit oui de la tête. Sa sœur, elle, ne semblait pas comprendre. Au dos de cette même feuille, je lui expliquai que je pouvais lui proposer une porte de sortie, un moyen de quitter cette vie misérable qu'il semblait être en train de vivre, que plus jamais il n'aurait à vivre de telles situation. La seule chose qu'il me fallait en échange, c'était son assistance et les deux gants qu'il avait dérobé. Après avoir lu, il approcha lentement la main d'une petite trappe sur laquelle ils étaient assis, trop petite pour qu'un corps y rentre, mais assez grande pour y cacher un objet. Il me les sortis tous deux et les posa à côté de lui. Dans ses yeux, je pouvais lire quelque chose, la seule chose qui m'importait vraiment : de la reconnaissance. Je lui avais sauvé la vie, à lui et à sa sœur. Je m'étais assuré sa fidélité. Les

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paroles trahissent parfois, mais les yeux ne mentent jamais. Cet homme, ce Luther, il m'en devait une. Et il était prêt à payer sa dette au plus tôt. Je le savais. Je le sentais. Il se risqua alors à me pointer sa sœur de l'index en haussant les épaules. L'air de me demander : "Et pour elle ?". Je lui écrivis qu'elle pourrait aussi avoir un rôle à jouer. Un rôle sans aucun danger et sans moyen que l'on puisse un jour remonter jusqu'à elle. Je stipulai que je lui donnais ma parole, et il accepta en son nom. Jetant un coup d’œil derrière mon épaule, j'aperçus mes deux camarades dehors, les bras croisés tandis que les chiens leur bloquaient le passage vers l'intérieur. Je me risquai alors à lui tendre une dernière page, ou plutôt : des dernières pages. Je lui précisais que très bientôt, il aurait un rôle capital à jouer à mes côtés, que plus jamais Huttington ne lui poserait problème, qu'il n'aurait plus à vivre dans la pauvreté avec sa sœur et à mener une vie de voleur, mais que pour que cela advienne, il devait me faire confiance et se prêter au jeu. Il regarda sa sœur un instant puis se releva. Il devait bien faire deux fois ma taille. peut-être plus. Pourtant, il se mit à genoux, prit ma main gantée et l'embrassa en guise de respect. Dès lors, je n'avais plus aucun doute : cet homme serait mon principal bras droit en temps voulu. Je lui tendis alors une liste de choses à faire et à dire lors des prochaines heures. Il les assimila très vite, puis cacha la dite feuille dans la trappe où se trouvaient les gants. Il enlaça sa sœur une dernière fois et lui dit : "Héléna, je vais partir avec Monsieur S. Toi, tu restes ici. Je reviendrai dans la nuit je te promets et dès demain, tous nos problèmes disparaîtrons. Nous n'aurons plus jamais besoin de voler pour subvenir à nos moyens, je te le promets." - "Mais... Où vas-tu, Luther ?" lui demanda-t-elle. - "Je retourne auprès de Huttington pour lui rendre les gants." - "Quoi ?! Tu n'es pas sérieux !" - "Fais-moi confiance, Héléna. Fais-lui confiance." lui dit-il en me désignant de la main. "Si cet homme n'avait pas été là, nous serions déjà morts tous les deux. Dès les prochains jours, nous aurons un nouveau toit, de nouveaux alliés et une nouvelle vie. Mais surtout, toi, tu dois rester ici. Entendu ?" Héléna resta bouche bée. Elle ne sut quoi dire. Elle laissa simplement son frère partir avec l'inconnu que j'étais en direction d'un lieu qui s'apparentait principalement en son esprit à une future place d'exécution. Durant le court chemin que nous fîmes pour retourner vers Mölk et Jörgen, toujours gardés par les chiens, je fis discrètement passer à Luther un parchemin anciennement retrouvé chez feu le Duc Klaussman. Ce dernier le rangea très vite dans son long manteau. En nous voyant arriver, je vis les deux compères hausser leurs sourcils. "Attends... Il se passe quoi là, en fait ?" s'interrogea Mölk. - "Il nous faut revenir au plus vite auprès du Duc Huttington." répondit Luther en haussant le col de son manteau, tout en jetant des regards furtifs à gauche et à droite. Il avait décidément un excellent jeu d'acteur et s'était imprégné de son rôle en l'espace de quelques seconde.

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- "Chez le Duc ?! Mais c'est quoi encore ce bordel ! J'espère que t'es pas sérieux, mon gros ! On va te fumer ici, sur le champs et..." Je fronçai alors les sourcils et les chiens se remirent ainsi immédiatement à montrer les crocs, ce qui calma les ardeurs du gnome. - "Ce serait trop long de vous expliquer, et de toute façon, vous ne comprendriez pas. Je n'ai pas de temps à perdre avec des laquais. Je dois simplement parler avec le Duc, et ce au plus vite." insista-t-il. - "DES LAQUAIS ?!" s'insurgea Mölk en pointant Luther de son arbalète, le doigt sur la gâchette. Sans qu'une seconde ne s'écoule, l'un des molosses se projeta sur Mölk et l'écrasa de son poids, faisant ricocher le carreau qu'il s'apprêtait à tirer dans un arbre. Je vis les crocs de la bête se rapprocher du cou de mon ancien camarade et je me mis à pousser un rapide sifflement, le ramenant immédiatement au pas. Mölk se releva difficilement, ne pouvant dissimuler un air choqué. - "Chaque minute que nous perdons est une chance pour eux d'apprendre que je suis toujours en vie. Hâtons-nous, messieurs, avant que ne se lève le jour !" - "Comment ça "eux" ? Comment ça "toujours en vie" ?" le questionna Jörgen. En guise d'unique réponse, Luther se mit à marcher droit devant lui, en direction du palais du Duc, probablement déjà rentré à l'heure qu'il était. Mölk et Jörgen se regardèrent tous les deux, d'un air perdu. Ils retournèrent alors tous deux leur regard vers moi, entouré de mes deux chiens qui me souriaient presque en tirant leur langues baveuses. Jörgen avait l'air déçu, et Mölk l'air furieux. - "T'as intérêt à savoir ce que tu fais, le vieux ! Sinon, je me chargerais moi-même de ton cas !" m'affirma-t-il en tournant les talons pour rattraper Luther.

Une fois de retour au château, nous fûmes accueillis dans la chambre de Huttington, là où les gants avaient été dérobés. Le Duc semblait maintenir en lui une rage démesurée et pourtant, affichait un visage de satisfaction sans pareille. Certainement était-ce l'idée de punir son voleur lui-même qui le mettait dans un tel état d'allégresse. Randy, Tryphon et Gürbak étaient déjà sur place, de leur côté. Ils avaient déjà tenu informé le Duc de l'innocence de celui qu'ils avaient interrogé. Ils levèrent d'ailleurs eux aussi les sourcils lorsqu'ils nous virent rapporter Luther vivant. - "Et bien, mon gaillard !" prononça le Duc en faisant tapoter une lourde canne sur le sol, d'un regard sinistre, un sourire sadique sur les lèvres. "Ne savais-tu donc pas qu'un malfrat finissait toujours par revenir sur le lieu de son crime ? Tu as bien de l'audace de te présenter à moi de la

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sorte, alors même qu'il aurait sans doute était moins douloureux pour toi, chien, de tenter de te ôter la vie sur le chemin du retour." Luther se mit à genoux, Huttington l'arrêta net. "Cesse donc ces courbettes ! Je sais que tu n'en penses rien ! Rends-moi simplement mes gants et je déterminerais si il convient d'abréger tes souffrances maintenant ou de te faire souffrir encore un peu !" - "Mon seigneur..." se risqua-t-il de répondre. - "TON Seigneur ? Lâche ! Couard ! Pleutre ! N'as-tu donc pas le courage d'assumer pleinement ta véritable nature de forban ? De quel droit t'adresses-tu donc à moi de cette façon ! N'as-tu donc nul respect pour quiconque, ici bas ! Je m'en vais te punir de ton arrogance, misérable !" Je vis les regards amusés de tous mes compères dans la salle se tourner vers le pauvre homme. Ils souriaient à pleines dents. Seul Leborgne avait l'air de passablement se désintéresser du spectacle. Il souriait certes, mais certainement pas pour les mêmes raisons. Il était en train d'aiguiser une lame qui ne semblait pas être la sienne. Bien trop de dorures et d'artifices pour lui appartenir. Je compris alors où la discussion risquait de mener, et je fus réellement impressionné de voir à quel point, malgré toute cette pression, Luther ne sortit jamais de son personnage. Seulement, aussi bon menteur fusse-t-il, si on ne lui laissait aucun moyen de se défendre, il ne parviendrait à rien. Je me risquai donc à faire un pas en avant, tendant lentement une main devant moi, faisant signe au Duc de se calmer. Aussitôt ce dernier la vit, aussitôt il cessa de prendre parole. Mes collègues gnomes affichèrent tous, de ce que j'en vis, une mine éberluée. Ils venaient tout juste de comprendre que Huttington n'était plus le seul chef ici. Luther, toujours agenouillé, sortit alors les deux gants qu'il me tendit afin que je les remette à Huttington. Ils les lui furent remis. Mais Luther ne s'arrêta pas là. Il tendit également devant lui un parchemin enroulé, celui que je lui avait offert tantôt, regarda le sol d'un air humble et le déposa entre ses deux mains qu'ils tendit vers le Duc, en signe d'offrande. - "Excellence. Ce vol était la seule façon pour moi de m'adresser aujourd'hui à vous, sans risquer que mes mots ne tombent dans les oreilles des traîtres à votre cause qui composent votre cour." - "Des traîtres ?" lui demanda le Duc. - "Oui, excellence. D'anciens fidèles du Duc Klaussman qui souhaitent remettre la main sur certains vestiges du temps de son règne. Ils savaient que je détenais ce que je m'apprête à vous remettre aujourd'hui, et maintenant qu'ils me croient mort, ils n'ont plus aucun moyen de se douter que c'est vous qui en êtes le propriétaire à présent. Comprenez bien que j'aurais préféré, dès le départ, ne pas mettre ma vie en danger de la sorte et vous l'apporter immédiatement. Mais sans cet habile stratagème ceux qui souhaitent vous voir tomber auraient pu découvrir ce parchemin et le lire, ou le subtiliser véritablement. Vous êtes, ici, entourés d'hommes de

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confiance qui ne vous trahiront jamais. Je peux donc me risquer à vous dévoiler ces informations. Veuillez à présent, s'il vous plaît, accepter ce parchemin qui vous fera comprendre pourquoi il ne devait pas tomber entre leurs mains." - "Cela a intérêt à être à la hauteur de mes attentes." lui dit-il en s'approchant lourdement de lui, faisant frapper le bout de sa canne sur le sol. Il se saisit du parchemin et se mit à le lire dans sa tête. Je l'observais pendant toute la lecture, en connaissant déjà le contenu, et vis soudain ses yeux s'écarquiller. Sa bouche s'ouvrit en grand, laissant apparaître une dent en or et un sourire immense. Ses mains tremblèrent légèrement et les hommes qui l'entouraient se regardèrent mutuellement avec un air d'incompréhension. "Un... Un commerce de plumes de phœnix ! AHAHA ! Klaussman ! Pauvre fou ! Vois où ta quête de l'immortalité t'as conduit ! Grâce à toi, mon vieil ennemi, c'est la lignée entière des Huttington qui vaincra la mort à jamais !" Le Duc enroula alors le parchemin et le déposa sur son bureau, laissant l'intégralité des individus présent dans une étrange situation, bien que cocasse, à mes yeux du moins. Ne sachant quoi faire, quoi dire ou quoi penser, ils restaient là, se dévisageant les uns les autres. Même Leborgne semblait secoué par la nouvelle. Le Duc s'installa alors derrière son bureau et commença à rédiger plusieurs missives. Nous restâmes ainsi là, sans prononcer le moindre mot. Sans rien faire. C'était comme si il en avait oublié notre présence. - "Heu... Majesté ?" se risqua à demander Randy. - " Ah ! Oui, c'est vrai ! J'avais oublié que vous étiez là, vous ! Luther, pour te faire pardonner et afin de garder le secret, je te charge de devenir mon nouvel intermédiaire pour cette histoire de commerce de plumes. Tu vas te rendre à Port-Perché et demander le Capitaine Basil BarbeBrune, un grand ami à moi. Tu lui donneras alors cette missive signée de ma main. Il te conduira sur les Îles Vagabondes et alors tu auras droit à ... comment dire... un comité de soutien, qui t'aidera à réquisitionner le tout. Envoie moi un message aussitôt tu seras sur place. Vous autres, rompez ! J'ai beaucoup de travail qui m'attend, à présent." C'était la deuxième fois de ma vie que je voyais le Duc aussi heureux. Mes collègues, eux, par contre, semblaient tous accrocher un visage de méfiance. Même les plus aisément dupables. Il me fallait faire attention car je sentais que mes anciens amis commençaient de plus en plus à douter de moi. Ils partirent de la salle sans même se retourner ou faire attention à moi qui restais pourtant bien devant l'entrée de la chambre du Duc. Ils préféraient s'assurer d'escorter Luther jusqu'à l'extérieur plutôt que de s'attarder sur mon cas. Seul et isolé, je me risquai alors à coller mon oreille à la porte, afin de découvrir ce qu'il se disait entre quatre murs. - "Vous êtes sûr de vous, excellence ?" - "Leborgne. J'ai l'occasion d'assurer l'immortalité pour moi-même et toute ma lignée, si ce que

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dis le parchemin est vrai. Si jamais ce document est un faux, par contre, alors je ferais exécuter l'autre nègre sans la moindre forme de pitié. Il ne pourra pas me duper indéfiniment, tu sais." - "J'entends bien, monsieur. Mais pourquoi l'envoyer lui, et pas le vieux, par exemple ?" - "Lui seul connaît le contenu exact du parchemin. Je ne fais pas confiance à Maksharm et à ses sbires pour mener ce genre de mission à bien. Ce n'est pas leur domaine d'expertise. Et pour le vieux, si Monsieur S a besoin de lui régulièrement, je ne vais quand même pas l'envoyer sur les Îles Vagabondes, à des milliers de kilomètres de Costerboros." - "Oui, c'est sûr que vu sous cet angle..." - "Par ailleurs, le texte fait mention d'un certain Leborgne, au service de Klaussman, au courant de la combine. Tu es au courant de quelque chose ?" - "Ce bon vieux Conrad n'a juste pas misé sur le bon cheval... Encore une fois." - "Je plains ton pauvre, cousin. On dirait bien que la chance n'est pas de son côté." - "Elle ne l'a jamais vraiment été. C'est pas un mauvais bougre, vous savez, Monsieur. Il veut juste retrouver mon cousin Édouard, et il pensait que servir Klaussman lui permettrait de finir par apprendre où il était." - "Il n'empêche qu'il se retrouve trempé dans cette affaire de commerce de plumes et tu penses bien que si jamais il se met en travers de mon chemin..." - "Il fera beaucoup de morts. Vraiment beaucoup de morts." - "Certes." - "Mais puisque la seule personne qu'il pensait capable de retrouver son presque-frère n'est plus de ce monde. Je pense très honnêtement qu'il ne va pas vraiment chercher à s'interposer. Il n'a plus vraiment grand chose à y gagner, maintenant." - "Il est vrai. Cependant, nous ne devons pas prendre le moindre risque. Tu vas accompagner Luther à Port-Perché et tu vas t'assurer que cet empire de plumes me revienne." - "Vraiment Monsieur ? Vous seriez prêt à délaisser votre sécurité à quelques jours de votre soixante-cinquième anniversaire ?" - "Randy Maksharm et ses hommes feront l'affaire. Je ne peux pas laisser toutes ces plumes m'échapper. Et te voir me les rapporter sera le plus beau cadeau d'anniversaire que je puisse espérer recevoir ! En espérant seulement qu'ils n'auront pas les mêmes effets sur la mémoire qu'avec mon fils..." - "D'ailleurs, comment va-t-il ?"

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- "Physiquement, très bien. Mais ses souvenirs n'ont pas l'air de lui revenir. Pire, j'ai comme l'impression qu'il en perd d'avantage au fil du temps. Enfin, qu'importe. L'important c'est qu'il me soit revenu de toute façon. Selon mes médecins, ce n'est que passager et il suffira d'un déclic puissant pour que tout lui revienne. C'est pour ça que cette fête sera mémorable. Je m'en assurerai personnellement. Maintenant, va ! Et ne me déçois pas Leborgne !" - "Vous pouvez compter sur moi, Altesse !" Des cousins Leborgne, l'un d'eux perdu quelque part dans la nature, un grand anniversaire, une mémoire qui flanche et une sécurité médiocre... C'est tout ce que j'avais besoin de savoir avant de me résigner à quitter une bonne fois pour toutes les lieux. Tout semblait se coordonner parfaitement, et il ne manquait plus qu'une étincelle. Qu'une dernière étincelle...

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Chapitre X : Le Coup de Grâce

"Félix... Félix... Allez, mon grand, c'est l'heure de se réveiller..." Je me souviens encore parfaitement de ces premiers mots affectueux qui me furent murmurés à l'oreille d'une voix douce. Ce fut sur ces derniers que je commençai cette journée nouvelle. Ouvrant difficilement les yeux, je souris timidement à ma Mère qui me caressait l'épaule avec tendresse. C'était la première fois que je fus réellement surpris par l'heure à laquelle je venais de me réveiller. D'après elle, il était l'heure de petit déjeuner. Mon Père était déjà à table et semblait affamé, attendant impatiemment ma présence pour entamer le repas. Je sentis alors couler de légères sueurs. Avais-je vraiment laissé le sommeil rattraper mes capacités de maîtrise de moi-même ? Je me sentais faible. Je détestais ça. Tout au long de ma courte vie d'alors, j'avais toujours gardé un contrôle total sur mes moindres faits et gestes. Lorsque j'avais faim ou soif, je savais me retenir jusqu'à ce que l'on dîne. Quand je voulais m'endormir, je m'endormais. Quand je désirais me réveiller, je me réveillais. Cette sensation terrible d'avoir ma conduite dictée par mon organisme et non l'inverse me dégoûtait au plus haut point. Pour autant, je savais qui était responsable de cette situation. Je n’en connaissais que trop bien la raison, à vrai dire. Mais ce n’était qu’en ce jour-là que je compris que si les choses continuaient telles quelles, alors : cet état actuel de fatigue qu’était le mien risquait de devenir de plus en plus récurrent. Or, il en était hors de question. Je ne le permettrais pas. Tout cela devait prendre fin, et ce le plus tôt possible. Luther, les plumes de phœnix, Huttington, Leborgne, le Gant Noir, l'anniversaire, ... Tous ces mots me revenaient quotidiennement en tête sans jamais s'effacer. Je jouais à un jeu dangereux, et la prochaine étape impliquerait que je me mette plus en danger que je ne l’avais encore jamais été. Si mes nuits étaient si importantes, c’est que la réflexion qui les accompagnait était intense et demandait plus de temps encore que les malheureuses minutes de sommeil qu’il me restait chaque soir. Cette situation était devenue insupportable. Je devais faire quelque chose. Seulement, il me fallait faire preuve de sang-froid. Pour un coup pareil, il faut savoir prendre son mal en patience. L’on ne contrôle pas le temps. Le cours des évènements continue sa route, et les rares moments où la chance nous est laissée d’intervenir n’ont lieu que dans certains instants bien précis de la vie. Et c’est bien lors de ces derniers qu’il faut savoir agir. Le bon endroit, la bonne méthode, le bon moment. La difficulté des situations dans lesquelles nous sommes lors de l’élaboration de nos plans et l’impatience dont on peut faire preuve sont les raisons les plus communes d’échecs de ces derniers. Si l’on reste des êtres vivants et que nos émotions impactent forcément notre manière d’opérer et de réfléchir, le succès ne s’obtient véritablement que l’en faisant abstraction de ces dernières afin de rester concentré autant que faire se peut sur nos objectifs initiaux. Pour mon cas, je ne savais pas encore exactement comment j’allais procéder, mais je savais en revanche une chose de façon certaine : Huttington allait bientôt commettre une faute grave. Une faute qui viendrait sonner son déclin. Une faute dont il me faudrait profiter. Retenez bien ceci : N’interrompez jamais un adversaire qui est en train de commettre une erreur.

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Il me fallait me débarrasser du Duc et cet anniversaire était le moment opportun. Sa mort me permettrait d’acquérir toutes ces possessions, son contrôle sur le territoire ainsi que ce nouveau commerce de plumes qui s’opérait du côté des Îles Vagabondes. Huttington avait bien rempli sa mission, mais il était devenu beaucoup trop dangereux et bien trop impactant dans ma vie pour que je puisse me permettre de rester encore à son service. Je me devais de le faire disparaître. Empoisonnement ? Incendie ? Assassinat ? Divers moyens se relayaient en mon esprit. La méthode à employer était déterminante et deviendrait de fait la clé de voûte de tout le reste du plan. J’avais, certes, encore quelques jours, mais le temps d’organiser tout cela devait également être prit en compte. Alors, que faire ? En refaisant l’historique des lieux en mon esprit, je savais quels endroits du château pouvaient me servir, tout comme je savais lesquels nécessitaient une attention toute particulière. Je savais aussi que la réception se tiendrait de nuit, car j’y serais convié, que je ne pouvais y assister avant minuit, et qu’ils auraient ainsi sûrement déjà commencé à boire sans moi. Si ils étaient assez avinés, il serait plus simple encore pour moi de prendre les devants. Néanmoins, je me souvins également que c’était Randy et ses hommes qui montaient la garde, et qu’à ce titre : cela pouvait tout autant me servir que me desservir en fonction de leur état du jour. Quoiqu’il en soit, l’idée qui me revint le plus en tête fut celle du complice. Il m’était impossible du haut de mes faibles moyens et à moi seul de venir à bout de tous les obstacles qui se dresseraient sur ma route ce jour-là. Je me devais de trouver au moins une personne de confiance pour mener ma mission à bien. Le problème c’est que Luther et Leborgne étaient tous deux partis en direction de l’Île d’Helmyr, me laissant seul maître à bord. Et il était hors de question de mêler qui que ce soit de Kürsk dans cette histoire. Il ne restait ainsi plus qu’une personne : Héléna, la jeune sœur de Luther, laissée seule dans un misérable cabanon de bois au milieu de la forêt. Elle était inconnue du bataillon, sauf pour Mölk et Jörgen, et du fait des paroles de son frère, m’obéirait certainement au doigt et à l’œil si je savais m’y prendre. L’unique bémol étant qu’elle ne savait apparemment pas lire. Seulement, je ne pouvais pas faire la fine bouche. Son aide m’était cruciale. Une fois la nuit tombée, j’entamai un long chemin en direction de la petite cabane non loin du Palais de Huttington. Fort heureusement, cette dernière était bien plus proche de Kürsk que du château. Lorsque j’arrivai enfin, j’ouvris délicatement la porte, pas vraiment réparée depuis son enfoncement de la dernière fois. J’observais alors une jeune femme, les jambes repliées, ses bras entourant ses genoux et la tête baissée entre ces derniers. J’entendis son estomac gargouiller et des sanglots très légers couler. Lorsque le son de mes pas sur le sol parvint finalement à ses oreilles, elle leva brusquement les yeux dans ma direction et afficha un visage de surprise et d’effroi. Elle laissa s’échapper un bref halètement, puis reprit son calme et m’adressa la parole. - « C’est vous ! » me dit-elle, sans que plus aucune larme ne perle ses yeux. « Qu… Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous venez m’apporter des nouvelles de mon frère c’est ça ? Ou bien… ou bien est-ce pour moi que vous êtes venu ? » Je tentais de lui répondre en griffonnant un petit quelque chose sur mon carnet et en le lui montrant. Seulement, elle me regardait l’air de me demander si j’avais oublié qu’elle ne savait pas lire. Je me risquai alors à lui dessiner une image que mon Père aurait comprise, pour lui faire passer le message. Mais rien n’y faisait. Elle continuait encore et toujours ses non de la tête, signe d’incompréhension. - « Écoutez » finit-elle par lâcher, visiblement fatiguée de la situation. « Je ne sais pas ce que vous êtes venu faire ici, ni ce que vous me voulez. Mais si vous n’êtes pas venu pour me dire où est mon frère et si il va bien, alors vous n’avez rien à faire ici. »

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- « Du calme, Héléna. » lui répondis-je alors à voix haute. C’était la première fois depuis de nombreuses années que je m’adressais par la parole à une autre personne. Peut-être même : la toute première fois. Je la vis alors sursauter et reculer sur ses genoux. - « Vous… Vous parlez ?! Je… Je ne comprends plus rien ! » - « Héléna. Calmez-vous, s’il vous plaît. » insistais-je. - « J’ai tellement de questions à vous poser… » - « Je suis justement là pour y répondre, et pour vous demander un service. » - « Votre voix est vraiment étrange. On dirait presque que vous êtes… un enfant. » - « C’est donc la question de mon âge que vous souhaitez résoudre avant toutes les autres ? » - « Je ne sais pas. Non, je… Je ne sais pas. Partez d’ici, s’il vous plaît. » - « Héléna. Vous avez sûrement dû vivre bien des choses, vous et votre frère. Je comprends que vous soyez dans cet état. Aussi, me suis-je permis de vous rapporter un petit quelque chose à manger. » Je sortis, à ces mots, une belle orange de mon manteau, que j’avais attrapé en passant dans notre corbeille de fruits, avant de quitter la maison. « Ce n’est pas grand-chose, mais elle est très juteuse. Je pense que nous serons plus à même d’avoir une conversation constructive, une fois le ventre plein. » Elle me regarda alors avec des yeux interrogatifs. Elle semblait se demander si je n’avais pas empoisonner le fruit. « Si vous le désirez, je peux en prendre un quartier moi aussi. » Ses yeux me dévisagèrent, tombèrent sur une expression impassible. Puis, elle les baissa vers le fruit. Et, après quelques secondes d’hésitation, croqua à pleines dents dedans, sans même se donner la peine de retirer la peau. Je la regardai se délecter de l’orange. Elle semblait véritablement affamée. La bouche pleine, du jus coulant de ses lèvres, elle me questionna alors. - « Où est mon frère ? » - « Il va bien. » lui répondis-je. « Il est en ce moment même en direction des Îles Vagabondes avec une petite équipe sensée assurer sa sécurité. » - « Quand le reverrais-je ? » - « D’ici une semaine, tout au plus. Le temps qu’il finisse ce qu’il est sensé faire là-bas. » - « Et qu’est-ce qu’il est sensé faire ? »

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Je restai silencieux quelques instants. Je ne savais pas vraiment si il était malin de lui révéler toute la vérité avant même de savoir si elle finirait par me faire confiance ou non. - « Votre frère doit assurer le relais d’une marchandise pour Huttington. Mais le Duc ne la recevra jamais. » La jeune femme noire leva un sourcil suite à cette affirmation. « J’ai fait s’éloigner le plus possible Luther du Palais, car je compte me débarrasser une bonne fois pour toutes du Duc et des ennemis de votre frère, sans faire trop de dommages collatéraux. » - « Je vous demande pardon ? » - « Je nous ai fait gagné du temps. Mais la confiance de Huttington envers lui ne durera pas éternellement. Si vous voulez que votre frère revienne en un seul morceau et que cette promesse d’une vie plus heureuse se concrétise, vous allez devoir me faire confiance. » Je la vis alors se redresser en fronçant les sourcils. - « Vous mentez. Vous voulez me manipuler comme vous avez manipulé mon frère ! Je le laisse partir avec vous, puis, vous revenez sans lui et vous me faîtes une proposition, à mon tour. Je ne sais pas ce que vous me voulez, mais je n’ai aucune envie de vous faire confiance ! Maintenant, partez ! » Je ne lui répondis rien. Je savais que ça n’en valait pas la peine. Je me contentai simplement de maintenir mon regard sur elle. Je m’avançai de quelques pas, et l’aperçus reculer jusqu’à ce qu’elle soit dos au mur. Lorsqu’elle ne put plus faire le moindre mouvement supplémentaire en arrière, je m’arrêtai net devant elle. Sa poitrine se gonflait et se dégonflait très rapidement. Ses yeux étaient apeurés. Elle pensait qu’elle avait prononcé la phrase de trop, qu’elle allait rejoindre son frère dans l’autre monde pour m’avoir manqué de respect de la sorte. Je sentais la terreur en elle. Alors, j’approchai ma main droite de ma main gauche. Je retirai le premier gant que je laissai tomber au sol. Puis, le second. Puis, mon bonnet. Et enfin ma fausse barbe. Elle découvrit alors un très jeune garçon, qui se tenait là, devant elle, un regard sérieux au visage et une respiration très lente. - « Héléna. J’ai besoin de toi. » lui dis-je alors. Ses yeux étaient écarquillés. Sa bouche : grande ouverte. Elle laissa tomber l’orange qu’elle tenait dans ses mains et finit par acquiescer très lentement de la tête. - « Qu’est-ce que je dois faire ? » me demanda-t-elle. - « Premièrement, ne jamais parler à qui que ce soit de ce que tu viens de voir ou d’entendre. Même à ton frère, cela le mettrait en très grand danger. Est-ce que je peux te faire confiance, là-dessus ? » - « Oui, je … Je ne dirais rien. » Je voyais dans ses yeux, et je sentais dans sa voix que la peur des conséquences si jamais elle me trahissait était si grande qu’elle ne s’y risquerait en aucune occasion. - « Heureux de l’entendre. Maintenant, si tu veux une preuve que ton frère va bien, tu peux toujours te rendre à Port-Perché et demander aux passants si l’un d’entre eux a aperçu un grand homme noir

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au long manteau monter dans un navire, accompagné d’un individu avec un cache-œil. Et, à présent, en ce qui concerne ce service que j’aimerai que tu me rendes, je pense que cela pourra attendre que tu aies terminé ton orange. » - « Pour être honnête… Je n’ai plus très faim. » - « Dans ce cas, laisse-moi t’expliquer ce que j’attends de toi, Héléna... » [...] La première étape ayant été réalisée, encore me fallait-il acquérir les autres éléments qu’il me serait nécessaire de posséder pour mener à bien le reste du plan. Et voilà qui tombait bien, j’avais justement trouvé la messagère chargée de porter ma missive au principal concerné. Je m’étais permis de lui révéler mon visage et ma voix car, contrairement à son frère, je sentais dans son regard une volonté plus grande de survivre que de s’élever. J’avais choisi de mettre ma confiance en eux, en partant du principe qu’ils ne chercheraient jamais à me trahir. Seulement, la confiance n’exclut pas le contrôle. Je préférais que seul l’un d’entre eux connaisse la vérité, et puisque Luther serait le plus exposé, encore fallait-il que ce ne soit pas lui qui en sache le plus. Bien qu’elle n’ait jamais appris à lire, Héléna savait encore suivre une carte pour se rendre d’un point A à un point B. J’avais déjà une petite idée de qui elle devait contacter, d’où il se trouvait et de comment le convaincre de faire ce que je lui demandais. La présence de l’un de ses proches au château pour cet évènement serait d’ailleurs certainement réclamée et pourrait ainsi lui garantir une soudaine porte d’entrée pour la réception du Duc. En effet, suite à mes différents entretiens avec Leborgne, j’avais appris l’existence, ainsi que la localisation, de Franz Klaussman, frère cadet de feu le Duc Ludwig Klaussman et héritier alors en charge de leur maison. Mais surtout, celle de son frère le plus jeune : Reinhardt, plus connu sous le surnom de : « l’édenté ». Le Duc et moi, nous le surveillions depuis un certain moment déjà. Nous considérions d’ailleurs qu’il se doutait, en réalité, qu’il ne parviendrait jamais à venger son frère tout seul. En tout cas, certainement pas durant cette période de domination sans partage de Huttington. Nous avions choisit de le laisser tranquille, ne le jugeant pas assez menaçant pour perdre notre temps avec lui. Cela aurait plutôt risqué de dégrader nos relations avec leur famille, ou d’en faire un martyr. Je savais ainsi où le trouver, comment le contacter, qui envoyer et quoi lui dire pour être certain de m’accaparer ses services. Tout ce qu’il me manquait : c’était la certification que Huttington invite Franz lors de cette réception ; ce qu’il fit sans trop de surprise. Quel plus beau cadeau, après tout, que de convier le successeur de son ennemi de toujours à l’une de ces fêtes où l’on se célèbre soit-même ? Renforçant d’autant plus le pouvoir qu’exerçait le Duc sur leur famille, et réaffirmant cette volonté implicite d’une humiliation perpétuelle de cette dernière. Je partais en effet du principe que si Franz était invité, alors, il pourrait être accompagné par son frère. Certes, il avait été déshérité et édenté par les siens, mais l’amour d’un frère ne disparaît pas comme cela. Je n’avais jusqu’alors jamais connu ceux qui auraient du être mes frères et sœurs, et pourtant, je les aimais de tout mon cœur. Oui, paradoxalement : je les aimais comme si ils m’avaient accompagné toute ma vie. J’avais également pu constater des exemples similaires avec Luther et Héléna, ou encore deux jumeaux de Kürsk, les frères Ruffio, tellement proche l’un de l’autre qu’ils finissaient leurs phrases entre eux. Je me doutais qui si Reinhardt présentait assez bien la chose à son frère, alors, ce dernier accepteraient de le laisser l’accompagner. Et si jamais « l’édenté » rejoignait la réception, tous mes problèmes disparaîtraient en un battement de cil. Il restait cependant encore à savoir quoi dire pour convaincre Franz de l’accepter à ses côtés. Que pouvais-je proposer à « l’édenté » pour le persuader de faire ce que je lui disais ? Et comment organiser la chose afin d’arriver au résultat escompté ? La solution suivante fut celle que je choisis :

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donner les coordonnées de « l’édenté » à Héléna, de même qu’un message, signé par un certain Monsieur S, à lui livrer. Dans ce dernier, il lui sera stipulé que je lui propose un moyen de se débarrasser de Huttington et de restituer l’honneur des Klaussman, tout en se vengeant de ceux qui s’en sont prit à lui de manière si barbare. Les frères peuvent s’aimer, se haïr, se battre ou se pardonner, mais jamais n’oublient. Et « l’édenté » ne semblait pas vraiment avoir retiré de sa mémoire la raison initiale de l’apparition dans sa vie de ce sobriquet. Le plan n’était pas bien complexe, le concernant. Il devait, dans un premier temps, se présenter auprès de son frère avec un simple gant de couleur noir et lui dire qu’il désirait, en guise de cadeau d’anniversaire, faire acte de repentance auprès de Huttington, lors de sa soirée. Il devait ajouter qu’un certain Monsieur S lui avait ouvert les yeux, et qu’il désirait profiter de ce moment d’allégresse pour implorer son pardon afin de se mettre à son service. Franz avait tout a gagné à accepter la chose, faisant d’une pierre deux coups. En agissant de la sorte, il permettrait une probable rédemption à son frère, s’assurant ainsi qu’il ne soit victime de nulles représailles de la part de Huttington, car acceptant d’entrer à son service. De plus, il pourrait préserver ses intérêts et ceux de sa famille en effaçant de la liste des ennemis du Duc : le seul nom pouvant faire lien avec lui et le reste de ses proches. Bien sûr, il ne se risquerait pas non plus à ramener son frère, reconnu comme hostile au Duc, à sa fête d’anniversaire sans demander, en premier lieu, la permission au principal intéressé. Et je n’aurais alors qu’à conseiller à ce même principal intéressé d’accepter la demande pour qu’il s’exécute sans se risquer un seul instant à me poser la moindre question. Cependant, je m’attendais d’office à une sécurité renforcée, dans la mesure où un ennemi potentiel était admis à la réception et que Leborgne manquait à l’appel. Cependant, j’appris assez tardivement que ce dernier s’était justement débrouillé pour reprendre un navire afin d’être des nôtres, plus tard dans la soirée. Voilà qui n’était pas pour me faciliter la tâche. Il me fallait ainsi agir au plus vite et faire ce qui devait être fait avant son retour, sans savoir précisément quand il rentrerait. En outre, tant qu’il était absent, c’était à Randy et à ses hommes de s’occuper de la sécurité des lieux. Personne d’autre qu’eux et que les gardes n’étaient autorisés à être armé, ou à posséder le moindre objet potentiellement dangereux. Il fallait donc être inventif et trouver le seul endroit auquel ils ne penseraient jamais à fouiller, pour trouver les seules armes que nous nous risquerions à emporter avec nous, afin de mener à bien ce coup. Et j’avais déjà ma petite idée sur tout ça. La réception débutant vers vingt-deux heures, mais ne pouvant y être avant que mes Parents ne s’endorment, il fallait certainement attendre minuit pour que je puisse être au château. En revanche, en comptabilisant le temps que je perdrais à échanger avec le Duc, puis à discrètement quitter les lieux, à l’abri des regards, j’avais besoin d’une heure supplémentaire. C’est pourquoi, je demandai à « l’édenté » de faire ce qu’il avait à faire dès que sonnera une heure du matin. Son frère et lui seraient probablement déjà sur place depuis un certain temps et auraient ainsi pu, sans trop de difficulté, se mêler au reste des convives. Il ne fallait pas trop tarder pour agir avant le retour de Leborgne. Mais, en même temps, je devais être assez prudent pour m’éclipser avant que la dernière partie du plan n’advienne. Une heure du matin me semblait suffisant. Je n’avais pas d’autres choix. Et je devais réussir. Il le fallait. Trois jours avant la date prévue pour la fête, je retournai voir Héléna, elle-même chargée de me rapporter ce qu’il s’était passé du côté de « l’édenté ». Cette dernière m’assura que Reinhardt avait accepté le plan et qu’il s’était rendu chez son frère. De même, il avait placé l’arme à utiliser à l’endroit exact que je lui avais indiqué. Je lui demandai également si elle avait aperçu le moindre signe de peur, de rejet ou de tristesse sur son visage au moment où il eu découvert le message dans son intégralité. Elle me répondit simplement qu’il avait la mine sérieuse, qu’il n’avait pas l’air plus effrayé ou en colère que cela et qu’il ne lui fit en guise de réponse qu’un simple hochement de tête. Je fus soulagé de l’entendre. Il est vrai que ma solution ne devait pas être quelque chose de très facile à imaginer pour lui. Mais il semblait s’être rendu à l’évidence et avoir réalisé qu’il n’y avait pas d’autres alternatives. Au fond, je pense qu’il devait se douter que Huttington était bien trop

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puissant pour être éliminé d’une autre façon. Entre accepter mes conditions et se résigner à voir la domination de son ennemi de toujours continuer indéfiniment, il fallait choisir. Et l’occasion ne se représenterait peut-être pas une autre fois. Son choix devait être mûrement réfléchi, sans le moindre espoir de trouver une quelconque alternative. Ma proposition pouvait sembler douloureuse, mais il n’y avait alors, je le pense, nulle autre douleur plus grande en lui que celle de se figurer son ennemi de toujours dominer l’intégralité du territoire, tout en humiliant sa famille à chaque seconde qui s’écoulait. C’était un peu comme mourir à petit feu : une souffrance éternelle. Bien sûr, il aurait pu se désister, attendre que quelqu’un d’autre s’en charge, ou bien préparer un nouveau complot de son côté. Mais, il avait déjà échoué une fois, et contre quelqu’un de bien moins puissant et de moins bien entouré que le Duc, qui plus est. Peut-être n’aurait-il ainsi jamais la chance de voir un jour son ennemi subir une juste punition. J’imagine, à mon humble avis, que c’est cette idée là qui fut le déclic. Rien qu’en songeant à cette éventualité, son accord à mon plan fut d’emblée acquis. Le tout restait maintenant de savoir si la pratique porterait ses fruits. Nous n’avions droit qu’à un seul essai et nous ne pouvions nous permettre la moindre répétition. À ce stade, il n’y avait plus nulle hésitation à avoir : c’était tuer ou être tué. Inéluctablement, le grand jour finit par advenir. Et lors d’une nuit de pleine lune d’un dimanche soir en cours de finition, Randy vint me remettre en main propre l’invitation à la soirée du Duc Huttington. Cela aurait lieu le lendemain, et l’on me fit comprendre que Raymond tenait impérativement à me compter parmi ses invités. Lorsqu’il me transmit la nouvelle, je pouvais lire, dans la voix et dans les yeux du chef Gnome, une profonde jalousie. Je le vis même, l’espace d’un instant, porter la main à sa ceinture, n’ayant comme seule réponse que mes yeux inexpressifs. Fort heureusement, Mölk lui mit la main sur l’épaule, calmant ses ardeurs et ils repartirent alors aussi vite qu’ils furent venus. Aussi étrange que cela puisse paraître, j’avais comme l’impression que cet éternel méfiant était le dernier d’entre eux à réellement vouloir préserver une entente cordiale entre nous. Jamais je n’aurais cru cela de lui, mais il devait certainement savoir où se trouvait son intérêt. Ou peut-être commençait-il simplement à m’apprécier d’avantage ? De toute manière, il émanait de chacun d’entre eux, à des échelles différentes, un début d’impatience. Leur volonté de se défaire d’un problème qui semblait leur gâcher la vie était palpable. Je le ressentais. Le temps avait fini par avoir raison de notre histoire commune. Ce milieu est un véritable panier de crabes. Et il est parfois nécessaire de savoir quand les manger avant qu’ils ne vous pincent. Je savais depuis longtemps que ce jour viendrait. Sans me voiler la face à l’idée de devoir un jour me séparer définitivement de mes anciens camarades, il restait cependant en moi un reste d’affection pour eux. Chacun d’entre eux avait ce petit je-ne-sais-quoi qui me faisait m’attacher à leur personnalité. Seulement, je n’oubliais pas non plus qu’ils restaient des voleurs, des meurtriers et des dangers potentiels. Dans tous les cas, même si je ne désirais pas plus que ça les éliminer eux, ils seraient forcément présents lors de la réception, et par conséquent, à part avec un coup de pouce du destin, aucun d’entre eux ne pouvait réellement échapper à ce qu’il allait se produire. Lorsque l’heure H du jour J vint à sonner, je me mis enfin en chemin pour le Palais du Duc. Mes parents endormis et ma tenue enfilée, plus rien ne pouvait me retenir à présent. J’entamais la dernière ligne droite et je savais d’ores et déjà qu’il était bien trop tard pour faire machine arrière. Je me souviens que tout le long du trajet, j’avais l’estomac noué et la gorge sèche. J’avais beau me figurer tous les différents scénario en mon esprit, rien ne me permettait véritablement de savoir quelles étaient les différentes probabilité d’échecs et de réussite et si je parviendrais à quitter les lieux à temps. Huttington avait fait se déplacer l’un de ses propres cochers au traditionnel lieu de rendez-vous rien que pour moi. Il m’y récupéra et me permit d’arriver au château dans les alentours de minuit. Il s’appelait Octavius. Il me restait près d’une heure entière pour retrouver « l’édenté » et un moyen de rejoindre l’extérieur en temps voulu. Lorsque je descendis du carrosse et que l’on me conduisit auprès du Duc, je savais que je touchais au point culminant. C’était maintenant que tout allait se jouer.

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Avant même de passer le portail, Tryphon et Jörgen me firent signe de m’arrêter. Ils étaient accompagnés de deux gardes tenant de solides lances croisées entre elles. « Bonjour, monsieur. » me dit le gnome aux fioles d’un ton froid. Tout comme son camarade, il avait exceptionnellement enfilé une tenue plus luxueuse qu’à l’accoutumée. Ils portaient du noir de la tête au pied, permettant un habile mélange entre esthétique et efficacité. En effet, le cuir de leurs gants, de leurs bottes et de leur plastron se mariait à merveille avec la soie de leur cape, de leur bas et du splendide mouchoir qu’ils avaient au cou. À vrai dire, c’est en remarquant à quel point cela leur allait bien que je commençai à développer une certaine passion pour les accessoires à mettre autour de la nuque, au point de porter dès mes 6 ans pratiquement tous les jours un nœud papillon ou une cravate, toujours accompagné d’un pull-chemise. - « Vous auriez tout de même pu faire un effort sur la tenue, monsieur. Ce n’est pas tous les jours qu’on fête un anniversaire comme celui-ci. » affirma le gnome croyant, m’infligeant un regard désapprobateur. Dans le fond, il avait raison. Mais je n’avais ni le temps, ni l’énergie nécessaire pour soigner ma tenue en ce jour. Seuls les suivants le mériteraient. Je leur levai ainsi les épaules, ne sachant réellement pas quoi leur répondre. J’ignorais si ils feignaient de ne pas me connaître, ou si ils prenaient soudainement leur rôle trop à cœur, n’hésitant pas à faire dans l’excès de professionnalisme. Je les vis soudain se rapprocher de moi en se craquant les poings et la nuque. Je restai complètement de marbre. - « Je vais maintenant vous demander de tendre les bras sur les côtés et de vous laisser faire, monsieur. » m’ordonna Jörgen. J’obéis. Je n’avais rien à gagner à faire preuve de mauvais esprit en cet instant. D’autant plus qu’il n’y avait pas que mes deux anciens compagnons. J’étais, en réalité, entouré de gardes et d’escortes à la solde de Huttington. Toute résistance me serait fatale, en plus d’être inutile. D’autant plus qu’ils savaient pertinemment qu’ils leur arriveraient de nombreux malheurs si l’un d’entre eux levaient le petit doigt sur moi. Ils attendaient juste que je fasse la moindre erreur pour me punir légitimement. J’écartai ainsi les bras et ils commencèrent à me fouiller. Ils passèrent leurs mains gantées dans les poches de mon bas, dans celles de mon manteau, tâtèrent mon dos et l’extérieur de mes bottes. Ils me demandèrent également de quitter mes gants pour inspecter ce que je pouvais cacher à l’intérieur. Aussitôt après avoir retiré ces derniers, je rangeai mes mains dans les poches de ma veste afin de ne pas éveiller les soupçons. Seulement, lorsque je dus les reprendre, leur petite taille n’échappa pas à la vigilance de mes deux examinateurs. Ils me lancèrent alors des regards moqueurs, voire interrogateurs. La situation ne semblait pas aller à mon avantage. Et si de telles mesures avaient été prises pour chacun des convives, je craignais que Reinhardt ait eu quelques difficultés à rentrer, lui aussi. J’en vins même à me demander si ils étaient parvenus à trouver l’emplacement des armes que j’avais indiqué à « l’édenté » dans mon message. Je les vis alors se retourner et regarder en hauteur vers un homme positionné en haut des remparts, une arbalète à la main. Un gnome pour être plus précis. Et pas n’importe lequel. Visiblement, ce cher Mölk se chargeait de la surveillance en hauteur. Un poste qui lui convenait à merveille. Je les aperçus lui faire un hochement de tête, qu’il leur rendit. Tryphon me passa alors la main dans le dos et me poussa sans ménagement vers l’avant, de façon à m’indiquer que je pouvais y aller. - « Et bonne soirée, surtout ! » m’annonça-t-il avec un ton rempli de mépris. Je n’avais aucune véritable considération pour ce genre de comportements immatures. Si ils souhaitaient me faire comprendre leur début d’aversion envers moi, j’avais en réalité d’autres

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priorités. Leur comportement de brutes à mon égard était, à vrai dire, le cadet de mes soucis. Pour être parfaitement honnête, je me disais même que je pouvais leur accorder ce genre de petites piques, puisque ce serait sûrement les dernières qu’ils auraient l’occasion de lancer avant « le grand final ». Peut-être méritais-je ce genre de traitements pour ce que je m’apprêtais à leur faire subir, après tout. Quoiqu’il en soit, l’on finit enfin par me laisser rentrer dans le château. Contrairement à ce que je m’imaginais, les lieux n’étaient pas remplis de puissants nobles assis autour d’une table, occupés à montrer leurs bonnes manières, à jouer les lèches-bottes ou à comploter en secret. Loin de là. Les couloirs étaient en réalité des lieux de débauche où les différents convives buvaient, plaisantaient et contemplaient les petites tenues des serveuses. En me dirigeant vers la salle à manger, je vis même de grands bourgeois se diriger dans des chambres plus éloignées, tenant par la main des femmes visiblement de moindre vertu. Selon toute vraisemblance, le Duc voulait faire de cette soirée d’anniversaire un moment inoubliable, tant pour lui que pour ses invités. L’odeur d’alcool empestait cet endroit habituellement si propre et si soigné. Les serviteurs semblaient débordés, effectuant de nombreux va-et-viens entre la cuisine et la Grand Salle dans laquelle la grande majorité des invités se trouvaient. Avant même de mettre les pieds à l’intérieur, je scrutais les différents visages familiers assis autour des différentes tables. Je pus identifier plusieurs nobles que nous hésitions à éliminer ou non, de même que d’autres dont nous cherchions à obtenir le soutien ou la soumission. Ceux que je connaissais le mieux en revanche, c’était Randy et Gürbak qui assuraient la sécurité de Huttington, entourant ce dernier, assis à la place centrale de la plus grande table au fond de la pièce. Nous étions apparemment arrivés à la partie de la soirée où chacun des invités de marque montrait son respect au Duc en lui apportant de main propre un cadeau. Chacun son tour semblait se relayer afin de ne pas créer de cohue. Et au vu du nombre d’invités, l’on risquait d’en avoir encore pour plusieurs dizaines de minutes. Mon regard fut soudainement happé par la présence de Franz Klaussman, ainsi que de son frère Reinhardt. Ce dernier semblait difficilement parvenir à retenir sa fureur d’être assis à une table tout au fond dans un coin de la salle, comme si lui et les siens étaient punis, ridiculisés en public, devant le reste des invités. Il regardait avec impatience le cadran solaire situé non loin de l’immense cheminée au fond de la pièce. J’avais comme l’impression qu’il comptait mentalement chaque seconde qui s’écoulait jusqu’à ce que sonne une heure du matin. Ce serait à ce moment précis qu’il se lèverait pour lui apporter lui-même son propre cadeau. Son dernier cadeau. L’un des deux gardes qui m’escortaient s’avança alors vers le Duc, pour lui annoncer ma présence, tandis que l’autre se positionnait devant moi pour me bloquer l’entrée, au cas où la folie me prendrait de vouloir passer en force. Profitant de sa petite traversée jusqu’à la table du fond, j’en profitai pour observer si, à contrario, il ne manquait pas certaines personnes pourtant sensées être ici. Et effectivement, je ne pus ni apercevoir Charles-Henri, ni la Duchesse, ni leur fille : SuzanneHélène. Leur absence m’inquiéta dans un premier temps. Si ils échappaient au « grand final », alors le monopole sur le contrôle du territoire leur reviendrait. Il était après tout précisé dans le contrat signé avec Huttington que seul si il ne restait plus aucun membre de sa famille vivant ; alors tout reviendrait au Gant Noir. Puis, une seconde pensée, nuançant la gravité de la première, me vint en tête. Si jamais Charles-Henri survivait, c’était lui et lui seul qui obtiendrait les pleins pouvoirs, étant l’unique héritier mâle du la Maison. Or, sa mémoire, se dégradant apparemment de jour en jour, pouvait me permettre d’obtenir le pantin le plus obéissant imaginable. Une sorte de figure fantoche qui ne déciderait rien, ne contrôlerait rien, ne posséderait rien. Mais une figure qui dissimulerait à merveille ce qu’il y a vraiment derrière. Après tout, si jamais tous les Huttington et tous les Klaussman disparaissaient dans la même soirée, la Couronne finirait certainement par désigner une nouvelle famille pour prendre le contrôle du territoire. Et rien ne garantissait que celle-ci serait aussi aisément manipulable que les deux autres. Au final, cela me servait plus qu’autre chose. J’aurais une couverture officielle parfaite, et officieusement, je serais le seul véritable maître à bord, puisqu’à notre échelle : Charles-Henri était inapte à gouverner et que Suzanne-Hélène était une femme, et une femme pas encore mariée qui plus est. De mémoire, il n’y avait que dans le Sud du

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Royaume, où Xon, Prophète de Rügnor, était régent(e), que la gente féminine avait tout autant droit que les hommes d’être à la tête de quoi que ce soit, en dehors de l’armée. Les risques étaient donc inexistants de voir cette dernière représenter une quelconque menace. Ce qui était une bonne chose pour elle comme pour moi. Cherchez toujours à épargner la vie d’ennemis potentiels, pour ne pas risquer de perdre la votre à vous en créer des véritables. Ma seule véritable source d’interrogation était la fidélité de Leborgne. Obéirait-il à ce Charles-Henri malgré son état mental ? Ou le considérerait-il trop abîmé pour plier le genou devant lui ? Les termes du contrat étant ce qu’ils étaient, je ne pouvais être certain de rien quant à la finalité. En revanche, ce dont j’étais sûr, c’est que je n’étais certainement pas prêt à prendre le risque avec lui. Sa perspicacité et sa dangerosité n’étaient pas à prendre à la légère. C’est pourquoi je choisis de ne rien lui dire du tout quant à leur localisation, une fois qu’il serait rentré de mission. Je préférais lui laisser imaginer qu’ils avaient disparu eux aussi et qu’il ne restait, par conséquent, plus nul Huttington encore en vie. Ainsi, cela ferait de moi le seul véritable et unique bénéficiaire du décret. Lorsque ma présence fut annoncée à l’oreille du Duc, ce dernier bondit de sa chaise. Il tendait les bras en l’air, vers ma direction, et s’approcha de moi en affichant un large sourire euphorique sur son visage. Visiblement, cela allait faire un certain bout de temps qu’il m’attendait. Son nez était rouge et gonflé. L’on aurait dit une tomate mûre en plein été. Il semblait tituber légèrement, forçant le soldat qui m’avait escorté jusqu’à la Grand Salle à le guider dans ses pas, en le laissant s’appuyer sur lui. J’avais déjà pu observer à de multiples reprises l’alcoolisme de Huttington. Seulement, j’avais également pu constater sa résistance à ce dernier. Sa capacité d’accumuler près d’une dizaine de verres de vin cul sec semblait cette fois ne pas avoir été aussi efficace qu’à l’accoutumée. Ou bien, avait-il ingéré plus de nectar encore que d’habitude, ce qui ne m’aurait pas étonné soit-dit-en-passant. En le voyant se lever de la sorte, haussant la voix pour démontrer la joie qu’il avait d’enfin me voir en ces lieux, tous les convives tournèrent leurs têtes vers moi, me dévisageant. Ils semblaient tous jaloux de l’affection que le puissant Duc Huttington semblait éprouver envers moi malgré tous leurs efforts. J’entendais de loin leurs messes-basses : « Un vulgaire gnome ? », « Il ne s’est même pas donné la peine de bien s’habiller ! », « Ou de ramener un cadeau ! », « Quelle indignité ! » Je n’en avais que faire. Ils pouvaient bien m’observer aussi longtemps qu’ils le voulaient et proférer leurs quolibets. De toute façon, d’ici quelques minutes, tout ce beau monde ne serait bientôt plus qu’un lointain souvenir. - « AAAAH ! Il est enfin *hic* arrivé ! Depuis le temps ! Je commençais à m’impatienter !» s’exclama le Duc en me prenant dans ses bras. J’étais assez gêné de la situation, mais je me disais que je pouvais bien lui autoriser cela le jour de son anniversaire. Je sentais les complaintes discrètes s’intensifier alors dans mon dos. Je parvins même à entendre un soupir teinté de mépris de la part de ce très cher Randy Maksharm. Ces fameuses onomatopées qu’il avait l’habitude de laisser s’échapper lorsque quelque chose l’agaçait au plus haut point ne m’étaient pas inconnues. Me passant sa main droite dans le dos, et me présentant la salle de sa main gauche, Huttington tenait à me faire faire le tour des convives, afin que j’apprenne à connaître tous ses « amis ». Comme ma surprise fut inexistante quand je vis ces tas de rats plus faux et fourbes les uns que les autres m’adresser de grands sourires et me serrer la main avec entrain lorsque le Duc me présenta à eux, et insista sur la place de toute importance que j’occupais au sein du Gant Noir. Cela ne m’étonnait pas de voir que tous ces grands hommes qui dominaient les gens de peu, tels que mon Père, du haut de leur tour d’ivoire, n’avaient pas plus de vertu que le Duc lui-même. Ils étaient véritablement faits pour s’entendre. À de moindre égards, j’en vins même à me dire que : comparé à certains de ses convives, le Duc était un saint. En prenant un peu de recul, je finis par comprendre que les pommes les plus pourries étaient rarement celles tout en haut. Généralement, ce sont plutôt celles juste en-dessous, les petits chefaillons qui se sentent investis d’une mission quasi-sacrée pour

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les peu de pouvoirs qu’ils occupent véritablement. Je n’avais que haine et mépris envers eux, à cette époque. Aujourd’hui, la haine a disparu. Mais le mépris subsiste. Mon intérêt grimpa cependant en flèche lorsque nous arrivâmes à la table des Klaussman. Ils semblaient attendre avec impatience que le Duc daigne se rapprocher d’eux au moins une fois dans la soirée. L’un d’entre eux en tout cas… - « Et donc… *hic* vous vous rappelez des Klaussman, n’est-ce pas ? Regardez comme ils sont sages. Ils ne disent rien depuis tout à l’heure. C’est quand même *hic*… quand même beau de voir qu’ils ont fini par se calmer avec le temps, pas vrai ? Messieurs, je vous présente la raison de mon accord pour votre présence parmi nous ce soir. Vous vous rappelez, bien sûr, de ce très cher… heu… frère du Duc Klaussman ?» demanda indirectement le Duc tant à moi qu’au cadet de son ancien rival. - « Franz. Franz Klaussman. C’est un honneur de vous rencontrer, Monsieur le Gnome. L’on m’a venté votre grande intelligence. J’ai eu ouïe dire de vos exploits avec le fils du Duc, Charles-Henri, je crois. Je suis enchanté de faire votre connaissance. » - « Ah oui ! Charles-Henri ! » s’exclama le Duc. « Hélas, il ne pourra pas être des nôtres ce soir. Mon médecin, voyant sa mémoire se dégrader un peu plus chaque jour nous a conseillé de l’isoler quelques temps dans ma maison de campagne, auprès de certains visages familiers uniquement. Ni ma femme, ni mon fils, ni ma fille ne seront donc *hic* présents ce soir. Il vous faudra revenir une autre fois si vous voulez les assassiner. » Il semblait leur adresser ces mots à tous les deux de façon très sérieuse, bien que l’alcool ingéré ne rende pas la compréhension du véritable sens par lequel il fallait prendre cette affirmation plus aisée. Au moins, je savais où les quelques absents se trouvaient. Franz Klaussman se risqua à pousser un petit rire gêné. - « Héhé… hum… Vous… Vous vous doutez que ça n’a jamais été mon intention, Messire. » - « Oui, oui… Vous êtes beaucoup trop faible pour ça. Vous n’avez ni la *hic*… Ni la poigne de votre frère aîné, ni sa dangerosité, ni son courage. Lui, au moins, il savait être un adversaire de qualité. Pas un simple laquais de plus. Vous n’êtes qu’une copie ratée, et vous le savez tout aussi bien que moi. C’est plutôt à votre édenté de frère que je m’adressais. » Je voyais, de là où j’étais, Reinhardt fulminer, serrant le poing et fronçant ses sourcils. Son œil droit était comme prit de convulsions. Il ne parvenait ni à le fermer, ni à le maintenir ouvert. Je lui implorais du regard de tenir bon, qu’il n’avait que quelques minutes encore à tenir avant d’obtenir gain de cause. Je craignais qu’il ne cède à ses pulsions et qu’il passe à la prochaine étape dès maintenant face à ces insultes répétées. Mais sa réputation le décrivait comme un homme de parole qui respectait ses engagements. Je lui avais dit d’attendre une certaine heure pour le faire, au risque de tout gâcher. De plus, il se sentait redevable envers moi de lui permettre de prendre sa revanche en ce jour. Et ce, même si cela impliquait certaines conséquences néfastes. Seulement, cela n’empêchait pas « l’édenté » d’être un humain avec des failles, des faiblesses, et des nerfs qui peuvent lâcher. Si le Duc continuait de les humilier devant moi trop longtemps, alors, perdu pour perdu, il céderait et passerait au coup de grâce avant même que je puisse quitter les lieux. Je devais faire quelque chose, au risque de perdre la vie moi aussi. Franz, voyant également la réaction de son frère, chercha à calmer le jeu en reprenant parole. - « Sauf votre respect, Messire : nous avons perdu depuis longtemps l’envie de venger Ludwig. D’autant plus, que ni Reinhardt, ni moi-même ne pensons que vous êtes le coupable. C’était un regrettable incident, rien de plus. Tout comme l’affrontement entre Geoffroy et Charles-Henri : un

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simple quiproquo. Nous sommes heureux d’être ici, aujourd’hui, c’est une magnifique réception ... » - « Je vous arrête tout de suite ! » ajouta Huttington. « Mon fils était dans son bon droit ! Si il a tué votre crétin de neveu, c’était pour venger notre honneur ! Celui de mon nom, celui de ma fille, auprès de ce demeuré de Geoffroy qui a osé refuser sa demande ! » Reinhardt semblait maudire le Duc de tous les noms, en son for intérieur. Je sentais qu’il pouvait craquer d’une minute à l’autre. De la sueur commença alors à perler dans mon dos. Il me fallait intervenir maintenant. D’autant plus que le Duc n’avait plus l’air de s’arrêter. « Mon fils, lui, est vivant, celui de votre frère est mort, et lui avec, qui plus est ! Ce n’était que justice ! Vous devriez même me remercier d’avoir accepté de vous épargner malgré l’audace de votre Maison à m’avoir tenu tête depuis toutes ces années. Vous avez bien mérité votre punition, tous autant que vous êtes, à commencer par votre satané frère ! Je suis certain qu’il doit se retourner dans sa tombe en vous observant, là d’où il est, venir ici pour vous faire humilier par l’homme qui l’a... » Sans attendre une syllabe de plus, le talon de ma bottine vint s’écraser sur le pied de Raymond. Ce dernier laissa s’échapper un léger gémissement de douleur, puis, croisa mon regard. Un regard inquisiteur. Probablement le regard le plus noir que je n’avais jusqu’alors jamais adressé à qui que ce soit. Je vis alors sa mine se décomposer. Il préféra baisser les yeux plutôt que d’affronter les miens. Ce petit coup de talon était visiblement suffisant pour lui remettre les idées en place. Cela cessa même son petit hoquet alcoolisé. Il ne devait pas avoir l’habitude que l’on ose s’en prendre à lui physiquement de cette façon. Le simple fait d’observer cet homme avoir mal, même si ce n’était vraiment pas grandchose, semblait fournir une profonde jouissance à « l’édenté ». Toute la rage qu’il avait intériorisé depuis l’arrivée du Duc avait été comme calmée. Son œil cessa de tiquer, et un sourire satisfait s’afficha sur son visage. Franz, du soulagement dans les yeux, poussa un rire sincère, à la fois pour calmer les esprits et pour faire passer les dires de Huttington pour une plaisanterie. Ou bien pour de simples histoires sorties tout droit de son imagination et liées à son état d’ébriété. Je pense qu’au fond de lui, il savait que ce n’était pas le cas. Mais il avait trop peur et savait sa famille trop faible pour répondre quoi que ce soit à cela. Il préférait croire à un mensonge plutôt que d’avoir à agir comme le devoir était sensé l’obliger. - « Haha. Très amusant, Monseigneur ! Rassurez-vous néanmoins, nous sommes là aujourd’hui pour vous. Cela fait bien longtemps que nous avons tourné la page pour Ludwig. Nos deux familles ont fait la paix après tout. » - « Oui… La paix… Bien sûr. » lui rétorqua Raymond, préférant ne pas insister. - « Voyez plutôt mon jeune frère, ici présent ! Nous lui avons fait retirer toutes ses dents pour vous montrer notre désolidarisation de son entreprise néfaste à votre encontre. Et pourtant, aujourd’hui, il ne vous en veut plus. La preuve, il est venu de son plein gré ici afin de vous adresser ses salutations en personne. N’est-ce pas, Reinhardt ? » - « Est-ce bien vrai ? » s’interrogea le Duc. « Montrez-moi donc vos gencives, que je puisse constater de par moi-même. L’on m’a narré quelques histoires à votre sujet, mais je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de le constater de mes propres yeux. »

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Mon regard se déposa brusquement sur « l’édenté ». Je lui adressai un discret et furtif hochement de tête. Ce dernier tourna très légèrement la sienne en direction du Duc. Il l’observa de haut en bas. Puis, il lui adressa le sourire le plus forcé et le plus empli de haine qu’il m’est été donné de voir de ma vie. Il était d’autant plus effrayant qu’il n’y avait pas la moindre dent. Tout ce que l’on pouvait voir : c’était deux gencives lacérées avec un espace vide immanquable entre elles. L’on pouvait même apercevoir sa glotte. Son sourire n’était cependant pas spécialement large. L’on ne parvenait à observer que le devant de sa dentition manquante, ainsi que l’espace important entre ses deux gencives ensanglantées. Ses quatre molaires manquantes étaient les seules à nous être dissimulées. Ceci étant dit, personne ne cherchait vraiment à examiner ce spectacle sinistre dans son intégralité. « Ah oui... Je comprends mieux pourquoi l’on vous surnomme « l’édenté », à présent. Et bien, l’on ne peut pas dire qu’ils ont fait le travail à moitié. » - « Je ne pouvais laisser impuni son acte de trahison envers vous et moi, Messire. Je n’ai pris aucun plaisir à passer mon frère à tabac de la sorte, mais si c’était à refaire, je le referais sans hésiter. » Je vis alors le regard de Reinhardt s’abaisser, et son menton se loger dans son cou, rangeant ainsi ce sourire faux et qui en disait pourtant tellement sur la suite des évènements qu’il adressait à Huttington. - « Je vois. Effectivement, si vous avez infligé une telle punition à votre propre frère en mon nom, c’est que vous m’êtes peut-être plus fidèle que je ne le pensais, mon bon Franz. » - « Oh, mais je compte bien vous le démontrer lorsque mon tour viendra de vous apporter mon cadeau, Messire. » En entendant ces mots, je remarquai Reinhardt sourire à nouveau. Seulement, cette fois, c’était un sourire en coin plus discret, plus vicieux, plus cruel. - « Oui… Votre cadeau. Et bien, pourquoi ne pas me l’apporter tout à l’heure. J’ai encore quelque chose à faire avec mon ami ici présent. Nous devons nous absenter quelques instants. Vous n’aurez qu’à passer me voir à ma table d’ici quelques minutes, qu’en dîtes-vous ? » - « Ce sera un honneur, Monseigneur. En vous souhaitant à nouveau un très bel anniversaire. Au revoir à vous aussi, Messire Gnome. » Reinhardt, ne pouvant pas parler, nous fit également un salut de la tête. Je sentis alors une main passer dans mon dos. C’était celle de Huttington, qui semblait me montrer de son autre main la direction du couloir hors de la Grand Salle. Je m’interrogeai soudain sur ses intentions. Pourquoi quitter la pièce maintenant ? Il ne restait, après tout, plus beaucoup de temps avant que sonne la première heure du matin. Une petite vingtaine de minutes, tout au plus. Huttington se rua vers Randy et Gürbak, tout en maintenant sa main dans mon dos. Il lui demanda alors de s’assurer que personne ne vienne nous déranger là où nous allions. Suite à cet ordre, le chef Gnome me lança un regard que je qualifierais de froid, ou plutôt : désintéressé. Puis, il fit une légère révérence au Duc, lui assurant qu’il veillerait au grain en son absence. « Comptez sur moi, M’sieur. » J’ignorais alors complètement de quoi il retournait. Devais-je m’attendre à une sorte de tradition que j’ignorais, propre aux anniversaires de grands nobles ? Ou bien, autre chose ? Tout était

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envisageable. Et rien ne m’inquiétais davantage que les situations dans lesquelles je n’avais pas toutes les cartes en mains pour comprendre ce qu’il risquait d’advenir. Raymond me fit une longue discussion, ou plutôt devrais-je dire : un long monologue, tandis que nous quittions la salle de réception. Je compris, alors que nous pénétrions dans le long couloir derrière la porte d’entrée de la Grand Salle, que nous nous dirigions en réalité vers le bureau du Duc. J’observais, tandis que nous avancions un peu plus chaque instant, des nobles, visiblement ivres, embrassant le cou de servantes qui ne semblaient pas forcément consentantes et plaçant leurs mains aux doigts crochus et ornés de dizaines de bagues étincelantes sous la robe de ces dernières. J’étais alors trop jeune pour comprendre ce qu’il se passait. Je ne me figurais pas encore la véritable nature de la situation, ni même l’horreur du spectacle. Huttington, en revanche, semblait observer tout cela d’un œil amusé. Nous finîmes ainsi par entrer, et aussitôt, Huttington sortit une clé dorée de sa poche et ferma la porte à double tour. Voyant qu’il s’assurait à plusieurs reprises de vérifier si la porte était belle et bien fermée et impossible à ouvrir de l’extérieur, je me sentais en grand danger. Je n’ai jamais été claustrophobe. Seulement, m’imaginer enfermé sans nul échappatoire avec un homme dont le regard devenait à chaque instant de plus en plus prédateur n’était en rien pour me rassurer. Je n’avais pas d’arme et pas de porte de sortie. Plus les secondes passées, plus je sentais mon cœur s’accélérer. Il ne m’avait rien dit sur ses intentions ou sur ce qu’il prévoyait de faire. Je ne pouvais que spéculer. Hors, comme tout le monde le sait : il n’y a rien de plus effrayant dans le monde que la peur de l’inconnu. Lorsqu’il finit enfin par retirer la clé de la serrure, tout en la rangeant lentement dans sa poche, je le vis se retourner vers moi. Il souriait à pleines dents. Un sourire satisfait, réellement terrifiant. Il se rapprocha alors de moi et remarqua qu’à chaque pas qu’il faisait vers l’avant, j’en effectuais un vers l’arrière. Puis, il explosa de rire et reprit enfin parole. « Allons, mon ami ! » me dit-il. « Vous n’avez rien à craindre. Installez vous donc ! Mettez vous à l’aise ! Vous voulez boire quelque chose ? Un bon vin, peut-être ? » Je ne me donnai pas la peine de lui répondre quoi que ce soit à l’écrit. Je lui fis simplement un non de la tête en rangeant mes mains dans les poches de mon manteau. « Et bien moi, je meurs de soif ! » m’assura-t-il. « Je vais me chercher un petit verre ! » Je l’observais se remplir une coupe de vin rouge à ras-bord. Comme si cet ivrogne n’avait pas déjà assez bu comme ça… Seulement, j’entendis soudain de légers bruits émaner de depuis le sol. Je sentais le stress me monter à la tête. « Aaaaah ! Vous essayez de deviner la nature de la petite surprise que je vous réserve ? Mon ami, vous avez tellement fait pour moi que j’ai trouvé un moyen de vous exprimer ma reconnaissance et ma gratitude. Seulement… nous dirons simplement que cette dite récompense n’est pas communément admise par certains dans notre société. Mais vous, comme Monsieur S, j’en suis sûr, vous êtes un homme de goût. Raffiné. Vous avez l’âge, la maturité et la sagesse nécessaire pour comprendre que parfois, les hommes d’influence et de pouvoir comme nous ont besoin d’un … « petit remontant. » Il se mit alors à replier le grand tapis étalé sur le sol pour en dissimuler une immense trappe recouverte dans son intégralité par la peau d’ours qu’il venait de soulever. Il ressortit alors de sa

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poche sa clé en or et l’inséra dans cette nouvelle serrure. Je ne m’attendais alors en rien à voir remonter ce que le Duc avait envisagé comme étant ma « surprise ». « Vous pouvez remonter ! » annonça-t-il alors à ce qui semblait se cacher sous cette trappe depuis je ne sais combien de temps. J’entendis soudain des pas lents mais nombreux remonter à une sorte de petit escalier de bois qui se situait à l’intérieur de la trappe et qui remontait jusqu’au plancher. J’en vis en sortir non pas un, ni deux, mais une dizaines de jeunes enfants. Des petites filles, des petits garçons… Ils avaient à vu d’œil entre 11 et 6 ans. Ils étaient tous simplement vêtus d’une légère tunique blanche et ne semblaient rien porter d’autre sur eux. Certains avaient la chance de porter une tunique trop grande, cachant leur intimité. Là où pour d’autres … « Mon petit cadeau vous plaît ? » me demanda-t-il en adoptant le ton le plus sérieux du monde. Il avait l’air fier de sa trouvaille. Il était heureux d’exposer ses vices à quelqu’un qu’il imaginait être un être aussi abject que lui. Pour l’une des premières fois de ma vie, je n’avais alors pas la moindre idée de quoi faire, ou quoi écrire pour me sortir de cette situation. Trop d’éléments devaient être pris en compte, et je n’avais pas assez de temps pour savoir quelle démarche adopter et quels choix faire pour une issue bénéfique et durable. Je restai là, les yeux écarquillés, la mine choquée et apeurée. Je me risquai simplement à me tourner vers lui en lui dessinant un vulgaire point d’interrogation. Il se mit alors à rire. Je n’oublierais jamais ce rire. Il me glaça le sang. « Rôh ! Je vous en prie ! Vous n’allez tout de même pas me demander quoi faire avec eux ! C’est votre récompense ! C’est à vous de faire ce que vous voulez ! Moi, je suis simplement là pour vous couvrir si jamais certaines choses venaient à se savoir. Hélas, en ce bas monde, certaines choses sont durement punies par certaines personnes très haut-placées. Et ce genre d’activités, pourtant tout à fait légitimes, sont interdites. Mais vous, vous savez tout aussi bien que moi que ces gens ne sont personnes pour imposer leurs règles et leurs normes sans queue ni tête à des gens comme nous, je me trompe ? » Je ne voyais aucune façon de me sortir indemne de cette situation. Aussi pris-je la décision d’entrer dans son jeu, pour l’instant. Je me contentais simplement d’acquiescer à la moindre de ses infâmes affirmations. « Maintenant, nous pourrions faire ce que vous prévoyez de faire avec eux tous ensemble, qu’en dîtes vous ? Je n’ai qu’à mettre un terme officiel à la fête et à demander à mes invités d’évacuer les lieux, afin d’être parfaitement sereins. Je ne peux pas faire confiance à ces vautours qui profiteraient de ce petit cadeau d’anniversaire pour me nuire. Mes convives ne sont pas tous ouverts d’esprits et bienveillants à mon égard, voyez-vous. Et puisque ma femme n’est pas à la maison, il n’y a aucun risque que tout cela se sache. Nos petits moments de plaisir resteront entre vous et moi. N’est-ce pas là la plus belle marque de confiance mutuelle que je puisse vous fournir ? » Je restai sans voix. Plus encore qu’à l’accoutumée. Je me risquai néanmoins à lui demander qui était ces enfants à l’écrit. « Qui ils sont ? Je l’ignore. Quelle importance ? C’est un cadeau de l’un de mes amis, le Vicomte Archibald Wal. Je vous l’ai présenté tout à l’heure, vous vous rappelez ? Lui sait me faire plaisir ! De ce qu’il m’a dit, il a offert de l’argent à des familles de son fief. Des familles trop pauvres pour s’occuper de tous leurs enfants, et n’a demandé en échange qu’à les prendre sous sa garde. Quelle générosité, vous ne trouvez pas ? Me confier à moi des jeunes gens mal nourris et mal logés, en échange d’assurer à leur père et à leur mère une vie meilleure avec une bouche de moins à nourrir. Tout le monde est content comme ça ! »

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Après un long silence estomaqué, je lui souris des yeux et hochai timidement la tête. Je savais Huttington capable de beaucoup de choses, mais ça, je pensais que c’était en dehors de toute possibilité. Raymond était certes un homme sans scrupules, cruel, manipulateur et atteint d’un sérieux complexe de supériorité. Mais je ne pouvais pour autant l’imaginer pédophile. Je n’avais d’ailleurs, alors, nul connaissance du mot, de sa signification, et de ce qu’il voulait véritablement me faire comprendre à travers le second sens de ses phrases. Tout ce que j’avais retenu, c’est qu’il retenait des enfants innocents en otage, qu’il les avait séparé de leur famille, et que chacun d’entre eux risquait également de périr d’ici quelques minutes si je ne faisais rien. « Vous… Vous n’aimez pas mon cadeau ? » me demanda alors Huttington d’un air visiblement déçu, voire presque contrarié. Je sentais même sa main se rapprocher doucement de la rapière qu’il tenait à sa ceinture. Je n’avais plus une seule seconde à accorder à l’hésitation. Je me retournai brusquement vers lui, avec un regard malicieux. Je lui tapotai légèrement sur son genou avec mon coude, attirant son attention sur un simple message que je venais tout juste d’écrire. Concrètement, je lui demandais de faire escorter discrètement les enfants dans le carrosse qui m’avait emmené ici afin que l’on fasse tout ça dans la forêt qui nous servait de lieu de rendez-vous. Je lui garantissais à cette heure-ci et en cet endroit, que personne ne pourrait nous entendre faire quoi que ce soit. Je levai les yeux vers son visage pour apercevoir si ma proposition lui plaisait ou non. Il se frotta le menton, puis abaissa son regard vers moi, visiblement satisfait de ma requête. « La forêt, hein ? Oh, je vois… Monsieur du Gant Noir est un petit sauvage, héhé. Et bien, soit. Seulement, c’est dangereux. Si je les fait passer comme ça dans les couloirs pour qu’ils atteignent l’extérieur, ça risque d’attirer l’attention. Je vois difficilement comment procéder pour leur faire rejoindre le carrosse sans que personne ne les voient. » - « Vous n’avez qu’à demander à un homme de confiance de s’en charger. » lui écris-je. « Par exemple, vous pouvez demander à Mölk de les conduire jusqu’à l’extérieur, pendant que Tryphon et Jörgen qui attendent dehors s’occuperont de rameuter tous vos invités dans la Grand Salle afin que personne ne puisse nous prendre sur le fait. Je n’aurais qu’à m’aventurer à l’extérieur quelques instants pour m’assurer qu’ils soient bien tous à l’intérieur et revenir pour vous tenir informé, de façon à ce que nous ne mettions pas précipitamment un terme à la soirée. Cela risquerait de les faire se douter de quelque chose, voire pire si jamais c’est vous qui quittez la Grand Salle. » - « Mon brave… Vous avez décidément les meilleures idées du monde ! C’est à croire que vous aviez tout prévu avant même de venir. Et bien soit, je vais chercher les hommes de Maksharm. Restez donc ici, le temps que je revienne et… Faîtes donc connaissance avec vos nouveaux petits amis. Quand je reviendrais, cependant, nous devrions retourner dans la Grand Salle afin que personne ne s’imagine des choses pour cette absence qui commence à s’éterniser. » J’acquiesçai et il finit, enfin, par quitter les lieux, tout en s’assurant d’avoir bien refermé la porte à clé, une fois parti. Une fois au dehors, je collai mon oreille à la porte pour m’assurer qu’il ne nous espionnait pas. J’entendis des bruits de pas, me laissant penser qu’il s’éloignait véritablement. Je retirai alors ma fausse barbe et m’adressai en chuchotant aux enfants. - « Chut ! Ne faîtes pas de bruit. Tout va bien se passer. Votre calvaire en ces lieux est terminé. Vous allez être escortés à l’extérieur du palais et installés dans un carrosse. Puis, je ferais en sorte que l’on vous ramène chez vous. Vous vous rappelez de la route que vous avez suivi pour arriver ici ? » Bouches bées, ils me firent tous non de la tête de façon totalement désynchronisée, sans prononcer le moindre mot, ni le moindre son. - « Vous souvenez-vous au moins du nom du village d’où vous venez ? »

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Cette fois-ci, en revanche, ils acquiescèrent chacun leur tour. Je leur souris et leur demandai une dernière fois de se laisser faire lorsque l’on viendrait les chercher et de ne surtout pas paniquer. Je leur répétais que tout était sous contrôle. Du moins, je l’espérais. Quelques minutes s’écoulèrent. Lorsque j’entendis de nombreux pas se diriger vers une salle adjacente, je savais que Tryphon et Jörgen étaient en train de ramener les quelques réfractaires qui étaient restés en dehors de la salle de réception. J’entendis alors toquer à plusieurs reprises à la porte. Je savais que Mölk venait chercher les enfants. Je leur fis un hochement de tête, remis ma fausse barbe, puis entendis une clé s’insérer dans la serrure. Lorsqu’il m’aperçut, le gnome méfiant me fit un large signe de tête sans prononcer le moindre mot. Il m’incitait à retourner au plus vite possible dans la Grand Salle, afin d’éviter tout soupçon. Je m’exécutai, jetant un dernier regard empathique à la dizaine de bambins, tous plus âgés que moi, que j’abandonnais à leur sort. Quand je revins dans la salle de réception, je découvris une longue file d’attente de convives qui n’attendaient qu’une chose : délivrer leurs cadeaux au Duc et observer sa réaction, en espérant que ce dernier leur permettra une place de choix à ses côtés. « Les idiots », me dis-je. Ils n’avaient pas la moindre idée de ce qui les attendait. En revanche, je finis par observer Franz et Reinhardt se lever de leur siège. Ils semblaient fermer la file. Franz avait beau avoir quémander la priorité auprès d’Huttington pour lui remettre le sien, nul n’ignorait qu’il était presque mieux, afin d’être bien vu par le Duc, de leur voler délibérément la place, signifiant le peu de respect qu’ils leur accordaient. Eux savaient que Klaussman ne se risquerait pas à faire un scandale pour si peu. Et lui était tout autant certain que si il le faisait, Raymond le remettrait à sa place sans la moindre forme de pitié. Cela m’arrangeait, me permettant de gagner un peu de temps. Seulement, lorsque mon regard se posa sur le cadran solaire de la cheminée, je remarquai qu’il ne restait plus que cinq minutes avant que ne sonne la première heure du matin. Il me fallait faire au plus vite. Je patientai une minute afin de palier à toute suspicion. Puis, je coupai la queue, afin d’entrer dans le champs de vision de Huttington. Je lui fis un signe de pouce vers l’extérieur, lui indiquant que je partais vérifier si les enfants avaient bien rejoint le carrosse. Il balaya sa main dans l’air, me laissant comprendre que je pouvais y aller. Je retins un ouf de soulagement, puis me dirigeai en marchant en direction de la sortie. J’essayais de rester le plus calme et détendu possible malgré l’intense inquiétude qui grandissait de plus en plus en moi à chaque seconde qui s’écoulait. Ralentissant mes pas et ma respiration autant que je le pouvais, je jetais de brefs regards à ma gauche et à ma droite. Personne ne semblait vraiment s’intéresser à moi si ce n’est deux personnes, qui malgré tout, ne me suivirent pas à l’extérieur. Le premier : Randy. Le Gnome alors en charge de la sécurité du Palais me dévisageait en adoptant un air, certes, méprisant et jaloux, mais surtout, je le crois : nostalgique. Il semblait être en train de faire son deuil une bonne fois pour toutes de nos souvenirs, de notre histoire commune, voire même de son estime envers moi. Lorsque nos regards se croisèrent, nous comprîmes tout deux que nous n’avions plus rien à nous dire. Nous nous fîmes passer nos derniers messages par les yeux, puis : les éloignèrent une ultime fois. Il fut le premier à cesser d’observer l’autre. Il préféra abandonner sa moue attristée et ses yeux de chiens battus pour soudainement reprendre un grand sourire et un regard qui pétille, et ce : dès la seconde où il se tourna vers le Duc, une coupe de champagne à la main. Ils trinquèrent ensemble puis se mirent tous deux à rire à gorges déployées. Différents sentiments s’entre-mêlèrent alors en mon esprit, mais rien de vraiment capable de me faire oublier l’urgence de la situation et la peur grandissante qui me tenait à la gorge. Néanmoins, une dernière personne m’observa quitter les lieux. Une dernière personne qui savait pertinemment que je partais sans me retourner, et que je ne comptais certainement pas revenir. Et ça tombait bien, car il en allait de même pour lui. Ce quelqu’un : c’était Reinhardt « l’édenté » Klaussman. Son départ serait définitif et il était trop tard pour faire demi-tour. Il ne

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pourrait jamais revenir non plus, et il le savait. Il avait accepté les règles du jeu et se sentait enfin prêt. La première heure du matin allait bientôt sonner, et il ne comptait pas attendre une seconde de plus. Reinhardt savait qu’il allait mourir. Pour emporter Huttington et toute sa clique avec lui, il n’avait pas d’autres choix que de se consumer. Raymond, Franz, Randy, Gürbak, Tryphon, Jörgen, Archibald Wal, … Tous allaient disparaître en même temps et dans la même soirée. Il avait accepté de me laisser partir, là où il aurait pu à plusieurs reprises me prendre avec lui, sans attendre une seconde de plus. Moi qui avait osé lui demander de se suicider pour emporter notre ennemi commun avec lui, il avait décidé de m’épargner. Il s’y était engagé. Il voulait certainement me gratifier de lui avoir permit de donner lui-même le coup de grâce, d’avoir pensé à lui plutôt qu’à un autre. Il devait se dire que le seul moyen de faire table rase de la honte qui pesait sur la Maison Klaussman était d’accorder à son dernier représentant une fin digne, une fin qui sera retenue comme une parfaite rédemption. Une parfaite vengeance pour Ludwig, pour Geoffroy, … Pour ses dents et son honneur. Cet homme avait beau être le plus laid des individus présents en ces lieux à cet instant, il en demeurait l’être le plus vertueux et le plus beau à l’intérieur, sans conteste. Moi compris. Me laissant partir, patientant comme convenu l’heure fatidique, il se contenta de m’adresser un dernier message : un dernier sourire. Un large sourire révélant non seulement sa mâchoire sauvagement édentée, mais également : les quatre gemmes explosives de sa famille, d’un orange terne, dissimulées avec brio dans le rose de ses gencives. Elles remplaçaient à merveille la place de ses molaires elles aussi arrachées. Deux en haut, deux en bas. Deux tout à gauche, deux tout à droite. Il avait parfaitement suivi mes indications, et respecté chacune de mes règles. Il n’avait pas été démasqué. Il méritait sa vengeance. Tout ce qui lui restait à faire : c’était de s’approcher d’assez près de Huttington, de lui révéler son plus beau sourire, et enfin : de refermer la mâchoire. Voire même, si possible et pour encore plus de douleur : de mordre. Je le laissais seul maître de sa décision, bien que j’avais déjà ma petite idée du choix final qu’il allait faire. Une fois enfin en dehors de la salle de réception, je pris une profonde inspiration et je commençai à adopter une marche de plus en plus rapide. Quand je fus certain que plus personne ne pouvais me voir, je me mis à courir. Je courais aussi vite que je le pouvais. Mes petites jambes ne m’aidaient pas à être aussi rapide que pouvait l’être un Homme, mais la force de l’adrénaline fut suffisante pour me permettre d’atteindre la sortie à temps. Je venais d’effectuer le sprint le plus long de ma vie, et pourtant je ne pus me permettre de m’arrêter pour reprendre mon souffle. Je ne voulais pas être pris dans celui de l’explosion, si jamais ce dernier se faisait plus puissant encore que j’aurais pu le penser. Je ne m’autorisai une simple pause pour respirer à nouveau que lorsque je fus proche du carrosse. Les mains sur les hanches, dégoulinant de sueur, le visage rouge, je ne pus continuer de porter ces accessoires étouffants. Je retirai ma fausse barbe et j’ouvris mon manteau, laissant une partie du rembourrage tomber au sol. J’étais sortis d’affaire, mais j’avais la désagréable impression d’être observé. Je levai les yeux au ciel, et reconnu en haut des remparts, mon ancien camarade, Mölk, tenant fermement son arbalète entre les mains, se pencher vers moi. Il semblait m’interpeller au loin. Mais j’étais trop fatigué et trop éloigné pour comprendre le moindre mot. J’ignorais si il m’avait reconnu, ou vu retirer mes affaires. J’ignorais si il tenterait de me tirer dessus avec son arme à cette distance. Mais tout cela n’avait plus la moindre importance. Avant même qu’il ne puisse plisser davantage les yeux dans ma direction, j’entendis une puissante détonation. Je vis un souffle de flammes et de poussières pulvériser chacune des fenêtres que l’on pouvait observer depuis l’extérieur, les unes après les autres, dans un fracas monstrueux. Ce fut ensuite aux murs de se rompre, laissant plusieurs déflagration s’en échapper. J’entendis des cris, des hurlements d’effroi et de douleur. Tous se turent en une fraction de secondes. Les différentes portes se désintégrèrent, les murailles finirent par se rompre en morceaux et d’immenses nuages noirs montèrent alors jusqu’au ciel. Cependant, les explosions ne cessèrent pas d’affluer pour autant. Toutes s’enchaînèrent sans laisser le moindre temps d’intervalle. Je vis les tours sauter en éclats, le pont-levis imploser, des gerbes enflammées se propulser hors de chaque brèche, les

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élargissant jusqu’à en faire s’effondrer les murs porteurs. Mölk, qui s’était retourné pour admirer le spectacle, fut trop horrifié par la vision de ce monde qui s’écroulait autour de lui pour faire attention à l’éboulement des propres remparts sur lesquels il se tenait debout. Je vis la tour au-dessus de lui s’effondrer en même temps que le sol sous ses pieds. Il chuta alors du haut de son perchoir, lâchant sa fidèle arbalète au passage, atterrissant avec fracas dans le cours d’eau qui bordait le pont-levis du palais. Si il était déjà difficile d’imaginer qu’il puisse survivre à un tel plongeon, il ne faisait aucun doute en mon esprit que les éboulis qui lui tombaient dessus depuis les hauteurs du château finiraient le travail de toute façon. Je restai ainsi sur place, quelques instants, à reprendre mon souffle et à observer ce chaos que je venais de provoquer. J’avais encore quelques difficultés à me dire que j’avais été l’architecte de tout cela. Il était difficile de m’imaginer que Huttington n’était plus. Que Randy Maksharm et ses hommes nous avait également quitté. Que j’étais enfin devenu celui que je me destinais à être. Ce spectacle macabre qui me faisait face ne m’évoquait pas la moindre poésie, pas la moindre beauté, ni la moindre symbolique. Ce n’était qu’un amas de mort et de destruction confus et grossier. Parmi toutes ces personnes qui venaient de disparaître en fumée, il n’y avait pas que des mauvais bougres. En éliminant le Duc de cette manière, j’avais aussi condamné d’innocents valets, servantes et filles de joie qui ne faisaient rien de plus que leur travail. Indirectement, je venais de ôter la vie à de pauvres diables qui étaient tout simplement au mauvais endroit, au mauvais moment. J’étais désolé pour eux. Néanmoins, je ne pouvais minimiser ce profond sentiment d’accomplissement qui s’était éveillé en moi. Après tout, je n’avais pas d’autres choix. Je pense qu’à ce moment là, sans me risquer au moindre sourire ou à la moindre réjouissance : j’étais heureux. Heureux d’être en vie. Heureux de m’être débarrassé de tous ces êtres qui me rendaient cette dernière si difficile. Heureux de me dire que demain serait un jour nouveau : un jour où je serais l’unique maître à bord. J’entendis alors un homme sortir en vitesse du carrosse. C’était le cocher qui contemplait, horrifié, le château en flammes qui lui faisait face. « Que… Mais qu’est-ce qu’il s’est passé, ici ?! » s’exclama-t-il en posant ses deux mains à plats sur les côtés de sa tête. - « Rien qui vous concerne. Contentez-vous de ramener ces enfants chez eux. J’enverrais quelqu’un demain pour vérifier si vous y êtes parvenu. Et si c’est le cas, alors nous pourrons commencer à travailler ensemble. » lui répondis-je à l’écrit. - « Ramenez ces enfants ? Travailler ensemble ? Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette hist... » Avant même qu’il ne puisse terminer sa phrase, comme si le destin et la nature me souriaient tous deux aujourd’hui, une ultime explosion retentit derrière moi faisant voler en éclats les restes du Palais et illuminant mon visage contrarié d’une intense lumière rouge-orangée. Le côté théâtral de la chose semblait avoir rappelé sa place au cocher. Ce n’était pas lui ici qui donnait les ordres, et je comptais bien le lui rappeler. Alors qu’une lourde pluie de gravas continuait de tomber dans mon dos, nous baignant tous deux dans une vive lumière aux couleurs du brasier, je lui déposai sous le nez un simple message sur lequel figurait une courte phrase, la phrase fétiche de mon Père. - « Vous posez trop de questions. » L’homme ne dénia pas me tenir tête plus longtemps, déglutit, puis se rua vers l’intérieur du carrosse. Il saisit les rennes puis donna un rapide coup de fouet sur l’arrière-train de ses destriers, quittant les lieux à toute allure, sans se retourner. Enfin seul, je restai quelques minutes à admirer le spectacle qui me faisait face en me tenant les mains dans le dos. Je savais qu’une dernière personne allait bientôt revenir et qu’il me fallait

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m’entretenir avec lui avant de rentrer chez moi. Une dizaine de minutes s’écoulèrent. Puis, enfin, j’entendis quelqu’un se rapprocher. Bouche bée, titubant légèrement, il se rapprocha de moi et s’arrêta un instant, restant debout à mes côtés. Continuant de regarder devant moi, je savais déjà que celui que j’attendais venait d’arriver. - « Et beh ! … Ah ça, c’est sûr que ça entre dans la catégorie des « anniversaires inoubliables. » assura Leborgne, tout en croisant les bras. « Et j’imagine que tu n’es pas tout à fait innocent, là dedans. Pas vrai, l’ancien ? » - « Luther n’est pas avec toi ? » lui demandais-je alors sur mon petit carnet. - « Il voulait retourner au plus vite auprès de sa sœur. Je l’ai laissé faire. Il a fait du bon travail làbas. J’me suis dit qu’il avait mérité un peu de répit. » Nous restâmes ainsi quelques secondes là où nous étions, sans bouger, continuant de contempler la scène en silence. Après un court instant, Leborgne finit par baisser son seul œil valide vers moi, et en adoptant le ton le plus sérieux du monde, il se questionna. - « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi, à présent ? » - « Et pourquoi pas commencer à travailler pour moi ? » lui répondis-je à voix haute. Je le vis lever ses sourcils et commencer à décroiser les bras en se retournant complètement vers moi. Je fis de même dans sa direction, tout en lui tendant, enroulé comme un parchemin, le décret signé par Huttington, lui-même, léguant tous ses biens et toutes ses possessions à Monsieur S, à sa mort. Leborgne me l’arracha des mains, le déroula, le lu avec attention, puis détourna l’œil pour me regarder moi. Nos regards se croisèrent. Je retirai alors mon bonnet. Puis mes gants. Puis ma intégralement fausse barbe. Leborgne avait en face de lui : le vrai moi. - « Je suis Monsieur S. Et désormais, tu travailles pour moi. » En lui annonçant la nouvelle, je ne pus m’empêcher de trembler légèrement. J’avais beau avoir prononcé ses mots de la manière la plus sérieuse et charismatique possible, il était bien trop difficile pour moi de réprimer cette terreur d’avoir échappé de justesse à la mort, de donner un ordre à quelqu’un de bien plus puissant que moi, et surtout, le pire de tout : de révéler la vérité à quelqu’un. Cette insécurité, cette impression de ne pas être sûr de ce que je disais, je craignais qu’elle ne se ressente dans ma voix tremblante et incertaine de jeune garçon. Leborgne était un chasseur, un prédateur. Il pouvait sentir la peur. Il savait qu’un lion ne baissait pas la tête devant un chat. Mais il savait aussi reconnaître quelqu’un de déterminé. Il pouvait faire la différence entre la peur et la faiblesse. Et au fond de lui, je suis certain qu’il ne m’a jamais considéré comme faible. Je vis l’un de ses sourcils rester en l’air, tandis que l’autre se baissait sur son cache-œil. Il me dévisagea, m’observa de haut en bas. Puis, il sourit. Il venait de me faire ce petit sourire en coin dont il avait le secret. Il me pointa alors de l’index, tandis qu’il recroisait son autre bras. - « Tu me plais bien, petit ! Tu as du cran ! » m’assura-t-il. Je ne lui répondis rien, préférant me retourner lentement vers le brasier en face de nous. Leborgne posa alors un genou au sol, afin d’arriver à mon niveau. Intrigué, je me retournai vers lui. Cette fois, c’est moi qui me mis à lever un sourcil. Il brandit son sabre qu’il déposa à l’horizontal entre ses deux mains, baissa la tête et m’annonça, tel un futur chevalier :

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« Bon, et ben, dans ce cas... Quels sont mes ordres, patron ? » - « Maintenant que ce château est parti en poussière, en même temps que leurs propriétaires, je suppose que leurs autres possessions immobilières restent inhabitées, n’est-ce pas ? Laquelle serait la plus proche du petit village de Kürsk ? » - « Kürsk, hein ? Laissez-moi réfléchir... Y’a bien le Manoir qu’il a fait construire. C’est à un quart d’heure de marche, à peu près. - « J’imagine que ça fera l’affaire. Quand ce sera fait, préviens les hommes que tu sais de confiance que c’est Luther qui donne les ordres, à présent. Fais disparaître ceux qui ne le sont pas. » - « Comme vous voudrez. Quoi d’autre ? » - « Une fois ça terminé, tu iras retrouver Luther et Héléna. Ce sont eux les nouveaux propriétaires du manoir, à partir d’aujourd’hui. Désormais, c’est ici que nous opérerons. C’est ici que nos hommes viendront travailler. C’est ici que nous nous réunirons pour prendre nos décisions. De plus, nous ne communiquerons plus que par écrit. Héléna se chargera de faire le relais entre nos différents messages. Je ne me rendrais sur place que lorsqu’il le faudra. Et je vous fais assez confiance à toi et à Luther pour savoir me demander de venir seulement quand ce sera nécessaire. Pour le reste, contentez-vous de suivre les indications que je vous enverrez à l’écrit. » - « C’est noté ! » - « Autre chose. Le cocher. Yeux verts, veston vert et noir, cheveux grisonnants, barbe de trois jours. Peut-on lui faire confiance ? » - « Ah, oui. Octavius ! Il servait Huttington depuis quelques années maintenant. Mais il est trop attaché à sa paye et à sa sécurité pour être un problème. En général, quand on lui donne une mission, il la mène à bien et à temps. » - « Bien. Dans ce cas, une promotion semble envisageable. Tu vérifieras tout de même, quand tu auras le temps, si une dizaine de jeunes enfants qu’il transportait dans son carrosse ont bien pu retrouver leur familles. » - « Luther, Héléna, nos hommes, le manoir, les enfants … Luther, Héléna, nos hommes, le manoir, les enfants … C’est bon, j’ai retenu. Très bien, ça sera fait. » - « Oh. Et Leborgne … » - « Je vous écoute. » - « Ramène-moi à Kürsk, s’il te plaît. Il se fait tard et je ne serais pas rentré à temps si je fais l’allerretour à pied, à cette heure tardive. Tu en profiteras pour te rappeler de mon adresse afin d’aiguiller Héléna lorsqu’il faudra me transmettre vos messages. » Il me sourit et me rétorqua simplement : « Vos désirs sont des ordres … Monsieur S. »

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Chapitre XI : Œil pour œil

Quelques semaines s’étaient écoulées depuis la mort du Duc Huttington, et je fus très vite habitué à cette situation nouvelle qu’était la mienne. Tout le Grand Ouest de Costerboros se retrouvait à présent véritablement sous mon contrôle, cette fois. Il n’était nulle Maison, nul noble, nulle entité capable de nous tenir tête pour la domination de cette partie du Royaume. Si, officiellement, le véritable régent était toujours un Huttington ; officieusement, Luther se chargeait à merveille d’assurer au Gant Noir un véritable absolutisme. Annexant, jour après jour, les dernières familles réfractaires : Costerboros devenait un peu plus à chaque instant l’incarnation de ma volonté. Contrairement au Duc, Luther savait faire cavalier seul tout en respectant au mieux mes attentes véritables. Et puis, il n’était pas seul. Car, une fois de plus, à l’inverse de mon ancien « grand allié », lui ne limitait pas le rôle de Leborgne à celui de simple garde du corps. Il avait apprit toute sa vie à survivre seul, sans n’avoir personne sur qui veiller d'autre que lui-même et sa sœur. Leborgne, de son côté, n’était déployé que pour « persuader » les quelques réfractaires à l’approche diplomatique traditionnelle. En d’autres termes : pour éliminer ceux qui refusaient mon offre. En procédant de la sorte, j’ai pu tripler le nombre de mes subordonnés en l’affaire de quelques jours. Il me fallait de toute façon repartir de rien puisque la quasi-intégralité des alliés précédents avaient péri lors de l’anniversaire du Duc, laissant leurs héritiers à la tête de leurs famille. Cependant, cela ne me dérangeait pas vraiment. Partant du principe que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, je préférais perdre tous mes anciens partenaires, si cela me permettait d’en avoir d’autres véritables à la place, et que ces derniers soient directement à mon service. En l’espace de quelques mois à peine, l’intégralité des grands puissants des alentours avaient soit juré fidélité au Gant Noir, soit disparu dans des circonstances inconnues. Tous les nobles, les nobliaux, les grands bourgeois, ceux qui prenaient autrui de haut, chacun d’eux me mangeait à présent dans le creux de la main. Ou plutôt devrais-je dire : dans le creux du gant. Nous nous étions appropriés les faveurs de bon nombre d’entre eux qui n’avaient pas hésité à nous fournir un nombre important de fonds monétaires, techniques et humains, de façon à obtenir nos bonnes grâces. Ils faisaient, après tout, tous partis du Gant Noir à présent. Nous étions sensés former une famille soudée et unie. Il fallait donc s’accorder une certaine entraide si nous souhaitions prospérer. Enfin, jusqu'à ce que je décide d'y mettre un terme pour passer à la prochaine étape. D'ailleurs, durant ces quelques mois, tout s’était enchaîné plus vite encore que nous ne pouvions l’imaginer. Le bouche à oreille a permis à des amis d’amis d’autres amis de convaincre divers instances de se joindre à la notre. Plus d’influents membres nous rejoignaient, plus d’autres se risquaient également à la démarche, soit pour ne pas se faire écraser, soit parce que cela allait dans leurs intérêts. Nous avions ainsi pu obtenir l’adhésion du Temple des Mages de la région, de même que celle du Bureau des Intendants, chargés de nous couvrir pour chacun de nos coups. Nous avions tellement d’assassins à notre disposition que je n’étais même plus obligé de faire appel à Leborgne pour s’occuper du menu fretin. Dans d’autres circonstances, j’aurais pu me méfier de la rapidité de cette apogée, tout comme j’aurais pu me méfier des réelles intentions de ces nouveaux alliés. Seulement, le Gant Noir

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n’était pas fait pour durer. Peu m’importait qu’ils me soient tous fidèles ou non, puisque je finirais également par m’en séparer lorsque le moment viendrait de fonder ma véritable Famille. Aucun d’entre eux ne pouvait, de toute façon, imaginer que c’était un jeune Semi-Gnome qui dirigeait alors en secret l’intégralité de la zone, seulement entouré de trois personnes de confiance. Nul ne se doutait une seule seconde de qui j’étais, de ce que je faisais et de ce que je m’apprêtai à accomplir. Si jamais des règlements de compte devaient s’opérer, je laissais faire. Nos ennemis y pensaient à deux fois avant d’envoyer qui que ce soit tenter quoi que ce soit contre nous, sachant pertinemment que nous payions mieux, que nous étions mieux entourés et surtout bien plus dangereux. En somme, tout se déroulait pour le mieux. Je ne pouvais espérer meilleure situation. Seulement, je ne pouvais pas non plus me contenter du statu quo. Le Gant Noir se destinait à s’étendre sur l’intégralité de Costerboros, voire du monde entier. L’Île des Miracles aussi, de même que les Îles Vagabondes nécessiteraient une surveillance accrue de leurs grands puissants. Mais chaque chose devait être faite en son temps. D’abord : Costerboros, ensuite le reste. Et pour y parvenir, il me fallait également prendre le Sud et le Nord du Royaume. L’Est ne m'était d'aucune utilité. Je n'avais que faire d'une zone fantôme presque déserte, pervertie depuis bien longtemps déjà par le prophète de Voyle : Adark. En d'autres termes, il me fallait élargir mon cercle d'influence aux quatre coins du Royaume. Et pour ce faire, le meilleur moyen de procéder restait de se servir de la puissance passée du Duc pour remonter auprès de ses anciens collaborateurs. Dans ce milieu, tout le monde se connaît de près ou de loin, après tout. J’avais ainsi demandé à Leborgne et à Luther d’organiser d'ici trois semaines : une réunion au nom du Gant Noir conviant le maximum des anciens contacts du Duc Huttington résidant hors de la partie Ouest du Royaume, ayant ainsi échappé au grand final de sa réception d'anniversaire. Suite à sa disparition, il fallait de toute façon trouver un temps d’échange afin de reparler de tout cela plus en détails. J’entends par « tout cela » : aussi bien sa mort que sa relève, et par conséquent : la suite des affaires. Assurer cette dernière n’était pas un problème. Héléna s’était déjà chargée, à ma demande, de faire parvenir à la famille du Duc, toujours isolée dans leur maison de campagne, une fausse lettre de Leborgne. Celle-ci avait pour but de prolonger pour une date indéterminée leur petit séjour en isolement. Ce ne fut pas très compliqué, à vrai dire. J'avais chargé Luther de la rédiger en leur annonçant d'abord ce qu'il s’était produit. Puis, je lui demandai d'insister sur le fait que le palais avait été réduit en poussière et qu' il ne leur fallait, par conséquent, pas encore revenir. Si jamais « l’édenté » avait encore des hommes à son service, il pouvait leur arriver le même sort. Ils ne devaient donc surtout pas quitter les lieux pour éviter que d'autres complices ne "finissent le travail". Je les condamnais ainsi à rester dans cette résidence secondaire jusqu’à nouvel ordre. Une bien maigre punition pour eux et un important problème en moins pour moi. Les garder en vie m'arrangeait au plus haut point, à vrai dire. Cela évitait à la couronne de désigner une autre famille régente pour s'occuper du grand Ouest. Seulement, en réponse au message que je leur fis parvenir, les Huttington confièrent à Héléna des lettres à rapporter à Leborgne. Bien évidemment, c'est à moi qu'elles revinrent, en réalité. Je ne pouvais pas prendre le risque que mon allié le plus dangereux apprenne leur survie, au risque qu'il se mette au service de Charles-Henri. C'est pourquoi je choisis de jouer le jeu, dans un premier temps. Je leur répondis en me faisant passer pour Leborgne, en prenant de leurs nouvelles, en leur demandant si il leur fallait quoi que ce soit. Finalement j'appris, en les lisant, que la mémoire de Charles-Henri était soudainement revenue et qu'il était à présent apte et impatient de revenir pour

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reprendre en main l'affaire familiale. Si j'en croyais la duchesse, il était redevenu lui-même au moment même où on lui annonça le décès de son Père. L'analyse dressée à ce sujet par le médecin de la famille expliquait qu'il avait suffit d'un choc émotionnel très fort pour le guérir. Telles étaient donc les conséquences après avoir été ramené à la vie par une plume de phœnix de couleur rouge : une amnésie totale, dont il n'était nul autre moyen de sortie qu'un puissant choc psychologique. Les Huttington percevaient peut-être cet évènement comme un "miracle", comme une "bénédiction des dieux", mais pour moi : c'était une très mauvaise nouvelle. Et de ce fait : cela deviendrait très vite une très mauvaise nouvelle pour eux aussi. Je ne pouvais leur permettre d'ébruiter la nouvelle, ou bien de tenter de braver les interdits pour revenir malgré tout. Charles-Henri était un jeune homme zélé. De ce que j'avais entendu dire à son sujet, je m'imaginais qu'il ne comptait pas attendre une seconde de plus et qu'il partirait à cheval, dès que l'envie lui prendrait, pour reprendre ce qui était à présent sien. Si jamais le regain de mémoire de l'héritier Huttington venait à s'ébruiter, il en irait, par extension, de même pour sa survie. Et alors, Leborgne me tournerait le dos à coup sûr. Il aurait même pu décider de venger son ancien maître en s'en prenant directement à moi. Je ne pouvais pas me permettre de prendre un tel risque. Je souhaitais véritablement les garder en vie. Cela me servait tout aussi bien d'un point de vue stratégique et politique qu'humain. Je ne pouvais concevoir jusqu'alors l'idée de faire exécuter toute une famille en deuil, et ainsi : éteindre une lignée entière. Seulement, paradoxalement, jamais de ma vie je ne pris une décision à première vue si complexe aussi rapidement. C'était ma vie, ou la leur. L'hésitation n'avait pas lieu d'être. Si c'était Charles-Henri qu'il fallait faire disparaître en priorité, je me doutais que si je les gardais en vie elles aussi, Suzanne-Hélène et la duchesse risqueraient de s'interposer, voire de chercher à se venger. Une fois, de plus : je ne pouvais pas prendre ce risque. Sans parler de quoi que ce soit à Leborgne, je chargeai ainsi Luther de mener un escadron d'une dizaine de nos meilleurs assassins alliés jusqu'au lieu de domicile des Huttington. Et puis ... de les laisser faire ce qu'ils avaient à faire. Trois jours après avoir donné l'ordre, Héléna me fit parvenir une simple missive, que je m'empressai de jeter au feu une fois ouverte. Elle n'était composée que de quelques mots. Mais ces derniers étaient on ne peut plus explicites : "C'est fait." Bien que je leur ai stipulé avant de les envoyer en mission, que je ne voulais pas de bain de sang, pas de souffrances inutiles, juste une mort simple et rapide ; je ne me risquai pas à leur demander, dès leur retour, si ma demande avait été exaucée ou non. Je n'avais pas vraiment le cœur, après un tel ordre, à m'intéresser plus en détails à ce qu'il s'était passé exactement. Je voulais simplement qu'ils disparaissent. C'était tout ce qui importait. Hélas pour moi, je ne pus y échapper lorsque Luther se sentit l'inspiration de me faire un compte-rendu complet de leur expédition punitive. D'après ses dires, Charles-Henri se serait démené comme un diable et aurait tué à lui seul cinq de nos hommes. Mais les cinq autres auraient fini par venir à bout de lui. Sa sœur et sa mère ne furent, malheureusement pour elles, pas d'aussi bonnes combattantes que ce dernier. On les acheva toutes deux en une fraction de secondes. Un détails plus que les autres resta gravé à tout jamais dans ma mémoire. Des pleurs, des lamentations, mais surtout des demandes d'explications. "Qu'est-ce que vous nous voulez ?"

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"Pourquoi nous ?" "Pourquoi faîtes vous tout ça ?" "Ne pouvez vous pas en épargner certains ?" Imaginer ne serait-ce qu'un instant que cela arrive à ma Famille me mettait dans un état de panique intérieure telle que je cauchemardai toute la semaine qui suivie. Moi qui pensais que ne pas avoir à me lever tous les soirs pour braver les bois environnants me permettrait de bien dormir, et que je n'aurais plus à me réveiller au milieu de la nuit : je me trompais. Seulement, et c'est la vérité bien que je puisse concevoir que cela paraisse très cruel, une fois cette semaine terminée : je passai très vite à autre chose. J'étais en vie, après tout. Et c'est tout ce qui importait. Je ne pouvais continuer de me morfondre sur le sort de ces gens que je fis abattre après quelques courtes secondes de réflexion. De plus, maintenant que les Maisons Huttington et Klaussman avaient toutes deux disparu, la Couronne allait bientôt devoir désigner une nouvelle famille régente. Nous nous tenions prêts à agir dès que l'annonce serait officialisée. Or, il s'avéra que suite à ces évènements, le décret royal détermina que la meilleure option était de donner les pleins pouvoirs sur l'Ouest au prophète Kal'Drik. Bien évidemment, pour éviter tout débordements dans le reste du Royaume, il en fit de même pour le Sud de Xon et le Nord de Glardrog. Les trois prophètes étaient à présent les nouveaux régents de chaque région du Royaume. Rien ne fut décrété pour l'Est d'Adark. Et cela m'arrangeait au plus au point. En effet, des entités si puissantes et controversées ne sauraient que favoriser l'union des grandes familles contre elles. Il n'y a rien de mieux pour atteindre la cohésion qu'un ennemi commun. Or, cet ennemi là : je ne chercherais pas à m'en débarrasser. On ne retire pas un épouvantail efficace. Malgré tout, si cette annonce n'était pas pour me déplaire, mes troubles du sommeil faisant suite à mon dernier ordre m'empêchaient d'apprécier la situation nouvelle à sa juste valeur. Je faisais face à une véritable impasse puisqu'en réalité : je pouvais les ramener à la vie. Il est vrai que notre commerce de plumes était bien installé. Et il est également vrai que j'en avais techniquement hérité après la mort du Duc. Mais il me fallait encore me renseigner sur ces dernières. Au vu des effets secondaires de certaines d'entre elles, les plumes rouges notamment, je me refusais d'en utiliser la moindre tant que je n'avais pas l'intégralité des informations nécessaires à ma disposition. Et de toute façon, une fois de plus : les ramener, c'était signer mon arrêt de mort. Le problème n'était donc pas que je ne pouvais pas les ramener. Le problème, c'était que je ne voulais pas les ramener. Et cela ne m'en attristait pas moins.

En resongeant à cette histoire de plumes de phœnix, je me rappelai de cet autre Leborgne : celui qui était au service du Duc Klaussman. Je n'avais jamais cherché à obtenir de véritables réponses de la part de Leborgne à son sujet, de peur qu'il me mente, qu'il se braque ou qu'il s'imagine des choses. Je choisis donc de laisser ce sujet en suspend et de n'y revenir que lorsqu'il se représenterait à moi. Seulement, une idée me restait néanmoins perpétuellement dans la tête, sans que je ne puisse jamais arrêter d'y songer. Si il y en avait d'autres comme mon Leborgne, il valait mieux savoir à qui ils avaient juré allégeance. La pire erreur que l'on puisse commettre est de s'en prendre à quelqu'un dont on ne sait rien, si ce n'est qu'il est plus fort que nous. Ce dont j'étais certain, en revanche, c'est que lorsque le Gant Noir serait assez puissant, ils finiraient tous

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inexorablement par travailler pour moi. Je voulais compter chacun d'entre eux à mon service, au service de ma Famille. Je ne pouvais après tout pas laisser de si puissants guerriers à n'importe qui. En tout cas, c'était ce que je me disais à l'époque afin de légitimer ce désir. La vérité c'est plutôt, et je m'en rends compte aujourd'hui, que : je ne pouvais après tout pas laisser de si puissants guerriers à n'importe qui d'autre que moi. Cela dit, dans les quelques heures qui suivirent l'officialisation des trois prophètes comme nouveaux régents de leur territoire respectif, je finis par apprendre tout ce que je voulais savoir. Je me rappelle encore de ce jour. Comment pourrais-je l'oublier ? Nous étions installés Luther, Héléna et moi autour de la grande table de notre nouveau quartier général, à savoir : l'ancienne résidence secondaire des Huttington, à quelques minutes de Kürsk, dont j'étais à présent le nouveau propriétaire. Leborgne fit irruption un peu plus tard dans la pièce accompagné d'une jeune fille et d'un garçon, tous deux âgés d'à peine plus d'une dizaine d'années, portant eux aussi un fin bandeau noir autour de l’œil gauche. La fillette regardait dans le vide. Son visage de porcelaine était enlaidit par une vilaine moue de tristesse. Elle semblait comme absente, perdue dans ses pensées. Le jeune homme, quant à lui, laissait apparaître une expression contrariée sur le visage. Les bras croisés, les sourcils froncés, il détournait volontairement le regard de notre direction, comme si il retenait en lui une profonde colère. Tous deux étaient vêtus de légères tenues d'entraînement faites de cuir couleur obsidienne. Ils portaient d'épais gant bruns ainsi que des bottes noires munies d’éperons qui leur montaient jusqu'aux genoux. Nous nous regardâmes tous trois, interloqués, nous demandant les uns les autres si l'on savait ce que ces enfants faisaient ici. Leborgne passa sa main gauche dans le dos de la petite à côté de lui, comme pour la consoler, et désigna de sa main droite la table à l'autre bambin, comme pour lui demander d'aller s'y installer. Leborgne affichait un regard embarrassé, si ce n'est peut-être plus : angoissé. Lorsque nous lui demandâmes d'être plus loquace quant à la raison de la présence de ces enfants ici, il rétorqua qu'il désirait que Luther et Héléna quittent la salle quelques instants. Suite à cela, je les congédiai et ils obéirent sans discuter. Leborgne voulait s'entretenir seul à seul avec moi. Il ne semblait pas encore faire pleinement confiance aux autres. Je compris cependant très vite pourquoi il souhaitait que cette discussion se tienne seul à seul, avec cette jeune fille et ce jeune garçon borgnes comme uniques intermédiaires. En effet, il comptait me demander quelque chose. Et pour que Leborgne demande une faveur à quelqu'un c'est que la situation doit être on ne peut plus délicate. Afin que j'en comprenne les fondements et les aboutissements, il se mit à me raconter : l'histoire de sa famille. Les Leborgne comptaient peu de membres en leur sein, mais chacun d'entre eux devaient tout de même suivre des traditions et des épreuves très strictes, héritées de leur ancêtre : le terrible mercenaire Kron, dit "le Borgne", du fait de son œil manquant, dissimulé derrière un épais bandeau noir. La légende voudrait qu'il le perdit lors de la grande Bataille du Cratère Brun. Une pluie de flèches aurait été tirée dans sa direction et l'une d'entre elle se serait alors logée droit dans son œil gauche. Quelques instants après s'être rendu compte de ce qu'il venait tout juste de lui arriver, il aurait ensuite contemplé, de son unique œil encore valide, le malheureux archer ayant eu l'audace de lui tirer dessus. Puis, il aurait agrippé le projectile par son tube fait de bois et aurait donné un coup sec sur ce dernier, retirant de son orbite tout autant la dite flèche... Que le globe oculaire dans lequel elle était toujours plantée. Selon cette même légende, il aurait alors poussé un rire dément, terrifiant au point de résigner chacun de ses ennemis à se rendre sans conditions, déposant leurs armes au sol... Avant de se faire massacrer.

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Il était tellement fier de ce sobriquet qu'il en fit son nouveau nom de famille, afin que ses héritiers le perpétuent sur autant de générations que possible. Pour être dignes de ce nom, la tradition voulait que les futurs Leborgne soient énuclés à la main peu de temps après leur naissance en utilisant une technique très particulière qu'eux seuls connaissent. Si ils survivaient : les nourrissons étaient considérés comme dignes de suivre le reste de l'entraînement intensif qui les attendait. Ce dernier étant sensé les changer en véritables armes de guerre, capable de vaincre n'importe qui avec n'importe quoi. L'homme dont j'avais entendu la voix, lors de l'incendie du palais du Duc Klaussman, était, en revanche, un cas très particulier. C'était un certain Conrad Leborgne. Lui, n'était pas né Leborgne. Il l'était devenu après avoir accepté le titre de parrain de la fille de son meilleur ami. Meilleur ami qui n'était nul autre que le cousin de mon Leborgne, un dénommé Édouard. Apparemment, c'était pour ça qu'il était entré au service de Klaussman. Il voulait que ce dernier l'aide à retrouver cet Édouard et sa fille Camille, la petite cousine, tous deux disparus depuis 7 ans. Néanmoins, chacun d'entre eux s'était volatilisé sans laisser la moindre trace de leur passage. L'on ignorait où ils étaient aujourd'hui et pour qui ils travaillaient, voire même : si ils travaillaient pour quelqu'un ou non. Enfin, j'appris plus tard que ce même Édouard était également traqué par sa propre sœur, Maude, plus connue sous le pseudonyme de "Madame Leborgne". Cette dernière le pourchassait, elle aussi, depuis 7 ans afin de punir son frère aîné pour le meurtre de leur père, Abraham, l'oncle de Leborgne. Les histoires de familles ne sont jamais simples. Nonobstant, Leborgne ne se contenta pas de me faire la présentation de son arbre généalogique. Il se devait simplement de poser les bases du problème qu'il me fallait à présent résoudre. En effet, cette jeune fille calme et attentive aux longs cheveux noirs et à la mine triste n'était nulle autre que la petite sœur de Leborgne. Elle se nommait Mélanie et n'était alors âgée que de 12 ans. À cet âge là, les Leborgne n'entrent pas encore au service de qui que ce soit. Ils perfectionnent simplement leur style de combat et leur maniement de toute arme, y comprit ce que nous autres, simples mortels, ne considérons simplement que comme des objets du quotidien. Malgré leurs 18 ans de différence, je voyais dans sa façon de se comporter avec elle, de se tenir, de parler en sa présence que Leborgne éprouvait une réelle tendresse envers cette jeune fille. Je me demandais simplement ce qu'il attendait de moi, et pourquoi il me la présentait aujourd'hui. Il m'affirma alors un point que j'ignorais jusqu'à présent sur le fonctionnement de l'allégeance de leur famille : "Un Leborgne entre toujours au service soit de celui en qui ils ont le plus confiance pour leur apporter gloire, pouvoir et puissance, soit de celui envers qui ils ont une dette". En d'autres termes : Leborgne avait bel et bien un service à me demander, et ce service concernait cette jeune fille. Mélanie n'a jamais eu la chance de connaître son père biologique. Terrence Leborgne, fils cadet de Kron & Mathilda Leborgne, frère d'Abraham, et père de mon Leborgne, passa l'arme à gauche quelques semaines avant la naissance de sa fille. Sa mère, Iris de la maison Hillgram, quitta également ce monde en lui donnant vie. Leborgne venait tout juste d'avoir 18 ans. Il n'était alors pas en mesure d'éduquer et de former sa cadette seul. Ainsi, c'est Gaïus Leborgne, leur parrain, qui en prit la garde. Ce dernier ayant lui aussi, à l'instar de Conrad, rejoint la famille après avoir accepté cette demande de parrainage. Dans son cas, il fut énuclé par Terrence Leborgne lui-même. Ce fut donc ce parrain qui apprit à Mélanie l'art du combat Leborgne, qui l'éleva, l'éduqua et qui se chargea de la faire "entrer dans la famille", si j’ose dire. Il s'occupa d'elle

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pendant près de 12 ans. Il la fit combattre aux côtés de son fils William, de un an son aîné, et qui n'était autre que le jeune garçon à la mine si contrariée qui se tenait, les bras croisés, à côté de nous. William avait lui aussi perdu sa mère, Anna de la Maison Rieux, le jour de sa naissance. Le fait d'avoir tous deux grandi sans figure maternelle les avait d'ailleurs beaucoup rapprochés. Des propres dires de Mélanie, elle a très longtemps considéré ce jeune Leborgne impétueux et brutal comme étant plus un frère pour elle que ne l'était son véritable frère de sang, trop absent dans sa vie pour qu'elle ne l'aime autant que lui. Ces mots restèrent gravés en moi comme dans du marbre. Je ne pouvais m'empêcher de dresser un lien entre ces dires et ma situation personnelle future. Malheureusement, Gaïus Leborgne venait tout juste de rendre l'âme. L'on vit dans un monde dangereux, où même les guerriers les plus puissants finissent par succomber, que ce soit au combat, de maladie ou tout simplement de vieillesse. De ce fait, Leborgne venait d'hériter de la garde de deux orphelins dont l'entraînement n'était pas encore aboutit. Et il ne pouvait faire appel à personne d'autre dans sa famille pour s'occuper d'eux puisque le reste de ses cousins se chassaient les uns les autres. Seulement, si il n'y avait que ça, il avait déjà surmonté des épreuves bien plus difficiles. Or, le véritable problème dans cette histoire : c'est que Leborgne allait également devenir un père de famille. Sa femme, Hilda de la maison Rieux, sœur de Anna et Sharena Rieux, donnerait bientôt naissance à un nouveau Leborgne. Il faudrait alors qu'il se charge à la fois d'entraîner sa sœur, le fils de son parrain et sa propre descendance. Il allait bientôt devoir remplir à lui seul les fonctions de frère, de mentor, de père et d'exécuteur pour le Gant Noir. Hélas ou heureusement pour lui, il n'aura cependant pas à endosser également le rôle de mari puisque Hilda Rieux, son épouse, décédera, tout comme ses deux sœurs, en donnant naissance à sa fille, Mélissa, un an plus tard. La grande, puissante et respectable Maison Rieux dirigée par l'honorable Sir. Floyd Rieux, désirait plus que tout mettre à l’abri leurs trois héritières. C'est pourquoi, leur mère Isabella Rieux, insista à fiancer ces dernières aux hommes de la famille Leborgne, avec qui ils travaillaient alors. En leur esprit, le seul moyen d'assurer leur héritage d'une certaine façon, leur nom ne pouvant se perpétuer sans fils, était en mariant leurs filles à des hommes forts capables de les protéger de n'importe quoi. Hélas pour eux, ils avaient visiblement sous-estimé la difficulté de survivre à une naissance dans ce monde. Si le patriarche Rieux eut la chance de partir avant ses filles, Isabella du encaisser le décès de deux de ces dernières : l'aînée Anna et la benjamine Sharena, épouse d’Édouard, avant de se lasser de la vie un an plus tard. Hilda fut la dernière à partir, mais sa disparition en l'an 1198 sonnera définitivement l'extinction de la Maison Rieux. Sans mentor, sans famille, sans femme, Leborgne allait bientôt devoir jouer sur tous les tableaux, tout le temps et tout seul. Et face à ce genre de défi, même un Leborgne ne peut espérer bien réussir. Je comprenais sa douleur. Je savais ce que c'était que d'avoir l'impression de porter tout le poids du monde sur ses épaules. Pour lui, les choses étaient habituellement plus simples. Il se contentait tout bonnement de demander quoi faire, puis de le faire. Seulement, aujourd'hui, le poids des responsabilités l'écrasait, et il ne pouvait se débarrasser si facilement du fardeau qu'était le sien. C'est dans cet état que je retrouvai mon homme de main le plus solide : dans l'incapacité totale de s'occuper à la fois des desseins du Gant Noir et de la survie de sa lignée. Au départ, je pensais que c'était pour préserver le secret autour de sa famille qu'il avait exigé que Luther et Héléna quitte la pièce. Et si il devait tout de même y avoir un peu de ça, la véritable raison restait qu'il était en réalité trop fier pour oser demander de l'aide à quelqu'un devant tout le monde. Il m'implorait de l'aider à trouver une solution pour sauver l'héritage de sa famille, pour faire de Mélanie et de

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William de véritables Leborgne, dignes de leur nom. C'était la première fois que je le voyais dans un tel état. Cet homme qui semblait pourtant habituellement tellement imperturbable, tellement en contrôle de la situation, me paraissait soudainement si faillible, si déconfit, si ... humain. Je devais faire quelque chose pour lui, et en échange, je m'assurerais sa dévotion éternelle : chose que nulle contrat ne peut véritablement garantir avec le temps qui passe. La situation était certes complexe mais pas perdue pour autant. Je lui demandai simplement, à l'écrit, de me laisser une journée pour réfléchir à son problème, puis je reviendrai vers lui et lui proposerai mes solutions. Au bout du rouleau et en désespoir de cause, il accepta et remit toute sa confiance en moi. Il ne tenait alors qu'à moi de ne pas le décevoir. Lorsque je fus rentré chez moi, je ne pus fermer l'œil de la nuit. Je me demandais sérieusement quoi faire. Une réunion allait être tenue d'ici peu de temps avec les grands puissants des autres régions du Royaume de Costerboros et je ne pouvais me permettre d'y faire participer Luther, si Leborgne n'était pas en mesure d'assurer sa sécurité du fait de la difficulté de sa situation actuelle. Tout devait s'emboîter. Si je voulais avancer, il me fallait faire d'une pierre deux coups. Or, toute cette pression me fatiguai tellement que je finis par m'endormir sans trouver de solution pour le lendemain. Lorsque le petit matin se présenta à ma fenêtre, faisant baigner ma chambre dans un balais de rayons lumineux, je savais qu'il me fallait trouver un moyen de présenter la chose à Leborgne, et vite. Assis sur ma haute chaise en bois, ma Mère faisait semblant de faire voler ma cuillère remplie de compote en l'air avant de me la faire avaler. Elle était dans l'une de ses humeurs du matin où elle tentait de jouer son rôle de "maman actuelle". La dite situation ne m'aurait pas tant dérangée si j'avais eu d'autres idées en tête alors. Je me souviens que mon Père fit soudain irruption dans la pièce, portant sur son dos un lourd sac rempli de bûches de bois. "Ah ! Superbe, mon amour ! Nous allons pouvoir faire crépiter la cheminée ce soir." lui dit-elle en s'avançant vers lui pour l'embrasser tendrement. - "La récolte a été bonne." lui répondit mon Père. "Durand et moi-même avons trouvé des arbres parfaits ce matin." - "Durand... C'est le papa du petit Jacob, c'est ça ?" - "Je crois, oui. Il m'a dit que ça femme s'appelle Esther." - "Oh oui ! Je lui ai parlé récemment. C'est une femme tout à fait charmante. Peut-être devrions nous les inviter à manger à la maison, un de ces jours." - "Euh... Moui. Pourquoi pas." Mon Père savait que Durand battait sa femme. Il préférait ne rien dire à ma Mère tout simplement parce qu'il s'entendait bien avec lui, malgré tout. Il valait donc mieux qu'il évite d'ébruiter l'affaire au risque qu'il se fasse interdire de le côtoyer. - "Et d'ailleurs, puisqu'on parle d'eux. Tu savais qu'Esther était passionnée elle-aussi par les Majordomes ?" souleva ma Mère. - "Les majordomes ?"

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- "Oui ! Tu sais bien, ces gens qui font les tâches ménagères plus vite que l'on ne pourrait le dire. Elle m'a prêté un livre sur eux. C'est passionnant ! Tu sais ce qui me ferait plaisir ? Qu'un jour on aille visiter leur guilde ! J'aimerais tellement leur demander de me révéler tous leurs petits secrets. Tu imagines ? La cuisine en quelques secondes ! Les lits qui se font tout seuls ! Les habits qui vont d'eux mêmes à la rivière se faire laver !" - "Oh... Je ne pense pas qu'ils te diront grand chose. Je ne pense même pas qu'ils nous laisseront rentrer. Mais... Oui. On peut toujours essayer, si ça peut te faire plaisir." - "Comme tu es défaitiste ! Je ne sais pas si tu te souviens mais dans les lettres que t'envoyais le Lord de Vérandrie à qui tu as sauvé la vie... Comment s'appelle-t-il déjà ?" - "Alexander ?" - "Oui, voilà ! Alexander ! Quand il t'avait envoyé ces lettres de remerciements que je lisais pour toi, il avait évoqué un majordome, un certain Heinz, je crois. Si on dit son nom, il devrait y avoir moyen d'obtenir un laissez-passer, tu ne crois pas ?" - "Humpf. Alors, tu ne te rappelles pas du nom du grand seigneur de Vérandrie mais tu retiens celui de son majordome, mon ange ?" - "Oh, mais je ne demande qu'à voir ce Alexander faire le ménage et la cuisine ! Ahah !" Cette discussion somme toute des plus classiques me fut pourtant salutaire. J'ignorais tout de cette Guilde des Majordomes. Je n'en avais jamais entendu parler auparavant. J'ignorais que de telles prouesses était atteignables pour l'Homme, même avec les meilleures des magies d'augmentation. Si ces légendes que venait d'énumérer ma Mère n'en étaient pas et que telles personnes étaient atteignables pour quiconque suivrait leur formation, alors peut-être avais-je trouvé la solution idéale pour aider ce pauvre Leborgne. Le soir venu, lorsque je revins au quartier général, j'interrompis une discussion entre Mélanie et William. Leborgne, quant à lui, semblait s'entretenir avec Luther pour parler de l'organisation de la réunion. Si, en temps normal, j'aurais été beaucoup plus attentif à ce qui se disait du côté de mes deux alliés adultes, mon attention fut en réalité davantage captée par ce que j'entendais du côté des deux jeunes Leborgne. - "Je ne suis pas triste pour mon père, Nini. C'est pas de la tristesse, c'est de la colère. Toi tu es triste, pas moi ! Mon père était un faible, un minable. Il est mort. J'ai honte d'avoir eu du respect pour quelqu'un de si faible ! Les forts eux ne meurent pas. Les forts eux méritent mon respect ! Les forts eux n'abandonnent pas ceux qu'ils aiment comme ça du jour au lendemain !' - "Tu es dur avec Gaïus, Will. On va tous mourir un jour, tu sais ? Personne n'y échappe pour toujours. Il a quand même vécu jusqu'à ses 64 ans. C'est beaucoup plus que la grande majorité des gens. Ce n'est pas de la faiblesse de mourir, c'est juste... la vie." - "N'importe quoi ! Ton frère, Viktor, il m'a parlé des plumes de phœnix ! Il m'a dit que Monsieur S pouvait ramener à la vie n'importe qui si il le voulait ! Mais si jamais il veut faire revenir mon père, je l'en empêcherais ! Je refuse qu'un lâcheur comme lui qui abandonne ses enfants alors qu'ils n'ont même pas encore fini leur entraînement de Leborgne revienne parmi nous. Il ne l'a pas mérité !"

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- "Pour moi, si. Il m'a formé alors que je ne suis même pas vraiment ta sœur. Il m'a aimé comme une fille. Il m'a soigné lorsque j'étais blessée. Il me consolait lorsque j'étais triste. Il était comme un vrai père pour moi. Tu es son vrai fils, et pourtant j'ai l'impression de l'aimer plus que toi. C'était un homme bon, Gaïus. Et je ne veux plus jamais t'entendre dire qu'il était faible, parce que c'est pas vrai." - "Tu peux penser ce que tu veux sur lui. J'en ai plus rien à faire. Mais par contre, je t'interdis de dire qu'on va tous mourir ! Si jamais il t'arrivait quoi que ce soit, alors j'irais à la nage jusqu'aux îles vagabondes pour trouver les plumes qui te ramèneraient à la vie. On s'est fait une promesse à la mort de papa, tu te souviens ? De toujours être là l'un pour l'autre ! Et je refuserais toujours de te laisser partir en restant là les bras croisés." - "Et tu sais aussi très bien que je ferais pareil pour toi, Will." - "HA ! T'es une marrante toi ! Il est pas né celui qui aura la peau de William Leborgne, premier du nom ! C'est moi qui te sauverais de la mort, pas l'inverse !" - "D'accord, donc si jamais tu y passes, je chercherais pas à te sauver. On est d'accord ?" - "Les filles comme toi, c'est elles qui sont des demoiselles en détresse. Les hommes forts comme moi, eux, ils meurent pas." - "Chiche !" - "Qu'est-ce qu'y a ? Tu me provoques ? Tu veux qu'on se batte encore une fois peut-être ? Je pourrais te botter les fesses l'œil fermé !" - "Fais attention, je serais capable de te faire mordre la poussière une deuxième fois et tu te mettrais encore à bouder." - "C'est arrivé juste une fois ! Et puis tu as triché ! J'étais fatigué !" - "Tu diras la même chose dans un vrai combat contre des gens qui seront là pour te tuer ?" Les écouter parler me faisait légèrement sourire. Alors c'était à ça que ressemblait une relation "normale" entre frère et sœur ? Je trouvais cette discussion très divertissante, presque prenante. Moi même à plusieurs reprises j'avais envie d'intervenir. Ils parlaient de sujets très intéressants pour leur jeune âge. Bien plus intéressants que beaucoup de points soulevés par des adultes. Cependant, je ne pouvais patienter plus longtemps, il me fallait m'entretenir dès à présent avec Leborgne pour lui présenter mes solutions. Le pauvre homme était déjà bien assez tracassé pour le laisser dans le flou. Dès qu'ils m'entendirent pousser la large porte derrière laquelle je me trouvais, je les aperçus tous se retourner immédiatement dans ma direction. C'était comme si ils m'attendaient depuis bien longtemps déjà. Comme si ils contemplaient en face d'eux une sorte d'homme providentiel. Je mentirais si je disais que tant de considération ne me procurait pas une certaine jouissance. Cette sensation de puissance et de respect n'est pas quelque chose à quoi l'on peut rester indifférent. Néanmoins, il convient également de préciser qu'être l'objet de toute l'attention n'était pas pour me plaire. Je préfère que l'on m'oublie, en règle général. De cette manière, je peux agir sans que l'on ne s'occupe de moi, et cela limite grandement la pression que je peux avoir à répondre aux attentes et

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aux espérances des uns et des autres. Seulement, au vu de la situation actuelle, j’étais prêt à jouer le jeu, à incarner ce faiseur de miracles qu'ils voyaient en moi. Je traînai volontairement le pas, laissant les talons de mes bottines claquant le sol annoncer ma présence. Je désignai ensuite le couloir menant à une salle adjacente à Leborgne du bout de l'index, lui faisant signe de m'y accompagner. Puis, mon regard se posa sur Luther et Héléna. Je leur fis un petit mouvement de tête dans la direction des enfants, leur demandant implicitement de les surveiller. J'allais parler d'eux directement à Leborgne, et je ne voulais pas que quiconque nous entende. Ils acquiescèrent, puis tentèrent d'engager un début de discussion avec William et Mélanie, pendant que nous nous dirigions tous deux, un peu plus loin, à l’abri des oreilles indiscrètes. Nous nous isolâmes ainsi, vérifiant bien derrière nous si personne ne nous écoutait. Leborgne se donna même la peine de passer son œil à travers la serrure. Il se retourna enfin à nouveau dans ma direction après quelques secondes d'examination. - "Alors ?" me demanda-t-il sans réellement parvenir à dissimuler son impatience ; comme pouvait d'ailleurs en témoigner ses mains, qu'il frottait continuellement entre elles. - "Il y a bien quelque chose que je peux te proposer. As-tu déjà entendu parler d'une certaine Guilde des Majordomes ?" lui répondis-je à voix basse. - "Oui, ça me dit quelque chose. Fut un temps, Huttington souhaitait obtenir les services de l'un de leurs membres, n'importe lequel. C'était juste histoire d'affirmer son pouvoir aux yeux de tous. Il me répétait constamment qu'un majordome était à la fois un signe de puissance et de sécurité. Mais, quel rapport avec mon ... problème ?" - "Je comptais justement y venir. Cela dit, quelque chose m'intrigue." - "Quoi donc ?" - "Si il voulait tant en avoir un, pourquoi en était-il dépourvu ?" - "Houlà. Longue histoire." - "Est-ce lié à un refus de la Guilde ?" - "Oui et non." - "C'est un peu vague, Leborgne." - "Disons qu'il l'a bel et bien contacté. Mais que c'est ... un élément extérieur, qui l'en a empêché." - "Un élément extérieur faisant parti des majordomes ?" - "Qui en faisait parti, non. Qui avait des liens sacrément étroits avec eux : ça, ouaip !" - "Je vois. Cet élément est donc à prendre en compte. Mais nous y reviendrons plus tard. Chaque chose en son temps. En revanche, ce qui ne peut attendre, ce sont certaines précisions. Si je résume ce que tu m'as dis : Huttington savait donc quoi faire pour s'en procurer un. En outre, il connaissait leur existence, savait qui contacter, et quoi leur proposer en échange. Je me trompe ?" - "C'est exact."

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- "Par conséquent, je suppose que tu sais, toi aussi, comment entrer en lien avec eux. N'est-ce pas ? - "Je ne garantis rien. Mais, ça reste envisageable." - "Dans ce cas, voilà ce que je peux te suggérer. Nous allons faire de ces deux enfants les tous premiers Leborgne majordomes." Leborgne resta une dizaine de seconde à me regarder fixement de son seul œil exorbité. L'expression faciale qu'il affichait alors ne laissait nul doute ni sur son incompréhension, ni sur sa surprise. - " Euh... pardon, quoi ?" - "D'après ce que j'ai cru comprendre : ni l'un ni l'autre n'a encore pleinement achevé sa formation. Et il n'est pas question de laisser cela entraver ni ton travail, ni l'entraînement de ton futur héritier. Ils ont déjà les bases, c'est le reste qui leur manque. Dans ce cas, pourquoi ne pas en profiter pour faire d'une pierre deux coups ? Si ce n'est plus encore. J'ai entendu dire que l'entraînement des majordomes pouvait faire de leurs adeptes des sortes de sur-hommes. Des personnes à la vitesse et aux pouvoirs dépassant toute logique. N'aimerais tu pas faire d'eux : des êtres si puissants qu'ils combineraient tout ce qui se fait de mieux en matière de techniques de combat et de pouvoirs horsdu-commun ? Du fait de leur jeune âge, ils pourraient avoir droit à une formation complète, étalée sur le nombre d'années qu'il faudra. De ce que j'ai vu, ils ont l'air de très bien s'entendre. Il serait donc peut-être mieux, tant pour eux que pour nous, de les y inscrire ensemble. Et dès qu'ils en seront sortis, ils entreront à mon service." Leborgne resta quelques instants à réfléchir sans rien dire. Le pouce sur le bas de la joue, le reste des doigts sous le menton, il regardait le sol d'un air pensif. Une chose est sûre, il ne s'attendait pas à une telle proposition. Je lui laissai tout le temps nécessaire pour me donner son avis. Après près d'une minute de silence, il reprit finalement parole. - "Hum... Des Leborgne majordomes... Comment dire... En soit, c'est pas une mauvaise idée. Mais... enfin... Je vois pas trop comment... " Je lui laissai le temps de trouver ses mots. Encore était-il préférable de perdre du temps sur cette question si jamais cela nous évitait des problèmes sur le long terme. "En fait, il y a plusieurs choses qui me dérangent dans cette solution." conclua-t-il. - "Lesquelles ?" lui demandais-je. - "D'abord, un Leborgne, c'est un Leborgne. Un majordome, c'est un majordome." - "Certes. J'entends bien." - "Ce que je veux dire c'est que... On a une façon de se battre qui est la notre. On a un comportement qui est le notre. On a une histoire, des coutumes qui sont les nôtres. Si on laisse quelque chose d'autre s'immiscer là-dedans, on risque de perdre notre héritage." - "C'est donc cette perte d'identité qui t'effraie ?"

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- "M'effrayer, j'irais pas jusque là. Mais j'aimerai bien qu'ils n'oublient pas d'où ils viennent et qui ils sont, tout simplement." - "C'est un point que je peux comprendre. Je te conseille simplement, à ce sujet, de ne pas oublier une chose : ils sont tous deux Leborgne avant d'être majordomes, et non l'inverse. Par conséquent, il y a un héritage qui importera plus à leurs yeux que l'autre. Et lorsqu'il leur faudra, à eux aussi, faire entrer les générations futures dans votre famille, alors ils pourront leur offrir un entraînement bien meilleur et bien plus fourni que les anciens, rendant ces dernières plus performantes et plus douées que jamais. Et cela, ce sera permit par cette intégration à la guilde." - "C'est sûr que vu sous cet angle... Disons, que ce qui me fait peur c'est, bien sûr ce côté perte d'identité, mais surtout la perte de personnalité." - "Qu'entends-tu par là ?" - "De ce que j'en sais, les majordomes ont comme caractéristiques de donner leur vie au maître qu'ils ont choisi de servir. Ils obéissent à un code, à un ensemble de règles, d'obligations liées à leur fonction. Il est impossible pour eux de s'y dérober. Ce sont plus des corps sans volonté qui se contentent d'obéir plus que de penser par eux même. Et je n'ai pas forcément envie que Mélanie finisse comme ça." - "Sans offense, Leborgne, mais c'est le principe de ta famille que d'obéir aux ordres de leurs supérieurs. Je ne vois pas en quoi c'est un problème de pousser cette dévotion à son paroxysme." - "Sans offense, Monsieur, mais je ne me définis pas encore comme un pantin dont vous tirez les ficelles. Si un jour je considère que travailler pour vous n'est plus dans mon intérêt, alors je vous abandonnerais pour de bon. Ce qu'un majordome ne peut et ne pourra jamais faire." Je le dévisageai après cette affirmation, en fronçant légèrement les sourcils. - "Je vois. Donc ton allégeance est à géométrie variable." - "Ce n'est pas ce que j'ai dit. Simplement que j'ai mon mot à dire, voilà tout." - "Cela allait de soit. C'est cette idée de potentielle trahison qui me dérange davantage." - "Je crois que..." - "Je crois que tu as oublié pour qui tu travaillais et qui tentait de t'aider à résoudre ton problème aujourd'hui. Tu penses qu'Huttington t'aurait tendu la main, lui ? Non. Tu te risques à cela avec moi car tu me sais plus coopératif et généreux que lui. Mais ma bonté a des limites. Même pour toi, Leborgne. Si tu ne veux pas de mon aide, tu es libre de te débrouiller tout seul. Je ne veux pas à mes côtés de collaborateurs qui refusent d'obéir ou qui osent me dire droit dans les yeux qu'ils se laissent le choix de me faire faux bond si jamais ils l'estiment. Soit nous cherchons à être une famille, dans laquelle nous nous entre-aidons les uns les autres, soit nous continuons notre route chacun de notre côté. Tu veux qu'on te laisse le choix ? Alors, choisis ce que tu préfères." Lorsque je prononçai cette longue tirade, je craignais d'être allé trop loin. D'avoir franchi les limites. Pourtant, je savais que c'était nécessaire. L'on ne dirige pas des fortes têtes en les brossant dans le sens du poil. Pour être un chef respecté et respectable, il faut être dur lorsqu'il le faut,

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et bon lorsqu'il le faut. Sévère mais juste. Compatissant mais pas faible. Laissant un court moment sans paroles s'installer, Leborgne finit, une fois de plus, par reprendre la discussion. - "Désolé, Monsieur S. Je me suis emporté. Cela ne se reproduira plus, vous avez ma parole." - "Je pense, mon cher Leborgne, que cette histoire te monte bien plus à la tête qu'elle ne le devrait. Je comprends ta situation de détresse. Elle est empirée par le fait que ce n'est pas pour toi-même que tu t'inquiètes mais pour les autres. Et ça, tu n'y as pas habitude. Tu te sais capable d'assurer ta propre sécurité, mais tu as peur pour ceux à qui tu tiens. Je respecte cela. C'est pourquoi je veux t'aider. Alors, accepte mon aide, et franchissons ensemble cette étape difficile pour que des jours meilleurs se présentent ensuite à nous. Es-tu d'accord ?" - "C'est tout ce que je souhaite." - "Dans ce cas, je te prierais de soulever les autres points qui te dérange dans le plan que je viens de te proposer." Leborgne soupira. - "Outre ce que je vous ai dit plus tôt, qu'on va considérer comme réglé, il y a le problème du coût d'entrée." - "Ce n'est pourtant pas l'argent qui nous manque." - "Ce n'est pas ça. La Guilde des Majordomes n'est pas vraiment intéressée par l'argent. Le Duc lui même avait beau leur proposer des sommes astronomiques, ils ne daignaient pas répondre à la moindre de ses demandes." - "Que recherchent-ils dans ce cas ?" - "C'est bien là le problème : pas grand chose en vérité. Tout est une question de contacts. De connaître les bonnes personnes, de leur proposer ce qui est susceptible de les intéresser au moment où ils pourraient être intéressés, d'avoir un mécène, ..." - "Un mécène, tu dis ?" - "Oui, une sorte de garant, si vous préférez. Quelqu'un qui est déjà ami avec la guilde et qui serait en mesure de leur proposer un échange de bons procédés. Par exemple, l'entrée en leur sein d'un nouvel apprenti, en échange de ... n'importe quoi susceptible de les intéresser." - "Huttington n'a-t-il jamais tenté d'entrer en contact avec l'un de ces mécènes pour obtenir les services d'un majordome ?" - "Justement si. Disons simplement que ça entre dans le cadre de la "longue histoire"." - "Y'a-t-il d'autres choses susceptibles de te déranger avant que je ne te demande de me la raconter plus en détails cette "longue histoire" ?" - "Boarf. On a déjà vu le principal. Pour le reste, disons juste que ça ne les concerne pas tant eux que mon gosse." - "Tu ne te sens pas encore les responsabilités d'être père, Leborgne ?"

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- "Disons simplement que tant que je travaille pour vous, ça va être difficile. Je suis sur le terrain 24 heures sur 24, et pour faire un Leborgne digne de ce nom, il faut aussi lui consacrer un temps fou." - "Sa mère s'en chargera très bien toute seule." - "Le hic, c'est que non. Je sais très bien qu'Hilda, ma femme, va y passer elle aussi, comme ses deux sœurs avant elle. Elle ne fera pas exception à la règle. Je le sais très bien. Et même si c'était le cas, je la connais : elle n'accepterait jamais que je retire un œil à notre enfant. Et je serais donc obligé dans tous les cas de... Enfin, je vais pas vous faire un dessin, vous m'avez compris. Je préférerais presque que la pauvre femme y passe plutôt que j'ai à lui infliger ça." - "Je vois. C'est ennuyeux, en effet. As-tu jamais pensé à faire appel à un parrain, comme Conrad et Gaïus ?" - "Un parrain ? J'y ai pensé. Mais je ne suis pas sûr de connaître qui que ce soit apte à prendre le rôle. Surtout pour mon enfant." - "Il te faut quelqu'un de digne de confiance. Un ami d'enfance peut-être ?" - "D'enfance, je ne sais pas. Mais un ami... Oui, il y a peut-être quelqu'un. Un brave type qui m'a sauvé d'une mort certaine, il y a quelques temps." - "Toi ? Te sauver d'une mort certaine ?" - "Hey ! Je reste humain, patron. Je suis peut-être balèze, mais il y a certains combat que je ne peux pas gagner. Il faut connaître ses limites, c'est le seul moyen de les dépasser." - "Je ne peux que te donner raison là-dessus. Mais, tu te doutes bien que maintenant que tu m'as dit cela, j'aimerai savoir ce qu'il s'est passé et qui est cet ami." - "Je m'en doute. Mais, si ça vous dérange pas j'aimerais garder ça pour une autre fois. Le sujet du jour, c'est encore cette solution de la Guilde des Majordomes." - "Te convient-elle ?" Il soupira tout en se mettant les mains sur les cottes. - "Je pense pas avoir le choix. Si jamais on parvient à leur dégoter une place : je donne ma bénédiction, à défaut de mieux." Nous nous serrâmes alors la main et repartîmes en direction de la salle principale. Seulement, je ne pus résister à la tentation de poursuivre cette discussion, en le questionnant à nouveau sur un certain sujet, alors que nous continuions de déambuler à travers les longs couloirs de notre quartier général. - "Un ami qui t'as sauvé la vie, donc ?" - "Vous comptez pas lâcher l'affaire, hein ?" - "Disons que je préfère avoir une vague idée de l'identité du prochain Leborgne à entrer dans la famille." Il esquissa un sourire.

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- "Si vous voulez tout savoir, cet ami : c'est un petit pêcheur du coin, tout ce qu'il y a de plus classique. Il m'a dit qu'il s'appelait Duncan." - "Tu as été sauvé par un pêcheur, Leborgne ?" - "Dis comme ça, ça ne doit pas paraître bien glorieux. Mais c'est le cas. Il a retrouvé mon corps, grièvement blessé, flottant dans la rivière. Il m'a repêché, m'a ramené chez lui, m'a soigné, m'a offert le gîte et le souper. Et tout ça sans me connaître et sans rien attendre en retour. Un chic type comme on en fait plus. Le pauvre a perdu toute sa famille lors du dernier raid de Xon sur les terres de l’Ouest. J'ai voulu lui donner ma bourse pour le remercier mais il n'en voulait pas." - "Je suppose qu'à l'inverse, retrouver goût à la vie en s'occupant d'un enfant lui ferait le plus grand bien. De cette façon, tu lui auras assuré une enfance heureuse et tu le formeras comme il se doit lorsque tu le retrouveras." - "C'est l'idée. Enfin, tout ça si jamais il accepte d'entrer dans la famille. Vous me direz, pour ce qu'il a à perdre, je le vois mal refuser." - "Je suis curieux néanmoins des raisons qui t'ont fait finir dans une rivière." - "Roh, vous savez, c'était l'une de ces journées comme il y en a tant. Votre boss vous dit, "va là-bas et tue ce type", moi je vais là-bas pour tuer le type. Et puis, sur le chemin, vous recroisez un membre de votre propre famille qui vous bloque la route, vous casse la figure avec ses trois copains et vous laisse pour mort. La routine quoi !" - "Un membre de ta famille ?" - "Oui, le fameux Conrad dont je vous ai parlé. C'est lui qui m'a tendu une embuscade. C'était un ancien voleur, il est très bon pour ça. Si il y a bien une chose que la vie m'a apprise c'est que : dans un combat, celui qui gagne, c'est toujours celui qui en sait le plus sur son adversaire." Cette simple phrase me marqua à tout jamais. Il avait raison. Toutes les fois où j'avais réussi dans mes actions c'était parce que je savais à qui je m'attaquais. Je connaissais ses forces et ses faiblesses, là où lui ne savait même pas qui j'étais. C'était ça notre véritable force, à Leborgne et à moi : la connaissance. Connais ton ennemi pour pouvoir le vaincre. C'était aussi simple que ça. Cependant, quelque chose me revint soudain en tête. Quelque chose que j'avais lu chez le Duc Klaussman. Quelque chose en lien avec une visite surprise d'un homme d'Huttington près du palais de Klaussman, ainsi qu'un voleur coutumier des embuscades justement. Je me mis alors à me stopper net, au milieu du couloir, laissant Leborgne continuer à s'avancer de quelque pas. Il lui fallut quelques secondes avant de se stopper à son tour, remarquant tout juste que je m'étais arrêté de marcher. Je le dévisageai intégralement. Ce dernier leva un sourcil interrogateur. - "Un instant, Leborgne. Cette embuscade a-t-elle eu lieu près d'un petit chemin dérobé menant à la frontière entre le centre et le sud du royaume ?" - "Euh... C'est exact, oui." - "Et ce « type » dont tu devais te charger : était-ce une femme ? » - "Toujours oui."

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- "Une femme du nom de Francesca ? Francesca Scodelario, c’est bien ça ?" Leborgne s'avança alors lentement vers moi, tout en hochant la tête encore plus lentement. - "Oh que oui." - "Leborgne, je crois savoir qui est derrière ce qui t’es arrivé. J'ai découvert chez Klaussman une lettre qu'elle lui avait envoyé, le prévenant que tu étais en direction de son palais. C'est elle qui a vendu la mèche. C'est elle qui lui a indiqué où tu serais et par où tu passerais. Était-elle une proche de Klaussman ?" - "C'était surtout une proche de Huttington." - "De Huttington ? Qu'est-ce que tu entends par là ?" - "Ah ben, pour vous la faire courte : c'est elle le fameux "élément extérieur" dont je vous ai parlé. Je pourrais entrer dans les détails, hein. Mais, ça risque d'être long." Je me mis alors à froncer les sourcils tout en me rapprochant de plus en plus de lui, laissant s'installer une ambiance pesante dans la pièce. - "Dis-moi tout ce que tu sais sur cette femme, Leborgne."

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Chapitre XII : Le Cas Francesca Scodelario (Partie 1 : La Rencontre)

Nos invités de marque s’installaient sur les chaises qui leur étaient réservées, les uns après les autres. Certains avaient fait un long chemin pour arriver ici. Ils avaient tous une coupe remplie de vin devant eux. Si quelques uns osaient tremper leurs lèvres à l’intérieur, assoiffés par le voyage, la plupart d’entre eux restaient plus distants. La méfiance était de mise. Personne ne se faisait vraiment confiance ici. Ils avaient tous, pour la peine, songé à faire appel à plusieurs gardes du corps, juste au cas où. Leborgne s’était assuré de leur faire déposer leurs armes à l’entrée. Mais, dans ce milieu, les mots sont bien plus dangereux que n’importe quelle arme. Certains d’entre eux se connaissaient, intimement comme de réputation. Patientant le temps qu’il faudrait, ils avaient commencé à entamer diverses discussions chacun de leur côté. Leborgne se tenait, non loin de la place encore vide de Luther. Il écoutait attentivement, sans pour autant en donner l’impression, les dires des uns et des autres. Il essayait déjà de retenir un maximum des nombreux visages qui se tenaient devant lui. Heureusement que la pièce était large et que certains avaient refusé l’invitation. Nous n’aurions jamais pu faire asseoir tant de monde autour d’une même table, sinon. Chacun d’entre eux avait ses propres attentes, ses propres idées, ses propres demandes. Assassins, marchands, mages, espions, alchimistes, … Ils avaient tous un domaine de prédilection. Mais ils attendraient. Ils attendraient tant que je le jugerais nécessaire. Il fallait bien que Luther se prépare, pendant ce temps. C’était lui le porte-parole de Monsieur S, après tout. Il devait passer pour quelqu’un de très occupé. William et Mélanie, quant à eux, avaient été positionnés chacun à une porte. Leborgne leur avait demandé à chacun de surveiller un côté de la table, mais de n’intervenir que si on leur en donnait l’ordre. Héléna, quant à elle, n’était pas conviée à la réunion. Ni Luther, ni moi-même ne souhaitions que qui que ce soit ici puisse l’identifier. Nous ne voulions pas lui donner une grande importance. Moins elle se mêlait des affaires du Gant Noir, moins elle prenait de risques. Alors que les nouveaux invités ne cessaient de pénétrer dans notre quartier général, je n’étais, de mon côté, même pas sur les lieux. C’était l’heure du souper. Je dégustais donc avec ma vraie Famille de bons morceaux de viande que mon Père venait tout juste de couper. Il me fallait attendre le lendemain pour savoir ce qu’il s’était dit lors de cette réunion. Ils étaient 4 à y avoir assisté. J’espérais donc que chacun d’entre eux saurait me faire une parfaite retranscription des faits sans omettre le moindre détails. Quand je fus de retour dans notre quartier général, je les surpris à relire un long parchemin sur lequel se tenait une succession de tirets. Ils énuméraient les différents grands points de la réunion. Je me mis alors à alourdir mon pas, de façon à ce que l’on m’entende approcher malgré la distance. En entendant cela, Leborgne fit signe à sa sœur et à son neveu de quitter la salle. Ils obéirent, non sans laisser s’échapper un soupir, nous laissant ainsi tous les trois dans la salle : Luther, Leborgne et moi. Je m’étais donné la peine d’écrire au préalable sur une simple feuille de papier une question tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Pourtant, la réponse à cette dernière était tout sauf à prendre à la légère. « Tout s’est bien passé ? » Luther fut le premier à me répondre. « Les nouvelles sont bonnes. Cette petite réunion nous a permit de consolider les liens et les atouts du Gant Noir plus que nous ne pouvions l’espérer ! J’ai une liste de doléances à vous fournir. Je me suis déjà permis de cocher ce que j’ai accepté de leur laisser au nom du Gant Noir. Et pour le reste, j’ai préféré vous réserver le droit de choisir. »

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Leborgne prit alors parole, à son tour. - « Ouaip ! Ils se sont globalement plutôt bien comportés. Y’a eu aucune réelle menace, ou animosité. Seulement quelques petites piques lancées par-ci, par-là. Mais bon, dans l’idée, on a des alliances solides avec pas mal de types importants dans le Sud et dans le Nord. Il faut dire qu’ils allaient pas faire la forte tête vu à quel point ça leur à fait mal aux fesses de savoir que leur hégémonie est passée entre les mains de leurs prophètes respectifs. » - « Par ailleurs, vous serez heureux d’apprendre que votre présence a été très demandée lors de la réunion. Ils voulaient tous voir le vrai Monsieur S. Surtout une femme, en particulier. Elle s’est interrogée à plusieurs reprises sur les raisons de votre absence. Elle a même attendu que tout le monde s’en aille pour venir me parler en privé, et me demander de lui accorder une simple entrevue avec vous. » Suite à cette remarque, je tournai les yeux en direction de Leborgne. Je demandais du regard si c’était bien la femme à laquelle je pensais ou non. Il acquiesça discrètement. - « Une certaine Francesca Scodelario, si je ne m’abuse. Elle a été particulièrement insistante sur son histoire d’autorisations. » Je levai alors un sourcil interrogateur, ignorant à quoi il faisait référence. Luther renchérit derrière. - « Oui. Son histoire ne m’a pas semblé très claire, d’ailleurs. Si j’ai bien compris, elle voudrait, si jamais elle accepte de faire partie intégrante du Gant Noir, que nous nous assurions de la circulation de ses autorisations partout sur le territoire de Costerboros. Reste encore à savoir si le jeu en vaut la chandelle. » Je fis mine de comprendre. Cependant, j’ignorais de quoi ils me parlaient véritablement. Tout ce que je savais c’est que Francesca Scodelario s’était rendue ici et qu’elle nous avait fait part de ses attentes ; dont celle de me parler, à moi, directement. Il me revint alors en tête tout ce que Leborgne m’avait dit à son sujet. Je lui avais demandé, quelques jours auparavant, de me retrouver tout ce que Huttington avait pu écrire sur elle, de creuser dans sa mémoire tout ce qu’il avait bien pu lui dire à l’oral, et surtout : tout ce qu’il avait pu entendre sur elle de la bouche des autres convives présents lors de la discussion de la veille. Il n’est personne en ce monde de meilleur qu’eux lorsqu’il faut parler dans le dos de ses confrères. En croisant les sources, j’avais ainsi pu constituer une sorte de profil de cette Francesca Scodelario. C’était en réalité le tout premier dossier que nous montâmes sur quelqu’un, récoltant l’intégralité des informations à disposition sur elle. Un premier dossier qui inaugurera une longue, très longue série qui remplira mes bibliothèques, jusqu’à ce que ces dernières ne répertorient l’intégralité des résidents de Costerboros. Personne parmi ses « grands amis » ne l’appelait d’ailleurs directement par son nom ou son prénom. Lorsqu’ils faisaient allusion à elle, c’était toujours à travers un pseudonyme. Elle était connue et redoutée sous le nom de la « Bella Dona ». Ce sobriquet était une sorte de jeu de mots. Dans le patois costerborosien, « bella » signifie quelque chose de très beau, de splendide ; et « Dona » veut dire : la chef, celle qui dirige. Ces deux idées collaient en effet parfaitement à Francesca. Elle était à la fois une leadeuse née qui ne laissait personne se mettre en travers de son chemin, mais dont la façon de commander, de parler, de se comporter avec autrui tournait pratiquement uniquement autour de sa grande beauté physique. Cela se rapportant de la même manière à la « belladona », nom scientifique donné à la belladone, une fleur très toxique souvent utilisée pour concocter les plus dangereux des poisons. Cette plante était d'ailleurs très courante dans le Sud de Costerboros ; là où Francesca résidait elle aussi. Les rumeurs racontaient même que cette belladone était sa plante préférée. Il est simple de comprendre pourquoi lorsque l’on sait comment cette femme est parvenue à la situation qu’était alors la sienne.

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Une situation inscrite dans le sang, la trahison et le poison. Un lien entre son ascension et la mienne aurait presque pu sembler légitime, mais, avec du recul, ce serait une erreur. Moi, je n’utilisais pratiquement jamais de poison. Francesca Scodelario partageait cependant un point commun avec moi. Et non des moindres, puisqu’au départ : elle aussi était partie de rien. Elle a réussi à monter tout en haut de la pyramide sociale par son intelligence, sa débrouillardise et la force de sa volonté. Ceci étant dit, la véritable raison de son ascension reste malgré tout surtout sa grande beauté physique. C’est grâce à cette dernière qu’elle pu s’échapper de sa piètre condition. Jamais je n’entendis qui que ce soit parler de la Bella Dona sans mentionner, au moins une fois, à quel point elle était sublime, gracieuse ou élégante. Qui pouvait bien croire que cette si ravissante créature était au départ une simple prostituée, forcée de vendre son corps pour manger le soir ? Sa magnificence et ses « prouesses » étaient apparemment telles que les plus grands nobles de la région auraient eu ouïdire de son existence. Chacun d’entre eux s’était rendu au moins une fois dans la maison close où elle exerçait son activité, afin de vérifier si la légende autour de sa splendeur était bel et bien réelle. Si j’en croyais les mots de Leborgne, certes un peu crus et vulgaires : « Toute la région lui serait passée dessus ». J’ignorais, à l’époque, le sens de cette phrase et ce qu’il entendait par là. Pourtant, ce que je compris assez vite, c’est qu’elle avait tissé des liens forts, des liens très forts, extrêmement forts avec chacun des grands puissants qui lui avaient rendu visite. C’est là qu’elle mit son plan à exécution. Elle les embobina, les manipula les uns après les autres pour qu’ils lui donnent plus qu’elle ne pouvait espérer. Bijoux, habits de luxe, or, maisons, … Elle tirait d’eux tout ce qu’elle désirait en échange d’une simple gâterie. Mais le pouvoir et l’avarice sont deux fléaux qui ne sont jamais réellement rassasiés. J’en sais quelque chose pour l’un d’entre eux. Francesca ne se contenta bientôt plus des seuls cadeaux qu’on lui faisait. Elle voulait obtenir ce que ses prétendants ne pouvaient lui offrir : leur place, leur influence. Elle ne voulait plus être reconnue comme « La putain du Sud » mais comme « La Régente du Royaume entier ». C’est pourquoi, elle commença à arrêter de satisfaire ces messieurs. Elle ne leur offrirait plus rien tant qu’elle n’aurait pas tiré d’eux plus encore qu’avant. Elle s’était toujours passionnée pour la psychologie, et avait alors constaté que son refus provoquait chez ses anciens clients un sévère état de manque et de frustration. Un peu comme une drogue, en somme. C’est de là où elle tira son idée pour parvenir à se hisser tout au sommet. L’un des hommes les plus influents de la région, un certain Marquis Francis Scodelario, s’était éprise d’elle, comme beaucoup d’autres. Mais, contrairement à ces derniers, lui possédait un vaste empire de stupéfiants. Il fit fortune en plaçant des substances illicites à l’intérieur de produits alimentaires qu’il faisait circuler sur les différents fiefs de sa région. Cela lui permit de rendre différentes populations accrocs à ses produits, de telle sorte qu’ils étaient prêts à lui donner n’importe quoi pour s’en procurer à nouveau. Francesca se saisit de l’occasion et accepta sa demande en mariage. Elle devint la Marquise Francesca Scodelario et hérita, peu de temps après la mort de son mari, de son empire. Sa peine fut néanmoins de courte durée puisqu’elle épousera quelques jours après : le Baron Grégoire Strausser, responsable en chef de l’Alliance des Marchands du Sud. Cette fois, c’est un contrôle total sur l’organisation des grands échanges effectués un peu partout sur le Sud dont elle bénéficia, à la mort de son second époux, une semaine après leur union. Et ce petit manège continua encore et encore, sans que personne ne remonte jamais jusqu’à elle. Ses maris tombaient comme des mouches. Pourtant, les hommes continuaient de se prosterner à ses pieds tout en lui tendant l’anneau. Ils s’empressaient d’être les premiers à lui demander sa main dès qu’ils apprenaient qu’elle fusse à nouveau veuve. J’ignorais pourquoi. Leur vies importaient-elles si peu à leurs yeux ? L’amour les rendait-ils aveugles ? Ce n’est que bien plus tard que j’obtins les réponses à mes questions. Ce dont j’étais certain, en revanche, c’est qu’après tous les titres qu’elle cumulait, tous les secteurs qu’elle dirigeait, et tous les cadavres qu’elle empilait : la Marquise avait atteint un stade quasi-hégémonique sur la zone sud du Royaume. Personne n’osait la défier de face ou se la mettre à dos. Pas même les grands puissants du reste de Costerboros. Elle avait réussi à devenir l’une des femmes, si ce n’est la femme la plus dangereuse du Royaume, au point où personne n’osait faire la moindre « remarque d’homme de l’époque » en sa présence. Et pourtant, Rügnor seul sait que les femmes aussi influentes à 162


l’époque se comptaient sur les doigts de la main. Ce qui ne faisait que renforcer le respect que pouvaient éprouver les uns et les autres envers elle. Du fait de ses multiples conquêtes, « les chiffres officiels disent une dizaine, mais j’en suspecte au moins soixante-dix » si j’en crois Leborgne, elle aurait eu alors à sa botte n’importe quel secteur d’activité utile pour continuer le commerce de son tout premier mari, qu’elle jugeait le plus lucratif de tous. Seulement, elle aussi avait des ennemis. Tous n’étaient pas tombés dans le piège de sa beauté. Certains ne croyaient pas en les causes naturelles de la mort de ses anciens maris. Le schéma devenait trop répétitif, et le temps passé avant le décès des maris : de plus en plus court. Des familles avaient perdu un frère ou un fils, peu après qu’ils ne l’aient rencontré. D’autres perdirent un ami. Quelques uns encore ne pouvaient s’imaginer qu’une femme soit si puissante et puisse les diriger. Plusieurs tentatives d’assassinat furent ainsi envisagées contre elle. Mais c’était sans compter sur tous les moyens mis en œuvre pour assurer sa sécurité. Son quatrième époux était un vendeur d’esclaves. En reprenant son activité, elle put « libérer » ces derniers de la vente, pour les mettre directement à son service. La Bella Dona était ainsi constamment entourée de puissants et robustes guerriers, prêts à perdre la vie pour elle. De plus, elle donnait l’impression de toujours avoir une longueur d’avance sur tout le monde. Sa manière de procéder était simple et pourtant tellement efficace. En désirant tirer un trait sur son passé, elle avait racheté à prix d’or et dans le plus grand des secrets : l’intégralité des maisons closes du sud, comprenant également : les filles qui y travaillaient. Elle se servait ainsi de ces dernières et de ce qu’elles apprenaient de leur client lors de leurs discussions pour renforcer ses connaissances. L’idée était de les mettre en confiance pour qu’ils révèlent, sans forcément s’en rendre compte, tout ce qu’ils savaient. Souvent de simples détails. Mais de simples détails qui permettaient d’en apprendre tellement. Qu’ils fussent de simples gardes, mercenaires ou de puissants nobles : tous côtoyaient ces lieux. Francesca n’avait ainsi plus qu’à entendre ce qu’il se disait dans son dos pour préparer sa contre-attaque. Mais, il n’y avait pas que les prostituées. Elle promettait aussi aux mendiants de chaque coin de rue du Sud un bon repas chaud si jamais ces derniers tendaient l’oreille à tout ce qu’ils pouvaient bien entendre de la bouche des passants. Le soir, ils revenaient la voir pour lui dire si il était des choses intéressantes qu’ils avaient cru entendre, et en échange : elle tenait ses engagements. Ainsi, ces filles de petites vertus et ces mendiants tenaient le rôle d’observateurs silencieux et invisibles, tandis que pendant ce temps, les vrais espions professionnels à son service se chargeaient du reste. Ses méthodes étaient basses, mais elles fonctionnaient. Difficile de la blâmer pour ça. Or, si il en était bien un qui avait de quoi la blâmer c’était bel et bien feu le Duc Raymond Huttington, lui-même. Leborgne m’avait informé de la relation épistolaire qu’entretenait mon ancien grand allié avec Scodelario. De ses propres dires, Huttington la tenait en si grande estime qu’il se donnait la peine de lui parler d’égal à égal, bien qu’elle fusse une femme. Idée pourtant parfaitement invraisemblable pour quiconque aurait déjà entendu le point de vue du Duc sur la gente féminine. Les lettres qu’ils s’échangeaient étaient courantes. Ils s’accordaient mutuellement des services. L’une désirait exporter certains de ses produits dans la zone d’influence du Duc, là où lui obtenait d’elle des conseils et une aide directe afin de vaincre son ennemi de toujours : le Duc Klaussman. Leurs relations étaient parfaitement cordiales durant les premiers jours. Raymond confia même à Leborgne qu’il espérait faire de la Marquise sa nouvelle maîtresse. Elle était tellement douée pour séduire les hommes qu’elle parvenait à se faire désirer d’eux rien qu’à l’écrit. Seulement, plus le temps passait ; plus Huttington devenait insistant sur ses attentes. Il abandonna son discours sur l’entre-aide et adopta plutôt un discours victimaire selon lequel son amie serait bien plus avantagée dans l’histoire que lui ne l’était. Il défendait l’idée qu’elle n’en faisait pas assez pour lui, puisque Klaussman était toujours vivant, et que malgré tout le temps qui passait : elle s’enrichissait là où il se faisait de plus en plus de cheveux blancs. En tout bien tout honneur, la Bella Dona ne voyant aucun intérêt à se couper d’un commerce aussi prolifique et une alliance aussi utile demanda à son destinataire si il avait une autre faveur à lui demander pour rééquilibrer la balance. Il y avait bien peu de choses que le Duc souhaitait de plus que de voir son ennemi de toujours trépasser. Seulement, il était au moment exact où il reçut la missive de Scodelario dans sa période Majordome. Il ne démordait pas de l’idée d’en posséder un. Et il avait beau faire des pieds et des mains auprès de leur Guilde pour gagner les services de l’un

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d’entre eux, les réponses étaient toujours négatives. Seulement, Huttington connaissait le passif de la Marquise avec la gente masculine. Si il était bien quelqu’un capable de séduire un membre éminent parmi les majordomes, c’était bien elle. Elle n’aurait alors plus qu’à en prendre un à son service pour le remettre au Duc, lors de son prochain passage dans l’Ouest. Le Duc l’invitait ainsi à une réception dans son palais, aussitôt ce serait elle assurée les services d’un majordome. Il espérait ainsi faire d’une pierre, deux coups en accueillant chez lui un nouvel allié et une nouvelle conquête amoureuse. Francesca accepta sa demande et son invitation, en gage de sa bonne foi. Les mois passèrent et Huttington n’avait toujours pas de réponse quant à son majordome, en dépit des nombreuses missives qu’il lui envoyait quotidiennement. Or, elle finit enfin par lui répondre après une longue, très longue attente. Quand il sut qu’une réponse de sa part était enfin arrivé, Raymond se précipita sur la lettre comme un charognard sur une proie, déchira l’enveloppe avec ses dents – des propres dires de Leborgne – et dévora ce qui y était écrit sans en perdre une miette. Hélas pour lui, nous dirons simplement que la réponse de la Marquise n’était pas tout à fait à son goût. En effet, l’on ne pouvait pas dire que sa patience avait été récompensée à sa juste valeur. Toujours d’après Leborgne, son teint de peau aurait viré au rouge immédiatement après avoir fini cette missive qu’il avait tant attendu. En quelques mots, Francesca présentait ses plus sincères excuses au Duc pour son incapacité à satisfaire sa demande. En effet, comme convenu, elle s’était assurée d’obtenir les faveurs de l’un des fondateurs de la Guilde des Majordomes, afin de faire passer l’un d’entre eux au service du Duc. Si elle y était bien parvenu, elle reprochait tout de même à son partenaire de ne pas l’avoir prévenu que quand un majordome était confié à quelqu’un, alors il lui jurait fidélité à lui et à lui seul jusqu’à la fin de sa vie. Hormis dans certains rares cas où ils n’auraient pas été capables d’obéir, comme il se doit, à un ordre donné, ils ne pouvaient en effet passer aux ordres de qui que ce soit d’autre. Ainsi, elle se retrouvait sans possibilité de le transmettre au Duc, du fait de ce code de conduite propre aux adeptes de cette étrange guilde. Malgré tout, elle considérait avoir fait sa part du travail et l’enjoignait donc à reprendre sans plus attendre leurs petites affaires. Ce bon Raymond venait de percevoir une nouvelle facette de la personnalité de Francesca Scodelario. Celle d’une femme avant tout intéressée par son propre profit et qui ne fait pas d’erreur. Si jamais quelque chose ne se passait pas comme prévu, ce n’était pas de sa faute à elle, mais à celui qui ne l’avait pas assez bien informée. Cela était si peu fréquent qu’elle en avait presque perdu la sensation. Même si l’on ne pouvait pas vraiment parler d’échec, le fait de ne pas avoir eu toutes les cartes en mains devait l’avoir agacé. Mais le plus agacé des deux, c’était sûrement le Duc. Après tout ce temps, il était hors de question pour lui de se laisser manquer de respect par cette mégère qui venait non seulement d’obtenir les services d’un majordome pour elle seule ; mais qui, en plus, se permettait de le mettre en cause directement dans cette affaire. Et il est vrai que, dans un certain sens, elle venait de gagner sur absolument tous les points. Je pense même aujourd’hui, avec du recul, qu’elle avait savamment préparé son coup et qu’elle connaissait déjà la finalité de l’histoire. Et c’était tout simplement celle-ci qu’elle jugea la plus avantageuse dans son calcul coût-avantage. Se sentant trompé, humilié et insulté, Raymond se saisit aussitôt de sa plume et rédigea une lettre emplie d’insultes, de blâmes et d’accusations envers celle qu’il convoitait quelques jours plus tôt. Concrètement, il la traitait à demi-mot de traîtresse, de sorcière et lui lança un ultimatum. Il lui sommait de lui livrer tout de même le majordome afin qu’il le « rééduque » lui-même. Il lui garantissait que, code de conduite ou non, il allait bien finir par lui obéir. Et en cas de refus, il cesserait immédiatement tout contact avec elle et ferait interdire ses produits partout sur son territoire.

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Ce n’est que quelques heures après avoir demandé de lui faire porter cette missive qu’il regrettera son geste. Prit par la colère, il n’avait pas assez bien peser le poids de ses mots et se rendit compte plus tardivement de l’erreur diplomatique qu’il venait tout juste de commettre. La réponse finale de Scodelario ne prit que quelques jours avant de lui être retransmise. Elle n’avait que très moyennement apprécié l’ultimatum et les insultes. Cette dernière lettre qu’elle s’était donnée la peine d’envoyer à Huttington n’avait pas pour but de le convaincre de revenir sur son jugement, bien au contraire. Elle semblait avoir prit les devants en annonçant au Duc que c’était elle qui mettait fin aujourd’hui à leur entente. Elle lui précisa également en fin de page que si jamais quoi que ce soit était tenté contre elle, en guise d’éventuelles représailles, alors il était probable que les rumeurs sur son attirance pour les petits enfants ne remontent jusqu’aux oreilles de la Cour du Roi. Elle savait. Un garde peut-être, ou un espion ? Nous ne l’avons jamais su. Cependant, ce qui était certain, c’est qu’il n’était pas dans le genre de Huttington de se laisser intimider de la sorte. Il chargea Leborgne de se rendre à cheval jusque dans le Sud afin d’éliminer son ancienne contact et d’en profiter pour ramener le majordome au Palais. Elle en savait beaucoup trop sur lui et il ne pouvait pas lui permettre d’ébruiter la chose. Et c’est là que se sont déroulés les évènements entre Conrad et Leborgne. Cette petite futée se doutait que Huttington tenterait tout de même quelque chose contre elle. C’est pour cela qu’elle contacta aussitôt Klaussman afin de l’enjoindre à interférer. « L’ennemi de mon ennemi est mon ami », après tout. Pourtant, dans ce cas là, en particulier : pas vraiment. Il s’avère, en réalité, que Klaussman ne répondit jamais à la missive de Scodelario. Elle qui voulait tant savoir si Leborgne avait bien périt ou non n’eut jamais droit à sa réponse. Pourtant, l’on ne peut pas dire qu’elle n’avait pas cherché à se mettre l’autre Duc dans la poche. Le partenariat avec Huttington étant terminé pour de bon, il fallait bien compenser le manque à gagner en reprenant les affaires avec un autre Duc influent de l’ouest. Mais Klaussman était plus malin que Huttington. Il était bien plus doué que lui lorsqu’il fallait identifier les futures menaces potentielles et les gens indignes de confiance. Il avait entendu parler de sa réputation et ne comptait certainement pas faire affaire avec une femme comme elle, quand bien même elle était également contre Huttington. Klaussman avait, de toute façon, toujours considéré ce conflit de familles comme très personnel. Il fustigeait toute intervention extérieure et tenait à être le seul à venger son fils, ne souhaitant relayer la tâche à personne d’autre. Bien sûr, toute aide était bonne à prendre, mais il n’envisageait aucune alliance sur le long ou le moyen terme, et certainement pas avec la Bella Dona. Ce fut d’ailleurs cette incapacité à s’assurer les services du Duc qui poussa la Marquise à ne pas mettre ses menaces exécutions et ainsi à ne pas ébruiter le secret de Huttington à la Cour. Tant qu’elle n’était pas certaine de ce qu’il s’était passé pour Leborgne, il valait en effet mieux pour elle qu’elle garde une carte dans sa manche. C’était une sorte d’avertissement pour Raymond, un moyen de lui dire, sans pour autant lui faire porter la moindre missive, que son homme de main préféré avait déjà été puni une fois et que si il recommençait, alors ce serait à lui d’être puni, cette fois. C’était probablement d’ailleurs le plus gros point fort de Francesca : sa capacité à toujours savoir retomber sur ses pattes, tel un chat. C’était d’ailleurs peutêtre ça justement ce qui me plaisait chez elle.

Quoiqu’il en soit, cette femme souhaitait apparemment à présent s’entretenir avec moi au sujet de ces fameuses autorisations. Je n’avais alors toujours pas la moindre idée de ce qu’elle cherchait à faire ni de ce qu’elle entendait par « autorisations ». En revanche, je ne pouvais alors me permettre de refuser sa demande. Il fallait m’assurer qu’elle rejoigne mon camp. Si je parvenais à la recruter au sein du Gant Noir, alors je pourrais à la fois élargir mon influence sur tout le Sud de Costerboros et tenir la promesse faite à Leborgne. En effet, cette femme était alors mon unique porte d’entrée pour faire entrer Mélanie et William au sein de la Guilde des Majordomes. En faisant d’elle leur mécène, je m’assurais une véritable sécurité pour l’avenir. Elle avait, après tout, accepté, malgré la tentative de meurtre en son encontre, de se rendre dans l’une des anciennes demeures de Huttington, pourtant gardée par l’homme chargé de l’assassiner quelques années auparavant. Elle devait se douter que ce n’était justement plus Huttington qui était aux commandes à présent et que

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le Gant Noir n’avait pas la même finalité que l’ancien Duc. Sa récente perte d’hégémonie devait bien plus la déranger alors, ce qui dut la convaincre d’oser franchir le pas. Une fois de plus, le passé n’avait aucune importance pour elle du moment qu’elle s’assurait un présent et un avenir prospère. Je savais donc sur quelle corde jouer si je désirais obtenir quelque chose d’elle. Tout ce que j’espérais, c’est qu’elle accepte de revenir ici pour discuter. Au vu de la distance entre Kürsk et le grand Sud du Royaume, il m’était impossible de faire l’aller-retour sans que mes parents ne remarquent mon absence. Je craignais aussi qu’elle ne me perce à jour. Si cette femme était aussi perspicace, il valait mieux pour moi que j’étoffe mon déguisement, et que je renforce ma couverture. J’ignorais ce qu’elle avait à me demander, mais je savais que si il fallait que nous discutions ensemble, cela se ferait selon mes règles. Elle avait trop à perdre pour refuser ma demande, et j’avais trop à gagner pour ne pas accepter la sienne. Une rencontre fut ainsi arrangée pour la semaine prochaine. Elle aurait lieu dans l’ancien bureau secondaire d’Huttington, alors devenu le mien, et se tiendrait de nuit. Sa seule demande était d’avoir le droit de s’entretenir à un moment en privé avec moi, sans personne d’autre dans la pièce. J’acceptai. Les jours passèrent jusqu’à ce que l’heure fatidique n’advienne enfin. Nous nous étions assurés de faire baigner la zone où je siégeais dans un voile constant d’obscurité. L’ombre épaisse d’un volet entrouvert dissimulait mon visage aux yeux de tous. Nous attendions patiemment sa présence, sans que quiconque ne se risque à briser le silence qui s’était alors instauré. Leborgne avait été positionné à l’entrée afin d’escorter la Marquise jusqu’à mon bureau une fois qu’elle aurait franchi le seuil de la porte. Luther était, quant à lui, assis sur un fauteuil en cuir brun juste à côté de moi. Lui, baignait dans la lumière de la lune, le rendant bien plus visible aux yeux de tous que je ne l’étais. C’était une bien belle retranscription symbolique de nos activités : l’on mettait la lumière sur le porte- parole, et on laissait le vrai chef diriger dans l’ombre, à l’abri des regards. Mélanie et William étaient eux aussi présents, positionnés devant la porte du bureau. Ils restaient là, droits, à attendre que la présence de notre invitée soit annoncée pour la lui ouvrir. J’espérais sincèrement qu’ils n’attirent d’ailleurs pas trop son attention, de peur qu’elle refuse d’en faire de futurs majordomes. Nous patientâmes calmement et professionnellement. Cela prendrait le temps que ça prendrait mais notre priorité restait de réussir cette première entrevue. Nous avions chacun beaucoup à gagner à s’attirer la sympathie de l’autre. Il valait donc mieux, pour chacun d’entre nous, essayer d’établir une bonne relation dès le départ. Lorsque nous entendîmes enfin la poignée s’abaisser, nous vîmes une figure féminine, entourée de plusieurs hommes très grands et très bien équipés, s’avancer dans notre direction. Ces derniers se postèrent aux quatre coins de la salle adjacente à la notre, gardant fermement chacun une de mes fenêtres. C’était comme si ils s’attendaient à une attaque surprise à tout moment. Le bruit des talons des bottines de la jeune Marquise résonnait dans tout le bureau, à chaque pas qu’elle faisait. Ses mains, tenues l’une contre l’autre au niveau de son ventre, laissaient s’imaginer une femme très à l’aise et en contrôle de la situation. Le léger sourire qu’elle affichait sur son visage à la peau bronzée, légèrement basanée, était d’ailleurs très évocateur. C’était elle : Francesca Scodelario. C’était la première fois que je la voyais pour de vrai. Je pouvais enfin mettre des mots sur ce nom, pour décrire cette beauté si exceptionnelle dont j’avais tant entendu parler. « Bien le bonsoir, chers messieurs. » déclara-t-elle avant de pénétrer dans la pièce, le sourire aux lèvres et les yeux pleins de malice. La lumière nocturne illuminait son visage aux traits si délicats comme celle du soleil illuminerait un ange tout droit tombé du ciel. L’obscurité de la pièce s’accouplait à la perfection avec sa chevelure soyeuse, noire comme l’ébène. Ses grands yeux verts comme l’émeraude dévoraient avec attention chaque élément qui se trouvait dans la pièce qui l’entourait. Son regard était perçant comme celui d’un oiseau de chasse prêt à s’abattre sur sa proie. Pourtant, le reste de son corps se mouvait avec une telle aisance et une telle grâce qu’il était impossible de l’assimiler à un quelconque rapace. Ses formes travaillées et ses courbes raffinées n’étaient que la suite logique d’une silhouette à la taille de guêpe enveloppée dans une superbe robe écarlate en velours. Un luxueux collier argenté

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enlaçait son cou, ce cou que tant d’hommes désiraient plus que tout embrasser … ou tordre. La fine veste rouge qu’elle portait en guise de haut dissimulait de ses manches longues les bras délicats de la Marquise, dont les mains aux doigts si fins étaient enveloppées à l’intérieur de gants bruns aux contours faits de fourrure de vison. L’on pouvait parfois voir le bout d’une bottine faite de cuir couleur onyx, dépasser de sous sa longue et élégante robe aux broderies dorées. Dorées comme les discrètes boucles en forme de gouttes d’eau accrochées à ses oreilles, en partie dissimulées par ses longs cheveux particulièrement soignés. Ces derniers entouraient un faciès sans la moindre imperfection, ni la moindre trace de maquillage. Elle devait tenir à sa beauté naturelle. Nul besoin de rajouter des produits sur quelque chose de déjà si bien réussi. Il n’était plus qu’un très léger grain de beauté, trônant fièrement au dessus du coin gauche de sa fine bouche aux lèvres pulpeuses, pour compléter le tableau. Un tableau d’une splendeur sans égale au parfum envoûtant de rose et de jasmin. La dévisageant de la tête aux pieds, je fus trop obnubilé par sa découverte pour écrire quoi que ce soit en réponse à ses salutations. Luther, qui l’avait déjà observé sous toutes ses coutures la dernière fois, se chargea ainsi de lui répondre à ma place. - « Dame Scodelario. Vous voilà enfin ! Prenez place, je vous en prie » lui dit-il en lui désignant de la main un petit fauteuil en tissu pourpre, situé de l’autre côté de mon bureau. - « Oh. Mais je ne me le permettrais pas tant que le maître de ces lieux ne m’en donnera pas la permission » affirma-t-elle en détournant son regard de mon porte-parole pour le déposer enfin sur moi, tout en l’accompagnant d’un sourire dont je ne saurais décrire la nature encore aujourd’hui. Je me demandai alors si elle cherchait, avec cette simple demande, à entendre ma voix. Si c’était le cas, alors : c’était une façon très prompt de commencer les hostilités. Si elle s’attendait à percer le mystère si vite, je ne comptais, de mon côté, pas entrer si rapidement dans son jeu. Je laissai simplement sortir mon bras de l’ombre qui me recouvrait, lui indiquant que je l’autorisais bel et bien à s’asseoir en face de moi. Elle finit par s’exécuter, posant ses mains l’une sur l’autre au niveau de ses jambes croisées, tout en plissant discrètement les yeux vers moi afin d’alimenter sa curiosité grandissante. Dès qu’elle fut assise, un immense gorille tenta également d’entrer dans la pièce, sa hallebarde à la main. William s’interposa, en lui faisant signe de rester à l’extérieur, mais l’homme continua tout de même d’avancer. Il semblait visiblement vouloir rejoindre sa maîtresse dans mon bureau, bien qu’il fusse trop grand et trop massif pour passer la porte tant en longueur qu’en largeur. Il s’arrêta néanmoins tout net dès qu’il aperçut la main gantée de la Bella Dona se lever. En un simple signe, elle le fit se stopper comme une statue. William le repoussa alors à l’extérieur et ferma la porte, nous laissant définitivement seuls, cette fois. Laissant lentement et sensuellement son bras retomber sur son autre main, elle poussa un très léger soupir, presque inaudible, puis daigna reprendre voix. - « Veuillez l’excuser. Goliath est comme tous les bons chiens : très fidèle et méfiant quand il rencontre des inconnus. Mais ne vous en faîtes pas, il ne mord pas. Enfin, tant que je ne le lui ordonne pas, bien sûr. » - « C’est bien normal, Madame. Quel intérêt d’avoir des gardes du corps si ils ne cherchent pas à vous défendre ? » renchérit Luther. À en juger par la façon dont elle me regardait, j’avais l’impression que Francesca Scodelario n’avait d’yeux que pour moi dans cette discussion. Elle semblait se moquer éperdument de ce que pouvait bien lui dire Luther. Il n’y avait qu’à moi et qu’à mon approbation qu’elle se fiait. Lorsqu’il

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prenait parole, c’était presque comme si elle se retenait de laisser s’échapper une remarque désobligeante. C’était à peine si elle lui répondait, comme si elle ne remarquait même pas son existence. « Vous avez fait bon voyage, Dame Scodelario ? » continua-t-il. - « Si l’on m’avait dit un jour que je me rendrais à nouveau dans un lieu ayant appartenu à Huttington, j’avoue que je n’y aurais pas cru une seule seconde. » répondit-elle. - « Les choses changent, il semblerait. Le Duc n’est plus, aujourd’hui. J’imagine que sa disparition a du être une véritable libération, pour vous. » - « C’est plutôt l’arrivée de ce cher Monsieur S qui me mit du baume au cœur. Que les hommes meurent, ce n’est pas une nouveauté. Mais que leurs remplaçants gardent le cap, ça, c’est toujours plus ou moins un coup du hasard. » - « C’est certain. Soyez néanmoins assurée que... » - « Est-ce par timidité que vous vous dissimulez de la sorte, cher Monsieur ? J’espère ne pas vous intimider tant que cela. » - « Hum… Vous... » - « Veuillez pardonner mon impertinence. J’ai laissé ma curiosité envers vous prendre les devants. Comprenez que je n’ai pas l’habitude de discuter avec quelqu’un que je ne vois pas. » Sans attendre un mot de plus, je me mis à écrire quelques mots sur une feuille de mon carnet, puis tendit ce dernier à Luther, encore déstabilisé de s’être fait snober de la sorte. Dans le plus grand des silences, je fis glisser vers lui le papier. Il s’empressa de s’en saisir pour le lire à haute voix, sous le regard intrigué de Francesca. - « « Dame Scodelario, je vous souhaite la bienvenue dans mon humble demeure. Je ne peux hélas communiquer avec vous par la parole. C’est mon fidèle bras droit, Luther, ici présent qui se chargera de vous lire mes écrits. Ce mutisme n’est pas lié à une volonté d’éviter de dialoguer avec vous, bien au contraire. Cependant, je préfère ne pas me montrer directement à vous tant que nous ne n’aurons pas fait plus amplement connaissance. Je suis certain que vous comprendrez. » » lui lut-il. - « Je vois. Vous savez, je sais lire moi aussi. Je n’ai pas besoin d’avoir un perroquet. » - « Euh… Sauf votre respect, Madame. À quoi cela sert-il d’avoir fait tout ce chemin si c’est pour vous contenter de lire ce que Monsieur S vous écrit ? » - « Je pourrais vous retourner la question, très cher. J’aurais très bien pu rester chez moi et entretenir une relation épistolaire avec votre patron. Seulement, je voulais le voir de mes propres yeux et discuter directement avec lui. Vous n’étiez pas convié dans la discussion, même en tant qu’interprète. » - « Je comprends. Si cela ne vous dérange pas, Monsieur, je vais dans ce cas me retirer et vous laisser vous entretenir seul à seul avec Dame Scodelario. » - « Faîtes donc, mon brave. Faîtes donc. » insista-t-elle.

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Voilà bien quelque chose que je n’avais pas prévu. Mais si c’est ce qu’elle voulait, je pouvais difficilement le lui refuser. Je lui fit signe de partir. Il quitta ainsi la pièce sans émettre le moindre bruit, nous laissant ainsi seuls l’un face à l’autre. La Bella Dona prit alors une grande inspiration, puis expira. - « Ne trouvez vous pas l’air plus respirable, maintenant ? » me demanda-t-elle. Il me fallait entrer dans son jeu, cette fois. Si je voulais savoir où elle comptait en venir, il valait mieux pour moi ne pas être trop réfractaire pour l’instant. Elle me vit donc hocher la tête malgré l’obscurité. « Décidément, entre mon Goliath et votre Luther, nos sous-fifres ont l’air de se sentir pousser des ailes, en ce moment, n’ai-je pas raison ? » Cette fois, je n’acquiesçai pas. Je lui tendis simplement un nouveau mot qu’elle lut également à haute voix. « « Chère Madame, sachez que je suis moi-même un « sous-fifre » à proprement parler. Je me suis approprié l’identité de Monsieur S mais le véritable détenteur de ce sobriquet est inconnu de tous en ces lieux. J’ai endossé son titre afin qu’il reste dans l’inconnu le plus total. C’est sa manière de faire. Il ne fait confiance à personne d’autre qu’à moi, et sait que si il se montre un jour, alors il risquerait d’y perdre la vie. » » Son visage se figea l’espace d’une seconde. Puis, comme si elle venait tout juste d’oublier ce qu’elle venait de lire, elle abaissa ma note et me sourit tendrement en penchant légèrement la tête sur le côté. « Mais enfin, cher Monsieur, cela ne change rien. C’est vous qui restez officiellement aux commandes ici. Qui s’intéresse à l’officieux ? Que vous donniez les ordres ou que vous en receviez d’une entité inconnue de tous, quelle différence ? Le plus important dans l’histoire c’est que les autres s’imaginent encore que c’est vous Monsieur S. Il n’y a pas de raison que je fasse exception à la règle… Officiellement, du moins. » m’assura-t-elle en prenant ses aises, posant ses deux coudes sur ma table, puis déposant sa tête entre ses deux mains. Son visage était alors assez proche de moi pour que ses yeux me perçoivent plus clairement. Je reculai dans mon fauteuil pour échapper à son regard. Mais c’était déjà trop tard. Elle s’était déjà fait une vague idée de ce à quoi je ressemblais. « Allons. » continua-t-elle « Ne soyez pas si rude, voyons. Quand une femme vous dévisage de la sorte, ayez au moins la politesse de lui sourire en retour. » J’étais pris au piège. Je n’avais alors d’autre choix que de camoufler ma peur et de me jeter à l’eau. Si j’étais assez confiant et que je jouais assez bien mon rôle, alors je pouvais jouer ma prochaine carte sans qu’elle ne se doute de quoi que ce soit. Je fis glisser une fois de plus une note vers elle, l’enjoignant à faire preuve de politesse à son tour en retirant ses coudes de mon bureau. Je ne devais pas faire preuve de faiblesse devant elle. Je devais me faire respecter d’elle. Sinon, je savais que je me ferais manger tout cru. Nonobstant, elle obéit, croisant une fois de plus les jambes et les bras. Le regard qu’elle m’adressait alors semblait me faire comprendre que si elle faisait un pas vers moi, elle s’attendait à ce que j’en fasse également un vers elle. Je choisis donc de la surprendre en rapprochant ma chaise de mon bureau jusqu’à ce qu’une partie de mon visage ne soit éclairée par la lumière de la lune, à l’extérieur. Brusquement, Francesca laissa une expression de surprise s’emparer d’elle.

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« Vous êtes… un Gnome ? » « Cela vous surprend-il tant que cela ? Vous saviez qu’un petit groupe de cette race aux allures si inoffensives était rentré au service de Huttington. À votre avis, qui était derrière tout ça ? Qui avait planifié cette infiltration, sa montée et sa chute ? » lui répondis-je à l’écrit. - « Je suis… impressionnée. C’est le mot : impressionnée. Qu’un être comme vous parvienne à monter aussi haut tout simplement parce qu’il a été conseillé par la bonne personne, je trouve cela admirable. » - « Je crois savoir que c’est également votre cas. Il est bien rare de nos jours de voir une femme aussi puissante et influente que vous. Si l’on omet la Reine elle-même, simple couturière à l’origine, je n’en ai pas la moindre en tête qui soit arrivée si loin en partant de si peu. » - « J’imagine que cela nous fait un point commun. » m’affirma-t-elle en m’adressant un sourire, probablement le plus sincère qu’elle ait esquissé depuis qu’elle fut entrée ici. Néanmoins, elle reprit très vite son sérieux et commença à changer d’attitude. La Francesca Scodelario séductrice et curieuse venait de laisser place à la Bella Dona intéressée et calculatrice. « Tout cela étant dit : allons droit au but, à présent. J’aimerai passer au fond de l’affaire et vous expliquer ce que j’attends de notre alliance. Vous n’y voyez aucun inconvénient ? » - « Parlez. » - « Très bien. « Monsieur S », je ne vais pas passer par quatre chemins : je veux retrouver mon hégémonie. Si Huttington était une simple épine dans mon pied de son vivant, il a eu sa revanche sur moi post-mortem en permettant le transfert du pouvoir des grands régents de régions, dont je fais partie, vers les trois prophètes. Je ne compte pas rester là sans rien faire, et je sais déjà comment procéder pour récupérer ce qui m’appartient de droit, ce que j’ai gagné à la sueur de mon front. Avez-vous déjà entendu parler des autorisations ? Ce sont des documents officiels que la Couronne distribue à la demande des costerborosiens quittant le Royaume pour une raison X ou Y, et qu’ils doivent présenter à nouveau lorsqu’ils reviennent, afin de prouver qu’ils ne sont pas des espions infiltrés de l’Île des Miracles. Et voyez-vous, moi, je veux donner plus d’importance encore à ces papiers. Je veux en faire des documents obligatoires pour tous ! Je veux forcer chacun des habitants de Costerboros, quels qu’ils soient, à toujours en porter au moins un sur eux ! » - « Dans quel but ? » - « C’est on ne peut plus simple. Le vrai Monsieur S a certainement déjà du vous le dire mais je suis la veuve endeuillée d’un ancien Marquis propriétaire d’un commerce assez lucratif de produits addictifs. L’idée serait de créer nos propres autorisations. Je demanderai à mes contacts à la Cour de m’en faire parvenir des convois entiers. Nous les imbiberons de ces substances afin de pousser tous ceux qui en auront en leur possession à les consommer. » - « Vous voulez qu’ils consomment du papier ? » - « Pas le papier. Ce qu’il y a à l’intérieur. En le faisant brûler, notamment. Une fois qu’ils auront nos autorisations en main, ils sentiront une odeur très particulière, provoquée par les produits psychoactifs qu’elles renferment. J’ai déjà fait mes tests sur mes propres hommes. Ça marche plus que je ne pouvais l’espérer ! Les quelques-uns qui y ont touché sont déjà complètement accrocs. » - « Et en quoi rendre addict le peuple de Costerboros à ces autorisations illicites vous aiderait à retrouver votre hégémonie ? »

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- « Ça ne vous semble pas évident ? Si jamais nous profitons du contexte géo-politique entre Costerboros et l’Île des Miracles pour rendre ces autorisations obligatoires, ça signifiera que tous ceux qui n’en auront pas pourraient finir en prison pour soupçon de collaboration avec l’ennemi. Nobles, bourgeois, paysans : tous se battront pour en posséder. Nous taxerions ainsi absolument tout le monde sans risquer qu’ils ne se révoltent contre nous. Après tout, c’est encore la Couronne qui a tout pouvoir sur Costerboros, non ? Et si jamais chacun de nos clients consomme sa précieuse marchandise, il devra nous en racheter pour éviter le bagne. Ainsi, le cercle vertueux pourra commencer pour nous. Un cercle qui nous rendra tellement riches et puissants que nous pourrons reprendre notre pouvoir de force sur les trois prophètes. » - « Vous pensez que l’argent nous fera vaincre Xon, Kal’Drik et Glardrog ? » - « L’argent n’est qu’un outil permettant de trouver les armes pour les vaincre. Un conflit entre armées est une chose ; une façon de mettre fin à la guerre avant même qu’elle ne commence en est une autre. » Tout en prononçant cette phrase pour le moins énigmatique, Francesca retira l’un des ses luxueux gants, révélant une main aux doigts entourés de bagues. Certainement toutes les alliances de ses défunts maris. Néanmoins, elle se mit alors à retirer de l’une d’entre elle l’émeraude qui l’ornait. Et je compris alors que cette pierre là n’était pas une émeraude. C’était une gemme. L’une de ces fameuses gemmes aux pouvoirs si particuliers. « Suite au combat fratricide entre Lord G. , gardien des vivants, et Voyle, gardien des morts, qui ravagea l’intégralité de notre univers, brisant la réalité elle-même, le Dieu Créateur dû intervenir pour punir sa propre création, le Roi des Démons, et recréer la vie sur son monde détruit. Seulement, afin d’éviter qu’un tel incident ne se reproduise un jour, il parsema sa reconstruction de plusieurs cristaux. Ces derniers permettant à tout être vivant de tenir tête même aux plus puissants des adversaires. C’est ce qu’en dit la légende, du moins. Ça n’a pas été facile, mais j’ai pu me procurer un ouvrage répertoriant toutes les gemmes découvertes à ce jour. Si nous parvenons à en récolter assez, nous pourrions vaincre n’importe quelle armée, n’importe quelle entité, voire même la mort elle-même ! »

Intrigué par son discours, je me risquai à la stopper dans ses élucubrations pour lui poser une simple question. - « Vaincre la mort elle-même ? N’êtes vous pas en train de confondre avec les plumes de phœnix, Francesca ? » La Marquise laissa s’échapper un petit rire, puis reprit. - « Je ne confonds rien du tout, cher ami. Je sais, en effet, que vous avez le monopole des plumes de phœnix. Mais ne vous faîtes pas du mauvais sang pour rien : je n’ai aucun intérêt à interférer dans vos affaires. Dîtes-vous bien une chose : ces plumes ne vous protégeront pas indéfiniment de la mort. Elles permettront de vous ramener, certes. Une fois, deux fois, trois fois peut-être. Mais lorsqu’il n’y aura plus de phœnix, lorsque tout votre stock aura été utilisé, ou si jamais c’est l’âge qui vous emporte : alors vous partirez vous aussi. Vous irez rejoindre le commun des mortels. Moi, ce que je souhaite, pour vaincre la mort une bonne fois pour toutes : c’est la jeunesse éternelle. Je ne veux pas finir en grand-mère rabougrie. Je veux préserver ma beauté. Je veux me dire que j’aurais 32 ans toute ma vie. Et figurez-vous que l’on a comptabilisé aujourd’hui quatre de ces cristaux violets, plus connus sous le nom de : gemmes de Jouvence. Savez-vous qui sont les quatre

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personnes qui les possèdent ? Je vous aide : ils sont actuellement les régents des quatre régions de Costerboros ! » - « Alors, Adark en possède une également ? » « Le prophète de Voyle du grand Est ? Non. Lui, ce sont des pouvoirs occultes qui le maintiennent en vie, de ce que je sais. En réalité, c’est au Roi Corodon Ier que je faisais référence. Savez-vous quel âge il a aujourd’hui ? Plus d’un siècle et demi. Tout roi qu’il est, l’unique raison de sa survie : c’est cette gemme accrochée autour de son cou, je le sais. » - « Et qu’attendez vous du Gant Noir, dans tout ça ? » - « Que vous m’aidiez, tout simplement. Votre ami, Luther, m’a vendu le Gant Noir comme une grande famille qui chercherait avant tout l’entraide entre ses membres. Si jamais j’accepte de rejoindre vos rangs, j’ose espérer que vous ferez tout ce qui est en votre pouvoir pour faire circuler mes petites autorisations dans tout le reste du Royaume. Je me chargerais du Sud, mais j’espère pouvoir vous faire confiance pour l’Ouest et le Nord. » - « Le Gant Noir rend, en effet, service à chacun des membres qui le compose, quelles que soient leurs demandes. J’accepte, au nom de Monsieur S, de faire circuler vos autorisations, dans la mesure où vous parvenez à les faire décréter obligatoires. » - « Ne vous en faîtes pas pour ça. J’ai plusieurs amis à la Cour qui sauront murmurer à l’oreille du Roi. Notamment, un certain comte Auguste Adhémar. J’ai rarement vu, dans ma vie, un homme aussi déterminé à rendre sa grandeur à Costerboros. Il appuiera de tout son poids pour faire passer cette obligation, ce qui est déjà une certaine garantie de réussite. » J’ignorais alors qui était cet Adhémar. Ce n’est que bien plus tard que je comprendrais que cet accord passé avec la Bella Dona allait prendre une ampleur bien plus grande que je n’aurais pu l’imaginer. Mais, je réserve cela pour une autre fois. C’était alors mon accord avec Francesca Scodelario qui importait le plus à mes yeux. Je venais d’accepter sa demande, sans lui avoir imposer la moindre limite, ni lui avoir formulé la moindre incertitude. Cependant, je ne comptais pas pour autant lui ouvrir grand les portes du Gant Noir et tout lui offrir sans rien attendre en retour. J’avais fait une promesse à Leborgne, et elle allait m’aider à la tenir. - « Maintenant que nous avons vu en quoi le Gant Noir pouvait vous être utile, j’aimerais à mon tour vous demander un service, au nom de Monsieur S. » Aussitôt après avoir lu ma note, je la vis comme se décontracter. Elle venait de réussir ce pourquoi elle était venue ici, un poids venait de se libérer de ses épaules. Je l’aperçus alors reposer son coude sur mon bureau pour se tenir la tête de sa main dégantée, semblant déjà accueillir ma demande avec tendresse et bonté. - « Bien entendu. Un service se doit d’engendrer un autre service, en retour. Dîtes moi ce que vous aimeriez que je fasse pour ce cher Monsieur S. Je suis certaine que nous parviendrons à trouver un… arrangement. » J’étais bien trop jeune alors pour comprendre le double sens de cette phrase. Et même si je l’avais compris, je doute que cela aurait suffit. Ce que je savais en revanche, c’est que cette femme était la seule et unique façon pour moi d’inscrire Mélanie et William dans la Guilde des Majordomes, et je ne comptais reculer devant rien pour y parvenir.

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- « Je crois savoir, Francesca, que vous êtes en bon contact avec l’éminente Guilde des Majordomes. » En lisant cela, la Marquise perdit presque aussitôt son sourire charmeur. - « Tiens… Cela faisait longtemps. Je me souviens d’un homme à qui appartenait la demeure dans laquelle nous sommes aujourd’hui qui désirait lui aussi me demander un service concernant des majordomes. On ne peut pas dire que cela ce soit bien terminé. » - « J’entends bien. Seulement, dans notre cas, Monsieur S ne désire pas obtenir les services d’un majordome. Pour tout dire, ce qui l’intéresse : c’est plutôt en offrir un à la Guilde. » - « En offrir un à la Guilde ? Ma foi, c’est assez inhabituel. Pouvez-vous développer ? » - « Je crois savoir, Dame Scodelario, que vous êtes assez proche d’eux pour influencer les décisions d’au moins l’un de leurs responsables. Ce que le Gant Noir attend de vous : c’est que vous acceptiez de devenir la mécène de deux jeunes gens afin qu’ils puissent rentrer dans les rangs des majordomes. » - « Deux jeunes gens, vous dîtes ? Laissez-moi deviner, est-ce qu’il ne s’agirait pas des deux petits Leborgne qui gardaient la porte de votre Bureau ? » - « Vous avez vu juste, Francesca. Le Leborgne a mon service ne pouvant assurer à l’heure actuelle leur formation, Monsieur S a trouvé cette alternative afin de ne pas gâcher leur potentiel. Comme je vous l’ai affirmé plus tôt : le Gant Noir tient au bien-être de chacun de ses membres. Il serait donc très fortement apprécié que vous leur permettiez d’intégrer les rangs de la Guilde. Si vous y parvenez, alors considérez notre affaire comme conclue. » Francesca resta pensive un instant. Elle réfléchissait bruyamment, comme pour me faire signe que quelque chose la dérangeait dans ma demande. - « Hmmmm… Je ne veux pas passer pour la méchante dans l’histoire, très cher, mais il est un léger détails qui me chiffonne dans cette demande. J’ignore si vous comprendrez. » - « Dîtes toujours. » - « Voyez-vous, vous l’ignorez peut-être, mais : je n’aime pas beaucoup les Leborgne. Surtout le votre, à vrai dire. Cet homme a tout de même essayer de me tuer, il y a quelques années. » - « Et vous lui avez bien rendu en prévenant Klaussman, si je puis me permettre. » - « Cela ne change rien au fait que je n’ai nulle envie de lui rendre le moindre service. Surtout maintenant que Huttington est mort et que la seule menace que j’avais contre lui vient de disparaître. Je n’ai plus de garde-fou pour me protéger d’éventuelles représailles, désormais. Et malgré tout ça, vous voudriez que je devienne la mécène de deux bambins, pour en faire des meurtriers sur-entraînés de la même trempe que l’homme chargé de m’éliminer ? Vous n’y songez pas. N’y aurait-il pas autre chose qui pourrait vous satisfaire ? » Le discours que me tenait alors la Marquise m’irritait au plus haut point. Je refusais de toutes les fibres de mon corps de céder à ce chantage. Je n’avais pas perdu autant de temps à élaborer cette rencontre pour qu’elle se mette à tout gâcher à cause d’un caprice de petite fille envers quelqu’un qu’elle n’aimait pas. Seulement, je me rappelais également de Huttington qui s’était cassé les dents sur l’ultimatum qu’il lui avait lancé. Il ne me fallait ainsi pas commettre la même erreur que lui, tout en persévérant dans ma demande. Cela n’allait pas être simple, mais je ne devais pas me résigner. En prenant un peu de recul sur la situation, je commençais à comprendre là où Francesca voulait en

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venir. Elle tâtait tout simplement le terrain. Elle voulait se figurer les limites. Jusqu’à où elle pouvait se permettre d’aller avec moi et à quel point j’étais flexible. C’était une fine joueuse ; il ne me fallait pas la décevoir. Je choisis alors à mon tour d’avancer mon visage grimé en vieillard vers elle. Baignant cette fois-ci entièrement dans la lumière nocturne, mon but était de lui faire comprendre symboliquement que nous venions de passer un nouveau cap dans notre relation. « Réfléchissez, Francesca. Ne pas faire plaisir à Leborgne est une chose, mais aujourd’hui : c’est Monsieur S qui vous demande ce service. En acceptant de rejoindre le Gant Noir de Monsieur S, vous finirez de toute façon par travailler directement ou indirectement avec Leborgne. Comme dans une vraie famille, il y a des membres au sein du Gant Noir que l’on aime moins, voire que l’on déteste. Mais cela ne doit pas nous empêcher de faire front commun pour défendre nos objectifs. Si vous acceptez de faire de ces deux Leborgne des majordomes : alors vous aurez prouvé que vous êtes prête à rejoindre le Gant Noir. Plus important encore, vous aurez prouvé à Monsieur S que vous êtes digne de confiance. Et vous savez tout aussi bien que moi que si il y a bien quelque chose en ce monde qui n’est pas achetable : c’est la confiance. Je ne vous fixerai pas d’ultimatum ; le choix vous revient à vous et à vous seule. Mais sachez simplement que cette demande est la seule chose à laquelle Monsieur S tient vraiment aujourd’hui. Je vous laisse faire le calcul coût-avantage. Je crois savoir que vous êtes très douée pour la réflexion. » Francesca resta silencieuse quelques instants. Ses yeux ne quittèrent pas le message, même après l’avoir entièrement lu. Elle se mit enfin à sourire en étouffant un soupir, quelques secondes plus tard. Elle finit par poser à nouveau son regard sur moi. Ses yeux semblaient me dire : « Pas mal. Sur ce coup là, tu m’as bien eue ». La Bella Dona croisa alors les bras et me répondit enfin. - « Très bien. J’accepte. J’accepte d’être la mécène d’un, et seulement d’un d’entre eux. Me porter garante des deux me coûterait bien trop cher. Convoquez celui que vous voulez que je présente à la Guilde et je l’y conduirai sur le chemin du retour. » Seulement un sur deux ? Ce n’était pas vraiment ce que je souhaitais, mais c’était un début. Ne pouvant pas vraiment me permettre de faire la fine bouche, je préférai accepter son offre et trouver autre chose pour celui qui resterait. Il me fallait alors choisir entre les deux. Ma délibération ne dépendrait que de la prochaine réponse de Francesca à ma dernière véritable question.

- « J’accepterais votre offre si et seulement si vous me dîtes où je peux trouver un autre Leborgne capable de former l’autre petit. » - « Parce que vous pensez que je sais où en trouver un ? » Je lui lançai alors un regard incrédule, inclinant le menton vers ma gorge afin qu’elle sente le poids de mes yeux peser sur elle. Elle ricana élégamment. « Vous êtes certainement bourré de qualités, mon brave, mais l’humour ne semble pas être votre fort. J’ai entendu dire qu’un fin limier borgne était en ce moment même au service d’un certain Eldeth Grisebrum, un seigneur haut-elf qui avait parié sur le mauvais cheval lors de la dernière bataille entre Costerboros et l’Île des Miracles. Un très mauvais analyste, mais qui sait s’entourer, c’est certain. Je crois d’ailleurs savoir qu’il a été invité lui aussi à la réunion de la dernière fois, mais qu’il aurait refusé de s’y rendre, s’imaginant un piège ou je ne sais quoi. » C’était donc décidé. La Guilde des Majordomes se chargerait de former l’un d’entre eux, et je m’assurerai de retrouver ce mystérieux Leborgne pour qu’il se charge de l’autre. Encore me fallait-il choisir lequel des deux irait avec qui. L’hésitation fut de mise, puis, je me souvins que l’un

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des deux tenait plus que l’autre aux yeux de Leborgne. J’invitai donc Mélanie à me rejoindre dans la salle, accompagnée de son grand frère et de Luther. William lui, continuait de garder la porte, ne se doutant pas une seule seconde de ce qu’il se disait dans son dos. Je ne pouvais après tout pas confier Mélanie à n’importe quel membre de la famille Leborgne. Elle comptait bien trop aux yeux de mon exécuteur. Là où son neveu ne serait pas forcément une grande cause d’angoisse si jamais il était laissé entre les mains d’un Leborgne inconnu. Mon raisonnement était certes très pragmatique, voire peut-être même cruel, mais les faits étaient les faits : William était alors le plus dispensable des deux. Une fois qu’ils furent tous trois rentrés, tout le monde se leva. Francesca fit tout de même signe à son géant prénommé Goliath d’entrer à son tour dans le bureau, et de venir accompagné de deux autres mercenaires, bien plus petits. Je les autorisai à venir. Après tout, si elle ne se sentait pas en sécurité en présence de Leborgne, il ne valait mieux pas la contrarier si proche du but. Alors que nous fûmes tous debout, je tendis une dernière note vers Luther qui vint se positionner à ma droite, tandis que les hommes de la Marquise vinrent s’installer derrière elle. Leborgne, une main sur l’épaule de sa cadette se situait juste devant l’entrée de la porte, tandis que William était encore dans la salle adjacente, à surveiller les quelques hommes de Francesca qui étaient restés près des fenêtres. « Bon, et bien, Mélanie : je te présente la Marquise Francesca Scodelario. C’est elle qui va se charger de toi, à présent. » annonça alors Luther à la jeune fille. - « Enchantée, Mélanie. Je suis très heureuse de te rencontrer. Et d’ailleurs, si tu veux, tu peux juste m’appeler Francesca, tu sais » affirma la Bella Donna en adoptant un ton enjoué, presque maternel. Elle se mit même à joindre ses deux mains près de sa poitrine, pour exprimer tout le plaisir qu’elle était sensée ressentir alors. - « Dame Scodelario a accepté de finaliser ta formation. Elle va te conduire jusqu’à la Guilde chargée de faire de toi la guerrière Leborgne que tu étais sensée devenir » reprit Luther. Je sentis le regard interrogateur de Mélanie se poser d’abord sur moi, puis sur son frère. Ce dernier ferma l’œil, sourit puis lui fit de multiples hochements de la tête. Je vis cependant, à son expression, que quelque chose semblait la déranger. - « Ah ? Je vois. D’accord. Mais William ? Il ne vient pas avec moi ? » demanda-t-elle d’une voix pas vraiment enjouée. - « William va également avoir droit à sa formation. Seulement, lui, il devra la poursuivre ailleurs. Avec un autre mentor. » conclut Luther. À ces mots, Leborgne retourna brusquement la tête vers moi. Ça ne faisait pas partit du plan, ça. Je lui fit rapidement comprendre à mon expression faciale que j’avais la situation en main et qu’il pouvait me faire confiance. Heureusement que nous n’en étions pas à notre coup d’essai lui et moi, car sinon jamais il ne serait resté là sans rien dire comme il le fit pourtant ce jour-là. - « Un autre mentor ? Mais pourquoi ? Pourquoi ne peut-il pas venir avec moi ? Ou pourquoi je ne pourrais pas venir avec lui ? » continua de demander la pauvre enfant, visiblement de plus en plus attristée. - « C’est… c’est compliqué. Disons simplement que c’est la dernière étape de votre entraînement. Vous avez appris à combattre ensemble. Maintenant, il va vous falloir vous perfectionner chacun de votre côté » improvisa Luther, voyant la situation dégénérer.

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- « Mais, je ne veux pas m’entraîner sans lui ! Je m’en fiche d’être une vraie Leborgne, je veux qu’il reste avec moi ! Je veux rester avec lui ! » lança-t-elle en saisissant la poignée de la porte pour sortir du bureau. Leborgne ne chercha pas à s’interposer. Il avait remit sa confiance en moi, c’était à moi de gérer le problème. Je lui avais fait une promesse et si je ne parvenais pas à la tenir, je ne pouvais m’en prendre qu’à moi même. Aussi, me préparais-je d’ores et déjà à envoyer Luther à ses trousses pour la ramener dans le bureau. Seulement, une main vint lui agripper le bras avant qu’elle ne sorte de la pièce. Contre toute attente, cette main : c’était celle de Francesca Scodelario. La Bella Dona ellemême venait de se risquer à se saisir d’une Leborgne. Son aîné eut d’ailleurs le réflexe, en voyant cela, de mettre sa main au niveau du pommeau de sa rapière. Si jamais elle faisait le moindre geste de travers, les murs de mon bureau seraient bientôt tous repeints en rouge. Heureusement pour tout le monde, il n’en fut rien. Francesca fit, en effet, plus que l’attraper par le bras. Elle fit quelque chose qu’encore personne n’avait fait à Mélanie. Quelque chose qu’absolument personne dans cette pièce n’aurait cru voir un jour, pas même moi. Elle fit se retourner la jeune Leborgne vers elle, puis la prit dans ses bras. Elle se mit alors à la bercer doucement et tendrement, tout en restant debout, la blottissant contre elle, comme une mère blottirait son petit. Elle lui murmurait dans le creux de l’oreille que tout allait bien se passer, qu’elle s’assurerait que William vienne lui rendre visite au moins une fois par semaine, qu’elle pouvait venir dîner et passer la nuit dans son manoir ce soir, si elle le désirait. Ces paroles semblèrent la calmer. C’était la première fois que quelqu’un lui parlait comme une mère. Elle avait longtemps attendu le jour où quelqu’un prendrait ce rôle qui lui manquait tant. Elle ressentait enfin la sensation que ça faisait d’avoir une femme, visiblement aimante, qui veillait sur elle. Devant ce spectacle attendrissant, je restais sceptique. J’ignorais si Mélanie, en bonne Leborgne, était en réalité insensible à tout cela et qu’elle comptait bien s’extirper des bras de la Marquise en les lui brisant. J’ignorais si mon Leborgne allait agir, ne pouvant supporter de voir sa petite sœur collée à cette femme dont il connaissait la réputation. Et j’ignorais surtout ce que Francesca cherchait à gagner en agissant de la sorte. Était-elle seulement attendrie face à des enfants ? Éventuellement. Cherchait-elle à faire du zèle pour figurer dans mes petits papiers ? Certainement. Ou bien, désirait-elle simplement régler toute cette histoire le plus vite possible pour passer à la partie suivante de notre accord ? Ça, c’était une évidence. Le seul facteur que je ne parvenais pas à quantifier, cependant, c’était à quel point elle était sincère avec Mélanie. Elle qui ne voulait rien avoir à faire avec des Leborgne agissait maintenant comme une mère avec l’une d’entre eux. À quel point cette femme était-elle imprévisible ? Avait-elle quelque chose d’autre en tête pour Mélanie, à ce moment précis ? Jamais je ne pus vraiment le savoir. Il n’en restait pas moins qu’elle m’épatait. Impossible de déterminer si oui ou non il y avait du vrai dans ses actes et dans ses mots, signe des plus grands comédiens. Nous restâmes donc à observer ce spectacle pendant une minute à peine. Pour peut-être la première fois de sa vie, Mélanie sentit des larmes couler sur ses joues. La pauvre fille venait de subir plus de chocs émotionnels vifs en une journée qu’en 12 ans. Leborgne, lui, détourna le regard. Il ne pouvait concevoir que son sang pouvait pleurer pour si peu. Pourtant, peut-être avais-je halluciné à ce moment bien précis, mais je crus apercevoir dans son seul œil valide un léger, très léger éclat de compassion. Ainsi, une fois Mélanie calmée et d’accord pour poursuivre sa formation chez les majordomes, nous raccompagnâmes la Marquise, toujours entourée de ses hommes, jusqu’à son carrosse. William avait tenu à être là également pour dire au revoir à celle qu’il considérait comme sa sœur. Malgré ce que je pouvais penser, ce dernier ne chercha pas à la retenir. Je pense qu’il se doutait déjà depuis un certain moment que cette séparation risquait d’arriver. Et il savait surtout qu’ils ne pourraient jamais devenir de vrais Leborgne si ils ne finissaient pas par apprendre ce que ça faisait de se battre chacun de leur côté. Bien qu’elle fusse une femme pressée, la Bella Dona accepta tout de même de les laisser se dire tout ce qu’ils avaient à se dire avant de repartir vers le Sud avec la puînée de Terrence Leborgne.

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« Alors, tu vas rejoindre une Guilde de super combattants, hein ? » demanda William à la future majordome. - « C’est ça. Toi qui te plaignais de ne plus avoir personne à ton niveau à la mort de Gaïus, tu vas être servi la prochaine fois qu’on s’affrontera. » lui répondit-elle, un sourire nostalgique au visage. - « Vends pas la peau de l’ours, avant de l’avoir tué, Nini. De mon côté aussi, ça va être intensif. Ma main à couper que dans dix ans, je t’explose toi et ton frère, en même temps. » - « Dis pas ça où tu vas finir borgne et manchot ! Et puis, de toute façon, dans dix ans, mon frère sera un vieux papi. Tu auras aucun mérite à le battre ! » - « Vous savez que j’vous entends, tous les deux ? » demanda Leborgne à ses petits clones. - « De toute façon, on aura pas à attendre dix ans, Will. Francesca m’a dit que tu pourrais venir me voir au moins une fois par semaine. Pas vrai, Francesca ? » - « Mais bien sûr. Sans le moindre problème. » affirma la Marquise en conservant toujours le même sourire protecteur sur le visage. - « Et ben, ils ont intérêt à bien te former ! Parce que je ferais en sorte de constater chaque jour de tes progrès. » lança alors William, en montrant les poings. - « T’inquiètes pas, tu te feras tellement botter les fesses au bout de quelques jours que tu ne reviendras plus que pour venir prendre de mes nouvelles, après ça » lui rétorqua Mélanie du tac au tac. - « Chiche » conclut-il, un air mélancolique au visage.

Francesca passa alors sa main sur l’épaule de sa nouvelle protégée. - « Allez, Mélanie. Il nous faut y aller, maintenant. Nous avons encore beaucoup de route à faire. » - « Oui, Madame » lui dit-elle avant de monter dans le carrosse. Ils disparurent ainsi, à travers le brouillard nocturne, ne laissant derrière eux qu’une ornière sur le chemin les ramenant à bon port. Quelques minutes seulement après que le carrosse ait quitté notre champ de vision, nous vîmes Leborgne chevauchant fièrement son fidèle destrier au pelage noir en direction du chemin qu’avait emprunté le véhicule de Scodelario. - « Vous m’en voulez pas, patron : je vais vérifier qu’ils aient pas de petits problèmes sur la route. Ce serait bête qu’il y ait deux-trois imprévus sur le chemin. » me lança-t-il, bien décidé à les suivre de loin. Je lui fis signe d’y aller. Il l’avait bien mérité. Et puis, sa sœur était à l’intérieur du carrosse. Il était en droit de vérifier que tout aille pour le mieux. Une bonne demi-heure plus tard, je m’éclipsai, à mon tour, hors de notre quartier général, afin de retrouver ma maison, mes Parents et mon lit. Persuadé d’avoir, à ce moment là, laissé ma doublevie derrière moi, je fus néanmoins surpris d’entendre soudainement le bruit de quelque chose siffler au-dessus de ma tête. C’était quelque chose de fin, de vif, d’acérer. Ce quelque chose vint alors se loger dans l’arbre qui me surplombait. J’entendis alors un cri et je vis tomber du haut de ce grand conifère : un homme encapuchonné, tout de noir vêtu, une dague de lancer entre les

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deux yeux. Surpris, je me retournai brusquement dans la direction d’où la dague avait été propulsée. J’aperçus alors le cadavre de deux autres hommes portant le même accoutrement que le précédent. L’un avait reçu une dague dans la nuque, et l’autre avait … Disons que ses yeux pouvaient à présent voir dans son dos. Pris de panique, je me saisis de ma fausse gemme explosive. Ma respiration se faisait de plus en plus intense, il m’était devenu très difficile de reprendre mon calme. J’entendis alors des sortes de lamentation étouffées être proférées de plus en plus près de moi. Je restai figé là où j’étais, droit comme un piquet. Mon cœur s’emballait. La peur me prenait aux tripes. Et puis, soudain : je vis sortir de la broussailles William Leborgne, tirant sur le col d’un homme dont la tenue était la même que celle des autres corps sans vie qui jonchaient le sol. Ce dernier avait une pierre enfoncée dans la bouche, le reste de son visage étant recouvert de blessures. Je sentis alors mon rythme cardiaque se calmer, entraînant avec lui ma respiration. William jeta violemment le malheureux au sol, comme on jetterait une chaussette trouée. Il lui adressa alors un violent coup de pied dans les cotes, si brutal qu’il lui fit recracher le caillou qui lui bloquait les mâchoires. Il fit tomber sa capuche, puis l’agrippa par les cheveux, levant sa tête à mon niveau tout en lui plaçant sa rapière sous la gorge. - « Pour qui tu travailles, fumier ? » lui demanda William. - « Je… aaah… Je sais pas ! » lui répondit l’espion, en laissant s’échapper des râles de douleurs. - « Ah ? Ah, tu sais pas ? Et ben, on va te taper très fort sur la tête, ça t’aidera peut-être à te souvenir ! » - « Attends ! Attends ! » À ces mots, William lui percuta à trois reprises le crâne contre le sol boueux du fourré, me laissant assister à ce spectacle sans que je ne fasse quoi que ce soit. - « Tu te souviens maintenant, ou t’as besoin d’un peu d’aide, encore ? » - « Aaah… Mon… mon employeur... » - « Oui ? » - « Il… Il… ne nous a pas dit son nom... » - « Ah, c’est dommage ça. Vraiment dommage. » Le jeune Leborgne commença alors à enfoncer de plus en plus sa dague dans le cou de l’homme, jusqu’à ce que des filets de sang ne commencent à apparaître hors de sa blessure de plus en plus béante. - « ARRÊTE ! » hurla-t-il. - « Moi, j’veux bien. Mais tant que j’ai pas de nom, je me sens forcé de t’aider à te rappeler. » lui répondit William. - « Il… Il y a bien un nom que j’ai… que j’ai entendu… Eldeth… Eldeth Grisebrum... » - « Et ben voilà, c’était pas si compliqué ! » conclut finalement le jeune homme avant d’en terminer avec notre homme en lui infligeant un traditionnel coup du lapin. Il leva alors l’œil vers moi et m’adressa ces derniers mots avant de retourner au quartier général :

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« Vous vous en doutiez que vous alliez nous attirer des tas d’ennuis en faisant venir cette femme ici, à deux reprises, pas vrai ? La prochaine fois que vous repassez par cette forêt, boss : je vous conseille de vous armer. En fonction des jours, on sait jamais sur quel connard on va tomber. Et malheureusement, je pense pas que ça va aller en s’arrangeant. Je sais pas qui est vraiment derrière tout ça, mais mon petit doigt me dit que ça a quelque chose à voir avec votre nouvelle alliée. Et mon petit doigt a rarement tort. Croyez-moi m’sieur : y’a quelque chose qui tourne pas rond dans cette histoire. Et si vous voulez mon avis, je pense qu’on a pas fini d’en entendre parler de cette Francesca Scodelario. »

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Chapitre XIII : Le Cas Francesca Scodelario (Partie 2 : Eldeth Grisebrum)

Eldeth Grisebrum, hein ? Eldeth Grisebrum. Était-ce donc lui qui m’avait fait espionner sur le chemin du retour ? Ça me semblait bien trop gros pour être vrai. Bien sûr, en m’alliant à Francesca Scodelario, je savais que je me ferais beaucoup d’ennemis. Je savais également qu’il me fallait me méfier de ce Haut-elf. Mais, comment pouvait-il se douter, lui qui n’avait même pas daigner mettre les pieds ici, que j’étais Monsieur S et que j’emprunterais ce chemin pour rentrer chez moi ? Si jamais c’était bien lui derrière tout ça, cela signifiait qu’il possédait une force de frappe majeure et des espions extrêmement doués. Pourtant, ceux de la dernière fois avaient beau être 4, ils s’étaient fait réduire en charpie par William. Non pas que le petit Leborgne n’était pas un adversaire redoutable, mais des espions professionnels n’auraient jamais été repérés par un jeune garçon à la formation non achevée. Toute cette histoire me semblait comme orchestrée de toute pièce. J’avais la désagréable impression de participer, à mon insu, à une gigantesque pièce de théâtre grandeur nature. Mais, si c’était le cas, il me fallait découvrir qui tirait les ficelles. Qui pouvait pousser ces hommes à risquer leur vie de la sorte dans l’unique but de me tromper en me mettant sur la mauvaise voie ? Si la réponse pouvait paraître évidente à première vue, tout semblant pointer vers Francesca, je commençai néanmoins de plus en plus à douter de sa culpabilité à elle aussi. Bien sûr, elle avait déjà montré une certaine curiosité quand à ma véritable identité. De plus, elle aurait très bien pu profiter de son arrivée ici pour déposer quelques uns de ses espions dans les alentours afin d’en apprendre un maximum sur moi. Et ce, même si ça signifiait : les envoyer à l’abattoir. Après tout, à l’instar de ses maris, cette femme avait la capacité de pousser les hommes à mourir pour elle rien qu’en le leur demandant. Ils l’aimaient bien trop pour la dénoncer ou lui refuser quoi que ce soit. D’ailleurs, c’était elle qui fut la première à me parler d’Eldeth Grisebrum. Et comme par hasard, ces espion avouent travailler pour le compte du Haut-elf du Nord le jour même où j’appris son existence. Certainement un moyen pour Francesca de se débarrasser d’un ennemi à elle sans se salir les mains ou être impliquée directement. Si je me chargeais de faire le sale travail pour elle, elle aurait le beurre, l’argent du beurre et l’assurance que personne ne puisse jamais remonter jusqu’à elle. Cependant, il y avait trop de failles pour que je puisse l’accuser d’en être la fomenteuse. Une femme aussi méticuleuse qu’elle n’aurait jamais osé s’en prendre à moi si tôt et par des moyens si grossiers. Elle aurait fait preuve de plus de finesse, de plus d’ingéniosité. De plus, elle avait tout à perdre en prenant le risque de me faire douter d’elle. Le simple fait qu’elle ait accepté de mettre sa rancœur envers Leborgne de côté pour me plaire était une raison suffisante pour me prouver à quel point elle était prête à faire des sacrifices pour obtenir ma confiance. Jamais elle n’aurait tout gâché de la sorte. Or si l’ennemi que je recherchais n’était ni Grisebrum, ni Scodelario, qui était-ce ? Cette interrogation m’occupait l’esprit depuis quelques jours déjà. Alternant entre mon lit, mon tapis à jouets, ma bassine et les marches à l’entrée de ma maison, je ne fis rien d’autre de mes journées que de réfléchir à qui pouvait bien être le commanditaire de ces hommes. Je dessinai des

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tableaux, formulai des hypothèses, élaborai des plans ; mais je restais dans le flou. Lorsque Héléna fit son apparition à Kürsk, distribuant le courrier à tous les villageois, elle s’arrêta devant moi quelques instants. Restant dans son personnage, elle me tendit une lettre à l’enveloppe jaune sans faire le moindre commentaire, ou le moindre geste suspect. « Et voilà pour toi, jeune homme ! » me lança-t-elle avant de reprendre sa route. Savoir qu’elle pouvait me tutoyer devant le reste du monde tout en étant la seule à connaître ma véritable identité, et ce, sans que je puisse la punir pour son impertinence, devait alors lui procurer une jouissance indescriptible. Enfin, si jamais ça l’amusait. Cela n’avait pas d’importance. Je m’empressai de déchirer l’enveloppe tout en me dirigeant vers le grand lac qui bordait le village. Bien que le feu restait, en mon esprit, le meilleur moyen de se débarrasser pour de bon d’une lettre ; l’eau demeurait plus qu’efficace lorsqu’il fallait faire disparaître le papier. C’était un message de Leborgne que je venais de recevoir. Il m’affirmait que Scodelario avait joué franc jeu. Ils étaient bien arrivés au manoir de la Marquise, comme convenu et il put bel et bien apercevoir le lendemain sa sœur entrer dans une sorte de grande tour, escortée par un homme élégant aux habits noirs classieux et aux gants blancs. C’était une bonne nouvelle. Il m’expliqua également que Francesca avait fait envoyer un messager à cheval en direction de l’Ouest du Royaume et que Luther devait certainement être en train de s’entretenir avec lui à l’heure qu’il était. Il conclut en m’informant qu’il revenait au quartier général. Je devais comprendre par là qu’il espérait que l’on rediscute de tout cela ensemble, dans la soirée. Ce n’était pas vraiment le jour où nous étions sensés nous réunir, mais au vu de la situation, j’avais besoin de leur avis à tous pour percer le mystère. Aussi, je pris la décision de m’y rendre en m’équipant d’une arme, cette fois. Le problème, c’est qu’il n’y en avait pas vraiment à mon goût. Bien sûr, j’aurais pu piocher dans les couteaux de mon Père, voire dans tout notre arsenal une fois sur place. Mais quelque chose me dérangeait. Je ne trouvais rien dans tout notre attirail qui me convenait. Les guerriers ont leur hache, les archers ont leur arc. Mon arme à moi a toujours été l’encre sur le papier. Seulement, quoi qu’en dise l’expression, lors d’un affrontement : la plume n’est pas plus forte que l’épée. Il me fallait trouver un moyen de défendre mon intégrité physique. Quelque chose qui m’irait bien. Faute de mieux, je choisis de me rabattre sur un petit couteau. Mais ce n’était rien de bien exceptionnel. Juste un choix par défaut en attendant que je trouve l’arme idéale. Quoi qu’il en soit, je choisis de me rendre une fois de plus dans l’ancienne demeure d’Huttington cette nuit encore. J’espérais très sincèrement que nous serions capable de trouver une solution à notre problème, ou à défaut : d’en envisager une, au moins. Je fis s’installer tout le monde autour de la table, et je demandai à ce que l’on m’apporte un verre d’eau pour étancher ma soif. Le temps qu’Héléna ne m’apporte ce dernier, j’adressai un signe de la tête à Luther pour qu’il passe au cœur du sujet sans plus attendre. Ce dernier commença alors à réexpliquer la situation à tout le monde. Mon verre d’eau fraîche finit par arriver. « … Voilà donc où nous en sommes. Grâce à Francesca Scodelario, nous venons d’étendre l’influence du Gant Noir sur une bonne partie du Sud du Royaume. Ce n’est qu’une question de temps avant que les dernière fortes-têtes ne soient raisonnées… ou tranchées. Problème : nous sommes apparemment en ce moment même surveillés par des sortes d’espions qui disent travailler pour le compte d’un certain Eldeth Grisebrum. » présenta Luther. - « Des bons gros tocards ! » rajouta William, qui avait lui aussi eu droit à siéger autour de la table au vu de ce qu’il avait accompli cinq jours auparavant. « Ils étaient 4, et y’en a pas un qui a réussit à tenir plus de 15 secondes. Si ils bossaient vraiment pour Grisebrum, j’espère qu’il les payait des misères ! J’ai ramené leurs cadavres à la base pour les fouiller. Je les ai déposé au sous-sol. Et en vidant leurs poches : figurez-vous que j’ai retrouvé des fioles de poison. Et pas n’importe lequel !

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Du poison elfique, s’il vous plaît ! Uniquement trouvable sur l’Île des Miracles. Mon Père, Gaïus, m’en faisait avaler à petites doses pour que j’augmente ma résistance à ces derniers et que je sache les identifier au goût et à l’odeur. » - « Bon. Et ben, voilà une affaire rondement menée. Plus qu’à retrouver cet Elf du Nord et à lui passer un savon » s’exclama alors l’oncle de William tout en s’étirant. - « Le problème, c’est que ça m’a tout l’air d’être une ruse de Scodelario pour qu’on s’en prenne à lui. Rappelez-vous qu’en terme de poison, elle reste la championne toute catégorie. En somme, il n’y a pas vraiment de raison pour Grisebrum d’envoyer des espions, aussi incompétents soient-ils, dans la région si il n’a rien à y gagner. » souleva Luther. - « Oh, mais je pense justement que si. » expliqua Leborgne « Si jamais il savait qu’elle allait venir ici, il a très bien pu envoyer ses espions dans la zone au préalable. Et à défaut de tenter quoi que ce soit contre elle, ils auraient pu être chargé de s’occuper de ses alliés à la place, Monsieur S notamment. » - « Balivernes. Cette femme est une vipère. C’est elle qui est entourée d’espions, pas Grisebrum. J’ai fais mes recherches. Lui, c’est un paranoïaque qui donne surtout sa priorité à sa garde rapprochée et aux pots-de-vin. » affirma mon bras droit. - « Scodelario est peut-être une sacrée salope, mais elle n’a pas le monopole de l’espionnage pour autant. Pour le coup, elle a même tenu ses engagements auprès du Gant Noir. Quel intérêt aurait-elle à tout gâcher comme ça du jour au lendemain ? Aucun. Là où l’autre Eldeth, il a tout a gagné en coupant l’herbe sous le pied de tout le monde. Si t’avais mon expérience en interrogatoire musclé, tu saurais qu’en règle général quand un type craint vraiment pour sa vie, il va pas chercher à te mener en bateau. Bien au contraire ! Il te récite tout ce qu’il sait comme une poésie, dans l’espoir de survivre un jour de plus ! » rétorqua mon exécuteur. Me désintéressant peu à peu de la discussion entre mes deux hommes les plus fidèles, me rendant compte qu’ils ne faisait que ressasser tout ce que je m’étais déjà dis tout seul, je commençai à accorder plus d’intérêt à mon verre d’eau. Je l’agrippai d’une main, faisant tourner le précieux liquide à l’intérieur. Je pouvais y voir mon reflet. Comme j’étais laid. Ce déguisement faisait ressortir mes plus vilaines tares physiques. Me perdant dans mes pensées, j’entamai un long questionnement interne sur la cruauté du monde dans lequel nous étions. Pourquoi est-il des gens aussi beau que Francesca Scodelario, et d’autres aussi repoussant que mon alter ego ? Pourquoi estil des gens aussi puissant que nous, et d’autres aussi faibles que les villageois de Kürsk ? Comment expliquer qu’il est des être aussi purs que ma Mère, et d’autres aussi cruels que son fils ? Je fus sortis de cette intense réflexion quand j’entendis le ton monter entre Luther et Leborgne. - « Et moi, je te dis que c’est elle qui est derrière tout ça ! C’est comme ça qu’elle procède à chaque fois ! Elle manipule tout le monde pour en arriver à ses fins ! Si tu ne parviens pas à voir que tu joues son jeu, alors ce n’est pas Leborgne qu’il faut t’appeler, mais Laveugle ! » s’exclama Luther en se levant de sa chaise tout en pointant son détracteur du doigt. - « Wouah ! Quelle originalité ! On me l’avait jamais faite celle-là, dit donc ! Lorsque tu auras fini de faire ce genre de réflexion à deux balles, peut-être que tu voudras qu’on cause comme des hommes ? Et là, je peux te garantir que c’est pas Scodelario qui sera derrière tout ça ! » rétorqua-t-il en se levant lui aussi, tout en se craquant les poings. - « Les garçons, s’il vous plaît... » tenta vainement de prononcer Héléna ; pendant que William roulait de l’œil, s’impatientant du temps que prenait le début du pugilat.

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- « Taper le plus fort ne fait pas de toi celui qui a raison dans l’absolu, Viktor ! Je suis intimement persuadé que c’est elle qui a fait le coup, et ce n’est pas en étant violent que tu prouveras quoi que ce soit ! » - « Peut-être, mais ça me détendra. C’est d’jà pas mal ! » - « Oh ! Mais je suis certain que Monsieur S, est très heureux de savoir que tu consacres plus d’intérêt à satisfaire ton petit confort personnel plutôt qu’à essayer de résoudre les problèmes vraiment importants ! » - « Ça fait trois plombes que je t’explique pourquoi je pense que c’est ce Eldeth Grisebrum qui a fait le coup ! Si tu comprends toujours pas c’ que j’te dis, c’est soit qu’ tu l’ fais exprès, soit qu’ t’es un putain d’attardé ! Je te rappelle, que c’est sensé être moi les muscles et toi le cerveau, ici ! Enfin … le deuxième cerveau ! » - « Précisément. Et c’est pour ça que tu devrais rester à la place de grosse brute qu’est la tienne et laisser les gens avec deux neurones encore en état de marche discuter entre eux ! » - « Alors toi... J’espère que tu tiens pas trop à tes dents. Parce que là, je sens qu’elles vont toutes finir tout droit enfoncées dans ton trou du … »

Le bruit d’un verre porté à des lèvres. Le son d’une eau commençant à doucement descendre dans un œsophage. Et puis, le silence.

Luther, Leborgne, William et Héléna retournèrent lentement leur visages angoissés vers moi. Leur querelle avait été si intense qu’ils en avaient oublié ma présence. Je me rafraîchissais en me délectant de ce bon verre d’eau, gorgée après gorgée. Le simple fait d’entendre un bruit venant de moi avait suffit à ce que chacun d’entre eux ne reprenne ses esprits. Un chef charismatique est un chef que l’on respecte, même lorsqu’il ne prend pas parole. Profitant de ce lourd instant sans bruit, chacun d’entre eux commençait à anticiper ma réaction une fois que j’aurais reposé ce verre sur la table. Les deux belligérants se rassirent à leur place sans que je n’ai quoi que ce soit à leur ordonner. Ils savaient qu’ils étaient allés trop loin. Je ne voyais aucun intérêt à en rajouter, ou à remuer davantage le couteau dans la plaie. Une fois mon verre vidé de son contenu, je pris le temps de le reposer sur la table. Lentement. Je relevai alors les yeux vers eux. Je fis circuler un regard froid et fatigué sur mes quatre amis. Puis, je tendis simplement la main vers eux, afin de permettre à ces derniers de terminer leur raisonnements dans le calme et la sérénité. - « Hum… Ce que je veux dire, c’est que, si je comprends parfaitement les doutes de Leborgne et que je suis tout à fait d’accord avec lui sur le fait qu’il va nous falloir faire quelque chose pour ce Eldeth Grisebrum, je pense tout de même que Francesca Scodelario a, de près ou de loin, un rôle à jouer dans cette histoire. C’est la raison pour laquelle, je propose, en toute modestie bien sûr, que

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l’on envisage un plan pour nous défendre de ses potentielles manigances. Voilà tout. » assura Luther d’une voix légèrement tremblante et manquant d’assurance. - « Euh… Ouais… Et de mon côté, si j’ nie pas qu’il y’ a moyen que Scodelario soit impliquée dans l’affaire, je maintiens qu’à mon avis, c’est l’Grisebrum qu’il va falloir aller voir en priorité. » affirma à son tour Leborgne. Observant l’état de passivité de William et Héléna vis-à-vis de la situation, dont les regards ne tardèrent pas à se poser sur moi, attendant certainement une réaction de ma part, je me remis à écrire une nouvelle note sur mon petit carnet. J’en déchirai la page puis demandai à Héléna de se lever pour la porter à son frère. La jeune femme obéit sans discuter, et Luther se mit à lire à hautevoix, après s’être raclé la gorge. - « Hum-hum … « De toute évidence, mes amis, celui ou celle derrière tout ça cherche à diviser pour mieux régner. Pour sortir vainqueurs de cette épreuve, nous allons devoir prendre notre ennemi(e) à son propre jeu, en restant unis face à l’adversité. C’est un fait, nous ne pouvons pas faire pleinement confiance à Francesca Scodelario. Et encore moins à ce Eldeth Grisebrum. La proposition que je vous soumet maintenant est un pari risqué, mais il est, je le pense, l’unique moyen pour nous de savoir qui est derrière tout ça. Tout d’abord, il va nous falloir entrer en contact avec le Haut-elf, essayer de gagner sa confiance. Plus nous serons proches de lui, plus nous pourrons faire le lien entre ses objectifs et la situation. Pour Scodelario, je me chargerais d’entretenir notre relation épistolaire sur le long terme, jusqu’à ce que je puisse réclamer une nouvelle rencontre. C’est à ce moment là que nous pourrons savoir si elle a un rôle à jouer làdedans ou non. » » - « Il y a un problème, par contre. » souleva Leborgne. « Comment on fait pour approcher l’Elf si il ose même pas venir ici dans le cadre d’une réunion ultra-sécurisée ? » - « Il va falloir aller le chercher chez lui, sur son terrain, dans le Nord. Si jamais nous parvenons à pénétrer son bastion, nous pourrions obtenir de lui tout ce que nous voulons : que ce soit une alliance ou des explications. D’après ce que j’ai entendu de lui, ce pleutre tient beaucoup trop à sa vie pour opposer la moindre résistance si il se sent trop menacé. » répondis-je à l’écrit. - « Ouais, c’est bien beau tout ça » reprit William « Mais de ce que vous avez dit, le type est vachement bien entouré. Des gardes du corps partout sur des terres inhospitalières. Ça donne pas trop envie d’aller passer des vacances là-bas, si vous voyez c’que j’veux dire. » - « Ça ne coûterait rien de lui envoyer une simple missive, lui demandant ce qu’il souhaiterait en échange d’une entrevue des plus cordiales. Nous aurions alors de quoi l’approcher d’assez près pour passer à l’acte. » proposa Luther. - « Le soucis c’est qu’on pourra faire entrer au maximum trois personnes chez lui. Ce sera certainement pas assez. » conclut Leborgne. Le plan ne semblait pas avancer. Chaque fois que quelqu’un proposait quelque chose, un point revenait sur la table nous empêchant de concrétiser le tout. Je balayai alors la salle des yeux, espérant qu’un élément me reviendrait en tête et me permettrait de nous sortir de l’impasse. Je ne vis rien dans les premières secondes. Puis, quelque chose me sauta alors aux yeux. C’était un espèce d’angle en papier qui ressortait de la poche gauche du long manteau brun de Luther. Je me souvins alors du message de Leborgne m’affirmant qu’il avait repéré un émissaire quitter le palais de Scodelario pour rejoindre le chemin menant à l’Ouest du Royaume. Il suspectait qu’elle l’ait envoyé pour s’entretenir avec Luther. Si tel était le cas, je comptais bien lui faire cracher le morceau. Je fis

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ainsi coulisser l’une de mes notes jusqu’à lui, le sommant de me présenter son rapport. Je lui demandai de n’omettre aucun détail quant à ce que le messager de la Marquise lui avait dit. Il soupira. - « Il ne m’a rien dit, à proprement parler » m’expliqua-t-il. « En réalité, à l’instar d’Héléna, il m’a simplement porté en main propre une lettre, apparemment rédigée par la Bella Donna, elle-même. Il m’a demandé de vous la remettre dès que je vous reverrais. Seulement… Je n’arrive pas à faire confiance à cette femme. La situation me semblait déjà assez délicate pour en rajouter encore davantage. Je me suis dit qu’il valait mieux faire disparaître cette missive pour ne pas qu’elle ne nous emmêle encore plus l’esprit. Mais, si vous souhaitez malgré tout la lire, Monsieur S, alors je vous la remettrais tout de même, sans plus tarder. » C’était la première fois que Luther me cachait quelque chose. C’était la première fois qu’il prenait les devants et choisissait à ma place ce qu’il jugeait être le mieux pour le Gant Noir. Et hélas, ce ne sera pas la dernière. Là où Huttington n’osait jamais rien faire de lui-même ; Luther, lui, prenait beaucoup trop d’initiatives tout seul. Il pensait que mon jugement manquait de pragmatisme et se considérait comme le seul à savoir véritablement ce qui était bon pour nos affaires. Malgré tout, je choisis de ne pas le punir pour son zèle. La situation était déjà trop instable pour créer plus de tensions dans mon propre groupe. Et puis, je sentais dans son regard et dans sa voix qu’il ne faisait pas ça pour nous nuire, bien au contraire. À ses yeux, c’était la meilleure chose à faire pour que nous parvenions à accomplir nos objectifs. Néanmoins, je pense à posteriori qu’il aurait peut-être mieux valu que je le fasse. Sans être trop dur avec lui, j’aurai du lui faire comprendre plus explicitement qu’il lui en coûterait de la jouer en solitaire, omettant volontairement de me révéler telle ou telle information « pour le bien du Gant Noir ». Il l’apprendra d’ailleurs à ses dépends 20 ans plus tard, lorsqu’il s’en prendra, sans m’en avoir parlé au préalable, à la Mère d’un jeune homme du nom de Jacob, qu’il désirait punir pour avoir quitté le Gant Noir, qui finira inexorablement par lui scinder la tête en deux à l’aide d’une scie circulaire. Ainsi, c’est un Luther désemparé qui me remit en main propre la missive de Scodelario, que j’ouvris sans perdre plus de temps. Lorsque nous la découvrîmes, beaucoup de mots nous vinrent en tête. Ce qu’on ne pouvait pas dire, en revanche : c’est que cette dernière ne tombait pas à point nommé. À vrai dire, c’était comme si l’intégralité de la discussion que nous venions de tenir venait de remonter aux oreilles de la Bella Dona, et que, dans sa grande générosité, elle nous adressait sa solution miracle pour régler tous nos problèmes d’un coup de baguette magique. « Mes hommages, Monsieur S. J’espère que vous vous portez bien et que vos affaires vont pour le mieux. De mon côté, je ne vous cache pas que, depuis notre dernière rencontre, tout semble me sourire. La Guilde a été ravie d’intégrer votre ravissante petite Mélanie en son sein. Je sens déjà que cette jeune fille a un véritable potentiel. Les portes vous seront bien entendu ouvertes afin que vous puissiez constater quotidiennement de ses progrès, comme convenu. Cela dit, ce n’est point la raison principale du message que je vous envoie, aujourd’hui. J’ai, en effet, cher Monsieur, l’honneur de vous annoncer que notre projet d’autorisations est officiellement approuvé par Sa Majesté le Roi et la Cour de Costerboros. Notre allié, le Comte Auguste Adhémar a fait un travail remarquable pour la faire accepter. Notre petit commerce débutera donc dès le lendemain du jour où je vous écrit cette lettre, et ce : dès la première heure. Sachez néanmoins, que je désire, et ce le plus tôt possible, refaire affaire avec vous. Je crois me souvenir que vous désiriez retrouver un Leborgne afin de former le jeune homme qui gardait la porte de votre bureau. Figurez-vous que j’ai mené l’enquête de mon côté afin de savoir comment obtenir l’allégeance de celui au service d’Eldeth Grisebrum, dont je vous avais déjà parlé. Je suis

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aujourd’hui en mesure de vous assurer ses services en tant que mentor pour le jeune William. Je ne vous demanderais, en échange que de me rapporter le colis qu’il emportera avec lui. Rien de plus. Les portes de mon Palais vous sont d’ailleurs toujours ouvertes si jamais vous souhaitez discuter avec moi, en face à face. En vous souhaitant une merveilleuse journée et en espérant que nous nous reverrons très bientôt ! Francesca Scodelario » - « Comme par hasard ! » s’exclama Luther. « Eldeth Grisebrum qu’elle remet sur le tapis une fois de plus. C’est un piège, Monsieur S ! Elle a eu ce qu’elle voulait obtenir de vous, et maintenant elle veut en finir. C’est beaucoup trop dangereux, n’y allez pas ! » - « Dis donc, Luther ! Tu parles beaucoup je trouve pour quelqu’un qui nous fait ce genre de petites cachotteries ! » s’exclama Leborgne. - « Monsieur S... » tenta de me dire Héléna avant d’être coupée par son frère. - « C’était pour le bien du Gant Noir ! Et ce message tend à prouver que j’avais raison. » - « Je crois que t’as assez fait de vagues aujourd’hui, Luther ! Ferme-là, maintenant ! » - « S’il vous plaît... » insista-t-elle - « Ma position au sein du Gant Noir me force à conseiller, Monsieur S. Quoiqu’il arrive ! » - « Et mon poing dans ta gueule, tu veux connaître sa position dans le conseiller ? » - « ÇA SUFFIT, VOUS DEUX ! » hurla alors Héléna. Il était tellement inhabituel de sa part de hausser le ton comme cela que nous restâmes tous cloués à notre siège, sans laisser la moindre parole s’échapper. Elle reprit : « Si vous voulez bien me laisser parler, pour une fois ! Je tiens à faire remarquer à tout le monde qu’il y a quelque chose d’écrit au dos de la lettre, en petits caractères. » En effet. En retournant la missive de la Marquise, je constatai qu’un autre court message figurait sur cette dernière. « PS : Ne jetez pas l’enveloppe, il y a un petit cadeau à l’intérieur. En espérant que vous vous en serviez pour me rendre visite quand vous le pourrez ! » Je me saisis aussitôt de l’enveloppe que j’avais massacré pour en extirper le message qu'elle contenait. Je passai délicatement ma main à l’intérieur et je sentis alors une forme ovale aussi solide qu’une pierre. C’était quelque chose de minuscule, pas plus grand qu’un galet. Avec une grande précaution, j’en sortis doucement une petite pierre couleur bleu-gris. C’était une gemme à n’en point douter. Seulement, j’ignorais encore quelle était sa particularité. Francesca s’était donnée la peine de noter qu’elle me serait utile pour lui « rendre visite ». Ça avait donc à voir avec l’idée de déplacement. Évidemment, aucun de mes alliés autour de la table n’était expert en la matière. Il me fallait donc procéder par tâtonnement. J’avais beau essayer, je ne parvenais ni à me téléporter, ni à accélérer ma vitesse. Je repensais alors à la raison qui l’aurait poussé à m’offrir cette gemme. Elle voulait que je lui rende visite, en sachant pourtant pertinemment que la politique de Monsieur S

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était de ne jamais risquer sa vie en se déplaçant quelque part en personne. Une idée me vint alors en tête. Je quittai la table quelques instants pour m’approcher de la porte d’entrée de notre quartier général, sous les regards intrigués de mes quatre amis. J’installai la gemme au centre de ma paume puis, je fermai les yeux. Je m’imaginai sur la chaise que je venais de quitter, en bout de table. Et lorsque je rouvrit les yeux, j’aperçus mon reflet sur cette dernière. Il se tenait dans la même position que moi, bougeait en même temps que moi et semblait regarder ce que je regardais. Luther, Héléna, Leborgne et William n’en revenaient pas. C’était la première fois qu’ils voyaient une magie de la sorte à l’œuvre. En me rapprochant de cette illusion, je tentai de voir si elle était palpable ou non, en passant ma main à l’intérieur. Le reflet tendit également la main, suivant mon mouvement. Seulement, j’avais l’impression de ne rien toucher. C’était comme si mon bras passait à travers un courant d’air, sans pour autant déformer cette image rémanente. Je refermai alors mon poing sur la gemme, la désactivant, ce qui fit disparaître mon double. Je réalisai alors que je venais tout juste d'acquérir une Gemme holographique. Ces cristaux étaient extrêmement rares. Seulement 7 de ces petites merveilles étaient recensées à l’époque. Extrêmement utiles et parfaites pour être à plusieurs endroits en même temps, l’une d’entre elles deviendra très vite l’outil préféré d’un certain Professeur Arsène, plus connu sous le modeste sobriquet de "Roi des Voleurs". Mais, là encore, c’est une autre histoire qui n’a pas lieu d’être narrée pour l’instant. La seule chose qui importait alors à mes yeux : c’était de tirer au clair toute cette histoire. Et cette gemme allait m’y aider, quoiqu’il arrive. À défaut de mieux, nous choisîmes de privilégier l’inaction. Pour l’instant, nous avions trop peu d’éléments pour nous engager sur n’importe lequel des deux fronts. Nous fîmes ainsi le choix de la prudence. La confiance en la Bella Dona n’était pas assez présente pour que nous nous mettions à sauter tête baissée dans le premier plan qu’elle nous proposait. Il valait mieux attendre et rester sur nos gardes le temps de peaufiner notre plan d’action. Je chargeai ainsi chacun de mes plus proches collaborateurs de revenir dans une semaine avec chacun une idée de quoi faire, maintenant que les enjeux étaient fixés. Tant que nous n’étions pas certain de qui était derrière tout ça, il était devenu trop risqué d’entreprendre la moindre action offensive contre qui que ce soit. Il nous fallait tirer tout ça au clair et ce le plus tôt possible. En revanche, il m’était de plus en plus difficile de me sortir de la tête la proposition de Francesca. Après tout, elle semblait déjà savoir quoi dire au Leborgne au service de Grisebrum pour le convaincre de terminer la formation de William. De plus, elle avait ajouté qu’il viendrait accompagné d’un colis à lui ramener. Que pouvait-il bien contenir ? Impossible de deviner. Cela pouvait être à la fois tout et n’importe quoi. En la lisant, j’avais pourtant l’impression qu’elle était déjà absolument certaine de mon accord. Seulement, ce qui me dérangeait, c’était justement que ce plan nous arrangeait beaucoup trop pour qu’il soit honnête. En échange d’un simple paquet à lui remettre, nous réussirions à la fois à trouver un mentor pour William, retirer son principal atout défensif à Eldeth Grisebrum, et ainsi nous donner l’opportunité d’envoyer tous nos meilleurs éléments chez lui pour obtenir son adhésion au Gant Noir de gré ou de force. Cela nous assurerait ainsi le contrôle quasi-total du Nord, dernier bastion qui n’avait pas encore cédé au Gant Noir. En somme, tous mes problèmes se régleraient d’un seul coup. Tout ce que j’avais à faire : c’était d’accepter le plan de Scodelario, sans poser de question. D’un côté, je me disais que nous étions alliés et que, par conséquent, le succès du Gant Noir signifierait son succès à elle aussi, et donc qu’elle en profiterait. Mais, d’un autre côté : je craignais la stratégie du pompier pyromane. Si jamais la Bella Donna éteignait un feu qu’elle avait elle-même allumé, elle serait finalement la seule vraie gagnante de l’histoire. La victoire du Gant Noir, en revanche, ne serait qu’illusoire. Nous nous serions débarrassés d’un ennemi invisible, là où elle aurait véritablement quelque chose de concret à son actif. En d’autres termes, si nous nous mettions à croire à une fiction qu’elle a elle-même conçu et dont elle tirerait toutes les ficelles, nous ne deviendrions que des pantins qu’elle mènerait à la baguette. Et je craignais bien trop que cela n’advienne pour me risquer à tomber dans le panneau. Peut-être une certaine forme de paranoïa commençait alors doucement à s’installer en moi. Mais, je refusais de croire en la facilité. Toute

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cette série d’évènements, de noms et de services était tout simplement trop bien rodé pour me paraître crédible. Ma décision avait été prise, et elle était irrévocable. La proposition de la Marquise du Sud avait été entendue, mais nous restâmes sur nos positions. Jusqu’à notre prochaine réunion, nous attendrions d’en savoir plus, et de voir comment les choses allaient évoluer avant d’agir. Quelques jours passèrent. Puis, une nouvelle semaine commença à Kürsk. Une semaine pas comme les autres, pour ainsi dire. Le lundi, tout le monde au village avait eu vent de la nouvelle concernant cette récente obligation de posséder une autorisation par personne. La nouvelle s’était rapidement ébruitée que l’incapacité à présenter ces documents entraînerait instantanément une peine de prison. Le mardi, les autorisations venaient d’entrer en circulation. Certains parmi les villageois en avaient déjà entre les mains. Je vis ainsi pour la première fois à quoi ressemblaient ces dernières pour de vrai. Le mercredi, j’aperçus mon Père ranger trois documents dans le vieux coffre de sa chambre. Il s’agissait de mon autorisation et de celles de mes Parents. Nous venions alors tout juste de les recevoir. Le jeudi, nous entrions dans la date limite. C’était le dernier jour où l’on pouvait se procurer une autorisation. Une fois ce jour passé, plus aucune absence de ces dernières n’était tolérée. Le vendredi, c’était le début des premiers contrôles à domicile. Quelques gardes venaient faire le tour des maisons du village, afin de s’assurer que tout le monde avait son autorisation. La première semaine fut la plus difficile à passer. Cette situation nouvelle d’angoisse constante n’était pas du goût de tout le monde. Une poignée de réfractaires fut même arrêtée et conduite au bagne, dès les jours qui suivirent. Bien sûr, quelques uns parmi eux n’avaient tout simplement pas leur autorisation le jour du contrôle. Mais, il en était également d’autres qui, malgré le fait qu’ils fussent aperçus avec une autorisation en main quelques temps auparavant, ne purent présenter cette dernière le jour où les gardes vinrent frapper à leur porte. Le doute n’avait plus lieu d’être : les autorisations créées par la Bella Dona s’étaient bel et bien répandus aux 4 coin du Royaume. Kürsk ne faisait ainsi pas exception à la règle. Son plan avait fonctionné. Je m’enjoins, de ce fait, très vite à lui écrire pour la féliciter. Je ne me perdis pas dans les détails. Un message sobre et court, qui n’apportait aucune réponse directe à sa dernière proposition. Sa réponse ne tarda pas. Sachant que nous ne pouvions plus faire pleinement confiance à Luther pour nous remettre les missives de la Marquise, c’est Héléna qui se chargea elle-même de me transmettre le courrier. Chaque nouvelle lettre à déchiffrer représentait un certain défi. Il me fallait m’en débarrasser très vite, et en même temps : bien analyser chaque terme employé, chaque virgule et chaque espace laissé volontairement à l’intérieur. C’était l’une des petites spécificités de Scodelario. Elle aimait faire des sous-entendus dans ses lettres, et permettre à ses lecteurs de comprendre certaines choses si ils étaient assez attentifs. Son message fut le suivant : « Mes hommages, Mon très cher Monsieur S, vos compliments me sont allés droit au cœur. Il est si rare, de nos jours, de rencontrer un homme aussi courtois et bon que vous. Sans votre aide, je sais que jamais je ne serais parvenu au doux rêve que je chérissais depuis si longtemps déjà et qui devient réalité aujourd’hui. Grâce à vous, d’ici quelques semaines, j’aurais assez de pouvoir pour reprendre ce qui m’est du, et en tout bien tout honneur : mettre ce dernier à disposition du Gant Noir.

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Nous sommes, à partir d’aujourd’hui, liés dans nos histoires respectives. Tel un ange gardien, vous m’accompagnez dans mes pensées et dans mes petits tracas du quotidien. Et j’espère, peut-être très naïvement j’en conviens, qu’il en va de même pour vous. Mon très cher ami, je me sens redevable envers vous pour tout le bien que vous avez fait pour moi. Après tout, vous n’aviez qu’une seule demande : celle de former vos deux jeunes Leborgne. Et je n’ai même pas été capable de la respecter pleinement. C’est pourquoi je maintiens la proposition que je vous ai formulé ultérieurement. Je compte même y apporter un petit supplément, remarquant que vous n’aviez pas daigner y répondre lors de votre dernière missive. Peut-être mon interprétation est-elle erronée, mais je vous prie de bien vouloir vous imaginer à quel point il est dur pour moi de rester dans le flou en ce qui concerne vos plus profond désirs. Ce que je souhaite plus que tout au monde aujourd’hui, c’est d’être aussi bonne avec vous que vous ne l’avez été avec moi. Aussi, comprends-je que vous avez peut-être beaucoup à faire en ce moment et n’avez donc guère le temps pour vous occuper d’Eldeth Grisebrum et de son Leborgne. Voilà donc ce que je vous propose. Envoyez votre Leborgne et son neveu près de Kroensberg, dans deux jours. C’est une modeste bourgade, non loin de chez vous, située à la frontière entre le Nord et l’Ouest du Royaume. Une petite surprise vous y attendra. N’hésitez d’ailleurs pas à utiliser le cadeau que vous avez du recevoir lors de ma dernière lettre pour assister vous-même à la scène, si vous le désirez. Rappelez-vous simplement qu’il ne suffit pas de vous imaginer un endroit. Il faut vous imaginer aux côtés d’une personne pour que cela fonctionne. Enfin, vous le saviez probablement déjà. Vous êtes un homme tellement brillant ! Et si, en plus de cela, vous pouviez me rapporter le petit colis dont je vous avais fait mention la dernière fois, vous seriez un amour. Je n’ai plus, mon très tendre ami, qu’à vous souhaiter une merveilleuse journée à vous, et à tous vos proches. Votre dévouée, Francesca Scodelario » Cette lettre-là était beaucoup trop importante et fournie pour que je m’en débarrasse avant de l’avoir présentée à mon équipe. Je la rangeai donc dans mon carnet et je prévins Héléna de reconvoquer tout le monde pour le lendemain soir. Nous n’avions pas une journée à perdre. Assemblés une fois de plus autour de notre table, je fis circuler la lettre de la Marquise entre les mains de chacun de mes alliés. Tous la lurent une fois, deux fois, trois fois pour les plus sceptiques. - « Au risque de me répéter, tout cela m’a l’air d’un piège. Un piège qui pourrait bien lancer tout le reste de son plan infernal pour tous nous enterrer » souligna Luther. - « Ça me tue de le dire, mais cette fois, je suis d’accord avec lui. » avoua Leborgne. « Très honnêtement, j’ai comme l’impression qu’elle essaie de vous forcer la main pour vous occuper de ce Grisebrum. On a choisi de ne rien faire du tout pour l’instant. Ça a dû la surprendre, et maintenant elle tente de vous attirer dans sa toile. J’ conseille pas d’faire c’quelle dit. » - « D’autant plus qu’elle a bien précisé qu’il fallait nous emmener moi et mon oncle, soit deux de vos meilleurs protecteurs pour qu’on se rende à « perpète-les-bains », et qu’en plus on prolonge

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notre séjour pour aller lui rapporter un colis dans le Sud ! Si vous voulez mon avis, elle cherche à nous éloigner de vous. » affirma William, de plus en plus suspicieux. Ils avaient tous les trois raisons de se méfier d’elle et de son message. Seulement, il était un point qu’ils semblaient tous oublier. Francesca comptait déjà passer à l’acte, avec ou sans nous. Nous n’avions aucune idée de ce qu’elle comptait faire, ni de ses réels motifs pour agir. Tout ce que nous savions, c’est qu’elle avait une « surprise » pour nous, et qu’elle serait de toute façon à Kroensberg, quoiqu’il advienne. De ce fait, la meilleure façon pour nous de comprendre ses manigances restait de jouer le jeu, pour l’instant. Précisons : de jouer le jeu à moitié. Oui, il nous fallait nous rendre là-bas, de toute façon. Oui, il fallait y envoyer l’un des deux Leborgne pour vérifier la nature de cette « surprise ». Non, nous n’allions pas y envoyer les deux en même temps. Cela renverrait à s’exposer. Non, nous n’allions pas lui ramener ce colis sans vérifier ce qu’il y avait à l’intérieur, au préalable. Et j’hésitais encore quant à l’utilisation de la nouvelle Gemme que je venais d’obtenir. Faisant part à l’écrit de mes impressions sur le sujet, je cherchais à avoir un nouvel avis de la part de mes collaborateurs. Je les sentis hésitants. - « C’est risqué, Monsieur. Bien sûr, si vous pensez que le jeu en vaut la chandelle, alors je n’ai pas à m’opposer à votre décision. Toutefois, je vous conseille de faire preuve de prudence. Nous ne savons pas ce qui se trame dans l’esprit de cette femme. » m’avertis Luther. - « En vrai, il y a bien un truc d’envisageable. Scodelario s’attend à nous voir là-bas, William et moi ? Elle va être servie. Sauf, que le seul qui sera vraiment là, ce sera mon neveu préféré. Avec votre permission Monsieur S, c’est moi qui utiliserais votre nouveau joujou pour me rendre là-bas sans y être pour de vrai. Et vu que cette chère Francesca a eu la gentillesse d’expliquer plus en détails comment ce truc marchait, je n’aurais qu’à m’imaginer aux côtés de William pour être à Kroensberg, tout en restant près de vous au cas où quelque chose se passerait pas comme prévu. De votre côté, vous aurez qu’à rester proche de moi pour suivre la conversation. J’vous ferais un rapport plus détaillé après, mais au moins comme ça vous saurez tout ce qu’il s’est dit d’mon côté. » proposa Leborgne. - « Ce n’est pas une mauvaise idée du tout, Leborgne ! Mais ça signifierait qu’on enverrait William seul là-bas alors que son entraînement n’est pas encore tout à fait terminé. » releva son ancien détracteur. - « Vous en faîtes pas pour ça ! J’ai p’t-être que 13 piges mais je sais encore lire une carte et me débrouiller tout seul. Si ces les mêmes débiles que la dernière fois qui me tombent dessus de toute façon, dîtes vous que j’ai pas grand-chose à craindre. » affirma le jeune Leborgne impétueux. - « C’est encore à Monsieur S de décider. Alors, qu’en dîtes-vous ? » Cela me semblait être un bon plan. Nous profiterions de l’initiative de Scodelario sans pour autant faire exactement ce qu’elle attendait. Bien sûr, nous ne savions toujours pas exactement ce qui risquait d’advenir là-bas. Mais le temps de l’inaction était révolu. Nous n’avions d’autres choix que de prendre le risque. Si jamais les choses se passaient bien et qu’il s’avérait que la Bella Dona jouait franc jeu depuis le début, nous avions l’occasion de régler pratiquement tous nos problèmes sans bouger d’autres petits doigts que celui de William. Et si la situation commençait à nous échapper, alors, il nous faudrait nous adapter, comme pratiquement à chaque fois. Nous fîmes monter le jeune Leborgne sur le destrier de son oncle et lui souhaitâmes bonne chance. Il chevaucha ainsi sa monture, galopant entre plaines et forêts. Sous la blanche lumière de

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la lune, son long périple le mènerait bientôt au petit village de Kroensberg : là où son destin l’attendait. Lorsque nous nous réunîmes une fois de plus, le lendemain ; nous ressentîmes tous en nous un mélange d’impatience et de légère angoisse à l’idée de ce qui allait se produire d’ici quelques dizaines de minutes. Leborgne tenait son rôle. Il s’imaginait, à chaque demi-heures qui s’écoulait, aux côtés de son neveu. Il suivait avec attention son parcours équestre. Du notre, Luther, Héléna et moi-même nous étions lancé dans une petite partie de cartes en attendant que l’heure fatidique n’advienne. C’était la première fois que nous jouions ensemble. Ce n’était d’ailleurs vraiment pas désagréable. J’aimais beaucoup ces quelques rares instants de divertissements. Seulement, comme toutes les bonnes choses : il convient de ne pas en abuser. Je n’ai d’ailleurs nul souvenir de m’être amusé avec eux à aucune autre reprise. C’était la seule fois… Quoiqu’il en soit, nous restâmes ainsi là où nous étions, mettant à rude épreuve toute notre ténacité. Les heures s’écoulèrent. Nous attendîmes. Cela nous sembla durer une éternité. Nous commencions lentement mais sûrement à perdre patience.

Soudain, nous vîmes Leborgne se lever brusquement de sa chaise. Son mouvement fut si brusque que cette dernière tomba à la renverse, sous l’impulsion. Il avança alors droit devant lui, adoptant une marche lente et assurée. Son seul œil valide rayonnait d’une vive lueur bleue-grise. Il ne semblait alors même plus percevoir ce qu’il y avait devant lui. C’était comme si il venait tout juste d’être coupé du monde qui l’entourait. Il était alors seul à voir un spectacle qui se déroulait bien loin d’ici. Le vacarme qui venait de résonner dans la salle suite à cette chute nous indiqua que la rencontre était sur le point de commencer. Nous nous rapprochâmes ainsi en vitesse de lui, afin de ne pas perdre le moindre mot de ce qui allait se dire. Luther se saisit de son calepin, d’une plume, et débuta sa prise de notes. De mon côté, je préférai tendre l’oreille et ne pas perdre une miette de la conversation ; ou devrais-je dire : du monologue qui se déroulait devant nous. Leborgne faisait du sur place. Il avait ses mains dans ses poches et sembla rester quelques instants sans rien dire. Son expression faciale changeante nous laissait néanmoins deviner que son interlocuteur s’adressait à lui en ce moment-même. Alors, il ouvrit la bouche et prononça enfin de premiers mots : « … Salut, Conrad. Je t’ai pas trop manqué, j’espère ? » Ce fameux Leborgne au service d’Eldeth Grisebrum, c’était Conrad Leborgne. Francesca n’avait pas menti. Il était bel et bien là. Elle était parvenue à le convaincre de se rendre ici. Préférant éviter de crier victoire trop vite, je continuai de tendre l’oreille, tandis que j’entendis Héléna questionner son grand frère, à voix basse. - « Tu sais qui c’est ce Conrad, toi ? »

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- « Chut! Silence Héléna, j’essaie d’écouter. » lui répondit-il en chuchotant, prenant ses premières notes. Leborgne reprit alors. - « … Rôh, tu sais : si j’en voulais à tous ceux qui ont essayé de me tuer, je haïrais bientôt la terre entière !» Un long silence. « … Ouaip. C’est bien ça. Je te présente William. C’est le p’tit de Gaïus. Et ton nouvel élève ! » Nous restâmes suspendus à ses lèvres. Le visage qu’il allait bientôt afficher nous suffirait pour comprendre si Conrad comptait se montrer collaboratif ou non. Étonnamment, ce fut un visage surpris que nous le vîmes adopter. Pas nécessairement du fait d’une mauvaise surprise, cependant. « … Édouard, tu dis ? Ben, j’vois pas où est le problème. Maintenant que tu sais où chercher, tu peux emporter William avec toi et le former sur la route. Non ? » Édouard ? Édouard Leborgne ? Il savait donc où le trouver à présent ? Lui qui le cherchait depuis si longtemps avait enfin fini par retrouver sa trace ? Francesca. Voilà comment cette petite futée avait procédé pour le faire venir ici et le convaincre d’abandonner Grisebrum. Elle lui a tout simplement offert ce qu’il voulait savoir. C’était d’ailleurs très certainement pour cela qu’il avait choisi de rejoindre le Haut-Elf en premier lieu. « … Ouais, je sais Conrad. Je sais bien. Mais un marché est un marché ! Il te suffira pas de lui ramener son colis pour que Scodelario te donne l’adresse du village où elle l’a aperçu pour la dernière fois. Il faudra, dans tous les cas, que t’y ailles avec William, sinon le marché est caduque. Dis toi que si tu le formes assez bien, il pourra même t’aider pour tes recherches. Tu peux toujours en profiter pour faire d’une pierre deux coups et continuer son entraînement tout en poursuivant ta petite enquête. » Nous croisâmes alors nos regards Héléna et moi. L’on ne pouvait pas dire que nous étions très confiants sur la finalité de la situation. Et pourtant … « … Je savais que je pouvais compter sur toi, Conrad. » Nous soufflâmes alors un bon coup tous les trois. De ce que nous en avions compris, le nouveau mentor de William venait tout juste d’accepter de tenir son rôle. Une libération pour nous. Nous restâmes cependant comme figés sur place, trop happés par ce que notre imagination nous laissait nous figurer pour ne pas rester jusqu’à la fin. « … J’y manquerais pas ! Ah ! Au fait, c’est le colis que t’es sensé ramener à Scodelario qu’il y a dans cette caisse ? M’en veux pas Conrad, mais il faut que je vérifie si il y est bien et que t’as pas mis autre chose à l’intérieur. Tu connais la chanson ! Tu peux t’en charger pour moi, William ? » Je sentis alors mon cœur commencer à battre de plus en plus fort dans ma poitrine. Que pouvait bien être ce fameux colis ? Sur l’infinité de possibilité, ce qui me parut le plus probable était une

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Gemme rare. Ou un moyen de détecter ces dernières, peut-être. Nous aperçûmes alors tous l’œil de Leborgne s’ouvrir en grand. Il semblait tenter de camoufler, aussi bien qu’il le pouvait, un air surpris. Malgré tout, il procéda à un petit mouvement de recul au moment où il sembla découvrir ce qu’il y avait dans cette boîte. - « … Ah ouais ! La vache ! Bon. Et ben, j’ai plus qu’à vous laisser ramener le colis à Scodelario, tous les deux. Ça m’a tout l’air d’être bel et bien ce qu’elle réclamait. Bon travail, Conrad ! » Le malappris ! Avait-il oublié que nous étions toujours là derrière lui ? Ou bien était-ce une volonté propre de sa part pour nous tenir en haleine plus longtemps ? Je dois dire que l’un comme l’autre, je fus assez contrarié de constater que le mystère n’était toujours pas percé, par sa faute. - « … Bonne chance à toi aussi, petit ! La prochaine fois qu’on se reverra : je veux te voir me botter les fesses, comme convenu ! Je compte sur toi Conrad pour respecter ta promesse. Forme-le bien ! En te souhaitant de retrouver mon cher cousin et ta filleule, vieille branche ! » Il procéda ainsi finalement à quelques pas supplémentaires, de façon à s’éloigner d’eux. Puis, il s’immobilisa. Il referma alors à nouveau son poing sur la Gemme holographique, désactivant cette dernière. Son regard revint instantanément à la normal. Après quelques clignements d’œil, il nous dévisagea les uns après les autres. Il s’apprêtait à nous tenir informés des grandes découvertes qu’il venait de faire. « Vous ici ? » plaisanta-t-il. - « Allons, Leborgne ! Ne perdons pas de temps, je te prie ! » s’impatienta Luther. - « Roh là là ! Si on peut même plus rigoler. Bon, alors, comment dire ? … En gros, les bonnes nouvelles : c’est que William va pouvoir terminer sa formation, que Scodelario a pas menti et que Conrad compte lui aussi la jouer réglo. » - « Si tu parles de bonnes nouvelles, ça signifie sûrement que tu en as aussi des mauvaises. Quelles sont-elles ? » lui demandai-je à l’écrit. - « Roh ! Je sais pas si j’irais jusqu’à parler de « mauvaises nouvelles ». Je pense plutôt que je parlerais de nouveaux facteurs à prendre en compte, tout simplement. » Je lui jetai aussitôt un regard désabusé. Nous n’avions pas de temps à perdre avec ses traits d’esprits. Comprenant qu’il nous avait assez tenu en haleine comme ça, il finit par reprendre son sérieux. « Pour vous la faire courte : disons simplement que même si notre amie Francesca ne nous l’a pas mis à l’envers sur ce coup, l’initiative qu’elle vient de prendre toute seule, comme une grande, de son côté et sans prévenir qui que ce soit risque de faire pas mal de vagues et de dégâts collatéraux, si vous voyez c’que j’veux dire. Avec ce qu’il y a dans le colis qu’elle vient de se faire livrer : les jours qui viennent vont pas être de tout repos, c’est moi qui vous l’ dit. Après, si on voit le verre à moitié plein, on peut au moins se dire qu’entre le départ de Conrad et ce qu’il y avait dans la caisse à livrer : on n’a plus rien à craindre de Eldeth Grisebrum. » - « Pourquoi ? Qu’y avait-il dans ce colis ? » - « Eldeth Grisebrum. »

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Chapitre XIV : Le Cas Francesca Scodelario (Partie 3 : La Femme Fatale)

Si le Sud de Costerboros se limitait, dans l’imaginaire collectif, à un désert de sable qui s’étendait à perte de vue sous un soleil brûlant ; la vue qui s’offrait alors à moi de cette région me sembla bien éloignée de cette description simpliste. Un somptueux palais, moins imposant que celui d’Huttington mais tellement plus grandiose, nous ouvrait grand ses portes aux poignées d’or, à Luther et à moi. Parsemé de palmiers aux ombres protectrices et d’une gigantesque étendue d’eau, au centre de laquelle trônait fièrement une splendide fontaine en albâtre blanc sculpté en une armée de petits anges, le manoir de Francesca Scodelario n’était pas dépourvu d’une certaine esthétique. Quelques oiseaux rares se prélassaient dans l’immense jardin que nous traversions, là où d’autres teintaient le ciel de mille couleurs, se risquant à montrer aux yeux de tous la majestuosité de leur vol, en dépit de l’atmosphère aride de la région. Tout ici respirait le luxe. Non pas que je n’étais pas encore coutumier du fait. Mais c’était un luxe différent que celui de Huttington ou de Klaussman. Peut-être était-ce la touche féminine qu’il y avait derrière, mais en observant tout autour de moi, je n’avais pas une impression de décadence ou d’indécence. Cet endroit me plaisait. Cette région me plaisait. Je trouvais le contraste entre l’aspect, à première vue, repoussant du Sud et la beauté véritable de ce que l’on pouvait trouver en son sein extrêmement parlant. Rien que cette demeure me tapait dans l’œil. L’extérieur était déjà superbe, mais l’intérieur : c’était la véritable apothéose. Pour ainsi dire, je n’avais encore jamais vraiment eu beaucoup de considération pour la décoration, contrairement à ma Mère. Je me passionnais pour d’autres choses. Il n’en demeurait pas moins que lorsque je m’imaginais diriger depuis un endroit parfait : c’est ce lieu, sobrement nommé « l’ Oasis » par la Bella Dona elle-même, qui me parut le meilleur possible. De grands piliers retenant le lourd plafond aux si belles peintures, le sol aux carreaux si propre, le positionnement des meubles, … Je ne pouvais alors m’imaginer la joie que devait ressentir Francesca au quotidien, à vivre dans un tel paradis. Notre cocher, Octavius, avait conduit Luther jusqu’à Casbianca, l’une des plus grandes cités du Sud de Costerboros. Préférant rester chez moi, j’avais utilisé la Gemme holographique pour me rendre là-bas sans y être réellement. Seulement, nous ne fîmes que passer par Casbianca. Notre véritable destination n’était ni le centre-ville, ni la périphérie. Non, là-bas ne se trouvaient que les résidences secondaires et tertiaires de la Bella Dona. L’Oasis, elle, se situait au plein cœur du grand désert, là où nul ne pouvait se rendre sans savoir précisément par où passer. Quiconque se risquerait à le braver sans connaître les lieux au préalable n’aurait que quelques heures devant lui avant d’ajouter son cadavre assoiffé à cette vaste étendue de sable chaud. En effet, l’eau qui s’écoulait à foison depuis les fontaines de la Marquise étaient les seules sources des environs qui diffusaient ce précieux liquide. Ce n’était pas ça qui manquait chez elle. Pour ainsi dire, elle avait hérité, à la mort de son troisième mari, du gigantesque réseau de distribution d’eau de ce dernier. L’idée était de contacter les seigneurs du Nord afin qu’ils lui procurent des quantités astronomiques de neige de leur contrée. Bien entendu, aucun d’entre eux ne refusait de lui vendre quelque chose d’aussi commun et répandu chez eux que la neige. Ils lui en envoyaient donc quotidiennement des convois entiers pour une poignée de cerises. Seulement, la neige fondait, bien évidemment, entre temps, ne laissant que des litres et des litres d’eau à transporter. Il n’avait ainsi plus qu’à revendre cette dernière un peu plus cher qu’il l’avait acheté aux grands seigneurs du Sud, et les laisser la répartir comme ils le souhaitaient. Il faut dire que les

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pluies se faisaient rares dans le Sud, là où la sécheresse était, à contrario, très courante ; en plus d’avoir été pendant très longtemps la cause de mortalité la plus fréquente chez beaucoup de villageois de la région, du fait de la destruction des cultures et de la déshydratation. Heureusement pour eux, l’eau commença à se faire de plus en plus abondante lorsqu’une certaine Francesca Scodelario se mit à proposer, plus seulement aux seigneurs de la région mais à tous les responsables de chaque village, de leur fournir des barils entiers remplis à ras bord d’eau, chaque semaine, et à moindre coût. C’était la meilleure façon pour elle d’être adorée du peuple et d’établir un premier contact avec chacun des dirigeants du Sud, petits ou grands, connaissant déjà pertinemment la suite logique des évènements. Quand nous nous présentâmes devant la porte principale, Luther et moi, nous vîmes deux géants s’approcher de nous. L’un d’entre eux était le fameux Goliath, celui qui voulait tant rejoindre sa maîtresse lors de notre dernière rencontre. Il me regarda de haut en bas. Vu la différence de taille entre nous, ce n’était pas très compliqué. Il aurait certainement fallut une dizaine de moi empilés les uns sur les autres pour le dépasser en taille. Il s’accroupit alors et pointa son index vers moi, tandis que, de son côté, Luther se faisait fouiller sous toutes ses coutures pour voir si il ne cachait rien de suspect sur lui. Le doigt du géant me traversa, comme on traverse un courant d’air. Il me sourit. Je restai de marbre. - « Exactement comme elle m’a dit. » affirma-t-il. En réponse à cela, je lui levai un sourcil, incrédule. Il reprit. « Vous avez pas emmené l’homme borgne avec vous ? C’est bien. Madame Francesca ne l’aime pas beaucoup cet homme borgne. Et si Madame Francesca ne l’aime pas beaucoup, alors, moi non plus je ne l’aime pas beaucoup. » - « Non, rassurez-vous. Il n’est pas avec nous. On l’a laissé à la maison. » lui répondit Luther, alors que l’autre garde continuait de le fouiller. - « C’est pas à vous que je demandais ! » gronda Goliath. Cela motiva son collègue à bousculer mon porte-parole vers le mur le plus proche, continuant ainsi son contrôle de manière moins douce. Interrogeant le colosse me faisant face d’un regard lui demandant très clairement où étaient passées leurs bonnes manières, il se mit à nouveau à genoux vers moi et retira le lourd casque d’acier qu’il portait sur le crâne. Je le vis alors me sourire de toutes ses dents. - « Mais vous, Madame Francesca elle vous aime bien, vous savez ? Elle me l’a dit. Et si elle vous aime bien, alors : moi aussi je vous aime bien ! » C’était un sourire benêt. Il avait l’air sincère. Je n’avais aucune raison d’avoir peur. Pourtant, les quelques dents qui lui manquaient, celles qui dépassaient de sa mâchoire et le noir qui en pourrissait d’autres troublaient ma concentration. Préférant ne pas être trop rustre avec lui, je tentai de lui esquisser un sourire en retour, assez difficile à percevoir avec ma fausse barbe mais bien présent. Ça a eu l’air de lui faire plaisir. Il se retourna alors et frappa trois grands coups sur l’épaisse et titanesque porte qui se dressait devant nous, assez grande pour que le Géant puisse la passer, celle-ci. Ce Goliath avait l’air d’avoir une force surnaturelle. Je n’osais même pas imaginer ce qui arriverait si je finissais un jour au creux de sa main. Heureusement pour moi, il disait qu’il m’aimait bien. Mon souhait le plus cher en cet instant, c’était bien celui que cette affection se prolonge. Quoiqu’il en soit, si je crains un instant qu’il ne pulvérise la porte, je la vis plutôt s’ouvrir en grand devant nous. - « Suivez-moi, s’il vous plaît. » nous demanda alors Goliath de sa voix terriblement caverneuse, tandis que son collègue s’éloignait de nous pour libérer le passage. Nous nous regardâmes un

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instant Luther et moi. C’était bien pour ça que nous étions venus, après tout. Nous franchîmes finalement tous deux l’entrée, prêts à échanger quelques mots avec la maîtresse de ces lieux. Une série de larges couloirs aux magnifiques tableaux nous indiquait la route à suivre. Le sol, si propre que nous pouvions voir notre reflet à l’intérieur, était bordé d’un long tapis en velours vert et aux rebords dorés. À chaque coin : une statue. La plupart d’entre elles représentaient des femmes, en partie dénudées, immortalisées dans des positions pour le moins sensuelles. Je n’étais pas très réceptif à ce genre d’art là. Cependant, le talent du sculpteur restait à souligner. Nous prîmes au moins cinq minutes pour traverser les différentes pièces, toutes plus splendides les unes que les autres, et monter les nombreux escaliers éclairés par les doux rayons du soleil avant que l’on ne nous stoppe dans notre parcours. Nous venions d’arriver devant l’entrée de la pièce dans laquelle se trouvait apparemment la Bella Dona. - « Attendez moi là, s’il vous plaît. Je vais prévenir Madame Francesca que vous êtes arrivés. » nous pria Goliath le géant avant d’entrer seul dans la pièce, nous laissant à l’extérieur, entourés de quelques gardes armés de hallebardes qui surveillaient stoïquement le couloir. Nous nous échangeâmes un regard complice. Nous savions pourquoi nous étions venus, et nous ne comptions pas repartir les mains vides. Nous avions des questions pour elle. Et elle allait y répondre. Quelques secondes plus tard, nous aperçûmes Goliath revenir vers nous tout en nous faisant de grands signes d’avancer. Nous pénétrâmes enfin dans le grand salon de la Marquise du Sud. La pièce était parfaitement décorée. Tout ce qu’il fallait de meubles et d’ornements sans pour autant en faire trop. C’était un lieu paisible où l’air était pur et où des doux sons de harpes résonnaient au loin. En continuant d’avancer tout droit, nous finîmes par apercevoir deux personnes discuter toutes les deux. L’une était assise et l’autre debout. La maîtresse de maison et son invité. Francesca, une tasse de thé à la main, riait élégamment. Son interlocuteur venait sans doute tout juste de finir une amusante plaisanterie. Ce dernier était vêtu d’un costume noir et de gants blancs. Il portait une serviette beige entre la jointure de son coude et de son avant-bras. Il tenait également une théière entre les mains, et demeurait droit comme un piquet. Ce devait très certainement être son fameux majordome. Seulement… Quelque chose était étrange. Son visage. Ce n’était pas celui d’un majordome. Il avait de longs cheveux blancs, une peau pale ainsi que des oreilles pointues. « Vos invités sont arrivés, Madame Francesca. » annonça Goliath en se risquant à une piètre révérence. - « Oh ! Quelle heureuse nouvelle ! Je te remercie Goliath, tu peux disposer. » lui répondit la Bella Dona, en lui souriant tendrement. - « À vos ordres, Madame Francesca… Euh… Bonne… discussion à vous. Madame Francesca. » - « Oui... Merci beaucoup, Goliath. » Le Géant abaissa la tête en signe de respect, puis repartit. Nous étions à présents seuls tous les quatre. Enfin, pas vraiment. Une bonne dizaine de gardes armés procédaient à des rondes à quelques pas de nous. Mais, nous dûmes faire avec. « Je vous en prie, Messieurs : asseyez-vous. Asseyez-vous, regardez : il y a justement deux chaises vides à côté de moi. Ne soyez pas timides. » insista la Marquise. - « Oh, je ne voudrais pas prendre la place de ce cher Monsieur. » affirma humblement Luther. « D’ailleurs, à qui avons nous l’honneur ? »

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- « Allons Luther ! Vous devez tout de même vous douter de qui est cette charmante personne, n’est-ce pas ? » insista Scodelario en souriant. - « Il m’a tout l’air d’être votre majordome. » souligna-t-il. - « C’est vrai ? » Elle retourna alors sa tête souriante en direction de l’Elf et de sa théière. « Et bien ! Il semblerait que je vous ai bien réussi, mon cher Eldeth. » - « J’apprécie tout particulièrement cette tenue, Dame Scodelario. Désirez-vous un peu plus de thé ? Je crois voir que votre tasse est vide. » lui répondit Grisebrum dans sa drôle de tenue. - « Vous n’avez qu’à en servir à tout le monde, mon bon. » Une fois de plus, mon regard croisa celui de Luther. Nous nous attendions à beaucoup de choses en nous rendant ici. Mais, pas vraiment à ce scénario là. Le vrai moi ne pouvant tenir la position de la chaise dans le vide très longtemps, je trouvai une vraie chaise dans ma chambre pour m’asseoir. Luther, lui, put profiter de tout le confort du siège sur lequel il venait de poser son derrière. - « Bienvenue dans mon Oasis ! Comme je suis heureuse de vous voir chez moi, mes bons amis ! Vous avez fait bon voyage ? Vous n’avez pas eu trop de problèmes sur la route, j’espère ? » nous demanda-t-elle. - « Le trajet s’est, ma foi, fort bien passé. Pour moi en tout cas. Vous vous doutez qu’hélas : Monsieur S n’a pas pu faire le déplacement. Il est trop prit par ses affaires en ce moment pour se libérer du temps. » lui répondit Luther. - « Comme c’est dommage. Il faudra vraiment que l’on trouve une solution à ce problème, un jour. Enfin. Le plus important : c’est que vous soyez tout de même en face de moi, aujourd’hui. D’ailleurs, que pensez-vous de cet endroit ? Vous aimez ? Est-il à votre goût ? » J’acquiesçai et lui présentai simplement une note, qui apparut aussitôt après que je déposai ma gemme holographique sur cette dernière : « Charmant. » « Comme je suis heureuse de le lire ! Vous savez, le Sud de Costerboros regorge de merveilles architecturales, à l’instar de ce Palais. Néanmoins, aucune d’entre elles n’a encore réussi à égaler la qualité de vie qu’il propose. N’ai-je pas raison, Eldeth ? » - « Tout à fait, Dame Scodelario. Toujours deux sucres dans votre thé ? » - « Vous apprenez vite, Eldeth. Je suis contente de vous. » - « Merci Madame. Vous m’avez bien formé. » Je passai alors ma Gemme au-dessus d’une nouvelle note sur laquelle je ne venais d’écrire qu’un simple point d’interrogation. Puis, je me mis à désigner Grisebrum du doigt. Savoir ce que Francesca avait en tête était une chose. Mais son comportement ne collait absolument pas au portrait que l’on m’avait fait de lui. Il semblait même comme lobotomisé, absent. C’était comme si sa personnalité s’était évaporée et qu’il ne restait qu’une coquille vide dépourvue de toute volonté. Je désirais obtenir des explications et je comptais bien les avoir. Scodelario sourit.

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- « Un problème, Monsieur S ? Est-ce la présence d’Eldeth en ces lieux qui vous trouble ? Ne vous en faîtes pas, si il est parmi nous aujourd’hui, c’est de son propre chef. Il me fallait quelqu’un pour remplacer Jasper, mon majordome, celui qui s’est porté garant de votre petite Mélanie. Il n’est, hélas, pas avec nous, aujourd’hui pour cette raison, d’ailleurs. En tant que garant, il est obligé de rester avec elle pour la former. Ainsi, en son absence, c’est ce bon Eldeth qui s’est désigné de luimême pour le remplacer. N’est-ce pas, Eldeth ? » expliqua-t-elle. - « Parfaitement. Dans toute sa bonté et sa générosité, Dame Scodelario m’a raconté ce qu’il s’est produit lorsqu’elle m’a extirpé hors de la boîte dans laquelle j’étais enfermé. Grâce à elle, j’ai compris que le rôle de chef de région n’était pas fait pour moi. Elle m’a donné une nouvelle raison d’être : celle de la servir. De servir le Gant Noir. C’est bien normal quand on vous offre un si beau collier orné d’un tel joyaux ! » Nous l’aperçûmes alors sortir de sous sa chemise un petit médaillon qu’il portait autour du cou. Au centre de ce médaillon trônait fièrement une Gemme. Une gemme jaunâtre qui semblait sale et usée. Mais une gemme scintillante, dont la couleur se reflétait subtilement à travers les yeux jaunes du Haut-Elf. Mon regard se posa sur la pierre. Puis il remonta jusqu’à croiser celui de Scodelario. Je n’étais pas satisfait. Pas satisfait du tout. Elle le comprit très vite. Elle fit alors un geste brusque faussement gauche qui fit tomber la théière au sol. - « Oups ! Comme je suis maladroite ! » s’exclama-t-elle. - « Ce n’est rien, Madame. C’est moi. J’aurais du mieux tenir ce récipient. Ne vous en voulez pas, vous n’y êtes pour rien ! » défendit Grisebrum. - « Aurais-tu l’amabilité de bien vouloir ramasser les morceaux au sol, les jeter quelque part et revenir avec une autre théière bien remplie ? » - « Bien sûr ! Tout ce que vous voudrez, Dame Scodelario ! » assura-t-il, s’exécutant. Il prit cependant un long moment pour tout ramasser et quitter la pièce. Si j’avais fait autant d’effort pour que Mélanie hérite de ce genre de résultats lamentable, alors je ne donnais pas cher de la peau de la Marquise. Cette dernière suivait avec attention son ancien rival du coin de l’œil. Elle continua de l’observer discrètement, sans dire un mot, jusqu’à être vraiment certaine qu’il fusse bien parti. Puis, elle se retourna brusquement vers nous et commença à vider son sac. - « Écoutez Monsieur S, je sais que vous devez avoir de nombreuses questions, à l’heure actuelle. Mais, ne vous en faîtes pas. Vous savez que vous pouvez me faire confiance. Je n’ai rien fait qui puisse entraver les objectifs du Gant Noir. Je vous le jure. » Une fois de plus, je lui tendis ma note où ne figurait qu’un simple : « ? » Elle soupira. « Vous ne sembliez pas décidé à agir contre Grisebrum, alors je m’en suis chargée moi-même. Cet homme complotait en secret contre nous. Mes espions me l’ont rapporté. La meilleure défense étant l’attaque, j’ai préféré agir avant qu’il n’agisse. Et si je pouvais en profiter pour rendre service au Gant Noir en plus, je n’allais pas m’en priver. C’est aussi simple que ça. » - « Avec tout le respect que je vous doit, Madame, j’espère que vous vous rendez compte qu’en faisant capturer l’un des hommes les plus influents du Nord de Costerboros, vous allez attirer de nombreux ennemis. Ses alliés, ses proches et ses sbires vont tenter de le retrouver. Ils vont remuer ciel et terre pour lui remettre la main dessus ! » s’offusqua Luther.

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- « Et avec tout le respect que je dois à votre chef, vous n’êtes visiblement pas encore apte à penser avec plusieurs coups d’avance, mon bon Luther. » lui répondit-elle. - « Je vous demande pardon ? » - « Réfléchissez. Pourquoi croyez vous que c’est un Leborgne que j’ai contacté ? » - « Je... » - « Vous ne savez pas ? Vous travaillez quotidiennement avec l’un d’entre eux et vous ne savez pas ! Avez-vous vu au moins une fois dans votre vie un Leborgne se battre, Luther ? » - « Jamais de mes propres yeux ... » - « Ils ont la fâcheuse tendance à ne pas faire beaucoup de survivants. Quand ils se battent quelque part : les os sur le sol et le sang sur les murs ne laissent pas vraiment de doutes quant à leur passage. Si ceux qui tiennent à Grisebrum souhaitent le retrouver, ce n’est ni après vous, ni après moi qu’il vont en avoir. C’est ce bon Conrad qu’ils vont poursuivre. » - « Vous savez que William est avec lui aujourd’hui, n’est-ce pas ? » - « Roh ! Je vous en prie, Luther ! Si jamais, un jour, ils parviennent à les retrouver à Kroensberg, qui pensez-vous qui va avoir des ennuis ? Les hommes de mains du Haut-Elf, aussi nombreux soient-ils, ou deux Leborgne ? » - « Dans ce cas, pourquoi ne pas nous avoir détaillé votre plan plus tôt ? Cela aurait été bien plus simple pour comprendre ce que vous aviez en tête. » - « Je ne détaille jamais mes plans, très cher. C’est le meilleur moyen pour que l’on vous contre. D’autant plus lorsque celui à qui vous écrivez est espionné par notre ennemi, comme me l’ont rapporté mes informateurs. » - « Très bien, alors : pourquoi nous avoir mêlé dans cette histoire ? Vous étiez, visiblement, tout à fait en mesure de vous charger de ce Grisebrum toute seule. Nous n’avions rien à vous apporter, et pourtant nous sommes concernés maintenant, nous aussi. » demanda Luther. - « Détrompez-vous. Sans votre aide, je n’aurais rien fait du tout. Jamais je n’aurais fait parvenir mon adresse personnelle à un Leborgne, si je n’étais pas certaine qu’un allié à moi vienne vérifier qu’il jouait franc-jeu au préalable. J’avais besoin de garde-fous au cas où ma proposition ne convienne pas à Conrad. Il savait qu’il devait se rendre à Kroensberg. Il n’aurait rien su de plus si mes hommes n’avaient pas remarqué William à ses côtés. J’ai considéré que c’était la seule manière pour vous de récupérer le mentor que vous cherchiez, et pour moi : de récupérer Grisebrum. N’estce pas là le principe du Gant Noir que de nous entraider pour assurer nos objectifs ? » - « Il est vrai. Mais alors, pourquoi l’avoir ramené vivant ici ? N’était-il pas plus simple de l’assassiner si il complotait contre vous ? » - « Pour qu’un autre prenne sa place ensuite ? Ce serait du gâchis ! Coupez une tête à une hydre et deux repousseront. Luther, vous êtes haut-gradé au sein du Gant Noir. Vous savez que notre ambition est l’expansion sur l’intégralité de Costerboros. En nous assurant de ramener l’un des réfractaires les mieux entourés ici : je vous assure un nouveau membre éminent pour le Gant Noir.

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Un membre qui nous donnera accès au Nord tout entier. La dernière région qu’il nous manque, si je ne m’abuse. Après tout, à quoi sert de tuer un ennemi, quand on peut l’annexer ? » - « J’entends bien. Maintenant, qu’est-ce que cela a à voir avec le costume de majordome ? » - « Ah ça ? Ne vous en faîtes pas, ce n’est qu’une expérience toute bête. Je désirais simplement tester sur lui les limites de ma petite Gemme de Soumission Mentale. » - « Une gemme de soumission mentale ? » - « Tout est dans le nom. Faîtes porter cette merveille à n’importe qui et il vous servira jusqu’à ce qu’on la lui retire. Comme je vous l’ai dit, mon vrai Majordome est parti pour former votre jeune Leborgne. Et bien que je ne voulais pas forcément de majordome à la base, force est de constater qu’ils sont plutôt attachants, et que leur absence est très vite remarquée. J’ai simplement jeté quelques unes des affaires de Jasper au visage de Grisebrum et je lui ai ordonné de les porter. Il l’a fait. Et avec le sourire ! Dans les faits, la Gemme le limite à me servir moi et seulement moi. Mais, figurez-vous que j’ai avec moi un petit quelque chose qui pourrait permettre à ce que tous ses titres et toutes ses possessions vous revienne très bientôt. » Elle déroula alors sur la table une sorte de parchemin aux feuilles d’or et au sceau rouge écarlate en forme de couronne. Beaucoup de lignes de texte figuraient dessus, avec seulement deux espaces vides écartés l’un de l’autre. « Ceci, Messieurs, est un Décret Royal. Notre ami à la Cour, le Comte Adhémar, m’en a fait parvenir quelques uns. « Quiconque signera ce document reconnaîtra le motif pour lequel il s’est engagé devant la Couronne ». Autant vous dire qu’une fois les deux signatures inscrites, il n’y a plus vraiment moyen de faire machine arrière. Si je l’avais fait tuer avant : sa signature n’aurait maintenant plus de valeurs vous vous en doutez. » - « Certes. » - « Est-il d’autres choses que vous désireriez savoir ? » demanda Francesca. Luther tourna les yeux vers moi. Il était embêté. Elle avait apporté des réponses satisfaisantes à ses questions. À vrai dire, je lus dans son regard qu’il commençait presque à avoir envie de lui faire confiance. Incrédule, mes doutes persistaient. Cependant, je ne pouvais nier qu’à l’heure actuelle, ses choix me semblaient, en effet, aller dans le sens du Gant Noir. En réalité, elle s’était véritablement mise en danger pour en arriver là. Certes, nous ne l’avions forcé à rien. Mais les conséquences de ses choix nous étaient alors toutes bénéfiques, et les risques, présentés comme elle venait de le faire, paraissaient minimes. Ce qui me dérangeait le plus, c’était le fait de ne pas avoir été bien informé, de ne pas savoir exactement ce qu’elle comptait faire. Mais, là encore, si elle savait que j’étais espionné, elle avait sûrement bien fait. Il n’y avait pas à dire : elle était très douée pour se défendre et pour donner l’impression que le Gant Noir était le grand gagnant de l’histoire. Je commençai ainsi à me déraidir. Sans avoir mérité ma confiance, elle avait eu en partie raison de ma méfiance. Depuis le début, elle était tout simplement vraiment du côté du Gant Noir. Nous aperçûmes alors Eldeth revenir avec une nouvelle théière entre les mains. Lorsqu’il approcha le bec de cette dernière de nos tasses pour les remplir, Francesca se mit à lever la main. Il s’arrêta tout net. Exactement comme Goliath, là fois où il tenta d’entrer dans mon bureau de force. Grisebrum fit ainsi trois pas de recul, puis bomba le torse. - « Madame ? » s’interrogea-t-il.

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- « Il y a quelque chose que je dois montrer à Monsieur S, Eldeth. » lui répondit-elle. - « Oh ! Je vois. » - « Luther peut-il venir avec nous, lui aussi ? » demandai-je. Francesca sembla quelque peu ennuyée. Cette simple idée semblait l’embêter. - « C’est-à-dire que… Je préférerais qu’il reste ici et qu’il discute avec Eldeth. » avoua-t-elle en se frottant légèrement l’épaule gauche avec sa main droite. - « Je resterais faire la conversation à Monsieur Luther avec plaisir, si tel est votre souhait, Dame Scodelario. » affirma Eldeth. - « Comme vous voudrez, Monsieur S. Si ma présence n’est pas souhaitée par la maîtresse de ces lieux, je ne m’imposerais pas. » me lança Luther. Fallait-il que j’insiste ? Que j’accepte ? Il me laissait seul juge. En y réfléchissant quelques instants, je me disais que si c’était simplement pour me montrer quelque chose : je n’avais pas vraiment besoin de Luther dans mes pattes. D’autant plus que la Marquise était remontée dans mon estime, là où lui avait quelque peu baissé après sa dernière cachotterie. Je lui fis signe de l’index de rester à sa place. Cette affaire ne prendrait sûrement pas longtemps. Ce serait sûrement une question de minutes, tout au plus. Francesca était on ne peut plus enjouée en apprenant mon accord pour la suivre. J’avais l’impression d’avoir en face de moi : une petite fille dans une boutique de confiseries. Elle me fit alors signe de la suivre et commença à gravir un nouvel escalier en direction d’une salle qui se situait bien plus haut, à l’étage. Je la suivis de loin, puis, je me stoppai. Je me retournai pour jeter un dernier regard à Luther. Il m’encouragea à partir la rejoindre en me faisant des signes de la main. J’acquiesçai une dernière fois avant de rejoindre Francesca là où elle désirait m’emmener. Lorsqu’elle me vit grimper la dernière marche et arriver dans le couloir dans lequel elle attendait depuis une bonne minute, son visage s’illumina. Elle qui était déjà radieuse venait tout juste d’atteindre un tout nouveau palier de beauté. J’étais trop jeune à l’époque. Mais je suis un homme âgé, aujourd’hui. Beaucoup de choses que je ne voyais pas me sautent aux yeux maintenant. Je ne me rendais pas compte, à l’époque. Je savais que c’était une belle femme, même malgré mon âge. Mais je ne pouvais simplement pas comprendre à quel point elle l’était. Si j’avais eu quelques années de plus, peut-être les choses auraient-elles été différentes ce jour là. Quoiqu’il en soit, elle sortit une clé de la poche de son gilet. Elle la glissa dans la serrure puis abaissa la poignée. Elle poussa lentement la porte, me laissant découvrir au fur et à mesure : sa chambre. Étonnamment, elle n’était pas si remplie que ça. Le salon m’avait beaucoup plus tapé dans l’œil, par exemple. Seulement, il était un je ne sais quoi dans cette pièce qui m’attirait. J’avais l’impression, alors que je n’étais pas vraiment là, d’entrer dans un endroit à part. J’avançai doucement, franchissant le seuil. Francesca attendit patiemment que je passe devant elle, avant de refermer la porte derrière nous. Ce n’était alors plus à Luther que je pensais, de là où j’étais vraiment. C’était à Francesca. Je n’avais qu’elle en tête. C’était à ses côtés que je m’imaginais. C’était ce que la Gemme avait comprit, en tout cas. Comme présenté plus tôt, il n’y avait pas grand-chose dans cette pièce, pourtant. Un tapis, un miroir, des coffres, une armoire, … Rien de bien particulier. Quoiqu’en réalité : le lit était assez atypique. Il était large, recouvert d’un voile fin, couverts de coussins. Il avait l’air douillet. Et juste à côté de ce lit se tenait un épais rideau accroché à deux barres en métal. Je n’étais pas sûr de sa

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couleur. J’hésitais entre du rouge foncé et du marron. Ce que je savais, cependant, c’est qu’il avait été placé loin de la grande fenêtre qui laissait apercevoir le soleil briller tout en haut du ciel. Je ne pouvais pas imaginer la beauté de la vue que devait avoir Francesca d’ici, chaque matin. Au crépuscule et à l’aube surtout. Pour le reste, je préférais ma chambre en tout point. Mais pour la vue, j’étais forcé d’admettre qu’elle me rendait légèrement jaloux. Je m’approchai ainsi lentement de la fenêtre. Je voulais observer de plus près la vue depuis cette hauteur. Quand je fus assez proche de cette dernière, je réalisai la beauté du Sud de Costerboros. Francesca avait une vue d’ensemble là où elle était. Elle voyait aussi bien les petits villages au loin que les hautes tours qui dépassaient du reste du paysage. Je me rappelle que je me disais alors qu’un jour : moi aussi, je me lèverais et je me coucherais en contemplant enfin le monde qui m’entourait dans ce qu’il avait de plus beau à offrir. De petits bruits gênants commencèrent cependant à me remonter aux oreilles. C’était le bruit d’une main qui ne cessait de brasser l’air. En effet, en quittant des yeux la superbe vue que j’avais alors, je remarquai que Francesca était en train de se faire du vent avec sa main. - « Vous aimez ? C’est une chambre où il fait bon vivre. Mais la température se fait de plus en plus chaude, ces temps-ci. À cette hauteur, le soleil tape plus fort que n’importe où ailleurs. Cela ne vous ennuie pas si je retire quelques unes de mes affaires les plus épaisses ? » me demanda-t-elle. - « Faîtes donc. Vous êtes chez vous. » lui répondis-je à l’écrit. Elle me remercia puis partit se réfugier derrière le rideau près de son lit. J’aperçus néanmoins sa silhouette au travers. Je la vis retirer le gilet à manches longues qu’elle portait pardessus sa robe. Le voyeurisme n’ayant cependant jamais été l’un de mes centres d’intérêts, je détournai très vite le regard à la recherche de ce qu’elle désirait me montrer. Ça ne pouvait pas être la vue. Elle n’aurait pas insisté pour que Luther ne nous rejoigne pas sinon. Je balayai la salle des yeux. Je n’y vis rien de bien intéressant. La Marquise sortit alors de derrière son rideau, son gilet en moins. De plus, j’avais l’impression que quelque chose d’autre manquait. Ses collants. Les élégants collants noirs qu’elle portait ne couvraient plus ses deux fines jambes. Plus subtile, elle n’avait plus non plus de bagues aux doigts, ni de boucles aux oreilles. Soit. Après tout, je ne m’attendais pas à ce qu’elle me fasse l’inventaire de tout ce qu’elle avait retiré. Je lui présentai, lorsqu’elle fut à nouveau près de moi, une fois de plus, ma petite note où un simple « ? » figurait. - « Aaah ! On se sent mieux comme ça. Qu’y a-t-il ? Vous voulez déjà que je vous montre ma surprise ? » m’interrogea-t-elle. Je haussai les épaules. Il aurait été impoli de lui dire oui, ce qui aurait été une manière implicite de lui faire comprendre que je n’avais pas que ça à faire. Mais en même temps, je n’avais pas vraiment envie de prolonger mon séjour ici. Je remarquai alors qu’elle laissa s’échapper une petite moue. Comme une légère déception au visage. Elle se rapprocha alors de son petit bureau au dessus duquel était accroché un splendide miroir ovale. Je l’observai regarder son reflet tout en se démêlant les cheveux. La nouvelle coupe qu’elle se faisait lui donnait un côté moins marquise et plus sauvage, plus animal. En réalité, je n’en avais que faire. Je voulais juste qu’elle en vienne au fait. Elle saisit cependant une sorte de petite carte posée sur son bureau, et partit s’asseoir sur son lit, emportant cette dernière avec elle. Elle se mit alors à retirer ses chaussures, l’une après l’autre. Soit-disant : « pour ne pas salir ses draps ». Je n’y voyais pas spécialement d’inconvénients. Après tout, j’étais chez elle. Ce n’était pas à moi de faire la loi. Je découvris alors, pour la première fois,

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ses pieds nus. De beaux pieds de femme, sans la moindre imperfection. Je n’y étais pas habitué. Cela n’avait rien à voir avec les deux pattes de tortues de mer sans écaille que j’avais à la place, sous mes mollets. Elle tapota l’espace à côté d’elle pour me demander de m’y asseoir. Je roulai des yeux, puis fis ce qu’elle me demandait. En vérité, je m’assis sur mon lit à moi, afin de faire se poser mon image rémanente. J’étais à des kilomètres de la Bella Dona. Et pourtant, la sensation d’être à ses côtés était bel et bien présente. J’avais l’impression que le matelas sur lequel j’étais assis était bien le sien, j’avais l’impression de sentir son souffle sur ma nuque lorsqu’elle plaça sa tête au dessus de l’épaule de mon double holographique. Ce n’était qu’une illusion d’optique, mais le fait qu’elle force pour maintenir son visage non loin de moi me procurait véritablement l’idée de rapprochement. Même là d’où j’étais. Elle regardait d’un air rêveur la carte qu’elle avait entre les mains. Elle la plaçait volontairement de travers afin que je puisse voir moi aussi ce qu’elle représentait. - « Vous reconnaissez ? » me demanda-t-elle. « C’est une peinture des Îles Vagabondes. » Je restai silencieux. Difficile d’émettre une réaction face à la représentation d’un endroit où on ne s’est encore jamais rendu directement. « Vous savez… J’aimerais vraiment beaucoup me rendre là-bas. Voir les paysages, la faune et la flore locale. Et puis, le reste des choses qu’on ne trouve que là-bas, et nul part ailleurs. » Je crois que c’est lorsqu’elle me dit cela que je commençai à m’imaginer là où elle souhaitait en venir. « C’est drôle quand on y pense. Vous et moi sommes parmi les individus les plus puissants de ce monde. Et pourtant aucun de nous deux n’a le courage de se rendre sur ces petites îles éloignées de tout pour voir comment se déroulent leurs affaires là-bas... » Je me mis à réfléchir activement. Elle faisait très certainement un sous-entendu à mon commerce de plumes de phœnix. Mais n’avait-elle pas dit tantôt que ça ne l’intéressait pas ? Qu’elle ne souhaitait garder que les gemmes de Jouvence des prophètes et du Roi ? Avais-je simplement mal compris ce qu’elle voulait me dire ? Ou bien, ne faisait-elle simplement pas de sous-entendu ? Je la vis soudainement se redresser. Elle me lançait un regard de défi. « Je veux aller là-bas. Avec vous. Je veux que nous allions vérifier par nous mêmes ce qui se trame sur ces îles. » m’assura-t-elle d’une voix déterminée. Je lui fis non de la tête. Pas question de prendre autant de risques pour ses beaux yeux. J’avais bien trop à perdre et pas assez à gagner. « Vous savez, si ce qui vous dérange dans l’histoire c’est votre présence là où vous êtes sensés être. Il y a toujours une façon de s’arranger. » Je levai un sourcil d’incompréhension. Qu’entendait-elle par là ? « Vous avez certainement de très bons mages et alchimistes à travers l’Ouest. Nombre d’entre eux sont d’ailleurs à votre service. Mais nous, au Sud, nous avons le meilleur Temple de Mages de tout le Royaume, dirigé par le grand Archimage Jericho, lui-même. Il n’a pas encore juré fidélité au Gant Noir, mais il est un accord tacite entre nous comme quoi il exécute mes moindres demandes sans discuter. Il est pratiquement immortel et est une infinité de fois plus puissant que moi. Voire

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même plus puissant que mon garde du corps le plus robuste. Pourtant, il me craint. Vous savez pourquoi ? » Je ne sus quoi lui répondre. « Quand un homme accumule autant de pouvoir que lui, son pire cauchemar : c’est de le perdre. De perdre tout ce pourquoi il a dédié sa vie. Et la position qu’est la mienne me permet de trouver les alliés, les armes, les éléments capables de le renverser. Il ne veut pas prendre le risque. Et ce malgré ses capacités propres. Entretenez la peur et vous entretiendrez vos adversaires. » - « Où voulez-vous en venir ? » lui demandai-je à l’écrit, un peu perdu. Elle soupira. « Ce n’est pas à vous d’avoir peur des conséquences de vos actes. C’est aux autres de craindre vos choix. Si vous choisissez de partir quelque part, il ne doit être personne en mesure de vous arrêter. Le seul qui peut vous fixer des limites c’est vous-même. » - « C’est le vrai Monsieur S qui fixe mes limites. » - « C’est vous le vrai Monsieur S. Cessez de mentir. » Je la dévisageai alors. Son regard était incrédule, et pourtant son sourire charmeur était toujours présent. « Je l’ai su à la seconde où j’ai lu votre note. Vous n’aviez pas le regard d’un homme soumit à une autorité supérieure lorsque vous me l’avez tendu. Vous avez le regard d’un dirigeant, d’un homme de poigne ! Vous n’êtes pas un homme qu’on commande à la baguette. Vous êtes quelqu’un avec de grands projets. Quelqu’un avec de l’ambition. Quelqu’un que je respecte ! » Elle savait. Moi, en revanche, j’hésitais sur la façon dont il me fallait réagir. J’étais comme confronté à mes propres mensonges. Je préférais la regarder, attendant son verdict. Nous restâmes ainsi un court moment à nous fixer dans le blanc des yeux, sans rien dire. Puis, elle finit par retourner la carte, me révélant ce qu’il y avait d’accroché au dos de cette dernière. Une plume de phœnix. Celle-ci était de couleur orange et retenue par un trombone. Francesca la posa alors près d’elle, puis reprit parole. « C’est un cadeau que je voulais vous faire. Je me suis renseignée sur les plumes de phœnix, peu après votre visite. Suite à notre échange, j’ai fini par comprendre quel était leur intérêt véritable. Ce dernier n’étant pas de nous sauver, nous : mais de sauver ceux à qui l’on tient. Je vous estime Monsieur S. C’est pour ça que je tenais à vous offrir cette plume. Rassurez-vous : sa couleur orangée signifie qu’il n’y a aucun effet secondaire négatif, contrairement aux rouges, par exemple, qui engendrent une perte dégénérative de la mémoire. Prenez la comme un cadeau de ma part. Je la confierais à Luther pour qu’il vous la remette en main propre. » Je crus au départ à un piège. Ou à une mauvaise blague. Pourtant, elle était bien là cette plume. Elle m’attendait. - « Où avez-vous trouvé ça ? » - « Vous ne pensiez tout de même pas être le seul à vous intéresser aux Îles Vagabondes ? Lorsque l’on entretient un empire comme le mien, l’on cherche à l’étendre par-delà les mers. Je détiens beaucoup de commerce là-bas. Celui de plumes de phœnix n’en fait pas partie. Seulement, en

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cherchant un terrain particulier où nous implanter, nous avons découvert une zone qui regorgeait de ces grands oiseaux légendaires. L’adresse est dissimulée sous la plume. Je la transmettrai à Luther pour qu’il vous la rapporte. » Je lui adressai un léger salut de la tête, comme pour la remercier. Cependant, Francesca commença alors à apporter des conditions : « Mais attention ! En retour : je m’attends à ce que vous m’accompagniez dans notre voyage sur les Îles Vagabondes. Je me tiendras prête à partir dès que vous le souhaiterez. Et puisque vous êtes le seul maître à bord, et que vous n’avez de compte à rendre à personne, que diriez-vous si je vous proposais une potion capable de régler votre soucis ? Moi, je ne m’y connais pas vraiment dans tout ça. J’évite au maximum de trop y toucher, à vrai dire. Quand on a l’habitude d’utiliser des poisons, on a tendance à se méfier de tout ce qui peut se trouver dans n’importe quelle fiole qui n’est pas à vous. Enfin, vous me comprenez… Mais le Grand Archimage Jericho, dont je vous ai parlé, lui, c’est autre chose. Je suis prête à vous donner une missive que vous remplirez vous même en fonction de ce que vous souhaitez lui demander. Mais en échange, je ne veux qu’une promesse de votre part d’organiser ce voyage, là-bas, dès que vous le pourrez. Qu’en dîtes-vous. » Une telle proposition n’était pas à prendre à la légère. Je devais peser le pour et le contre. Il y avait des contres. Il y en avait. Mais, plus j’y réfléchissais, plus je succombais à la tentation. Entre la plume, les phœnix, toutes les potions que je voulais et un nouvel allié surpuissant que je pouvais mener à la baguette : comment refuser ? Une fois encore, j’avais cette impression que Francesca me menait en bateau, qu’il y avait quelque chose qu’elle ne me disait pas, que je ne devais pas lui faire confiance. Pourtant, j’acceptai. Je voulais croire en cette femme. Je croyais en cette femme. Jusqu’alors : toutes les fois où j’ai douté d’elle étaient justifiées, mais n’ont jamais été avérées. Elle avait tant apporté pour le Gant Noir, je ne me sentis pas le cœur de lui refuser cette simple demande. Mon regard croisa le sien. Elle se mordit légèrement la lèvre inférieure. Je fermai les yeux, soupirai, et finalement … acquiesçai. - « Merveilleux ! » s’exclama-t-elle en se tapant dans les mains à plusieurs reprises. « Je suis si heureuse ! Si heureuse ! Vous ne pouvez pas vous imaginer ! Ce voyage va être tellement magnifique ! J’en ai des frissons ! Hou hou ! » Elle se remit néanmoins à s’éventer. « Hou ! Dis donc ! Tout ça m’a redonné chaud ! Le stress, l’angoisse, l’excitation … Ça ne fait pas bon ménage avec une température extérieure pareille. Bon. Ne bougez pas ! Je reviens. » annonça-telle alors avant de disparaître une nouvelle fois derrière son rideau. Je roulai, une fois de plus, des yeux et attendis, à nouveau. Puis, une question me vint à l’esprit. Qu’allait-elle bien pouvoir retirer de plus, cette fois ? Et puis, il y avait un éventail non loin d’ici. Pourquoi ne pas s’en saisir plutôt ? Quelque chose ne me semblait pas tourner rond là-dedans. Soudain, je la vis sortir de derrière le tissu rouge-marron, une nouvelle fois. Elle ne portait alors vraiment plus grand-chose. Elle avait quitté sa longue robe écarlate. Je pouvais voir ses deux jambes nues et bien bâties s’avancer vers moi. Je l’observai même s’emparer sensuellement de la barre en métal qui retenait le rideau, puis tourner autour, procédant à un tour complet. Je n’avais alors aucune idée de ce qu’elle cherchait à accomplir. Tout ce que je savais, c’est qu’elle ne portait alors rien de plus qu’un chemisier rouge aux deux boutons du haut défaits. Je restai sans voix devant le spectacle qu’elle m’offrait. À vrai dire, je ne voyais pas cela tant comme un spectacle que comme une preuve de souplesse. Je ne comprenais tout simplement pas. Elle semblait avoir remarqué que je restais de marbre face à ses quelques tentatives. Si je ne savais pas exactement ce qu’elle avait derrière la tête, je compris cependant qu’elle était contrariée. Son visage devint

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soudainement plus sérieux, ses poings se fermèrent et ses orteils ce crispèrent. Elle prit un peu d’élan, puis se jeta sur son lit faisant rebondir ce dernier. J’eus alors un geste de recul. Je positionnai mon bras devant moi, comme pour me protéger. Mon regard sur elle devint de plus en plus apeuré. Mais qu’est-ce qu’elle me voulait, bon sang ? Je la regardai s’avancer à 4 pattes vers moi sur son matelas avant de se remettre droite sur ses deux genoux. C’était une adulte. Une adulte qui occupait une position respectable au sein du Gant Noir, qui plus est. Mais à quoi jouait-elle ? Je l’ignorais. Peut-être était-ce pour le mieux. Je lui faisais des grands signes de mains, comme pour lui demander d’arrêter de faire n’importe quoi. Francesca Scodelario, la Bella Dona, la Marquise du Sud, se tenait là, devant mes yeux ébahis, avec rien de plus qu’un chemisier pour unique vêtement. Je tremblais tellement à cause du malaise que je ressentais, alors que je n’étais même pas vraiment à côté d’elle, que je ne parvenais même plus à écrire sur mon carnet. Soudain, je la vis tenter le tout pour le tout. « Ah ! Décidément, je n’arrive pas à me rafraîchir ! C’est fou, j’ai pourtant tout essayé ! Bon. Pas le choix ! » m’annonça-t-elle en haletant. Je lui adressai une série de non de la tête successifs de plus en plus rapide. Je ne voulais pas voir cette femme retirer son chemisier. Je tapotai sur ma tempe avec mon index comme pour lui demander si elle était malade. Mais elle n’en avait que faire. Elle ne me regardait pas. Elle déboutonna un bouton, puis un deuxième, puis un troisième… Mes pupilles et mes iris se rétractèrent alors, jusqu’à former de minuscules points noirs noyés dans une marée de blanc. Je voulais détourner le regard, mais je n’y parvenais plus. Mes yeux avaient cessé de m’obéir. Quelque chose me disait que Francesca allait braver l’interdit, en me révélant l’une des parties sacrée du corps de la femme, celle que ma Mère dissimulait toujours derrière une serviette lorsqu’elle finissait sa toilette, celle sur laquelle je m’étais interdit de porter le regard. Il était des endroits, comme ça, qu’on ne devait pas regarder, et encore moins toucher. C’était probablement du à mon éducation, mais je me refusais à l’idée ne serait-ce que d’entrevoir les parties intimes des autres. Et ce, quand bien même ils étaient consentants. Ce n’était pas de mon âge. Ce n’était pas les valeurs que l’on m’avait inculqué. Cette simple idée me tétanisait. Pour être parfaitement honnête, je trouvais ce genre de chose même pire que le fait de tuer quelqu’un. La situation dans laquelle j’étais alors me marqua d’ailleurs beaucoup plus que celle de mon premier meurtre. Au moins, lors d’un assassinat : on ne retire généralement à la victime ni son honneur, ni sa fierté. Là où, ce genre de choses détruisait, à mes yeux, toute l’estime et le respect que l’on pouvait avoir envers une personne. Et de mon point de vue : l’amour propre était prioritaire sur tout le reste. Je ne savais pas à l’époque. La séduction et l’amour, en dehors de la Famille, étaient deux notions très floues pour moi. Je n’ignorais pas que mon Père et que ma Mère s’aimaient vraiment très fort tous les deux. Mais, à mes yeux, l’affection qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre se limitait exclusivement à des baisers et à des mots doux. Il est beaucoup de choses que je savais, à l’époque. La conception des bébés n’en faisait pas partie. Mes deux yeux étaient de plus en plus écarquillés. À mesure qu’ils grandissaient et gagnaient en blanc, je pouvais sentir la partie colorée de mon œil rétrécir toujours un peu plus. Ils continuaient de trembler inlassablement, partant dans toutes les directions : haut, bas ; gauche, droite, … Je rougissais. De lourdes sueurs me perlaient sur le front. Je ne savais plus où me mettre. Comprenant que Francesca ne comptait pas s’arrêter si près du but, je pris mon courage à deux mains et attendis qu’elle commence à s’occuper de son dernier bouton pour refermer mon poing sur

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ma Gemme holographique. Peu de temps avant de me voir disparaître, nous échangeâmes un dernier regard, avec Scodelario. Je me rappelle de la mine qu’elle affichait : un air pour le moins intrigué. Visiblement, elle n’avait pas compris que je n’avais pas compris. C’en était tout simplement trop pour moi. Je ne cherchai pas à la prévenir où à m’excuser pour mon départ soudain. Il me fallait juste partir avant de voir ce que je ne voulais surtout pas voir. Bien sûr, j’aurais pu essayer de me lever, ou de m’imaginer aux côté de Luther. Mais, en cet instant précis, tout ce que je souhaitais : c’était d’être le plus loin possible d’elle. Le plus loin possible de tout le monde. Je voulais juste être seul. J’étais seul. Sans personne pour me voir. Mes parents devaient encore être sur la place du marché, à travailler. Je laissai alors ma respiration se faire aussi bruyante que nécessaire. Il me fallait à tout prix reprendre mon souffle. Je posai ma main sur mon cœur et sentis ce dernier battre à tout rompre. Victoire ! Je venais d’épargner les restes des bribes d’enfance qu’il demeurait en moi. J’avais échappé à ce spectacle auquel je ne souhaitais pour rien au monde assister. J’avais tiré au clair toute cette histoire. Et puis, je commençai à réfléchir. Est-ce que mon départ précipité allait endommager nos relations avec Francesca ? Est-ce qu’elle m’en voudrait et refuserait finalement de livrer la plume et l’adresse à Luther ? J’ignorais comment elle allait interpréter cela. Bien sûr, l’idée me vint de réactiver ma Gemme pour retourner à l’Oasis afin de m’en assurer. Mais, mon instinct me rappela alors que si jamais une femme était contrariée, il valait mieux ne pas rester dans le coin, au risque d’empirer les choses. De toute façon, je ne me sentis pas la force d’y retourner après ce qu’il venait de se passer. Il ne me restait plus qu’à croiser les doigts et espérer qu’elle tienne ses engagements, malgré tout. Néanmoins, je savais qu’après cela, il me fallait redoubler d’efforts si je voulais entretenir notre alliance comme il se devait. Je réfléchis, durant trois jours et trois nuits, à ce que j’allais bien pouvoir lui écrire. Que faire ? M’excuser ? Blâmer la Gemme ? Dire que je n’étais pas prêt ? Beaucoup d’idées me tournaient en tête. Aucune ne me paraissait satisfaisante. Suite à ces trois jours, Leborgne, Héléna et moi-même nous regroupâmes une fois de plus dans le salon de notre quartier général. Luther était sensé rentrer dans la soirée et me ramener tout ce que Francesca avait promit de m’offrir. Bien sûr, en l’attendant, Leborgne et Héléna me bombardaient tous deux de dizaines de questions. Ils voulaient savoir ce qu’il s’était passé exactement, ce qu’il s’était dit, comment c’était là-bas, … Je choisis de ne pas m’attarder sur les détails. De toute façon, une fois Luther rentré, je saurais comment Francesca avait réagi. Et alors, je me permettrais d’être un peu plus loquace. Seulement, je refusais catégoriquement de révéler à qui que ce soit ce qu’il s’était produit dans la chambre de la Bella Dona. Ce qu’il s’était passé là-bas resterait là-bas. D’autant plus que je ne faisais alors pas le moindre rapprochement avec une pratique de séduction. En mon esprit, elle avait tout simplement soit reçu un coup de soleil sur la tête, elle qui se plaignait de la chaleur, qui l’avait rendu hystérique ; soit c’était mon accord à sa demande de voyage qui l’avait mise dans tous ses états, pour ne pas dire rendue complètement cinglée. Connaissant son passif avec mes proches collaborateurs, il valait mieux que je taise ce genre d’excès de folie. Une fois de plus, elle avait acquis une bonne partie de ma confiance. Je voulais que les autres puissent croire en ses bonnes intentions eux aussi. Nous entendîmes soudain des bruits de pas s’approcher de notre direction. Nous commençâmes alors à nous retourner vers la porte d’entrée, nous attendant à voir Luther pénétrer dans la pièce très bientôt. Seulement… Ces pas étaient rapides. On pouvait même parler de pas de course. Et ils étaient nombreux. Plusieurs personnes couraient vers nous. Leborgne, alerté, se leva rapidement de sa chaise. Puis, un bruit d’épaule qui se déboîte en ouvrant une porte. Luther venait de charger dedans pour qu’elle s’ouvre. Il était blessé. Il avait une flèche coincée à l’arrière de sa hanche, un carreau d’arbalète logé dans l’épaule et des marques de sang sur la figure. Quand elle vit son frère dans cet état, Héléna poussa un hurlement et commença à l’appeler. Octavius, notre cocher, fit à son tour irruption dans la salle. Il semblait légèrement blessé lui aussi, mais clairement

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pas aussi mal en point que Luther. Il était baissé et penché vers l’avant, comme si il protégeait quelqu’un. Ce quelqu’un : c’était Eldeth Grisebrum, toujours grimé en Majordome. L’air perdu qu’il portait au visage semblait révéler qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qui était en train de se passer. - « Allez-y, entrez ! Entrez ! » vociféra Luther en se relevant difficilement. - « Est-ce que quelqu’un aurait l’amabilité de m’expliquer ce qu’il se passe, ici ? Qui sont ces gens qui nous poursuivent et pourquoi crient-ils mon nom ? » demanda le Haut-Elf. - « Fermez-là et avancez, vous ! » lui ordonna Octavius. Sans attendre une seconde de plus, Leborgne renversa la grande table autour de laquelle nous siégions jusqu’alors. Héléna voulut foncer vers son frère pour le secourir, mais je l’en empêchai, en lui maintenant la tête derrière notre barricade de fortune. Comme prit d’une montée d’héroïsme sans pareille, Leborgne se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait en direction d’Octavius et de Grisebrum. Il leur désigna les escaliers et leur somma d’aller se réfugier derrière. Quelques flèches furent tirées de depuis l’extérieur, traversant nos vitres, le forçant à slalomer entre chaque obstacle avant d’arriver au niveau de Luther. Ce dernier boitait difficilement. L’expression sur son visage ne faisait aucun doute sur le fait qu’il souffrait terriblement. Ni une, ni deux, mon exécuteur souleva son ancien détracteur et le déposa sur ses épaules. Il continua son parcours du combattant, un blessé sur le dos, en faisant bien attention à esquiver le moindre projectile leur arrivant par derrière. Arrivé à quelques mètres de la table, il se baissa, écarta les jambes et se laissa glisser afin d’arriver derrière cette dernière pour y déposer Luther. Héléna se rua, à quatre pattes, en direction de son frère souffrant. - « Luther ! Luther, parle-moi ! Tu es blessé ! Je t’en prie, tiens bon ! » s’écria-t-elle. Elle n’eut comme unique réponse qu’un grognement de douleur. - « Occupe-toi de lui, Héléna. Je m’en vais rappeler à ces types que dans « propriété privée », y’a « privée » ! » » affirma l’homme au cache-œil en se craquant les poings. Il passa alors par-dessus la table et s’approcha, en marchant, en direction de l’entrée, les poings fermés. Préférant le laisser faire, nous nous chargeâmes, Héléna et moi, de bander les plaies de Luther avec ce que nous avions dans les environs. C’était rustique, mais ça le stabiliserait le temps que l’on chasse les assaillants. Ces derniers entrèrent les uns après les autres dans la grande salle. Ils étaient plus d’une cinquantaine de mercenaires, armés de sabres, d’arcs, d’arbalètes, de lances et de haches. Aucun doute possible, cette fois : nous avions à faire à des alliés d’Eldeth Grisebrum. - « Je… Je ne comprends pas. » bafouilla difficilement Luther. « Francesca nous avait pourtant bien dit que … Argh ! Elle nous avait bien dit que les hommes de Grisebrum nous laisseraient tranquilles pour traquer Conrad Leborgne. Comment… Comment savaient-ils ? » - « Chut ! Garde tes forces, Luther ! S’il te plaît. » supplia sa cadette. Les fidèles de Grisebrum se mirent alors en formation. Ils avaient clairement l’avantage du nombre. Les tireurs derrière, les montagnes de muscles devant, les débrouillards sur le côté. Leborgne, lui, se tenait droit face à eux. Son œil unique balayait la zone, analysant chacun des pauvres malheureux qui allaient enfin lui apporter un peu de défi. Depuis le temps qu’il attendait ça.

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Mon fidèle garde du corps bomba le torse, porta ses mains au niveau de ses hanches, puis s’adressa à eux de sa voix portante : « Bon, les p’tits gars : j’vous fait le topo. Ça va faire des semaines entières que je suis assis sur une chaise à discuter plans et avis. Autant vous dire que je me suis pas trop défoulé ces derniers temps et que ça me manque. Pas de chance, c’est sur vous que ça tombe aujourd’hui. Heureusement pour vous, vous êtes à peu près cinquante, de ce que j’ai pu compter. Ce qui veut dire qu’il y aura à peu près une dizaine d’entre vous qui pourront se barrer sans essuyer la moindre égratignure pendant que je m’occuperais de leurs quarante copains. Alors : qui sera dans les 10 et qui sera dans les 40 ? » Sans surprise, ils se mirent à rire aux éclats. C’était comme si nous faisions face à une bande de porcs avinés et dépourvus d’éducation. Ceci étant dit, l’un d’entre eux semblait conserver un visage plus renfermé, moins sûr de lui que ses compagnons. En revanche, son camarade de droite, peu de temps après s’être esclaffé comme une baleine, finit par répondre à Leborgne. - « Tu as un sacré cran, toi ! J’aime bien les gens qui ont du cran ! Tu te dégonfles pas malgré qu’on soit 50 fois plus nombreux qu’toi ! Voilà c’que j’te propose : tu nous rends le boss, on tue tes copains, et on voit ensemble si on t’intègre au groupe. T’en penses quoi ? » - « Hmmm… Navré, mais j’en pense que je préfère rester avec ces gens-là, pour l’instant. Au moins, eux savent qu’on ne dit pas « malgré que ». » - « Héhé ! T’as une grande gueule, toi ! Je vais m’assurer de te la découper de haut en bas ! » - « Je t’en prie. Fais moi ce plaisir ! » Soudain, la main gantée d’un homme au menton carré et aux cheveux longs, celui qui était resté sur ses gardes, vint alors se poser sur l’épaule de son collègue qui menaçait Leborgne. Il me paraissait, à première vue, plus malin que les autres. - « Fais attention, Alan. Ce type m’a tout l’air d’être un Leborgne. Comme Conrad. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de mener le combat ici. » - « De quoi t’as peur ? On est cinquante et il est seul. Il n’a aucune chance ! » Leborgne se craqua alors les poings, puis la nuque et remit rapidement les cheveux qui lui tombaient devant les yeux à l’arrière de son crâne. - « Si tu savais le nombre de fois où on me l’a dit, ça ! »

Sans perdre une seconde de plus, une trentaine d’hommes se mirent à encercler Leborgne pendant que les autres se ruaient dans notre direction. Évidemment. Ça aurait été trop simple que de faire un tous contre un. Heureusement, voir que ses adversaires lui tournaient le dos n’était pas du goût de Leborgne. Sans se retourner, ce dernier projeta un couteau de lancer en hauteur derrière lui, coupant la corde qui retenait l’immense chandelier au-dessus de la tête de nos assaillants. Le lustre vint alors s’écraser sur eux, broyant leurs os et forçant les quelques chanceux qui n’étaient pas encore arrivés à notre niveau à faire un bond en arrière pour ne pas finir comme leurs camarades.

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Ce n’était pas que de la provocation et de la vantardise de la part de Leborgne. Il connaissait le terrain comme sa poche. Il avait calculé son placement au préalable afin de s’assurer de faire mouche. Je repensai alors à toutes les fois où nous discutions tous ensemble, autour de la table et qu’il ne prenait pas parole. Il devait certainement s’imaginer les différentes combinaisons possibles et ce à quoi pourrait lui servir tel ou tel objet face à tel ou tel adversaire. Il voyait le champ de bataille comme une gigantesque toile et les objets qui l’entouraient comme des pinceaux de différentes tailles. Sans surprise, pour la peinture : disons que c’était un grand amateur de la couleur rouge. Les mercenaires de Grisebrum effectuèrent alors un rapide pas de recul, sous le coup de la surprise. Leborgne leur répondit simplement en leur faisant un non du doigt. Si affrontement il devait y avoir, ce serait entre eux : comme des hommes. Je l’aperçus alors porter la main à sa ceinture et en sortir une sorte de lasso. Le combat allait vraiment pouvoir commencer. Très vite, les guerriers du nord fondèrent sur lui, brandissant leurs armes dans sa direction sous une pluie de flèches et de carreaux. Faisant preuve d’une agilité hors-norme, Leborgne se saisit du bras du premier venu, le lui brisa et se servit du corps du pauvre malheureux comme d’un bouclier humain. Dès qu’une arme contondante vint le transpercer, il le laissa tomber au sol pour en saisir un autre. Récupérant du bout des doigts les armes qu’il faisait lâcher à ses opposants, mon exécuteur se servit de ces dernières pour déchaîner une tempête d’acier et de sang. Tournoyant sur lui même, une arme dans chaque main, changeant constamment ces dernières avec de nouvelles ramassées au vol, il brisa les rangs des mercenaires comme un minotaure qui foncerait dans une armée de brindilles. Leurs membres se mirent à voler dans tous les sens et de tous les côtés. Un bras par là, une jambe par-ci, une tête parfois, … Ses mouvements étaient bien trop rapides pour que je puisse les analyser. D’autant plus que je n’osai sortir la tête de derrière la table que très rarement. Néanmoins, je me souviens de certains de ses coups les plus impressionnants. Dès qu’il perça les lignes des combattants au corps à corps, il bondit au-dessus de deux archers en train d’encocher leurs flèches. Toujours en vol, il saisit le cou de celui devant lui de ses deux mains et le cou de celui derrière lui entre ses deux chevilles. Il tournoya alors sur lui même brisant deux nuques en même temps. Immédiatement après être retombé sur ses appuis, il se saisit grâce à son lasso d’un petit malin qui avait tenté de se rapprocher de la table. Il tira d’un coup sec pour le ramener vers lui tout en donnant un coup de talon sur le sol afin de faire tournoyer les petits éperons en forme d’étoiles qu’il avait à l’arrière de ces bottes. Ces derniers vinrent lui ouvrirent la gorge d’une traite après un coup de pied rotatif arrière, telle une scie circulaire. Remarquant alors le nombre important d’hommes lui fonçant dessus en même temps, l’oncle de William se mit dos au sol. Puis, il tournoya sur lui même projetant de tous les côtés une myriade de couteaux de lancer qui vinrent se loger dans le corps des ennemis les plus proches de lui. Aussitôt relevé, il se saisit de l’une des chaises à portée de la table, la brisa sur le crâne d’un épéiste, récupéra les pieds du siège brisé et enfonça deux de ces derniers dans le buste des deux combattants les plus près de lui. Il parvint même à faire rentrer les deux derniers pieds de cette même chaise dans les narines d’un autre ennemi, par je ne sais quelle magie, ce qui fendit en deux l’arrière de la tête de ce dernier. Une marée de cadavre jonchait le sol. Ceux qui n’étaient pas mort sur le coup étaient pliés de douleurs, quand ils n’étaient pas récupérés pour servir de boucliers humains contre les projectiles. Leborgne prenait d’ailleurs un malin plaisir à provoquer les tireurs. Juste avant qu’ils ne décochent leurs flèches et leurs carreaux, il faisait sortir sa tête, leur adressant une vilaine grimace, avant de reloger cette dernière derrière les corps qu’il positionnait devant lui pour encaisser les coups à sa place. Il lançait ensuite ces cadavres sur ses ennemis, les écrasant sous leur poids avant de venir les achever au sol d’un millier de façon différentes. Ses mouvements étaient si naturels et travaillés que je me demandai même si il n’avait pas répété avant de venir ici. Lorsque Héléna sortit à son tour la tête de derrière la table pour voir comment cela se passait du côté de Leborgne, elle remarqua notre exécuteur agripper le bras d’un épéiste pour loger son arme entre les deux yeux d’un combattant à la hache, et vice-versa. Seulement, derrière lui : un lancier fonça pour tenter de l’empaler. La messagère lui hurla donc :

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« Leborgne ! Atten... » Et avant même qu’elle ne puisse finir sa phrase, le dit lancier était effondré au sol, un globe oculaire en moins. Leborgne venait de le lui retirer comme ça, d’un coup, sans même le regarder. C’était la fameuse technique secrète de leur famille. Voyant que ses ennemis ne souhaitaient pas abandonner, Leborgne continua ses acrobaties et ses moulinets, coupant à la fois les manches des armes, ainsi que les projectiles qui avaient le malheur de se rapprocher trop près de lui. Il donnait presque l’impression d’être en train de danser. Les bruits de fers qui s’entrechoquaient, d’os brisés, de mobilier cassé sur des crânes, … Tout ce spectacle continua pendant quelques minutes encore. Puis, nous finîmes par nous rendre compte que nous venions alors tout juste de les dépasser en nombre. Leborgne avait éliminé la quasi intégralité des hommes de Grisebrum à lui seul. Il n’en restait plus que cinq toujours debout, soit moitié moins que les estimations de l’homme au cache-œil. Enfin, sur les cinq : trois prirent la fuite, voyant l’état de leurs camarades au sol. Tandis que ces derniers prenaient leurs jambes à leur cou, Leborgne croisait le fer avec l’homme au menton carré et aux cheveux longs. En plus d’être visiblement le plus malin de la bande, il semblait également être celui qui donnait le plus de fil à retordre à mon garde du corps. En effet, il s’était tout simplement contenté d’attendre qu’il commence à s’épuiser pour tenter sa chance contre lui. C’était loin d’être suffisant, mais il se débrouillait assez bien au sabre pour ne pas se faire tuer aussi facilement que ses autres camarades. Remarquant alors ses trois alliés s’enfuir, l’assaillant qui désirait lancer les hostilités avec Leborgne, un dénommé Alan, commença à vociférer. - « Revenez ! » leur ordonna-t-il. « Revenez vous battre ! Bande de lâches ! Chiens ! Vermi... » Le malheureux n’eut pas la chance de terminer sa phrase. Leborgne, qui avait entre-temps désarmé, puis repoussé le bretteur aux cheveux longs, venait de sauter sur le criard avec une colonne vertébrale, arrachée au préalable à l’un de ses adversaires. Il vint ainsi l’étrangler avec cette dernière, le faisant lâcher son arme. Puis, Leborgne se laissa tomber avec lui au sol, sonnant légèrement son opposant au cou serré par des os. Son visage devint rouge, puis bleu. Il commençait à manquer d’air. Le jeune épéiste au menton carré, lui, venait de se relever les mains derrière la tête. - « Je me rends. » annonça-t-il. L’homme étranglé semblait le maudire de tous les noms. Pourtant, aucun son ne sortit de sa bouche. Il était bien trop occupé à économiser l’oxygène qui commençait à manquer dans ses poumons. Leborgne, victorieux, retourna alors son visage vers moi. Quelques gouttes de sueur perlaient sur son front. Il avait beau être un combattant exceptionnel, il restait un homme. Lui aussi savait ce qu’était la fatigue. Il connaissait ses limites. Nonobstant, il avait conservé le petit rictus qui était accroché à ses lèvres tout le long du combat. - « Qu’est-ce qu’on en fait, patron ? » me demanda-t-il alors, m’adressant un grand sourire. Je levai rapidement ma main en l’air dans sa direction, lui indiquant d’arrêter. Je voulais des réponses. Et les morts n’étant guère bavards, il valait mieux en épargner quelques uns. Aussitôt Leborgne le relâcha, aussitôt notre homme se mit à ramper au sol pour s’enfuir. C’était sans compter sur une botte aux éperons en étoiles qui vint s’abattre sur ses cottes avant de se poser sur son ventre retourné. Il était maintenu par terre par le poids d’une jambe penchée vers lui et n’osa alors plus tenter le moindre mouvement. - « Et tu crois aller où comme ça, « Monsieur Tu-as-du-cran ? » » lui demanda Leborgne

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- « Vous perdez rien pour attendre. Mes gars sont partis chercher du renfort ! Ils vont revenir et raser ce manoir et vous avec ! » rétorqua-t-il en crachant son sang noir au visage de l’homme qui l’avait vaincu. En guise de réponse, Leborgne lui glaviota également dessus, à son tour. En revanche, lui, ce n’était pas du sang qu’il fit sortir de sa bouche. Il lui répondit alors, tout en mettant encore un peu plus de poids dans sa jambe. - « Possible. Mais bon, j’te cache pas que d’ici-là on aura certainement déjà quitté les lieux avec ton Boss. » - « Lâches ! Cela ne vous a pas suffit de capturer l’homme qui nous permettait de bien vivre ? Il fallait en plus que vous l’humiliez en lui faisant porter ces habits indignes d’un homme du Nord ? » - « Euh… Ouais, alors deux choses. Primo : c’est un Haut-Elf, le type. Donc bon, toutes ces histoires de Nord, de Sud, ça n’a pas vraiment de sens pour lui. Deuzio : Je crois bien que c’est vous qui avez attaqué en premier, non ? Regarde un peu dans quel état t’as mis notre porte-parole ! Moi je vous ai laissé le temps de partir, au moins ! » - « Tout ce que nous voulions, c’était récupéré Grisebrum ! » - « En attaquant le carrosse dans lequel il était ? Super le plan ! » - « Vous ne nous l’auriez pas rendu, de toute façon ! » - « Ah bah pour le coup, vous auriez attendu 30 secondes qu’on se pose autour d’une table et qu’on en discute et y’aurait eu moyen. Mais, hey, je vais pas m’en plaindre. Vous m’avez bien diverti, moi ! » L’homme au menton carré et aux cheveux longs, toujours les mains derrière la tête reprit alors parole, sans que personne ne s’y attende. - « Tout ça n’a plus d’importance de toute façon. Le Décret Royal est sûrement déjà passé, maintenant. Toutes les possessions de Grisebrum doivent désormais appartenir à la Sorcière du Sud et à son organisation de malfaiteurs. Il n’y a plus de raison de nous battre. » La Sorcière du Sud ? C’était la première fois que j’entendais cette appellation. Pourtant, je pensais tout de même deviner à qui ce sobriquet faisait référence. - « Vous devez être très coutumiers du vice et de la perversité pour oser travailler avec une succube pareille ! » grommela Alan, de plus en plus compressé par le poids de Leborgne. À ces mots, je sentis mon attention être titillée. Je fis signe à Héléna d’emporter Luther dans l’une des chambres en haut des escaliers et de le soigner du mieux qu’elle pouvait, le temps qu’on fasse venir notre médecin. Une fois cela fait, je partis rejoindre Leborgne près de l’homme maintenu au sol. Ce dernier toussait énormément et ne parvenait pas à reprendre ses couleurs. Son compagnon d’arme, lui, avait donné un coup de pied dans son sabre sans qu’on le lui demande. C’était une façon de nous montrer qu’il ne comptait rien tenter de stupide. Je me mis alors à rédiger plusieurs questions que je tendis à mon exécuteur afin qu’il les pose directement à notre prisonnier. - « Tu parles de Francesca Scodelario ? » lui demanda-t-il.

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- « De qui d’autres veux-tu que je parle ? » répondit notre homme. « Il n’y a qu’une seule personne dans tout Costerboros qui porte un tel surnom ! On raconte même ses méfaits aux enfants du Nord pour leur faire peur ! Et vous, vous trouvez tout de même ça judicieux de vous allier avec elle ?! » - « Comment tu sais tout ça, toi ? Tu fais parti des espions envoyés pour nous surveiller, c’est ça ? » - « Des espions ? Quels espions ? » - « Quels espions ? Et ben attends, bouge pas, je vais te les présenter ! » Leborgne saisit alors notre homme au niveau du col, puis le conduisit jusqu’au sous-sol. De mon côté, je me chargeai d’y escorter l’autre épéiste dont j’ignorais encore le nom. Désarmé et visiblement plus docile que son collègue, je lui indiquai, une fois que nous entrâmes dans la cave, qu’il pouvait cesser de garder les mains derrière la tête. Une fois les marches descendues, Leborgne jeta à nouveau le mercenaire par terre. En face de lui se tenaient les 4 cadavres des hommes encapuchonnés que William avait ramené. « Alors ? Leurs visages te disent rien ? » demanda mon garde du corps. L’homme resta silencieux quelques instants. Il semblait hésiter. - « Ouais… Ouais, je les connaissais. Ils travaillaient pour Grisebrum, eux aussi. » lança-t-il. - « Ah, ben voilà ! Je me disais bien aussi que... » - « Des déserteurs. » précisa le deuxième homme du Nord, dont les mains avaient enfin quitté l’arrière du crâne. Nous nous regardâmes alors tous deux avec Leborgne. Nous affichions l’un comme l’autre un air légèrement surpris, suite à cette information. Le mercenaire au sol, lui, lança un regard noir assassin à son homologue. - « Des déserteurs ? » - « Oui. Au départ, ces types étaient des espions de Grisebrum, comme moi. Je les connaissais bien : on a été placés dans le même dortoir, fut un temps. Et puis, un jour, ils nous ont lâché. Ils ont disparu comme ça, du jour au lendemain, sans laisser de traces. On avait aucune idée de là où ils étaient partis, ni même de si ils étaient toujours vivants. Et de ce que j’en vois, il semblerait qu’ils se soient mit à bosser pour le compte de quelqu’un d’autre, entre-temps. » - « Traître ! » vociféra son compagnon d’arme. - « Bon, ben au moins y’en a un des deux qui va se montrer utile... » laissa s’échapper Leborgne avant d’asséner un violent coup de pied dans la figure de cet Alan. Nous entendîmes alors tous un bruyant « Crac !» Comme si de rien n’était, mon garde du corps déposa à nouveau son regard sur le jeune espion, afin de poursuivre l’entretien : « Nous disions donc ? Ah oui, les déserteurs ! Du coup, attends un peu... Tu veux dire que ces types là avaient déjà lâché Grisebrum avant de débarquer ici ? »

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- « Comme je vous l’ai dit, je ne sais pas depuis combien de temps ils sont arrivés chez vous. Ce que je sais, cependant, c’est que cela va faire un peu plus d’un mois qu’ils ont quitté nos rangs. On a remarqué leur absence dès le lendemain du jour du courrier. » - « Le jour du courrier ? » - « Toutes les deux semaines l’on avait droit à recevoir du courrier. Lorsque nous étions dans le même dortoir, déjà, ces quatre là avaient prit l’habitude de mettre en commun les missives qu’ils recevaient. » Des missives vers le Nord qui incitent à changer de camp ? Leborgne et moi nous échangeâmes un regard qui en disait long. Cette description nous rappelait de plus en plus quelqu’un que nous connaissions bien, tous les deux. Mais, nous ne pouvions prendre ce que nous disait cet escrimeur aux cheveux longs pour argent comptant. C’était un espion après tout. - « Comment être sûr que tu nous dis la vérité ? » - « Bonne question. Mon ancien employeur n’a plus rien à m’apporter, maintenant qu’il a tout perdu, mes compagnons d’armes sont morts ou ont prit la fuite, je suis désarmé et ma vie est en danger. Je pense que j’ai tout à gagner à jouer franc-jeu avec vous. » conclut-il. Problématique. Cet homme ne semblait pas mentir. Un très mauvais pressentiment commença alors à prendre le-dessus sur mon esprit. J’avais comme l’intuition que quelque chose de très grave allait être découvert. Quelque chose qui pouvait remettre en cause tout ce que je considérais alors comme étant des bonnes nouvelles. Cette intuition me conseilla de garder cet homme en vie et d’essayer de m’en faire un allié. Je risquais d’avoir besoin de ses informations pour la suite. Je passai discrètement une note à Leborgne. Il la lut, puis m’adressa un discret hochement de tête. - « Okay, alors écoute-moi bien, l’ami. T’as un p’tit nom ? Comment tu t’appelles ? » L’homme hésita un instant. Puis, il finit par répondre. - « … Blake. Blake Grant. » - « Enchanté Blake. Moi c’est Leborgne. Bon, tu as dis qu’ils ont disparu peu de temps après avoir reçu du courrier, c’est ça ? Tu sais si quelqu’un a pu retrouver leurs lettres ou pas ? » - « Bien sûr que non. Ils sont allés les brûler avant leur départ ! Sinon, vous pensez bien que nous les aurions déjà retrouvé ! » - « Ton copain, Alan, a pas répondu à ma question, tout à l’heure. Comment vous saviez où était Grisebrum ? » - « On nous a informé qu’il avait été repéré non loin d’ici, dans un carrosse en direction de la frontière entre le Sud et l’Ouest. On nous a indiqué où il nous fallait nous rendre et à quelle heure. Seulement, le message s’était trompé. Il nous a fait arriver trop tard, ce qui nous a fait rater l’embuscade. On les a pourchassé jusqu’à ce manoir, mais ce n’était pas le plan de base. » Je repensai alors à la dernière fois. Au fait que j’avais disparu soudainement sans prévenir Francesca. Elle m’avait adressé un regard pour le moins surpris lorsqu’elle aperçut mon image rémanente se désagréger sous ses yeux. Une déduction folle me vint alors en tête. Avait-elle en

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vérité, tout simplement cherché à gagner du temps ? Un temps qui aurait permit aux hommes de Grisebrum de réussir leur attaque ? Une attaque qui lui aurait permit de faire porter le chapeau à l’Elf ? Était-il seulement possible qu’elle fusse derrière toute cette histoire depuis le début ? Mon départ précipité était-il la seule raison de l’échec de son embuscade si bien rodée ? Mais, dans ce cas, qu’est-ce qui l’aurait poussé à faire tant pour le Gant Noir ? Je ne voulais pas y croire. Et pourtant : c’était une hypothèse envisageable. Mon regard se fit dur et imperturbable. Je désirais tout de même laisser à Francesca le bénéfice du doute. Ces accusations étaient graves et sans réel fondement. En revanche, cette fois, je ne comptais plus rester dans le flou. L’heure était à l’action. Le prochain coup que je comptais entreprendre était risqué, très risqué. En cas d’échec, il pouvait très bien me faire tout perdre. Mais j’étais prêt à prendre le risque. Et ce Blake allait m’y aider. Je fis quelques pas dans sa direction et lui tendis la main. - « T’es un p’tit chanceux Blake ! Je te présente l’émissaire de Monsieur S, le grand patron du Gant Noir. Et l’émissaire de Monsieur S, en règle général, il aime pas trop les gens qui font des guetapens sur ses hommes de confiance et qui saccagent son mobilier. Et en règle général, les gens qu’il aime pas trop, il fait en sorte qu’il ne l’embête plus jamais, si tu vois c’que j’veux dire. Mais toi, il est prêt à te laisser une chance de te racheter. Est-ce que t’es prêt à devenir espion pour le Gant Noir, fiston ? » demanda Leborgne au jeune homme. Ce dernier jeta un regard à son ancien partenaire, étalé au sol. - « J’imagine que je n’ai pas vraiment le choix. Enfin, tant que je suis payé et vivant, ça me convient. » affirma-t-il. - « Je vois que t’as déjà deux gants noirs aux mains. Retires-en un et sert la main à l’émissaire du boss, petit. À partir d’aujourd’hui, tu fais parti du Gant Noir. Tu n’auras plus besoin que de celui que tu garderas. » Blake finit par accepter de saisir la main que je lui tendais. Je venais tout juste de recruter mon premier espion personnel. Cela signifiait qu’il était en dehors de la juridiction de toute guilde, et que je venais donc de devenir son seul et unique commanditaire. Et voilà qui tombait à pic : j’allais justement avoir besoin d’un visage que la Bella Dona ne connaissait pas, pour la suite. Mon choix fut celui de ne pas ébruiter l’affaire. Je préférais la laisser dans le flou. De cette façon, je la pousserais à commettre une erreur qui refermerait mon piège sur elle. Elle désirait que je l’emmène visiter les Îles Vagabondes ? Pourquoi ne pas s’y rendre dans les jours à venir ? Très vite je reçus de sa part une nouvelle missive m’affirmant qu’elle était confuse de ce qu’il s’était passé la dernière fois, qu’elle ne s’attendait ni à me mettre dans l’embarras de la sorte, ni à ce que des fidèles de Grisebrum ne sachent où allait bien pouvoir passer le carrosse. Malgré tout, elle se réjouissait que tout le monde s’en soit sorti indemne et que nos assaillants aient échoué à mettre la main sur ce qu’elle avait confié à Luther, et qu’il était sensé me remettre en mains propres lorsqu’il serait à nouveau debout. Ma réponse ne tarda pas : j’avais réussi à me libérer toute la semaine. Je l’enjoignais donc à choisir un jour où nous pourrions mener à bien ce petit voyage que je lui avais promis. Cependant, il nous fallait faire attention. Les fidèles de Grisebrum pouvaient être un peu partout. C’est pourquoi, il nous fallait faire preuve de prudence. Je lui donnai rendez-vous dans la forêt de Kürsk. Non loin d’ici se tenait le modeste port de Revalia, parfait pour faire l’aller-retour incognitos. Je lui conseillais donc de venir en petit comité afin de ne pas trop attirer l’attention et de m’attendre là-bas. Octavius viendrait la chercher, elle et ses hommes, afin de les y conduire. Du moins, c’était ce que je lui vendais. Elle accepta avec une joie soit-disant indissimulable et proposa de nous retrouver là-bas dès mardi. Elle ne viendrait accompagnée que de Goliath et de trois autres gardes du corps. J’acceptai.

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Or, derrière les faux semblants, le plan était cependant tout autre. En réalité, je comptais la forcer à avouer, à me révéler toute la vérité. Pas à moi directement bien sûr. Disons plutôt : à un ravisseur menaçant. À en juger par la nature de ses réponses, elle se sentait obligée de faire ce que je lui demandais, de façon à équilibrer la balance entre nous. Elle devait s’imaginer que j’assurerais sa sécurité, que je ne lui avais pas donné cette adresse pour rien, que rien ne pouvait lui arriver si je supervisais le tout. J’espérais pour elle qu’il ne lui arrive rien, d’ailleurs. Mais cela ne dépendrait pas de moi. Seulement de si elle avait quelque chose à se reprocher ou non. L’heure fatidique du rendez-vous finit enfin par advenir. C’était une chaude après-midi. Le soleil était haut dans le ciel dégagé et les nuages se faisaient nombreux. Tranquillement posé chez moi, j’utilisai ma Gemme holographique pour m’imaginer au près de Leborgne, caché derrière un arbre. Il avait enfilé, après l’avoir bien sûr nettoyé, la tenue noire à capuche de l’un des cadavres ramenés par son neveu. À côté de lui, Blake était également présent, toujours dans ses habits d’espions de Grisebrum. Je leur avais apporté, la veille, des sachets entiers de poudre que ma Mère vendait sur le marché de Kürsk. Celle-ci était particulière : elle libérait un épais nuage de poussière rouge une fois tombée au sol. Ce dernier aveuglait et faisait tousser quiconque le respirait. Nous n’avions cependant droit qu’à une seule et unique chance. Mes deux hommes de main avaient dissimulées leurs montures non loin d’ici. C’était tout ce dont ils avaient besoin pour s’enfuir avec Francesca. Cette dernière était d’ailleurs debout, à l’ombre des grands arbres. Son regard partait à droite. Puis à gauche. Elle languissait de voir arriver le carrosse sensé l’emmener au port en direction des Îles Vagabondes. Sur ses quatre gardes du corps, trois semblaient regarder de tous les côtés. Leurs yeux perçants ne laissaient rien passer. Pas la moindre feuille morte, pas le moindre animal sauvage. Ils étaient sur le qui-vive et ne comptaient pas s’éterniser ici. Goliath, quant à lui, fut le seul à ne pas faire preuve d’un très grand professionnalisme. À vrai dire, il chantonnait, il cueillait des marguerites. « Tenez Madame Francesca, c’est moi qui les ai ramassé. Pour vous ! » se répétait-il en boucle. Pauvre géant. Il allait avoir une bien mauvaise surprise d’ici quelques secondes. Nous attendîmes que ce dernier baisse la tête pour cueillir une nouvelle fleur. Et lorsqu’il fut assez bas, je donnai l’indication à Leborgne et à Blake de lancer les fumigènes. « Mais qu’est-ce que... » Avant même qu’ils ne puissent comprendre ce qu’il se passait, l’épais nuage écarlate les enveloppa les uns après les autres. Ils se mirent à tousser, à se chercher du bout des doigts. « Madame ! Est-ce que tout va bien ? » répétaient les gardes à tue-tête. Leborgne et Blake, encapuchonnés, profitèrent ainsi du vacarme et de l’épaisseur du nuage de fumée pour s’immiscer à l’intérieur, en toute discrétion. « Madame ! Où êtes-vous ? Vous n’êtes pas blessée ? » continuèrent de demander leurs voix étouffées. Ils pouvaient bien s’égosiller à l’appeler, elle ne risquait pas de leur répondre. Depuis le grand arbre derrière lequel j’avais fait apparaître mon reflet, je suivais, grâce à ma Gemme, le cours des évènements. J’observai alors Leborgne sortir du nuage avec Francesca. Il avait plaqué sa main gantée sur la bouche de la Marquise, empêchant cette dernière de produire le moindre son compréhensible. Ses vaines tentatives d’appels au secours étaient d’autant plus inaudibles avec le bruit de la toux grasse de ses gardes du corps. Aidé par Blake, ils la soulevèrent et la transportèrent un peu plus loin, là où leurs chevaux les attendaient. Voyant que le nuage de poudre commençait à se dissiper de plus en plus, ils comprirent très rapidement qu’il leur fallait passer à la vitesse supérieure. Une fois arrivés au niveau de leurs étalons, ils firent s’allonger Francesca à plat ventre, sur la croupe du destrier le plus proche. Pendant que Blake lui attachait les mains dans le dos, Leborgne la bâillonnait à l’aide d’un bandeau bleu, afin de s’assurer qu’elle

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n’appelle pas à l’aide à la seconde même où il aurait retiré la main de sa bouche. Finalement, ils lui placèrent un sac sur la tête pour lui cacher la vue ; puis, chevauchèrent en direction d’un endroit que moi seul connaissait. Lorsqu’ils furent partis, le nuage de poussière s’était dissipé. Les gardes du Sud continuèrent de tousser quelques instants, tout en commençant à rouvrir les yeux. Ils se retournèrent dans tous les sens. Ils la cherchèrent du regard. Mais rien à faire. La Bella Dona avait disparu. Je vis alors Goliath courir droit devant lui, tel un dératé, déracinant chacun des arbres qui avaient le malheur de se tenir sur son chemin. « Madame Francesca ! Où êtes-vous ? Où êtes vous ? » répétait-il comme un refrain. Le pauvre garçon ne savait pas où il allait. Mais il y allait. Il avait l’air d’être très attaché à elle. Plus encore que les autres. Il serait probablement inconsolable si jamais il ne la revoyait pas en un seul morceau. J’espérais ainsi, autant pour lui que pour elle, que notre captive était en réalité blanche comme neige dans toute cette histoire. Réglé comme une horloge, Octavius, mon fidèle cocher, débarqua alors à son tour, comme prévu. Il demanda aux gardes du corps de Scodelario où elle était passée. Il commença même à leur mettre la pression. Il haussa la voix en leur indiquant bien que « Monsieur S ne s’était pas libéré pour rien » et « qu’ils avaient intérêt à la retrouver à temps ». L’alibi était parfait. Ils étaient tous tombés dans le panneau. Ils se mirent alors à chercher les traces au sol pour retrouver la piste qu’avaient du suivre les ravisseurs. Mais, la distance d’écart était bien trop importante pour qu’ils la retrouvent à temps. Nous avions ainsi toutes les cartes en main pour réussir, à présent. Solidement attachée à une chaise en osier, Francesca commençait lentement à se réveiller. Une épaisse corde gardait ficelés ses bras et ses poignets à l’accoudoir, son buste au dossier, et ses chevilles aux pieds du siège. Lorsqu’elle regarda autour d’elle, elle vit qu’elle était seule. Personne pour l’entendre crier dans les environs. Sa tête n’était plus enfermée dans un sac, sa bouche n’était plus bandée. Nous attendions des réponses de sa part, et elle allait parler. Mais pas tout de suite. Je voulais voir comment elle réagirait. Installée au bord d’une falaise, surplombant la mer, Scodelario commença à appeler à l’aide. Elle avait beau hurler, personne n’était là pour la secourir. J’aimais bien cette falaise. Nous nous baladions souvent avec mon Père dans les environs. Nous y retournions quotidiennement, tout simplement parce que nous adorions le calme de ce lieu. Il n’y avait jamais personne d’autre pour profiter de la vue, ou pour troubler le silence. C’était un endroit reclus du reste du monde. Le seul vrai danger, c’était que si jamais quelqu’un tombait du haut de ces falaises : il n’y aurait personne pour venir le secourir, personne pour l’entendre chuter. Ça devait être la raison principale de l’absence de gens ici, d’ailleurs. Quoiqu’il en soit, nous laissâmes Francesca se fatiguer toute seule, pendant cinq bonnes minutes. Nous continuâmes de l’observer dans ses tentatives désespérées d’appeler à l’aide et de briser ses liens. Elle ne parvenait même pas à remuer les bras, à vrai dire. Lorsque nous la vîmes se résigner, toute haletante, les yeux apeurés, nous sûmes que c’était le bon moment pour y aller. Nous l’avions assez laissé mijoter comme ça. Nous n’avions plus qu’à attendre qu’elle passe aux explications. Activant ma Gemme à nouveau, je m’imaginai une fois de plus au côtés de Leborgne. Je ne comptais pas perdre une miette de ce qui allait être révélé. Or, cette fois, nous avions convenu que c’était Blake, et lui seul, qui se chargerait de l’interrogatoire. Il connaissait les questions à poser. Et Francesca, elle, connaissait la voix de Leborgne. Déterminer qui reprendrait le rôle était ainsi on ne peut plus simple. L’ancien espion de Grisebrum remit en place sa capuche, sortit de derrière l’imposant rocher qui le dissimulait puis s’avança de notre prisonnière, débutant la séance de questions-réponses. « Bonjour Francesca. » commença-t-il. - « Qui… Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Pourquoi m’avoir emmené ici ? » lui demanda-t-elle en bougeant la tête de tous les côtés.

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- « J’ai bien peur que ce ne soit pas vous qui posiez les questions ici, ma chère. » - « Laissez-moi deviner… Au vu de votre accoutrement... Oh ! Je vois ! Vous êtes l’un de ces anciens suppôts d’Eldeth Grisebrum, c’est bien ça ? Vous n’avez pas été tenu au courant ? Il m’a légué, à moi et au Gant Noir, tout ce qu’il possédait. Si vous lui êtes toujours dévoué, alors, le contrat vous force à entrer à mon service, à présent. Et le premier ordre que je vous donnerais, de ce fait, sera celui de me détacher immédiatement. » Blake se mit à rire à gorge déployée. - « Visiblement, ma pauvre amie, il y a quelque chose que vous ne semblez pas comprendre. Je ne suis forcé à rien du tout. Je n’ai passé aucun contrat avec vous. Mais vous, vous saviez à quoi vous vous exposiez en jouant à ce jeu là. En vous alliant à des hommes aussi peu recommandables que ce Monsieur S, il ne faisait aucun doute que vous choisissiez en votre âme et conscience d’entrer dans un monde extrêmement dangereux. » - « Peu recommandable ? » s’insurgea-t-elle. « Vous n’avez pas l’air de savoir de quoi vous parlez, sale gorille ! Monsieur S est probablement l’un des hommes les plus respectables de ce Royaume tout entier. Plus que vous ne le serez jamais. Maintenant, libérez-moi ! Cette plaisanterie a assez duré. » Entrant alors vraiment dans son rôle, Blake appuya sur le torse de Francesca, la mettant légèrement en équilibre sur le bord pentu de la falaise. Scodelario laissa s’échapper quelques halètements de peur. Ses yeux remplis d’effroi avaient commis l’erreur de regarder en bas. À cette distance, qui sait ce qui ce serait cassé en premier sur ce joli minois ? - « Soyons bien clairs, Francesca. Je ne vous ai pas emmené ici pour jouer avec vous. Vous m’avez causé bien trop de mal à moi et à ceux auxquels je tenais pour que j’hésite une seule seconde à vous lâcher dans le vide, me suis-je bien fait comprendre ? L’unique raison pour laquelle vous êtes encore en vie, c’est parce que je veux des réponses. Et si elles me paraissent satisfaisantes : alors je songerais à la possibilité de vous laisser partir. Nous sommes d’accord ? » - « Vous êtes malade ! » Blake insista et fit basculer encore un peu plus la chaise dans le vide. Il ne restait alors que deux pieds qui touchaient encore le sol. L’espace d’un instant je craignis presque qu’il ne la lâche vraiment. - « Nous sommes d’accord ? » insista-t-il. - « … Oui. Oui, nous sommes d’accord. » répliqua-t-elle. - « Parfait. Dans ce cas, je suppose que cela ne vous dérangera pas de vous montrer plus coopérative pour le reste de notre entretien. » - « Vous savez, je le serais certainement beaucoup plus si vous desserriez un peu cette corde. J’ai du mal à respirer. » - « Vous vous habituerez. » lui lança-t-il tout en la laissant retomber sur les 4 pieds de sa chaise. « Bien. Commençons par le commencement. J’avais 4 très bons amis à l’époque où je travaillais encore en tant que simple espion pour Grisebrum. Ces 4 amis ont disparu dès le lendemain du jour

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où ils ont reçu une missive que vous leur avez envoyé. 4 amis qui sont donc passés à votre service. Je veux savoir où ils sont maintenant. » - « Quatre amis à vous ? Mais enfin, vous pensez vraiment que je n’ai que ça à faire que de contacter de malheureux espions du Nord ? J’ai déjà tous les renseignements que je veux de mon côté ! Ne soyez pas ridic... » - « Ne mentez pas ! Je sais que c’est vous qui les avez contacté ! Vous leur avez envoyé cette missive, oui ou non ? Avouez ! Ou je laisserais le poids de vos mensonges vous emporter ! » La Bella Dona lui lança alors un regard très sérieux. Elle resta silencieuse quelques secondes puis lui répondit. - « Est-ce à Peter, Roxford, Farid et Stimlas que vous faîtes référence ? » - « Je suis heureux de constater que la mémoire vous revient soudainement. » - « Vous faîtes erreur. C’est votre description qui était erronée. Je n’ai jamais contacté ces 4 là. C’est Renard qui s’en est chargé. » - « Renard ? » - « C’est le nom de code du Conseiller du Roi, un vieux mage du nom de Wilbur. Mais pour préserver son anonymat, il signe toujours ses lettres par « Renard ». J’ai un ami haut-placé à la Cour, le Comte Adhémar, qui détient une place prépondérante au sein des Services Secrets de sa Majesté. Il ne fait absolument pas confiance à Renard et m’a tenu informé de ce qu’il leur demandait avec cette lettre. » - « Que leur demandait-il ? » - « De me surveiller, et de surveiller mes proches alliés. Wilbur sait que mon influence ne cesse de croître. Il a peur que je puisse le remplacer un jour. C’est pourquoi il me fait espionner, afin de finir par apprendre quelque chose sur moi capable de me faire tomber. Il me craint. Et il a bien raison. » - « Mais pourquoi les avoir contacté eux ? N’a-t-il pas ses propres espions ? » - « Savez-vous ce qu’est un agent double ? C’est une personne qui s’infiltre dans vos rangs, gagne votre confiance, glane des informations, puis les ramène à son véritable employeur. C’était le cas de ces 4 là. D’abord, Renard les envoie chez Grisebrum, parce qu’il se dit que c’est lui la menace à surveiller. Puis il change de cible, et leur demande de s’occuper de moi. Rappelez-vous que c’est le Comte Adhémar qui s’occupe des services secrets. Wilbur doit donc faire s’infiltrer ses propres espions, pour ne pas éveiller la curiosité de qui que ce soit. Maintenant ils sont morts. Ils s’en sont prit à plus forts qu’eux, tout simplement. » Face à ces nouvelles, Blake resta silencieux. Elle n’avait pas l’air de sortir tout ça de son chapeau. Leborgne lui même me chuchota à l’oreille que du temps d’Huttington il avait déjà entendu parler de ce « Renard » à quelques occasions, sans jamais savoir à qui cela faisait référence. « Admettons. Maintenant, qu’est-ce que Eldeth Grisebrum a à voir dans cette histoire ? » continua Blake.

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- « Grisebrum ? C’était un gêneur. Tant qu’il était là, impossible de s’emparer de son territoire pour accomplir les objectifs du Gant Noir. Vous en avez déjà entendu parler de ça, par contre, non ? Ou vous voulez que je vous explique aussi ? » plaisanta-t-elle. - « Ne me faîtes pas perdre mon temps ! Vous vous êtes donné tout ce mal pour faire kidnapper mon employeur et lui faire signer votre satané décret, tout ça pour le compte de votre organisation criminelle ? » - « Monsieur S est le seul homme capable de me rendre ce que les prophètes m’ont prit. Il est l’unique personne pouvant me permettre d’atteindre la jeunesse éternelle, de devenir régente de tout le Sud du Royaume, de réaliser mes rêves ! Je mettrais ma vie entre ses mains, sachant pertinemment qu’il trouvera toujours un moyen de m’aider ! » À ce moment précis, je sentis mon cœur s’emballer. Était-elle sincère ? Elle en avait l’air. Si c’était le cas : que venais-je tout juste d’ordonner ? À ce que l’on torture psychologiquement mon alliée la plus fidèle ? Non. Quoiqu’il advienne, je devais rester jusqu’au bout. Et lorsque je jugerais le tout suffisant, alors : je déterminerais ce que nous ferions d’elle. Entre-temps, je devais tenir bon. J’avais fait ce choix, je le tiendrais jusqu’au bout. - « Je vois. Donc, c’est pour ce que ce Monsieur S pouvait vous offrir que vous faisiez tout ça ? Et donc, je suppose que ce n’est pas vous qui avez contacté mes anciens camarades fidèles à Grisebrum pour venir attaquer le carrosse dans lequel il se trouvait ? » - « Avez-vous eu l’occasion de lire cette lettre de vos propres yeux ? » - « En effet. » - « Bien. Vous souvenez vous de la calligraphie utilisée ? » - « Je… Pourquoi cette question ? » - « Vous pourrez trouver dans la poche avant de mon gilet une lettre que je comptais offrir à Monsieur S avant qu’un rustre ne me kidnappe et ne me suspende à une falaise. Comparez les écritures et vous verrez bien si je suis celle qui a rédigé ce message. » - « Vous auriez très bien pu demander à l’un de vos serviteurs de l’écrire pour vous. » - « Trésor, je ne relègue jamais le travail. C’est le meilleur moyen de ne pas être satisfait du résultat. Vous apprendrez bien assez tôt que si on veut que quelque chose soit bien fait, il faut le faire sois-même. » Une fois de plus, elle disait la vérité. Elle avait toujours mit un point d’honneur à tout faire elle-même. Elle n’a jamais voulu laisser personne s’ingérer dans ses affaires. Peut-être avait-elle menti sur certains points précédemment. Mais pas sur celui-là en particulier. Nous observâmes alors Blake comparer les deux missives. « Alors, verdict ? » - « Il n’y a rien en commun entre ces deux écritures. Ni la façon d’écrire, ni les termes employés, ni la calligraphie. Rien ! »

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- « Vous voyez ? Je vous l’avais bien dit. Maintenant, auriez vous l’obligeance de bien vouloir me rendre cette lettre ? J’y tiens énormément. » - « Une « union sacrée », hein ? » - « Oh… Vous l’avez lu. Oui, en effet. Je songe à proposer à Monsieur S une union économique stable, établissant une mise en commun de mes possessions et des siennes. » Je compris par là qu’elle devait faire allusion à notre commerce de plumes de phoenix, et donc de l’unification de nos marchés sur les Îles Vagabondes en général. Chose dont nous avions déjà parlé, tantôt. Blake, de plus en plus dépité, accepta sa requête et reposa délicatement la lettre à l’intérieur de la poche avant de son gilet. Il soupira. - « Même l’encre utilisée est différente. J’imagine que vous n’avez pas pour habitude d’écrire avec de l’encre violette ? » - « Oh ! Je vous en prie, ne soyez pas ridicule. Qui dans ce monde écrit avec de l’encre violette ? Je vous le demande ! Allez, détachez-moi maintenant, s’il vous plaît ! Il y a un voyage que je rêve de faire depuis très longtemps qui m’attend ! » Je sentis Blake désemparé. Nous lui avions parlé de tout ce qu’il s’était passé du côté du Gant Noir la concernant. Il était absolument certain qu’elle était coupable. Et pourtant, il semblait à court d’idées. À court de questions. À court d’incohérences à souligner. - « J’ai une dernière question, Francesca ! » - « Vous promettez de me libérer une fois que je vous aurais répondu ? » - « Tout dépendra de si vous me dîtes la vérité ou non. » Tentant le tout pour le tout, il avança en direction de Scodelario, lui agrippa les cheveux, puis la tira par ces derniers jusqu’au rebord le plus glissant de la falaise. Francesca criait de peur et de douleur. Son ravisseur était sur le point de la jeter dans le vide alors qu’il ne restait plus qu’un seul malheureux pied de chaise pour la maintenir sur la terre ferme. Lorsque je le vis faire, je voulais lui bondir dessus, lui sommer d’arrêter, lui dire qu’il était allé trop loin. Mais, je fus trop submergé par la curiosité et par ces dernières révélations pour intervenir. Je voulais voir ce qu’il avait en tête, à présent. Je voulais voir jusqu’à où il était prêt à aller pour obtenir la vérité. Je voulais voir si il aurait le cran de la laisser tomber dans le vide simplement parce qu’elle aurait donné une mauvaise réponse. - « Qu’est-ce que vous faîtes ? Mais qu’est-ce que vous faîtes ?! Ne me lâchez pas, je vous en prie ! Je veux vivre, par pitié ! Je vous dirais tout ! Tout ce que vous voulez ! Mais, je vous en supplie : ne faîtes pas ça ! » commença-t-elle à implorer. De chaudes larmes se mirent à couler de depuis ses yeux horrifiés. Elle tremblait de toutes les fibres de son corps. Sa tête bougeait dans tous les sens, essayant vainement de trouver qui que ce soit dans les environs capable de la sauver. - « Je vais vous demander une dernière chose, Bella Dona, une toute dernière chose ! Si jamais vous me mentez, alors, vous finirez écrasée tout au fond du ravin, avec les mouettes qui viendront déchiqueter tout ce qu’il restera de votre cadavre comme unique compagnie. - « Non ! Je vous en prie ne faîtes pas ça ! »

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- « J’accepte de vous laisser la vie sauve si et seulement si vous me dîtes la vérité, Francesca. Sommes-nous bien clairs ? » - « Oui ! Oui ! Tout ce que vous voudrez ! Par pitié ! » - « Très bien. Ma question est la suivante. Francesca : Où est Eldeth Grisebrum ? » Je venais alors tout juste de comprendre. Scodelario m’avait confié Grisebrum afin que je le fasse adhérer au Gant Noir. Il était en ce moment même chez moi, et elle le savait. Cependant, elle savait aussi que si jamais elle révélait sa position, à savoir : ma position, à son ravisseur, alors elle trahirait ma confiance. Elle lui donnerait mon adresse. Mais, si jamais elle lui mentait, et qu’il le savait : alors, la mort l’attendait au tournant. C’était le choix final que lui imposait Blake. Dès qu’elle ouvrirait la bouche, nous saurions ce qui était vraiment le plus important à ses yeux. Une vérité qui mettrait fin à notre alliance, ou un mensonge qui prouverait sa dévotion envers moi. Je la vis réfléchir un instant. Elle haletait, elle tremblait, elle respirait rapidement et bruyamment par la bouche. Elle ne savait pas quoi répondre. Chose on ne peut plus compréhensible face à ce genre de choix cornélien. Blake fit semblant de perdre patience. - « Répondez ! Maintenant ! Où se trouve Eldeth Grisebrum ?! » - « Je… Je l’ignore ! » - « Attention, Francesca ! Vous vous rappelez ce que je vous ai dit sur les vilains mensonges, pas vrai ? » - « Je l’ignore ! Je vous le jure ! » - « Pas avec moi Francesca ! Dîtes-moi la vérité ! Sinon, je vous lâche à trois. 1… - « Pitié ! Je ne mens pas ! Je vous jure que je ne sais pas ! » - « 2 … » - « Non, non ! S’il vous plaît ! Non ! Ne faîtes pas ça ! » - « 3 ! » - « Chez moi ! » hurla-t-elle. Le son de sa voix résonna à travers toute la vallée. Un long silence s’instaura alors. Plus que jamais haletante, retenue au-dessus du vide par les cheveux du fait de la simple force des bras de Blake, Francesca Scodelario tenta de développer, tout en ravalant sa salive. Sa respiration était vraiment très rapide. Son rythme cardiaque devait être insoutenable. Pourtant, elle tint bon. « Il… Il est chez moi. Grimé en majordome. Il… Il est dans mon Palais. L’oasis. Il est… à l’Oasis. » Entre la vie et la mort : Francesca avait choisit la mort plutôt que la trahison. Tout aussi agréablement surpris que moi, Blake la reposa au sol. Nous soufflâmes alors tous un grand coup. À

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ce moment précis, je me sentis très mal. Je venais de douter d’une personne aussi dévouée qu’elle. Comment avais-je pu sombrer aussi bas ? Bien sûr, la situation dans laquelle j’étais me forçait à douter de tout le monde et à prendre des mesures drastiques lorsqu’il le fallait. Mais elle, jamais je n’aurais du la traiter comme cela. Pour l’une des premières fois de ma vie : j’avais l’impression de m’être très lourdement trompé sur le compte de quelqu’un. Je m’en voulais. Terriblement. À la folie. Soudain, nous entendîmes résonner au loin une voix lourde et caverneuse. C’était celle de Goliath. Il était encore loin, mais au vu de son pas de course : il pouvait arriver ici en un rien de temps. « Madame Francesca ! » hurlait-il. Il avait certainement dû l’entendre lorsqu’elle avait hurlé « Chez moi ! ». Entendant les pas lourds et rapide de son fidèle garde du corps se faire de plus en plus proches, la Marquise captive tenta une dernière fois d’appeler à l’aide. - « Goliath ! Goliath, je suis là ! Au secou... » Aussitôt, Blake bloqua de toutes ses forces un mouchoir rempli de chloroforme sous le nez et sur la bouche de Francesca. Au bout de quelques secondes seulement, elle sombra dans l’inconscient. Leborgne et Blake se ruèrent alors à nouveau vers leurs montures et disparurent dans les ténèbres, laissant la jeune femme, toujours ligotée, être délivrée par ses fidèles gardes du corps. Octavius les avait accompagné. Soulagés, les hommes de Scodelario se retournèrent vers lui et commencèrent à lui expliquer qu’au vu de la situation, le voyage était annulé. Ils comptaient raccompagner la Marquise chez elle, et ordonnaient au cocher de repartir immédiatement pour me prévenir de la situation. Ce dernier ne demanda pas son reste, les salua et partit. Je fis de même, de mon côté, désactivant ma Gemme une dernière fois.

Le lendemain n’était pas un jour où nous étions sensés tous nous retrouver au quartier général. Néanmoins, Héléna vint me porter, dans la matinée, une nouvelle missive m’informant que Luther s’était bien rétabli. Heureux pour lui, je choisis de venir lui rendre visite dans la soirée. Eldeth Grisebrum était attablé à côté de lui. Ils discutaient autour d’une bonne tasse de thé. Ne souhaitant nullement les déranger dans leur discussion, je m’assis alors au petit bureau dans l’angle du couloir menant à sa chambre et je commençai à rédiger un croquis du message que j’enverrais bientôt à Scodelario pour lui rappeler tout mon soutien, m’excuser pour la faille dans la sécurité et fixer une date ultérieure pour ce voyage sur les Îles Vagabondes. Perdu dans mes pensées, je laissai les minutes passer et les heures s’écouler. J’étais tellement absorbé par la rédaction de ma lettre que je ne parvins même pas à entendre le pas lent de mon plus dévoué porteparole se rapprocher de moi. Ce bon vieux Luther boitait quelque peu, mais rien de bien flagrant. Il était muni d’une cane à l’embout courbé, qui lui permettait de marcher droit. Le bruit des talons de ses chaussures de cuir frappaient le sol en cadence avec le bout de sa canne. Et pourtant, c’était comme si je ne l’entendais pas venir. Comme si nous étions dans deux réalités différentes, lui et moi. Je sentis alors sa main se poser sur mon épaule. « Vous désiriez me voir, Monsieur ? Comme vous pouvez le constater, c’est la grande forme ! » Je lui souris. Mais, je ne voulais pas que ce soit son supérieur hiérarchique qu’il voit sourire de la sorte. Je voulais qu’il ait l’impression que ce sourire provienne d’un ami, de quelqu’un qui avait du respect et de l’estime pour lui. « Ça me touche que vous vous soyez donné la peine de me rendre une petite visite malgré votre emploi du temps chargé, Monsieur. Oh tiens ! Pendant que j’y suis, il faut que je vous donne ça. »

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Il déposa alors non loin de moi la carte des Îles Vagabonde, la plume de phoenix orange et le parchemin à remplir pour que le Grand Archimage Jericho concocte ma potion. - « Vous avez été très courageux Luther. Vous vous êtes mis en danger pour me ramener toutes ces choses. Merci sincèrement pour votre dévouement. » lui écrivis-je. - « Merci à vous de m’avoir permis d’en être là où j’en suis aujourd’hui, Monsieur S. » me répondit-il avant de repartir en direction de sa chambre, épuisé, faisant traîner sa lourde canne au sol. Un léger rictus aux lèvres, je me remis à écrire. Mon regard se portait sur ma rédaction. Et puis, il se laissa distraire par l’image qui se situait juste en face de moi. Cette image des Îles Vagabondes. Je songeai à ce que j’avais fait enduré la veille à cette pauvre Francesca. Comme je m’en voulais. J’avais d’ailleurs reçu un nouveau message de sa part, un peu plus tôt. Concrètement, elle me rassurait en m’affirmant qu’elle n’avait rien, qu’il y avait eu plus de peur que de mal et qu’elle s’était déjà remise de ses émotions. Continuant ma quête inexorable des bons mots à poser sur le papier pour lui répondre comme il se devait, je ne vis plus les heures passer. Néanmoins, lorsque je vis Eldeth quitter la chambre de Luther, en déposant une petite note sur la poignée de sa porte, je mis en suspend ma réflexion pendant quelques secondes. Il était écrit : « Silence, je vous prie. Maître Luther se repose ». Cela me fit doucement sourire. Il avait écrit son petit mot avec de l’encre violette. Mais qui en ce monde pouvait bien écrire avec de l’encre … … Violette. Piochant dans ma mémoire tous les termes utilisés lors de la discussion, je me rappelai de cette histoire d’« Union Sacrée ». Seulement, quel était le but de cette lettre alors que nous nous étions déjà mis d’accord tous les deux implicitement sur la mise en commun de nos intérêts là-bas ? Ou alors, peut-être n’était-ce pas ce qu’il fallait comprendre par « la mise en commun de mes possessions et des siennes »… Une mise en commun, une « Union Sacrée », Francesca Scodelario, ses possessions … Ses maris ! L’ « Union Sacrée » qu’elle comptait me proposer, ce n’était pas un accord de marché : c’était une demande en mariage ! Et c’est alors que je compris ! Tout devint limpide ! Tout ce qu’elle avait dit sur moi, toutes ses bonnes actions envers le Gant Noir, tous ses cadeaux, toutes ses preuves de confiance et la remise en cause de mes doutes envers elle... Tout ça n’avait été entreprit que pour aboutir à un seul et unique but : celui d’hériter du Gant Noir. Voilà pourquoi elle cherchait tant à le faire prospérer et grandir. Voilà pourquoi elle voulait être dans mes petits papiers. Elle voulait faire de moi son nouveau mari, puis se débarrasser de moi pour devenir la seule personne en mesure de donner des ordres, une fois ma mort venue. Elle n’avait aucun amour pour moi, ni aucun respect. Elle comptait me manipuler pour que j’accepte de faire d’elle : Madame S, la nouvelle dirigeante du Gant Noir, et par conséquent : de Costerboros. Mais ce S de Madame S, ce ne serait pas pour Switz. Ce serait pour Scodelario. Tout n’était que mensonge ! Chacune de ses défenses savamment élaborées avaient toutes une part de vérité : d’où sa capacité à toujours retomber sur ses pattes. Mais, si elle avait fait tout ce qu’elle avait fait, depuis le début, pour la seule et unique raison de son profit personnel, alors : pourquoi avoir préféré mourir plutôt que de révéler où se trouvait Grisebrum ? … Elle savait.

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Elle savait pour le kidnapping. Elle s’était laissée faire. Elle se doutait que je l’observais. Voilà pourquoi elle a sortit le grand jeu. Elle tenait son rôle de pauvre demoiselle en détresse à merveille, alors qu’en vérité, elle avait déjà tout le scénario en tête. C’était même elle qui fut la première à le fixer en me demandant de l’emmener sur les Îles Vagabondes. C’était une invitation à la capturer. Elle se doutait que je la testerais et que cette rencontre serait une excuse parfaite pour révéler son véritable visage. Elle savait que jamais je ne l’aurais vraiment laissé tomber du haut d’une falaise. Chacune des actions qu’elle avait entreprise était pour en arriver à ce but unique : gagner ma confiance. Une fois qu’elle s’était assurée ma confiance, elle aurait remporté la victoire. Elle était partie de loin, pourtant. Et malgré tout : elle avait été à deux doigts de réussir. J’étais forcé de reconnaître son talent inné pour la manipulation. C’était tout bonnement incroyable qu’elle soit prête à autant de choses pour en arriver à ses objectifs. Cette femme, quoi que je pouvais alors penser d’elle en cet instant, méritait au moins d’être reconnue pour son intelligence. Je la considérais alors comme l’adversaire la plus redoutable qu’il m’est été donné d’affronter depuis me débuts. Tout simplement parce qu’elle prétendait à merveille ne pas l’être. Elle resta ainsi très longtemps numéro 1 dans la liste des personnes les plus malines auxquelles je dus me confronter dans ma vie. Et elle ne se fera finalement détrôner que 3 ans plus tard par un homme dont le nom commençait alors à m’être de plus en plus familier, un certain : Auguste Adhémar. Mais l’heure n’était pas encore à tout cela. Avec l’incroyable performance de la veille, Francesca devait être certaine que j’allais finalement tomber dans son piège dès notre prochaine rencontre. Terrassé par le chagrin d’avoir osé lui faire endurer pareil supplice, je chercherais le pardon et le réconfort dans ses bras. Je lui demanderais de la recroiser en vrai pour lui parler en face à face. Et alors, je comprendrais que si je souhaitais vraiment lui faire plaisir à présent : il me faudrait signer ce Décret Royal faisant de moi son nouveau mari. J’accepterai alors, de manière implicite, de lui léguer tout ce qui m’appartiendrait lorsque mon âge avancé me ferait quitter ce monde cruel. Et puis, je serais tué. Empoisonné, poignardé ou écrasé entre les mains de Goliath, peut-être. Seulement, ce qu’il ne fallait pas oublier : c’est que l’Union Sacrée va dans les deux sens. L’héritage n’est ainsi pas réservé qu’à l’un des deux partis. C’est à celui qui rira le dernier que reviendra tout le gâteau. D’ailleurs, certains fidèles de Grisebrum avait réussi à prendre la fuite. Peut-être reviendrait-il un jour avec des renforts. Il nous fallait donc bien finir par quitter cet endroit condamné à disparaître pour s’installer ailleurs. Et voilà qui tombait bien : il était justement un charmant Palais surnommé « l’Oasis » qui me faisait de l’œil depuis un certain temps, maintenant. Une fois sa propriétaire disparue, il aurait été dommage de ne pas réinvestir les lieux. Scodelario avait jusqu’alors admirablement bien joué ses cartes. Je le lui reconnaissais bien volontiers. Mais notre prochaine rencontre ne serait alors pas comme les autres. La prochaine fois, c’est moi qui jouerais son rôle, et elle qui jouerait le mien. La prochaine fois, c’est moi qui ferais semblant de subir, tout en orchestrant depuis l’arrière. Et cette prochaine fois, qui désignerait enfin pour de bon lequel de nous deux ressortirait grand vainqueur de ce duel d’esprit, ne serait pas que partie remise. Cette prochaine fois serait la dernière fois. Nous entamions tous deux la phase finale de notre plan. À nous de jouer, et que le meilleur gagne.

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Chapitre XV : Le Cas Francesca Scodelario (Dernière Partie : Requiem)

Tout était en place. Chaque étape de mon plan était à présent fixée. Par une douce nuit au ciel nuageux, dont la noirceur profonde camouflait les étoiles, je m’éclipsai de mon chez-moi par la fenêtre entrouverte de ma chambre. Patientant, sans un bruit, derrière le canon de mon Père posé devant l’entrée de la maison, je scrutais les environs, dans l’attente de la femme sensée arriver très bientôt. Je ne portais alors pas mon déguisement. Ce dernier était rangé dans un sac, dans lequel j’avais également entreposé ma grenouillère de nuit. Équipé de mes habits chauds de tous les jours, protégé de la fraîcheur de la nuit par mon épais manteau bleu, je restai sur mes gardes. Notre rendez-vous était sensé avoir lieu d’ici peu de temps. À travers le brouillard naissant, j’entraperçus une discrète silhouette se mouvoir vers moi, à pas feutrés. Elle semblait chercher quelque chose. J’ignorais si c’était celle que j’attendais, c’est pourquoi je choisis de rester dissimulé, le temps de mieux percevoir son visage. Elle continua d’avancer vers moi : c’était bien elle. Héléna n’avait que quelques minutes de retard. Comme convenu, elle avait bien emporté avec elle sa petite sacoche. Je lui avait bien formulé, au préalable d’y déposer ce que je lui avais demandé de rapporter. Avançant sur la pointe des pieds, elle m’appela à voix basse : « Monsieur S ? Vous êtes là ? » Je sortis alors discrètement ma tête de derrière le canon, lui faisant signe de se taire et de me rejoindre. Obéissante, Héléna vint à son tour se poser derrière l’arme de guerre. Elle s’accroupit à quelques pas de moi, puis, fouilla dans la sacoche qu’elle tenait en bandoulière. Elle finit par en sortir une petite fiole au contenu verdâtre, puis, me tendit une notice. « Voilà ! » murmura-t-elle. « C’est ce que votre Grand Archimage Jericho m’a restitué. » - « Bien. Donne-moi cette notice, maintenant. » lui demandais-je à voix basse. Pour que l’opération réussisse, il fallait être bien certain que cette potion fonctionne. Le voyage durerait plusieurs jours, et il était hors de question que mon absence soit remarquée par mes Parents. Le parchemin que m’avait offert Scodelario, à remettre au Grand Archimage du Sud, était très clair : une seule potion pouvait m’être offerte, en gage de reconnaissance mutuelle des deux partis. Seulement, il était impensable d’espérer réussir ce que je comptais entreprendre si je ne me rendais pas en personne à l’Oasis. Il n’était donc qu’une seule chose qui m’intéressait : une concoction permettant de changer d’apparence. Les instructions étaient claires, il fallait dissoudre dans le contenu peu ragoûtant que contenait cette fiole un échantillon appartenant à la personne dont on souhaitait prendre la forme. Ce pouvait aussi bien être un bout d’ongle, qu’un crachat ou qu’un morceau de peau. Dans mon cas, j’optai plutôt pour un simple cheveu. Les effets étaient garantis pour trois jours entiers. La notice indiquait qu’habituellement, ils ne sont sensés

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durer que quelques heures. Mais, puisque celle-ci avait été réalisée par le Grand Archimage Jericho, lui-même : elle était, de fait, autrement plus efficace. Il avait une bonne estime de lui, celui-là. Enfin, quoiqu’il en soit, nous avions trois jours devant nous. C’était juste, mais jouable. Aussi je préférai m’assurer qu’Héléna fusse toujours prête à jouer son rôle. Je ne pouvais pas me permettre de faire boire cette potion à quelqu’un d’autre qu’elle. J’avais besoin du reste de mes hommes làbas, et elle était la seule à savoir qui j’étais, et où j’habitais. Par élimination, c’était la seule qu’il me restait. Seulement, ce que je lui demandai alors n’était pas quelque chose de très habituel. Je comprenais qu’elle puisse ne pas être d’accord pour être le cobaye de cette expérience. Mais, nous n’avions pas le choix. J’étais parvenu à la convaincre de se prêter au jeu. Encore fallait-il qu’elle ne gâche pas tout pour une raison quelconque. « Tu es prête ? » lui demandai-je. - « Je … Je ne sais pas encore. » avoua-t-elle. « Est-ce qu’il faut vraiment que je boive tout ça … cul sec ? » - « Tu peux toujours rentrer à la base, si tu penses que tu ne vas pas y arriver. On se contentera de reporter le plan à plus tard. » - « Rappelez-moi pourquoi c’est à moi de faire ça ? » - « Le rôle que je t’ai donné est bien trop important pour que je puisse l’attribuer à n’importe qui. Il me faut quelqu’un de compétent et en qui je fais confiance. Je sais que toi et ton frère en êtes dignes. Hélas, Luther est encore trop blessé. Il risquerait de mettre à mal sa couverture. Tu es donc la seule qu’il me reste. » - « Je comprends, mais... » - « Héléna. Luther a eu de la chance la dernière fois. Il s’en est tiré de peu. Cependant, si nous laissons faire Francesca Scodelario ; elle finira par tous nous enterrer. Je sais que ce que je te demande n’est pas simple, voire déstabilisant. Mais, si tu ne le fais pas, alors, nous serons bientôt tous à sa merci. » - « … Je comprends. » - « Bien. Je peux toujours te faire confiance ? » - « La première fois que vous m’avez parlé avec votre vraie voix, vous m’aviez promis de ramener Luther vivant et de nous sortir de la misère. Vous avez tenu parole. J’ai une dette envers vous. Plusieurs même ! Et si ce que vous m’avez demandé de faire aujourd’hui est un moyen de vous rendre la pareille, alors je ne vous décevrais pas ! Mon frère croit en vous. Et moi aussi. Je ne vous laisserai pas tomber, Monsieur S. » - « Heureux de l’entendre. » Je débouchai alors la fiole et y glissai l’un de mes cheveux. Une fois ce dernier à l’intérieur : il fut instantanément désintégré. La mixture prit soudain une couleur bleue. Ma préférée. Je tendis ainsi la potion à Héléna, qui ne cacha pas un air dégoûté en la retenant du bout des doigts. - « Bon… Quand faut y aller... » annonça-t-elle, s’apprêtant à l’avaler.

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- « Pas ici. » insistai-je. « Bois-la derrière ces buissons, là-bas. Et prends ça avec toi, tu en auras besoin. » Je lui tendis le sac, après en avoir fait sortir mon déguisement. - « Pourquoi faire ? » - « La potion ne fait que modifier ton apparence corporelle, pas tes habits. Et puisque tu es plus grande que moi, tu risques d’avoir besoin de ... » - « D’accord, c’est bon. J’ai compris. » Elle m’arracha alors le sac des mains et s’éloigna en direction de la broussaille, à l’arrière de ma maison. J’attendis quelques secondes. Puis, une vive mais courte lumière bleue éclata. Curieux de voir le résultat, j’abandonnai le canon qui me camouflait pour me rapprocher des hautes herbes. En ressortit un parfait petit clone de moi-même, essayant difficilement d’enfiler ma grenouillère, entouré de quelques vêtements de femme bien trop grands pour lui. C’était assez perturbant. J’avais l’impression de me voir dans un miroir. Ce n’était pas comme avec la Gemme holographique. Cette fois, il me semblait vraiment voir un double de moi-même. Les résultat de la potion étaient bluffants. Il n’était absolument rien qui nous différenciait tout les deux. Enfin, rien à part un léger détail : celui de la voix. - « Comment te sens-tu ? » lui demandai-je. - « C’est… C’est trop bizarre ! Alors, c’est ça que ça fait d’être un garçon ? Pourquoi ma respiration est différente ? Et pourquoi je ne sens plus le bout de mes pieds ? » me lança-t-elle avec sa voix d’Héléna habituelle. La potion changeait en effet le physique, mais pas les cordes vocales. Pour ça, il aurait fallut en commander une autre. Mais de toute façon, cela tombait bien : je n’étais pas du genre bavard. - « Ne t’en fais pas. Ce n’est qu’une question de jours. Tu n’auras pas le temps de t’habituer. » - « Peut-être, mais ça reste vraiment dérangeant ! » - « Chut ! Parle moins fort, tu vas réveiller du monde. » - « Pardon. C’est juste que je … Et bien… Que je suis vous, maintenant ! Je vous cache pas que c’est vraiment, mais alors vraiment déstabilisant. » - « Si jamais ça peut te rassurer d’une quelconque façon, sache que ça l’est tout autant pour moi. Mais, peu importe. Tu te rappelles de ce que tu dois faire ? » - « Alors… Je ne dois surtout pas parler. » - « Ni produire le moindre son, en règle générale. Continue. » - « Euh… Pour demander des choses, je dois écrire dans votre carnet. »

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- « Puisque tu ne sais pas écrire, tu peux aussi dessiner. Tant que tu te fais comprendre, c’est le principal. Quoi d’autre ? » - « Le chien s’appelle Dragon, les parents se lèvent tôt pour partir travailler au marché et quand on mange : ma chaise est en bout de table. » - « Parfait. Et le plus important ? » - « Je l’ai déjà dit, non ? Ne surtout pas parler. » - « Non. Le vrai élément le plus important. » - « Euh... » - « L’amour de la Famille. Tu aimes ces gens de tout ton cœur, et ils te le rendent bien. » - « Ah oui, c’est vrai. Oui, l’amour de la Famille. J’avais oublié... » - « J’espère simplement que tu n’oublieras pas, une fois à l’intérieur. Passons. Dès que nous aurons fini de ranger tes vêtements dans le sac : escalade le mur, passe par la fenêtre et remet-toi au lit. Nous allons laisser tes affaires ici. Tu n’auras ainsi plus qu’à retourner dans ces buissons pour te changer à nouveau, une fois que les effets de la potion se dissiperont, dans trois jours. Tu as des questions ? » - « Euh… Oui, il y en a bien une dernière. » - « Je t’écoute. » - « Comment je fais pour … euh... » - « Pour ? » - « Pour faire pipi ? » Je restai quelques secondes sans rien dire, le visage comme figé. Je voyais difficilement quoi lui répondre. Ceci dit, remarquant la position de la lune dans le ciel, je compris que nous venions déjà de perdre trop de temps. Octavius devait déjà m’attendre, avec Luther, Leborgne et Blake. - « Je pense que tu devrais y aller, Héléna. » - « Euh.. Oui. Je… Je finirais bien par comprendre toute seule. Je suppose ... » L’aidant à remonter dans ma chambre par la fenêtre, en lui faisant la courte échelle, nous échangeâmes un dernier regard tous les deux. Elle me fit un au revoir de la main. Je lui souhaitai bonne chance. Ces trois jours allaient être difficiles pour elle. Elle devrait apprendre à connaître et à aimer une famille qu’elle ne connaissait pas : la mienne. Mais je lui faisais confiance. Je n’étais pas là pour la surveiller. Je devais m’en remettre intégralement à elle et à sa capacité à devenir moi pour trois jours. Tout cela était risqué. Terriblement risqué. Mais c’était la seule façon de mettre un terme à l’hégémonie de la Bella Dona. Et au vu de ce dont elle était capable, chaque seconde sans agir

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était une seconde de perdue. Enfilant pour la dernière fois mon déguisement de vieillard, je repartis au beau milieu de la nuit en direction de notre quartier général. Nous évacuâmes de l’ancienne demeure de Huttington tout ce qui avait de la valeur à nos yeux, tout ce que nous y avions entreposé, tout ce à quoi nous tenions. Puis, nous la fîmes brûler. Ce repaire nous avait bien servi. Mais il était maintenant devenu trop dangereux de rester ici. Une nouvelle vie devait nous ouvrir les bras. Une nouvelle base devait être investie. Nous restâmes ainsi devant ce brasier, attendant que les flammes ne fassent disparaître le tout. Puis, une fois cela fait, nous nous mîmes tous les quatre en route pour le Sud de Costerboros. Le chemin fut long. Nous prîmes plus d’un jour entier pour arriver à Casbianca. Nous ne faisions que très rarement des pauses et mangions à l’intérieur du carrosse pour gagner du temps. La dernière missive que j’avais envoyé à Francesca était claire : « Bonsoir Francesca, Depuis que vous m’avez fait part de la terrible mésaventure dont vous avez été la cible, il y a une semaine, mes nuits sont devenues de plus en plus agitées. Mon sommeil est devenu troublé. Je ne parviens plus, aujourd’hui, à penser à autre chose qu’à ça. Votre disparition serait une grande perte pour le Gant Noir. Et je ne compte pas laisser les fidèles d’Eldeth Grisebrum s’en prendre à nouveau à vous. J’ai beaucoup réfléchi et j’estime qu’il est temps de passer à une nouvelle étape dans notre alliance. Comprenez bien que je ne peux mettre fin à nos rencontres, même après le malheur qui vous est arrivé. Vous m’êtes bien trop précieuse. Il va donc nous falloir traiter le problème à la racine. Pour ce faire, j’aimerais, si vous le permettez, revenir vous rendre visite dans votre Oasis. J’aimerais que nous nous arrangions pour signer un pacte entre nous, garantissant que nous serons toujours là pour veiller l’un sur l’autre, si jamais de tels évènements venaient à se répéter. Je crains pour notre sécurité. Voilà pourquoi, je serai là en personne cette fois, pour m’assurer que tout se passe bien. Je compte sur vous pour ne pas commettre la même erreur que moi : ne lésinez pas sur la sécurité. Placez autant d’hommes que vous le pourrez pour assurer notre protection. De mon côté, je compte ramener avec moi : Leborgne, Luther et mon cocher Octavius. Ils sont, à l’heure actuelle, mes seuls hommes de confiance. D’ailleurs, pourquoi ne pas en profiter pour tenter une nouvelle fois d’organiser notre voyage sur les Îles Vagabondes ? Je vous laisserai décider du port sur lequel nous nous rendrons et je vous guiderai ensuite jusqu’à l’Île d’Helmyr. Qu’en pensez-vous ? C’est avec une grande impatience que je languis de vous revoir, ma chère et tendre amie. Portez-vous bien, je devrai arriver d’ici trois jours. Bien à vous, Monsieur S » Et sa réponse le fut tout autant :

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« Mes hommages mon tendre ami, Tout d’abord, permettez-moi de vous exprimer à quel point je suis heureuse à l’idée de vous revoir face à moi, en chaire et en os. Le temps a fait que je me suis aujourd’hui remise de cette expérience traumatisante. Cependant, je mentirais si je vous disais que je ne craignais plus pour ma vie, aujourd’hui. Savoir que vous êtes également touché par cette angoisse me soulage. Cela me donne l’impression de ne pas être seule. C’est avec un plaisir non dissimulé que je vous ouvrirais les portes de l’Oasis. Vous aurez à boire et à manger, nous discuterons, nous festoierons, nous danserons. Tout cela, bien entendu, sous la vigilance de nos hommes de confiance. Soyez certain que, depuis les récents évènements, Goliath ne me quitte plus d’une semelle. C’est à se demander si ce garçon ne compte pas également me suivre au petit coin. Je serais, bien entendu, très enjouée à l’idée de pouvoir mener le voyage que nous n’avons pu faire la semaine passée. Mais, je suis confiante cette fois-ci. Cela sera une très belle expédition. Je suis certaine que nous n’oublierons jamais cette belle journée qui s’offrira à nous. Sachez, d’ailleurs, qu’en cette période du mois, la vue que l’on a de depuis ma fenêtre est encore plus splendide que les autres jours de l’année. Je parle bien de cette même grande fenêtre dans ma chambre qui avait l’air de tant vous plaire lorsque vous êtes venu me rendre visite. Pourquoi n’y dormiriez-vous pas ? Nous pourrions ainsi nous coucher en admirant le crépuscule et les étoiles, pour nous réveiller à l’aube d’un soleil éclatant. Soyez certain que je ne compte pas vous faire regretter votre visite chez moi, de façon à ce que vous reveniez me voir plus souvent dans le Sud. Vous ne trouverez rien en ces lieux qui vous fera regretter votre visite, je vous le garantis. Et ainsi, nous serons dans les meilleures circonstances pour discuter de cette nouvelle union que vous me proposez, et que je ne saurai refuser. En vous souhaitant une merveilleuse journée et un bon voyage. Comme j’ai hâte de vous revoir, mon cher ami. Votre dévouée, pour toujours et à jamais, Francesca Scodelario » Le jeu était lancé. Au bout d’une journée de route, nous avions enfin fini par franchir la frontière entre l’Ouest et le Sud. Nous étions dans les temps, mais je ne pouvais m’empêcher d’émettre des craintes. Que se passerait-il si nous étions retardés ? Si Francesca nous retenait plus longtemps que prévu ? Si le plan échouait ? Si Héléna vendait la mèche ? J’étais loin, très loin de chez moi. Plus loin que je ne l’avais encore jamais été. Je n’avais aucun pouvoir d’action sur les évènements. Je ne pouvais rien faire pour arranger les choses, si jamais quelque chose de mal se produisait. J’étais dépendant de mes alliés et du cours des évènements.

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Nous discutâmes de beaucoup de choses dans ce carrosse. Enfin, ils discutèrent plutôt. Moi je ne faisais qu’écouter. Nous apprîmes à mieux connaître Blake, son histoire, ses ambitions. Il me parut être un homme raisonnable, bien que peu dévoué. Leborgne et Luther aussi révélèrent quelques détails sur eux, que moi-même j’ignorais alors. Il faut dire que nous n’avions jamais vraiment pris le temps de parler entre nous. Ce n’était pas le but du Gant Noir. Nous n’en avions jamais eu ni la volonté, ni la possibilité. Mais, cette fois, alors que nous étions tous enfermés dans ce véhicule en direction d’une lointaine contrée, nous perçûmes ces quelques échanges comme une évidence. Les heures passaient, inexorablement. Nous savions que nous avions encore de la route à faire. À chaque minute qui s’écoulait, je me demandais si je reviendrais à temps chez moi. Je me demandais si les effets de la potion tiendraient jusqu’à mon retour. Envisager ne serait-ce qu’un instant que nous subissions un imprévu sur la route me tordait l’estomac. Hors, je savais qu’il était contre-productif de me faire du mauvais sang avant même que la mission ne commence. Aussi, je pris la décision de fermer les yeux et de dormir. C’était la meilleure chose à faire avant d’arriver là-bas. Je me disais que plus je dormirais, moins je serais fatigué, plus mon esprit serait clair lorsqu’il me faudrait confronter Scodelario. Je pouvais même en profiter pour rattraper toutes mes heures de sommeil perdues. Seulement, je n’y arrivais pas. L’angoisse d’échouer notre mission, de retourner trop tard chez moi, voire même tout simplement de mourir m’empêchait de m’abandonner au doux appel du repos. Mon esprit était en surchauffe, il cherchait à se remémorer toutes les étapes du plan. Sans même le vouloir, mon imagination en vint à me faire figurer toute une myriade de scénarios différents. Je devais trouver des issues possibles à chacun des choix qui s’offriraient à moi, une fois sur place. Le calcul coût-avantage-risque devait être immédiat, si je ne voulais pas commettre d’erreur. Hors, je savais que j’étais en train de m’épuiser pour rien. Je savais que sur tous ces scénarios : un seul se réaliserait. D’ailleurs, peut-être même qu’aucun d’entre eux ne prendrait place. On ne sait jamais de quoi sera faite la réalité. Toutes ces hypothèses ne vaudraient rien, une fois sur place. Mais comment faire dans ce cas ? Devais-je me contenter de m’en tenir au plan, même en cas d’imprévu ? Devais-je faire confiance uniquement à mon sens de l’adaptation et de l’improvisation ? Devais-je me résigner et abandonner pour rentrer chez moi ? Je me surmenais sans raison. En continuant à réfléchir de cette façon, c’est moi qui gâcherais tout notre plan. Je devais me reprendre en main. Tous ces gens qui m’accompagnaient, tous ces hommes qui croyaient en moi, tous mes fidèles alliés : je ne devais pas les décevoir. Ce n’était pas pour eux que j’avais choisis de me battre. Ce n’était pas pour eux que je me mettais autant en danger aujourd’hui. Mais, c’était sur eux que je comptais pour nous assurer la victoire. Tout seul, je ne pouvais rien faire. Ensemble, nous avions une chance. Je savais néanmoins que si jamais nous faillissions à notre tâche, ce serait de ma faute. Ce plan était le mien, j’étais l’unique responsable de tout ce qui se produirait. Si j’échouais à vaincre la Bella Dona, ce serait parce que je n’aurais pas été aussi confiant dans mes capacités qu’elle l’était dans les siennes. Ce serait aussi peut-être parce qu’il était d’autres gens auxquels je tenais plus que tout au monde, là où elle ne tenait qu’à elle-même. Quoiqu’il arrive, il me fallait tenir bon. Pour vaincre Scodelario, je devais d’abord vaincre mes doutes et mes peurs. Hors, ce combat là, cet affrontement interne, me parut être l’épreuve la plus difficile à surmonter de toute ma courte vie. Incapable de me raisonner à abandonner mes idées noires, je finis par me résoudre à fermer les yeux.

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Une fille. Une petite fille. Seule. Dans une forêt enneigée. Elle semblait avoir mon âge. Elle avait de grands yeux bleus. Elle marchait pieds nus dans la neige. Elle me souriait. Sa robe à manches longues était ample. Elle était blanche. Sauf la capuche qui cachait ses cheveux argentés. Celle-là était rouge. Son teint était pâle. Elle s’approchait de moi. Sa main attrapa la mienne. Elle m’emmena jouer avec elle. « On est arrivés, M’sieur ! » Soudain, je me réveillai. Combien de temps avais-je dormis ? Je l’ignorais. Ce rêve m’avait paru si court. Et pourtant, nous étions encore loin de notre destination lorsque je me résolus à fermer les yeux. Qui était cette jeune fille ? Pourquoi me suis-je mis à penser à elle ? Pourquoi maintenant ? Et quelle était cette étrange émotion que je ressentais au plus profond de moi, chaque fois que j’essayais de me rappeler des traits de son visage ? - « Où sommes-nous ? » écrivis-je sur l’une des feuilles que j’avais arraché à mon petit carnet, avant de remettre ce dernier à Héléna. - « On a traversé le grand désert de Casbianca. Dans une dizaine de minutes, on sera arrivés à l’Oasis. » me répondit Leborgne. - « Vous savez ce qu’il vous reste à faire, maintenant, Blake ? » interrogea Luther. - « Tout de suite ! » répondit ce dernier. Se laissant tomber au sol, il se mit alors à ramper pour se camoufler sous nos sièges. Il valait mieux garder une carte dans notre manche, au cas où les choses tourneraient mal. Francesca connaissait la voix de Blake. Il était trop risqué de le faire passer pour quelqu’un d’autre. Aussi, le plan était simple de son côté. Il n’avait qu’à attendre qu’un garde de la Bella Dona se rapproche d’un peu trop près pour le mettre hors d’état de nuire et prendre sa place. Les hommes de Scodelario portaient tous un uniforme particulier qui soulignait leur appartenance à la Marquise. La plupart d’entre eux était munie d’une hallebarde, mais surtout d’un casque. Parfait pour cacher le visage de notre espion. Nous lui faisions ainsi confiance pour sortir et s’infiltrer parmi eux, au moment opportun. Quelques minutes s’écoulèrent. Nous aperçûmes alors enfin l’Oasis. Elle se tenait devant nous, plus grandiose encore que la première fois. Des cohortes de soldats solidement armés étaient

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positionnées non loin de l’entrée. Francesca semblait avoir bien tenu compte de mon conseil. Ils étaient installés de telle sorte que nous pouvions croire qu’ils fussent en réalité nos gardes du corps. Un tapis rouge avait même était sorti pour l’occasion. Du Francesca Scodelario tout craché. Elle ne ratait jamais une occasion pour en faire des tonnes. Lorsqu’ils virent notre carrosse arriver, les hommes se mirent à sortir clairons et trompettes. Ils sonnaient notre arrivée à la Marquise. L’on pouvait compter une bonne centaine de gardes d’honneur à l’extérieur et de gardes tout court sur les remparts et les murailles du palais. Nous sûmes alors qu’il était temps pour nous d’y aller. Quittant le véhicule les uns après les autres, nous laissâmes Octavius mener ce dernier, et Blake toujours à l’intérieur, jusqu’aux écuries. Il était sous bonne surveillance puisqu’une vingtaine d’hommes armés l’y conduisirent. En revanche, cette fois, pas de contrôle à l’entrée. Francesca savait que mes hommes étaient armés. Je l’avais, après tout, prévenue que j’apporterais mes propres alliés pour assurer ma sécurité. D’ailleurs, Goliath n’était pas non plus dehors. En toute logique, d’après la dernière missive de Scodelario, il devait être à l’intérieur, au côté de sa Dame. Il faut dire qu’il ne s’était écoulé qu’une semaine depuis son enlèvement. Le géant ne s’en était probablement pas encore remis. Quoiqu’il en soit, nous continuâmes d’avancer, suivant le même trajet que la dernière fois, escortés par une trentaine de gardes armés de hallebardes. Ces hommes ne bronchaient pas. Ils marchaient d’un même pas. Un pas lourd, sévère, infaillible. Sous le ciel bleu marine d’une nuit étoilée qui venait tout juste d’atteindre le Sud ; Leborgne, Luther et moi-même nous préparâmes à faire ce qui devait être fait. L’on nous conduisit ainsi dans la grande salle à manger. Pour être grande, c’est sûr qu’elle l’était. Un festin sans pareil nous attendait. Du porc, des fruits exotiques, du vin, du fromage, … Nous avions devant nous de quoi nous remplir la panse pendant une semaine entière. Nous nous questionnâmes cependant sur l’absence de la Marquise. Elle ne semblait pas être là. Celui que nous remarquâmes, en revanche, c’était le géant Goliath. Il avait l’air de très peu apprécier la situation. Ses bras étaient croisés, son regard était dur. Il grinçait des dents sans toucher à un bout de nourriture. Nous le saluâmes, puis nous assîmes. Il ne nous dit rien, maintenant sa position austère. Nous nous jetâmes alors des regards d’interrogation les uns les autres. Nous ignorions si il nous fallait essayer de comprendre ou tout simplement attendre qu’il se calme. Nous nous demandions même si il avait bien remarqué notre présence. Luther, donna un petit coup avec sa canne sur le sol, afin d’attirer l’attention du géant. Aucune réaction. Il se mit alors à se racler la gorge. Toujours rien. « Mon brave ? » se risqua-t-il finalement à lui demander de vive voix. Le silence fut sa seule réponse. - « Oh ! Goliath ! » lança alors Leborgne, plus brusquement. Le géant laissa s’échapper un : « Hm ? », puis posa enfin le regard sur nous, tout en conservant sa posture fermée et contrariée. - « Elle est pas là Francesca ? » continua de demander mon exécuteur, tout en faisant tourner l’un des couteaux devant lui sur la table. - « Madame Francesca se prépare. » nous avoua-t-il avec une colère visiblement intériorisée. « Elle m’a interdit de rester avec elle, quand elle se changeait. » - « Ah. Tant mieux. J’en conclus donc qu’elle sera bien des nôtres. »

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- « J’espère bien pour vous ! Parce que si jamais j’apprends qu’elle a encore disparu, à cause de vous, parce que j’ai pas été là pour la protéger, parce qu’elle se changeait, parce que vous veniez lui rendre visite : ce sera de votre faute ! Et si c’est de votre faute, alors je serais très très TRÈS en colère contre vous ! C’est compris ? » menaça-t-il. - « Wouah ! Mollo, amigo ! Nous on vient juste pour lui parler, c’est tout. » - « Toi… Tu es l’homme borgne ! Madame Francesca ne t’aime pas. Et moi non plus, je t’aime pas. Tu as essayé de lui faire du mal, un jour. » - « C’était y’a longtemps, tu sais ! Rien de personnel. Le type qui m’a demandé ça est mort et enterré, aujourd’hui. J’ai rien contre ta marquise, moi. D’ailleurs, si ça peut te rassurer, je me suis déjà bien fait casser la figure pour ça. » - « Tu as de la chance d’être tombé sur quelqu’un d’autre que moi. Parce que sinon, tu ne serais plus là, aujourd’hui. Je t’aurais déchiré en tous petits morceaux pour avoir osé essayer de lui faire du mal. » - « Allons, mon bon ami. » reprit Luther. « Ne ressassons pas le passé. Si nous sommes ici, c’est pour établir l’avenir. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé de parler à … Madame Francesca. Nous sommes là pour l’aider, pas pour lui faire du mal. » - « Ouais, comme il vient de dire. On veut juste lui parler, quoi. » rajouta l’homme borgne. - « Et c’est bien ça le problème ! À cause de vous, elle veut se faire toute belle. Et quand elle veut se faire toute belle, je la laisse seule. Et quand je la laisse seule, les méchants qui l’aiment pas, ils lui font que des malheurs. Et moi, je veux pas qu’on lui fasse du mal à Madame Francesca. Elle est gentille avec moi. C’est la seule à avoir été gentille avec moi. » - « Arrêtez-moi si je me trompe, mais vous étiez un esclave avant d’entrer au service de Dame Scodelario. N’est-ce pas Goliath ? » demanda Luther au géant qui nous faisait face. - « J’étais sur les Îles Vagabondes, avant. La mienne s’appelait : Helmyr. Et puis, quand il y a eu la guerre, mon village, il s’est fait attaquer. J’ai aidé à tuer tous les ennemis. Mais, après le combat, il y avait plus de village. Alors, le Prince Francesco, il nous a dit qu’on pouvait encore aider en rejoignant l’armée. Du coup, on m’a mit dans un bateau de l’armée. Sauf que le bateau, il s’est fait attaquer. Et il a coulé. Quand je me suis réveillé, j’étais pas sur le bateau. J’étais pas non plus dans la mer. J’étais sur un ponton, au milieu d’un marché. Mais c’était pas le marché d’Helmyr. C’était le marché de Costerboros, où y’a plein de gens qui passent et qui vous regardent. Quand j’ai compris où j’étais, j’ai essayé de partir. Mais, le méchant monsieur qui voulait me vendre, il voulait pas me laisser partir. Donc, on m’a mit dans une cage. Mais je l’ai cassé avec les mains. Donc, on m’a mit dans une autre cage. Plus grande. Plus solide. On m’a mit des grosses chaînes. Très lourdes. Et puisqu’il arrivait pas à me vendre, parce que je tapais celui qui voulait m’acheter dès qu’on me retirait les chaînes, il m’a ramené chez lui, dans ma cage. Il était méchant avec moi. Il se moquait de moi tous les jours. Il me donnait pas à manger. Ni à boire. Il faisait du bruit quand je dormais pour que je réussisse pas à m’endormir. Et puis, un jour, j’ai vu Madame Francesca lui rendre visite. Elle revenait le voir souvent. Et puis, un autre jour, je l’ai vu lui apporter une tasse d’eau chaude. Il l’a bu. Et puis il est tombé par terre en bavant. Et après, Madame Francesca elle a ouvert ma cage. Elle m’a caressé le menton et elle m’a dit que j’étais libre. Et puis, elle m’a donné à manger. Et à boire. Et elle était gentille avec moi. Elle me mettait jamais dans une cage, elle. Même quand elle était en

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colère. Et puis, elle était jolie. Elle me rappelait ma maman. Alors moi, quand elle me demandait d’aller dire à quelqu’un qui était méchant avec elle d’arrêter d’être méchant avec elle, ce que je faisais : c’est que je prenais la tête de celui qui était méchant avec elle, et... » Illustrant son propos, il se saisit d’une pastèque traînant sur la table, plaça ses deux mains aux deux bouts de cette dernière… Et la fit imploser après une simple pression. Il était recouvert des graines et de la chaire du fruit, mais le message avait le mérite d’être passé. - « … Je … Je vois. Ma foi, quelle histoire ! » avoua Luther, un peu perdu. - « C’est pour ça que je veux qu’il lui arrive rien de mal, à Madame Francesca. Je tiens beaucoup à elle, vous comprenez ? Et la semaine dernière, j’ai eu très peur qu’il lui soit arrivé quelque chose. Et comme c’est vous qui lui avez demandé de venir, moi, je doute de vous. Donc je vais vous surveiller pour pas que ça arrive encore ! » affirma-t-il en adoptant à nouveau son visage contrarié. - « Comme tu voudras. De toute façon, nous, on est là juste pour protéger Monsieur S. Pour le reste, on vous fait confiance. » affirma Leborgne tout en saisissant une cuisse de poulet dans laquelle il s’apprêtait à mordre. Je lui assénai alors un léger coup de coude pour le décourager de faire ça. Nous étions chez la Bella Dona, la reine de l’empoisonnement, et nous n’avions vu encore personne toucher à la nourriture. D’ailleurs, elle n’était même pas encore là. C’était bien trop risqué de manger n’importe lequel de ces mets, quand bien même chacun d’entre eux était on ne peut plus appétissant. Mon exécuteur jeta un dernier regard déchirant à sa cuisse de poulet avant de la remettre dans le plat. - « Vous ne mangez pas ? Vous avez pas faim ? » demanda Goliath, maintenant sa position fermée. - « Il serait bien impoli de commencer sans la Marquise. » précisa Luther. - « Mais je suis là, mes bons amis. » prononça alors une voix provenant de derrière nous, émanant de depuis les escaliers. Francesca Scodelario avait enfilé sa plus belle robe de soirée. Le bruit de ses talons hauts résonnait à la suite de chaque marche qu’elle descendait. Le cou enveloppé dans un châle aux motifs fleuris, les mains dans de longs gants blancs et les cheveux élégamment coiffés en une frange ondulée, la Bella Dona daigna enfin nous honorer de sa présence. Le sourire aux lèvres, continuant sa route inexorable en descendant les escaliers, un à un, elle finit par arriver à quelques pas de nous. Visiblement, nous n’avions pas eu raison de son élégance. Elle se déplaçait avec une telle aisance et une telle grâce qu’il était impossible pour nous de dire si elle le faisait exprès ou si c’était tout simplement une habitude. Lorsque nous l’aperçûmes, nous nous levâmes tous en même temps. Remarquant alors les bouts de fruits sur la tenue de son géant, Francesca se mit à pousser un petit halètement. Elle déposa ses deux poings sur ses cotes et jeta un regard contrarié à son plus dévoué garde du corps. « Goliath ! Regarde un peu dans quel état est ta tenue ! Est-ce que tu crois que c’est une bonne façon de recevoir les gens ? » - « Je… Je... » bafouilla-t-il.

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« Allez file, ça ne fait rien ! Va te nettoyer. Je veux que tu sois propre comme un sou neuf lorsque je te rappellerai. » - « Mais, Madame ... » - « Plus vite que ça, Goliath. » - « … D’accord, Madame Francesca. » Le géant se leva alors en abaissant les yeux au sol. Il retenta une révérence devant la Marquise qui l’ignora complètement. Il gravit ensuite lentement les escaliers, et disparut peu de temps après nous avoir lancé un dernier regard méfiant et rancunier. Lorsqu’il fut enfin parti, Francesca ferma les yeux et soupira. Elle s’avança jusqu’à notre table, puis, s’assit sur l’élégant siège, semblable à un trône, juste à côté de moi. Comme par hasard. - « Laissez-moi deviner. Vous lui avez demandé de vous raconter son histoire ? » demanda-t-elle. - « Tout juste. » souligna Leborgne. - « Rassurez-moi : il n’a rien dit de déplacé ? Auquel cas, je le ferais immédiatement redescendre pour s’excuser auprès de vous. » - « N’en faîtes rien, Madame la Marquise. » assura Luther. « Il s’est très humblement chargé de nous occuper le temps que vous finissiez de vous préparer. Vous êtes d’ailleurs tout à fait rayonnante. Cette couleur vous va à ravir. » - « Oh, vil flatteur ! Je suis heureuse de voir que vous vous êtes rétabli de vos blessures. Je trouve d’ailleurs que cette canne ne fait qu’amplifier votre élégance. » - « Voilà qui n’est pas rien, venant de votre part. Et bien, il semblerait que, comme vous, je me sois bien rétabli. Bien que, j’en conviens, être menacé comme vous l’avez été est incomparable aux légères blessures que j’ai subi. » - « Ne m’en parlez pas. J’en fais des cauchemars toutes les nuits. Cette falaise, cet homme, ces questions, … Heureusement que vous êtes là, à présent. Je me sens tout de suite plus en sécurité. » En affirmant cela, Francesca déposa sa main gantée sur la mienne. L’espace d’un instant, j’eus comme un sursaut. Je désirais retirer ma main, la lui coller dans la figure. Mais je me retins. Il me fallait jouer le jeu. Il me fallait être le Monsieur S en quête de repentance. Je levai ainsi les yeux vers elle et lui souris. Elle rougit légèrement et laissa un petit rire s’échapper. La vilaine. Elle était si bonne comédienne qu’elle parvenait même à feindre ses rougissements. Bien que ça m’ennuyait de le reconnaître, elle était vraiment très douée. « Ceci étant dit, j’espère que vous avez fait bon voyage. » reprit-elle. « Vous n’êtes pas trop affamés ? Pas trop fatigués ? Casbianca est bien éloigné de l’Ouest du Royaume. » - « La route a été longue, il est vrai. Nous avons consacré une journée et demie pour arriver jusqu’ici. Mais, je dois bien avouer qu’après un tel accueil, il est difficile de se dire qu’on a fait tout ce chemin pour rien. »

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Une journée et demie ? Ce n’était pas bon du tout. J’avais donc dormi bien plus de temps que je ne pensais. Nous allions devoir nous charger d’elle cette nuit même et repartir aussitôt pour Kürsk, avant que les effets de la potion ne s’estompent. - « Et pour ce qui est de la faim, disons qu’on préférait attendre que vous commenciez les hostilités. On sait encore se tenir. On commence pas sans la maîtresse de maison. » précisa Leborgne. - « Oh ! Mais faîtes donc. Servez-vous. Tout ce qu’il y a sur la table est pour vous. Je vais vous faire une confession mais, j’ai cédé en prenant un petit en-cas avant votre arrivée. Il faut dire que vous êtes arrivés plus tôt que je ne l’espérais. Mais que cela ne vous empêche pas de manger à votre faim. Tout sur cette table a été préparé spécialement pour vous trois. » Ils me regardèrent alors tous les deux d’un air interrogatif. Ils avaient faim, je le savais. Mais c’était bien trop risqué. Je pouvais voir Leborgne saliver et j’entendais l’estomac de Luther gargouiller. D’un côté, je me disais qu’elle n’avait rien à gagner à nous empoisonner maintenant. Mais, de l’autre : c’était de Francesca Scodelario dont nous parlions. Impossible de savoir ce qu’elle pouvait bien prévoir. Seulement, je ne pouvais pas leur interdire de manger. Cela aurait pu mettre la puce à l’oreille de Francesca. Elle pouvait s’imaginer que je doutais encore d’elle. Je leur fis alors un petit signe, comme pour les enjoindre à se servir si ils le voulaient. J’espérais secrètement qu’ils comprennent et qu’ils ne touchent à rien, cependant. Luther, lui, savait ce qu’il avait à faire. - « Je ne voudrais pas être grossier, Madame Scodelario, mais, il n’est pas dans mes habitudes de me goinfrer devant mon hôte, tandis que celui-ci me regarde sans manger. N’y voyez pas là un acte de mauvais esprit de ma part. Je suis certain que demain tout cela aura un bien meilleur goût. » - « Allons Luther ! Je viens d’entendre votre estomac crier famine. Vous n’allez tout de même pas refuser le souper du simple fait d’un code de conduite ? Je suis votre hôte, après tout. Et en tant que tel, je vous incite de vive voix à vous rassasier. Allez, faîtes-moi plaisir, goûter donc ce rôti de sanglier. Vous m’en direz des nouvelles ! » - « Madame, pardonnez-moi, mais mes manières priment sur ma faim. Je saurais me retenir jusqu’à ce que l’appétit nous prenne tous. » - « Si il n’y a que ça, mon cher, je peux toujours lancer les hostilités. » Luther fit mine de ne pas comprendre. Francesca se saisit aussitôt d’une grappe de raisins noirs et commença à s’en délecter, grain après grain. - « Hmm… Comme c’est bon ! Il est beaucoup de choses que j’apprécie dans la vie. Mais les fruits frais restent parmi mes préférées. Goûtez donc ! » Échec et Mat, Luther. Nous étions pris au piège. Avait-elle ingéré un anti-poison avant de descendre ? Savait-elle quels aliments étaient empoisonnés et les autres non ? Ou bien … n’était-ce simplement que pure paranoïa ? Intrigué, j’aperçus à nouveau Leborgne prendre sa cuisse de poulet, prêt à l’avaler goulûment. Je l’implorais des yeux de ne pas céder. Je voulais qu’il résiste. C’était un Leborgne, il ne pouvait pas se faire piéger de la sorte. Et pourtant, sans demander son reste, il croqua à pleines dents dans la peau rôtie du volatile. Puis, pour se déshydrater, sentit la bonne odeur du vin devant lui avant de boire sa coupe cul sec.

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« Et bien voilà ! Comme il est bon de voir que certains ici apprécient la bonne cuisine. Quand je dirai ça à mes chefs, ils seront les plus heureux du monde ! » - « Ché vachement bon, Franchechca ! Faudra que ch’revienne ichi plus chouvent ! » lui affirma Leborgne, la bouche pleine. - « Oui… Certes. » laissa-t-elle s’échapper, un certain dégoût dans la voix. « Et vous deux, alors, vous ne mangez pas ? » - « Je... » remarquant Leborgne se goinfrer, Luther hésita longuement avant de répondre à la Marquise. Assister à tout cela l’affamait. Je m’en doutais. Cependant, je suppose qu’en cet instant précis, il se remémora chez qui nous dînions. Il se souvint certainement de qui était derrière l’attaque de leur carrosse. Il se rappela qui était la femme en face de lui. J’ignore quoi exactement, mais une idée noire sembla alors lui couper l’appétit. Lui qui était sur le point de porter sa coupe de vin à ses lèvres, il se stoppa tout net. Ce devait certainement être le manque de professionnalisme de mon exécuteur qui le poussa à faire l’exact opposé de ce dernier. Pour une fois que leur incessante rivalité avait du bon. - « Hmmm … Vous n’avez pas tous autant l’air d’apprécier ma cuisine que votre ami en bout de table. » s’attrista Francesca. - « Ce n’est pas ça, Madame. C’est … Ma blessure. Je dois un peu marcher pour dissiper la douleur. » improvisa-t-il. - « Oh. Oui, bien sûr. Je comprends. Et n’est-il pas également conseillé de manger pour reprendre des forces ? » - « Ne vous en faîtes pas. Je ferai honneur à tous vos cuisiniers une fois que je me serais dégourdi les jambes. Puis-je sortir quelques instants pour m’aérer, près de votre terrasse ? » - « Mais bien entendu. Vous êtes ici chez vous. Et, puisque je ne voudrais pas qu’il vous arrive quoi que ce soit, je suis certaine que ça ne vous dérangera pas que j’appelle quelques gardes pour vous protéger. Monsieur S a après tout insisté pour que j’assure votre protection ici. » - « Je n’y vois pas d’inconvénients. Loin de là. » continua Luther. - « Tant mieux ! » Scodelario se saisit alors d’une petite cloche sur la table et la secoua. Le bruit cristallin de cette dernière suffit à ce qu’une cohorte de soldats se rue vers nous, se mettant au garde-à-vous devant leur Marquise. « Messieurs, escortez donc le porte-parole de Monsieur S à l’extérieur. Veillez à ce qu’il ne lui arrive rien de grave. C’est entendu ? » - « À vos ordres, Madame ! » répondirent-ils en cœur. La voix de l’un d’entre eux me parut d’ailleurs plus familière que les autres. Bien plus familière. Je me rendis vite compte qu’un seul de ces soldats portait un casque complet, camouflant intégralement son visage. Seule une mèche de longs cheveux noirs en dépassait. Il avait fait vite.

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J’espérais simplement que Francesca n’ait pas l’ouïe aussi fine que moi. Si jamais elle venait à se douter que son ancien ravisseur était entré chez elle, nous nous mettrions dans une situation bien délicate. Fort heureusement, les bruits de bouche de Leborgne semblaient tellement l’écœurer qu’elle prêta plus attention à ces derniers qu’à ses propres gardes. Le manque de courtoisie de mon exécuteur favoris l’avait déconcentré un instant. J’ignorais si il l’avait fait volontairement ou non. Tout ce que je savais, c’est que ça avait fonctionné. Néanmoins, le problème, à présent, c’est que deux de mes hommes étaient maintenant encerclés par les gardes de la Bella Dona. En vérité, cela pouvait tout autant être une bonne chose qu’une mauvaise. Tout dépendait de ce qui allait advenir de mon côté. « Adaptation » serait alors le maître mot. Nous n’étions ainsi plus que tous les trois autour de la table : Francesca, Leborgne et moi. Laissant mon exécuteur s’empiffrer autant qu’il le souhaitait, je savais qu’il était temps pour moi de confronter Scodelario. Chaque seconde que je perdais me rapprochait davantage de la fin des effets de la potion. Je tentais de me rassurer en me disant que puisque cette dernière avait été consommée la nuit, Héléna aurait jusqu’au petit matin pour partir, le temps que mes Parents ne se réveillent. Mais, il me fallait tout de même faire vite. L’aspect le plus complexe de la chose n’était cependant pas de faire ça vite, mais de faire ça bien. Je ne devais pas seulement éliminer Scodelario. Je devais l’empêcher de prendre ma place. Et pour cela, la seule option restait de prendre la sienne. Comme elle me l’avait si bien dit un jour : « la meilleure défense, c’est l’attaque. » L’idée était donc de faire signer ce décret à Scodelario. Je devais à tout prix m’entretenir seul à seul avec elle pour y parvenir. Sa chambre. Voilà où je devais l’emmener. Exagérant ma fatigue, je me mis à bailler, tout en clignant difficilement des yeux. - « Oh. Je sens qu’il y en a un qui est fatigué, n’est-ce pas ? » souleva Francesca. Je hochai la tête vers elle, puis, lui pointai les escaliers du doigt. Comme pour lui demander de me guider à sa chambre. Elle me sourit alors, puis, se leva de table à son tour. « Cela ne vous ennuie pas si je vous laisse avec un peu de compagnie, Leborgne ? » - « Pas de chouchis, ma p’tite Dame ! » affirma-t-il en mâchant bruyamment. La Bella Dona laissa s’échapper une petite onomatopée teintée de condescendance. Puis, elle sonna à nouveau sur sa petite clochette. Cette fois, nous ne vîmes pas que quelques gardes rappliquer au pas de courses. Le deuxième son de cloche semblait plutôt avoir appeler le gros des troupes. Certains d’entre eux se posèrent derrière lui, d’autres à côté, encore d’autres près des entrées et des sorties. Exactement ce que je souhaitais. Plus elle concentrerait ses effectifs sur Leborgne, moins il y en aurait pour moi. Nous continuâmes donc notre route, elle et moi, en direction de ses appartements. Nous laissâmes ainsi derrière nous mon goinfre borgne à sa table, mes deux autres hommes de confiance sur leur terrasse et mon cocher à ses écuries. Mais, pas d’inquiétude à avoir, ils seraient tous bien protégés par leurs nouveaux amis. Comment douter de la sûreté de leur situation, maintenant qu’ils étaient aussi bien entourés ? Quoi qu’il en soit, c’était alors à mon tour de jouer. Gravissant les marches jusqu’à arriver dans le grand couloir menant à la Chambre de la Marquise, nous tombâmes nez à nez avec Goliath. Ce dernier, les bras croisés, gardait solidement l’entrée. Il s’était nettoyé et semblait avoir perdu sa mine contrariée. Au contraire, il semblait même souriant. Presque trop souriant. Cela ne me disait rien qui vaille. Restant sur mes gardes, je préférais laisser Francesca passer devant, afin qu’elle s’entretienne d’elle-même avec son mastodonte.

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« Vous allez déjà vous coucher, Madame Francesca ? Il n’est pas si tard que ça, pourtant. » souligna le géant. - « Disons que la fatigue est aussi contagieuse que la maladie. Ce très cher Monsieur S a fait une longue route pour arriver ici. Le pauvre est épuisé. Il est donc préférable que l’on aille dormir maintenant. Histoire d’être en forme pour le lendemain. » lui répondit-elle, en adoptant un regard malicieux. - « Oui… Certainement. » conclut-il en s’écartant du seuil de la porte, nous laissant passer. Elle me laissa avancer, me faisant signe de l’attendre à l’intérieur. J’obéis, tout en tendant l’oreille à ce qui allait se dire derrière moi. J’entendis alors les derniers mots qu’adressa la Bella Dona à son homme de main. - « … Et Goliath : je ne veux être dérangée sous aucun prétexte. Tu as bien compris ? » - « Oui, Madame Francesca. Ne vous en faîtes pas, Madame Francesca. Je garderai bien cette porte. Moi vivant, personne ne viendra vous embêter cette nuit. » - « Tu es un bon garçon, Goliath. » lui avoua-t-elle en lui caressant le menton. Je vis ce dernier rougir, puis, sans attendre, fermer la porte derrière lui. Ainsi, nous étions là. Nous étions réunis dans la chambre de la Bella Dona, une fois de plus. Elle ne disait encore rien. Elle voulait voir comment je réagirai en entrant vraiment ici pour la première fois. Je laissais mes yeux se balader un peu partout. J’observais attentivement la pièce. Une fois de plus, rien ne m’impressionnait vraiment. Rien, hormis cette fenêtre. Je m’en approchais, lentement, les mains dans le dos. La vue était superbe. Plus belle encore que la dernière fois. C’était tout bonnement indescriptible. Cette fois, je ne regardai pas le monde qui m’entourait via le prisme d’une vision holographique. Ce que j’observais, je le voyais de mes propres yeux. Ce monde d’en bas, celui d’où je venais, il était tellement plus beau vu d’ici. Je sentis soudain quelque chose m’effleurer le dos. Un morceau de tissu. C’était un bout de la robe de Francesca qui s’était rapprochée très près de moi. Cette dernière avait ses deux mains sur la poignée de la fenêtre. Elle l’ouvrit alors, sous mes yeux contemplateurs. Ce dont je ne m’étais pas rendu compte la dernière fois, c’est qu’en dessous de cette fenêtre : il y avait un balcon. Quelques marches permettaient, en effet, d’y accéder. Je remarquai alors Scodelario descendre ces dernières, sans dire un mot. Intrigué, je la suivis. Une fois arrivés sur le balcon, nous nous accoudâmes tous les deux près des balustres. Francesca avait une vue d’ensemble sur tout cet univers endormi. Elle le surplombait des yeux. De mon côté, en revanche, je ne pouvais l’observer qu’en passant la tête entre deux balustres. Nous n’avions pas la même façon de voir un même monde qui nous faisait face. Et pourtant, nous étions tous les deux là, côte à côte, à l’admirer dans toute sa splendeur. « C’est beau, n’est-ce pas ? » finit-elle par me demander. « J’ai beau habiter ici depuis un certain temps, je ne suis encore jamais parvenue à m’habituer à la splendeur de cette vue. » - « Vous n’avez pas chaud, cette fois ? » lui demandais-je ironiquement à l’écrit. Elle se mit à rire. - « L’air frais de la nuit Casbiancienne suffit à me rafraîchir. »

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Nous n’en rajoutâmes pas plus avant un long moment. Nous continuions tous les deux de contempler ce monde que nous contrôlions. Aucun de nous ne voulait prendre la parole. Le silence était agréable. D’autant plus lorsqu’il était couplé à cette vue. Et puis, soudain, je remarquai que Francesca se prêtait à une bien étrange activité. Elle ferma son œil gauche et rapprocha très près de son œil droit son pouce et son index. Elle rapprochait ses deux doigts l’un de l’autre, puis les écartait. Elle continua ce petit manège pendant quelques seconde. Intrigué, je lui tendis à nouveau ma fameuse note sur laquelle un simple « ? » figurait. « Vous n’avez jamais fait ça ? » me demanda-t-elle. « Essayez pour voir. Ça vous donne l’impression que le monde est tout petit, qu’il tient entre vos doigts. Ça vous fait vous imaginer que vous êtes un géant. Que vous pouvez réduire tout ce petit monde en poussière si vous le désirez. Quand je fais ça, je me sens puissante. Je me sens invincible. Mais je me sens surtout généreuse et altruiste. Moi qui pourrais détruire tout ce petit monde à n’importe quel instant et pour n’importe quelle raison : je choisis de ne pas le faire. Je choisis de lui laisser sa chance à ce monde. Parce que je sais que tant que je serais là, je pourrais en faire quelque chose de bien. Quelque chose de beau. Quelque chose qui ne me fera pas regretter plus tard de ne pas l’avoir écrasé entre mes doigts. Je suis certaine que cette sensation ne vous est pas étrangère. Pas vrai, Monsieur S ? » - « Effectivement. » lui avouai-je à l’écrit. - « Vous êtes comme moi. Vous pensez pouvoir faire un monde meilleur avec assez de volonté et d’huile de coude. Vous êtes un idéaliste, vous aussi. Mais vous êtes également réaliste. Vous savez que ce futur ne se construira pas comme ça et qu’il faut parfois en passer par des morts, du sang et de la violence. Oui… Vous êtes comme moi, en somme. » Ce qu’elle disait était juste. Nous avions beaucoup de points communs, malgré tout. Cependant, je n’avais alors pas la tête à ce genre de pensées philosophiques. À vrai dire, je me concentrai plus sur la qualité de ma transition suite à cette affirmation. Et elle venait de m’en offrir une parfaite. - « Vous avez raison, Francesca. Vous venez de résumer toute ma pensée. Vous êtes comme moi. Vous êtes la seule à pouvoir reprendre le flambeau, une fois que je serai parti. Vous êtes digne de ma confiance, digne de diriger le Gant Noir, digne d’être plus que mon alliée. » lui écrivis-je. - « Monsieur S … Je suis honorée mais… Que dois-je donc en comprendre ? » feignit-t-elle. - « Francesca. Je souhaite m’unir avec vous. Maintenant et à jamais. Je souhaite faire de vous plus qu’une alliée. Je veux que nous devenions, tous les deux, les maîtres de ce monde magnifique. À nous deux, nous pourrions en faire ce que nous voulons. Nous pourrions écraser les prophètes, influencer dans l’ombre les décisions de la Couronne, détruire qui nous voudrions quand nous le voudrions. Seuls, nous ne faisons que nous rapprocher de cet objectif. Mais, ensemble, nous le concrétiserons. » - « Monsieur S … Voulez-vous dire par là que ... » - « Francesca. Voulez-vous faire de moi le plus heureux des hommes en acceptant de nous lier pour l’éternité par une Union Sacrée ? Mettons nos deux empires respectifs en commun. Et lançons nous à corps perdu dans ce pourquoi nous sommes faits : diriger, contrôler, annexer … Aimer ! » - « Monsieur S … En êtes vous certain ? Ne pensez-vous pas que le manque de sommeil vous est monté à la tête ? Il se fait tard, vous savez. Vous ne semblez pas être au mieux de votre forme... »

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Je déposai alors un genou au sol et lui tendis d’une main : la plume de phœnix orangée qu’elle m’avait offerte, et de l’autre : une dernière note. - « Madame Scodelario : ma décision est prise. Apportez-moi donc l’un de vos Décret Royaux. Signons ensemble l’Union Sacrée qui nous liera à jamais, tous les deux. Je vous offre ma vie et mon héritage, en cette nuit étoilée. Prenez-la, acceptez mes prières. Ou ne la prenez pas, et laissez moi m’abandonner à la mélancolie. » Francesca agrippa ma note et la serra contre son cœur. Je la vis s’éloigner de moi et fouiller dans l’un de ses tiroirs. Elle en sortit un parchemin bien enroulé, relié par un magnifique nœud rouge. De plus, je la vis saisir autre chose. Comme une sorte de produit. C’était l’un de ces fameux bâtons colorées que les femmes se mettaient sur les lèvres. Lorsqu’elle fut assez proche de moi, elle me retira la plume des mains, et me dicta alors ce qu’elle se mit à écrire. - « Moi, Francesca Rosa Scodelario, reconnaît aujourd’hui, devant la Sainte Couronne de Costerboros, avoir recouru à l’Union Sacrée. Celui à qui je me lie, en ce jour et pour l’éternité, partage et partagera avec moi tout ce qu’il est, et tout ce qu’il a. Dans la vie, comme dans la mort, je jure de le chérir, de prier pour lui, et de perpétuer son héritage. Puisse le Dieu Créateur et Lord G. , Gardien des Vivants, nous accorder leur glorieuses bénédictions. » Elle me rendit alors ma plume, me laissant compléter mon côté du parchemin. « Moi, Monsieur S, reconnaît aujourd’hui, devant la Sainte Couronne de Costerboros, avoir recouru à l’Union Sacrée. Celle à qui je me lie, en ce jour et pour l’éternité, partage et partagera avec moi tout ce qu’elle est, et tout ce qu’elle a. Dans la vie, comme dans la mort, je jure de la chérir, de prier pour elle, et de perpétuer son héritage. Puisse le Dieu Créateur et Lord G. , Gardien des Vivants, nous accorder leur glorieuses bénédictions. » Nous relûmes ensemble le parchemin, puis signâmes chacun notre tour, en nous passant la plume entre nous. Le ciel commençait à se faire de plus en plus nuageux, les étoiles brillaient au firmament. Nous avions laissé le décret tomber au sol. Ni elle, ni moi, ne désirait le garder pour lui seul. Il était entre nous deux. Et nous, nous nous fixions. Personne ne voulait rien dire à l’autre. Nous avions trop peur de voir une réaction qui nous déplairait pour oser prononcer la moindre parole ou effectuer la moindre action. Nous nous contentâmes de nous regarder. Sans cligner des yeux. La nuit illuminait son doux visage. Jamais de ma vie je ne l’avais trouvé aussi radieuse. Elle me dévorait des yeux. Son sourire délicat semblait se rapprocher de plus en plus de moi. Et puis, elle approcha ses lèvres de mon oreille, et me murmura en son creux : « Je t’aime. » Je ne bougeai alors plus d’un pouce. Plus un battement de cil, plus un geste, plus une respiration. L’Union Sacrée venait d’être signée. La comédie venait de se terminer. Je savais ce qu’elle tenterait de faire, maintenant qu’elle était arrivée à son but. Elle se mit alors à lentement me tourner le dos. Je la vis, dans le reflet de la fenêtre, porter à ses lèvres ce bâtonnet écarlate. Elle l’étalait sur ces dernières de façon méticuleuse. Lorsqu’elle me fit à nouveau face, sa bouche était vive et colorée. C’était ce qui ressortait le plus de son faciès. Elle me sourit de toutes ses dents, puis, rapprocha à nouveau son doux visage du mien. « Embrasse-moi ! » me somma-t-elle alors.

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À ces mots, je sentis mon rythme cardiaque s’accélérer, mes yeux s’écarquiller, mes membres trembler. Elle venait de poser ses deux mains sur mes joues et rapprochait sa bouche de la mienne. J’avais mal calculé mon coup. Je pensais que mes hommes sur la terrasse auraient fini par m’apercevoir avec elle, du haut de notre balcon. Je pensais qu’ils seraient parvenus à se défaire des gardes de Scodelario. Je me disais que, de son côté, Leborgne n’attendait que le meilleur moment pour débarquer ici héroïquement et sauver la situation. Mais non. Cet imbécile avait préféré toucher à la nourriture plutôt que de rester professionnel jusqu’au bout. Il était certainement déjà mort, empoisonné, ou bien plongé dans un profond sommeil. Et les deux autres en bas, incapables de trouver une excuse pour monter à l’étage. Sans parler d’Octavius, tout juste bon à conduire une charrette. Ils m’avaient abandonné. J’allais devoir me débrouiller seul. Positionnant mes deux mains gantées en travers du visage de la Bella Dona, je forçai afin de m’assurer que ses lèvres ne me touchent pas. Je réunis toutes les forces de mon petit corps pour la repousser. Scodelario, choquée et intriguée, persista tout de même dans son effort. Continuant de tenter de m’embrasser, elle finit par saisir ma fausse barbe. Elle chercha à tirer dessus pour coller mon visage au sien. Dans les quelques secondes qu’il me restait pour réagir, je plaçai mes deux mains directement sur la bouche de Francesca, ce qui l’empêcha de m’atteindre. Malgré tout, ça ne lui suffit pas. Elle continua de tirer sur ma fausse barbe de plus en plus fort. Alors, dans un geste purement instinctif, je soulevai ma jambe et lui assénai un violent coup de pied dans la figure. Ce fut tellement soudain et inattendu qu’elle en fit tomber son bâtonnet écarlate. Elle me lâcha alors enfin et recula en se tenant la lèvre inférieure. Je venais de la lui ouvrir. Je venais de la faire saigner. Sans attendre, je plongeai sur le parchemin au sol pour le récupérer. Je le gardai précieusement contre moi, le serrant sur mon cœur. Francesca venait de voir son reflet dans la fenêtre derrière elle. Elle voyait son beau sang rouge couler de depuis sa lèvre. Elle se retourna brusquement vers moi l’air furieuse. Je sentais qu’elle allait me hurler dessus, se jeter sur moi ou appeler Goliath. Cependant, elle eu comme une absence. En effet, je la remarquai en train de plisser des yeux dans ma direction. L’expression colérique de son visage commença à se changer en moue de réalisation. Elle venait tout juste d’apercevoir quelque chose. Il me fallut quelques secondes pour comprendre. Et puis, je constatai qu’elle avait réussi à arracher quelques uns de mes faux poils de barbe. Ces derniers lui étaient restés dans la main. Elle les regarda plus en détails, et comprit que ce qu’elle tenait alors n’était rien de plus que de la laine. Elle m’observa alors à nouveau. En regardant à mon tour mon reflet dans la vitre, je sursautai brusquement : ma fausse barbe venait de se décaler de quelques centimètres sur la droite. L’illusion était terminée. « Attends un peu... » lança-t-elle avant de s’avancer dans ma direction en fermant solidement les poings. Elle se rapprocha de plus en plus vers moi, puis, tendit sa main en direction de ma barbe désaxée. Je la mordis. Elle poussa un cri de douleur. J’en profitai alors pour reprendre ma plume de phœnix, au sol, et pour m’enfuir avec le décret. Ma petite course me permit de me repositionner devant Scodelario. Cependant, cette dernière ne comptait pas me laisser partir comme ça. Elle saisit un bout du parchemin, et se mit à tirer dessus pour me ramener vers elle. De mon côté, je tirai également dessus pour la faire lâcher. Aucun d’entre nous ne comptait abandonner. Pourtant, lorsque j’entendis des bruits de papier commençant à se fragiliser, je me ravisai aussitôt. Si jamais ce parchemin se déchirait, alors tout ce que j’avais fait n’aurait servi à rien. Je sentais que Francesca n’allait pas le lâcher. Elle continuait de tirer dessus, à bout de bras. J’avais beau regarder à ma gauche et à ma droite, je ne voyais rien capable de m’aider. La Bella Dona avait beau ne pas être très robuste, je restais un petit Semi-Gnome de 3 ans. Je savais qu’il ne me restait que deux possibilités : soit je cédais, soit le parchemin se scindait en deux. Seulement,

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aucune de ces deux solution ne me convenait. J’allais devoir m’en confectionner une troisième avec les moyens du bord. Ni une, ni deux, j’attendis que Scodelario tire à nouveau le décret vers elle pour lever les pieds hors du sol. Je me laissai ainsi tracter jusqu’à elle. Surprise, elle fit un pas de recul. J’en profitai alors pour planter la tige de ma plume dans la jambe droite de Francesca. Cette dernière la lui transperça comme une rapière dans une motte de beurre. La Bella Dona poussa à nouveau un hurlement de douleur. Ce coup là lui avait fait tellement mal qu’elle en avait lâché le parchemin. Je retirai aussitôt ma plume, me rendant tout juste compte d’à quel point sa tige était coupante. Plus encore qu’un couteau. Moi qui cherchais tant l’arme parfaite à manier, quelques semaines auparavant : je venais tout juste de la trouver. Une fois le parchemin retombé au sol, je m’en saisis et le plaquai contre mon torse. Francesca, elle, se tenait la jambe de ses deux mains. Elle tentait de compresser sa plaie. Du sang s’en échappait à foison. Tout en continuant de gémir de douleur, elle faisait de petits sauts arrière à cloche-pied, espérant calmer la douleur. Seulement, les chaussures qu’elle portait, bien qu’élégantes, ne s’accordaient pas toujours très bien avec la notion de stabilité. Je vis, soudain, le talon aiguille de l’une d’entre elles craquer, alors qu’elle sautillait en arrière. Elle perdit brusquement l’équilibre. Elle fit quelques cercles avec ses bras, tentant de se stabiliser, et puis finalement, victime de la gravité, elle passa par-dessus le balcon. Malgré tout, l’une de ses mains parvint à s’agripper à un balustre. Elle retenait tout le poids de son corps blessé de cette unique main. Reprenant mon souffle, serrant toujours un peu plus le décret d’Union Sacré contre moi, je me risquai à me redresser et à m’avancer en direction de ma rivale en détresse. Le long gant blanc de cette dernière était maculé de sang. Son sang. Un sang qui allait bientôt recouvrir le balustre auquel elle était accrochée. Ce qui allait le rendre glissant. Très glissant. Faisant dépasser une dernière fois ma tête entre deux balustres, mes yeux se plongèrent dans ceux de la Bella Dona. Je la regardai se tortiller au-dessus du vide. Ce n’était pas la première fois que ça lui arrivait. Seulement, cette fois, c’était dans le cadre d’un scénario qu’elle ne contrôlait pas. J’observai ses doigts commencer à se décrocher du balustre, les uns après les autres. Dans une dernière tentative désespérée, elle m’adressa un doux regard innocent et terrorisé : « Monsieur S ! Mon amour ! Donnez-moi la main ! Aidez-moi à remonter ! » me supplia-t-elle. Rapprochant mon visage du sien, je pus voir mon reflet dans ses yeux. Mon regard venait de changer. Je ne l’observais plus avec les yeux effrayés et incertains de Félix, mais avec ceux froids et calculateurs de Monsieur S. Des yeux qui, lorsqu’ils se reflétaient à travers ceux de Francesca, prenaient une teinte rouge écarlate. Sans encore rien lui répondre, je déposai ma main au niveau de ma fausses barbe. Francesca n’était alors accrochée au balustre plus qu’avec deux doigts : son pouce et son index. Les mêmes avec lesquels elle se sentait capable de détruire le monde entier. Et puis, enfin, j’abaissai ma fausse barbe, lui révélant mon véritable visage. La dernière image qu’elle eut de moi fut celle d’un petit garçon, celle d’un Semi-Gnome de trois ans, aux yeux rouges et tenant fermement dans une poigne gantée : le parchemin qu’elle venait tout juste de signer. - « Au revoir, Francesca. » Ce furent les derniers mots que je lui adressai. Ce furent les derniers mots qu’elle entendit. Ses doigts finirent par lâcher prise. Elle chuta du haut de son balcon, un air choqué au visage. Elle qui pensait pouvoir tout contrôler venait de s’effondrer sous le poids de ses ambitions. Finalement, ça n’aura pas été les falaises qui l’emportèrent, mais son propre palais. Mon nouveau palais.

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Passant ma tête par dessus la rambarde, j’observai de mon regard froid et impassible : un corps désarticulé et pourtant toujours splendide. Un corps écrasé sur le sol et pourtant toujours rayonnant. Un cadavre à la beauté fatale. Celui de feu la Marquise Francesca Scodelario. J’avais gagné. Reprenant ma respiration, je vérifiai si le parchemin n’avait rien. Il était certes froissé, mais toujours en bon état. Je poussai alors un ouf de soulagement. Seulement, deux idées noires me montèrent alors à l’esprit. La première : et si jamais mon interprétation était erronée ? Si jamais je m’étais vraiment trompé sur son compte ? Venais-je vraiment de tuer celle qui aurait accepté de s’unir avec moi pour toujours ? Je ne pouvais y croire. Pourtant, l’idée me trotta en tête quelques instants. Elle fut cependant rapidement balayée quand des pensées plus concrètes me vinrent également en tête, ensuite. Francesca avait crié. Plusieurs fois. Pourtant, aucun de ses hommes n’était encore là. Goliath, lui, était derrière la porte. Je me rassurai en me disant qu’elle lui avait bien dit de ne la déranger sous aucun prétexte. Mais quelque chose me disait que ce n’était pas son genre d’obéir aux ordres si son instinct lui disait que sa maîtresse était en danger. Préférant faire face à mon destin sans plus attendre, j’ouvris la porte. Une fois son seuil passé, je m’attendais à ce qu’une main gigantesque ne me saisisse et ne me broie dans sa paume. Il n’en fut rien. Ce que je vis à la place : c’était un homme muni d’un cache-œil, assis sur une chaise en bois, occupé à nettoyer une lame de couteau. « Ah ! Alors, ça y est ? C’est fait ? » me demanda-t-il ? - « Oui, ça y est. Scodelario ne nous causera plus jamais de problème. » lui affirmai-je, soulagé de le voir ici, tout en lui montrant le décret d’Union Sacrée. Il se mit à siffler, apparemment impressionné. - « Dis donc ! Et ben, je crois que ça y est ! Je crois que vous avez réussi. Maintenant, vous contrôlez l’intégralité des 3 grandes Régions du Royaume. Bien joué ! » - « Rien n’est gagné. Il nous faut encore partir d’ici et faire valoir ce parchemin auprès de la Cour. Tu sais où est passé Goliath ? Il pourrait vraiment nous poser problème pour la suite. Surtout si il apprend ce qui est arrivé à Francesca. » - « Oh, vous inquiétez pas pour ça ! ... » Suite à cette remarque, Leborgne sortit de sous sa chaise une immense tête décapitée. C’était celle du géant. Il lui fit bouger la bouche en même temps qu’il parlait, donnant l’impression qu’il manipulait une marionnette. - « « Je suis là ! Madame Francesca ! Madame Francesca ! Regardez la jolie tête que je tire, Madame Francesca ! » » - « Ce n’est pas drôle, Leborgne. » - « Boarf ! Au moins, il aura pas à pleurer la mort de sa maîtresse, c’est déjà ça ! » - « J’imagine... Bien. Allons retrouver les autres maintenant. Sont-ils toujours sur la terrasse ? » - « Non, ils ont … Une minute ! »

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Le regard de Leborgne se porta soudain sur le petit bâtonnet écarlate de Francesca, toujours au sol. Il se leva de sa chaise et partit le ramasser. Il le renifla, puis en étala un peu sur le cuir de son gant. « De la belladone. Pas de doute ! Rassurez-moi, elle vous a pas touché avec ce truc ? » me demanda-t-il, anxieux. - « Elle a essayé. Cela dit, j’ai réussi à me défendre. » - « Aaah ! La belle salope ! Et ben, vous avez bien d’ la chance ! Ce truc était rempli de poison. Ça vous aurait pas tué sur le coup, mais dès que ça rentre en contact avec la peau : ça tue à petit feu, de manière quasi certaine. Paralysie, saignements et enfin troubles respiratoires. On m’en a fait consommer à petites doses pendant ma formation. Vous l’avez échappé belle ! » Mon intuition ne s’était donc pas trompée. À moins que Leborgne ne m’ait menti ce jour là, pour me rassurer ou pour me faire croire à quelque chose qui l’arrangeait ; je fus soulagé de me dire que j’avais pris la bonne décision. - « Et pour celui dans la nourriture ? » lui demandai-je. - « La nourriture ? De quoi vous parlez ? Ah ! Mais les plats n’étaient pas empoisonnés du tout, hein. Ça se sentait à l’odeur. » m’affirma-t-il. Je restai sans voix quant à cette affirmation. - « Mais où était le piège, dans ce cas ? » - « Le piège ? Bah, y’en avait pas. Du moins, pas encore ! Enfin si, c’était les gardes qui attendaient juste le signal pour nous planter, le piège. Mais, je pense pas qu’elle s’imaginait qu’on puisse passer à l’acte. Encore moins dès ce soir. À mon avis, elle voulait attendre d’être certaine d’avoir notre confiance pour agir. C’est ça qui est bien quand on a l’habitude d’improviser. On finit par toujours se détacher du plan de base. Un truc que les gens les plus sûrs d’eux ont bien du mal à mettre en pratique. » - « Tu t’es débarrassé des gardes sensés te surveiller ? » - « Vous pouvez toujours aller vérifier par vous-même. Vu que ça avait l’air de chauffer en haut : j’ai fais ça propre, tout seul de mon côté, pour éviter d’alerter les renforts. » M’approchant des escaliers, passant les yeux entre les barreaux, je constatai, en effet, une myriade de cadavres étendus au sol. Certains sans yeux, d’autres sans membres, d’autres sans tête, d’autres sans … rien. « Faire ça propre », bien sûr. Ceci dit, autant pour lui, je ne m’en faisais pas vraiment. Autant pour Luther et Blake, je ne pouvais réprimer une certaine inquiétude. « Tu as vu où sont partis les autres ? » lui demandai-je. - « Vous en faîtes pas. Ils se sont éclipsés. Faut dire que le p’tit Blake sait se défendre ! À l’heure actuelle, ils doivent être proches des écuries. Ils sécurisent le passage. » me répondit-il. - « Bien. Dans ce cas, allons les rejoindre sans plus tarder. Je dois encore me rendre quelque part. » conclus-je en remettant ce qu’il restait de ma fausse barbe en place.

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Nous dévalâmes ainsi les escaliers, nous ruant à toute allure en direction de notre carrosse. Lorsque nous fûmes de retour à l’extérieur, nous aperçûmes un grand nombre de gardes toujours présents devant l’entrée. Ils la gardaient solidement, sans avoir été tenus informés de ce qu’il s’était passé à l’intérieur. Voilà qui était ennuyeux. Se débarrasser d’eux n’était pas un problème, à proprement parler. Seulement, nous ne pouvions pas nous permettre de courir le risque qu’ils endommagent le carrosse aussitôt le verraient-ils partir. Nous allions devoir ruser, trouver un autre moyen. Nous n’avions pas encore réussi à atteindre les écuries, Leborgne et moi. Nous nous dissimulions, derrière un mur, observant les hommes de Scodelario effectuer leurs rondes. Nous tentions de retenir leurs déplacements pour savoir où aller et quand y aller. Soudain, il me désigna un bâtiment, non loin de là. Il venait de repérer les écuries. Plissant les yeux, je finis par apercevoir Luther. Il boitait en direction de ces dernières, accompagné de Blake, toujours dans sa tenue de garde. « Halte ! Que faîtes-vous ici ? » interrogea l’homme armé. - « J’emmène Monsieur Luther prendre l’air. C’est pour sa blessure. » précisa Blake. - « T’es qui toi ? Ta voix ne me dit absolument rien. » - « Pardonnez-moi, mon ami. Ma jambe me fait souffrir. Je manque d’équilibre. Permettez que je m’allonge sur vous quelques instants... » feignit Luther… Avant de poignarder le garde en face de lui dans la gorge. En effet, le manche de la canne de mon porte-parole était en réalité une lame dissimulée. Cette béquille n’était en fait rien de moins qu’une canne-épée. Arme élégante, conçue pour les hommes de goût. Me laissant passer devant lui pour mieux me couvrir, Leborgne nous fit nous faufiler jusqu’aux écuries, évitant les gardes trop nombreux et éliminant les gêneurs solitaires. Nous parvînmes ainsi, finalement, à tous nous retrouver à l’arrière de notre carrosse. Lorsqu’il me vit arriver vers lui, accompagné de mon exécuteur, Luther vint à ma rencontre. « Ah ! Monsieur S ! Le ciel soit loué, vous n’avez rien. Où est la Bella Dona ? » - « À l’heure qu’il est ? Certainement en train de charmer Voyle ! » plaisanta Leborgne. - « Vous avez réussi ? » s’étonna Blake. « Incroyable ! » - « Maintenant, il va encore nous falloir partir d’ici. Et le problème, c’est qu’avec tous ces gardes, on arrivera jamais à la sortie en un seul morceau ! » souleva l’homme au cache-œil. - « Nous prendrons le temps qu’il faudra. Ne nous précipitons pas. » - « Le problème, c’est qu’on a pas le temps, justement ! Quand ils comprendront ce qu’il s’est passé à l’intérieur, on va avoir des tas d’hommes sur les bras. Et puis, le boss doit vite rentrer au bercail, apparemment. » - « On peut toujours leur montrer le papier et les forcer à se mettre au service de Monsieur S ? » proposa Blake.

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- « Négatif. Ces types là ont aucune considération pour la Couronne. Ils ont juré fidélité à Scodelario, et à elle seule. Le papelard suffira pas ! » précisa Leborgne. Je me mis à réfléchir. Il n’y avait en mon esprit qu’une seule solution. Elle était risquée. Très risquée. Mais c’était la seule que j’avais. Commençant à rédiger ma dernière note, je tentais de trouver les bons mots afin de convaincre mes alliés de faire ce que je leur demanderais. Le cœur lourd, sachant d’ores et déjà que des oppositions se feraient savoir, j’essayai de trouver le meilleur moyen pour leur faire comprendre que nous ne pouvions pas tous nous en sortir. Nous allions devoir laisser au moins l’un d’entre nous derrière. Soudain, des trompettes se mirent à retentir. Un lourd bruit de cloches. Des hurlements de gardes. Nous entendîmes leurs pas lourds et rapides faire le tour du Palais. Le bruit du métal éclatait tout autour de nous. L’alarme venait d’être sonnée. Il nous fallait agir, maintenant. Ou sinon, nous étions tous condamnés. - « L’alarme ! » s’écria Blake. - « Merde ! On est grillés ! » surenchérit Leborgne. - « Il nous faut un plan ! Et vite ! » rajouta Luther. - « Messieurs ! Dépêchez-vous ! Ils se réunissent près des portes ! » nous annonça à son tour Octavius, pointant les hommes du sud de son index. Je vis alors tous leurs regards se retourner vers moi. Ils attendaient que je leur donne une solution miracle, un moyen de tous s’en sortir comme par magie. Seulement, cette fois, ce n’était pas possible. Finissant tout juste d’écrire ma note, je la brandis aussitôt sous leurs yeux : « Messieurs, vous m’avez bien servi. Vous avez bien servi le Gant Noir. Je suis content de vous. Malheureusement, nous avons agi avec précipitation, et nous allons devoir faire avec les conséquences de nos actions. Hélas, je n’ai aucun moyen à vous proposer pour que l’on puisse tous nous en sortir. Néanmoins, j’ai une idée pour sauver la vie de la plupart d’entre nous. Ce que nous venons d’accomplir ici n’aura alors pas été vain. L’un d’entre vous devra rester ici et retenir les gardes le plus longtemps possible. Un autre devra le soutenir le temps que nous ouvrions la lourde porte en face de nous. Une fois rentrés au Sud, je ferais porter ce message à la Cour Royale et je renverrai Octavius ici, en espérant que vous ayez survécu. Je sais que cela peut vous paraître perdu d’avance, mais c’est la seule option. » Ils se regardèrent les uns les autres. Ils ne savaient ni quoi dire, ni quoi penser. Nous entendîmes les pas des hommes se rapprocher encore davantage de nos écuries. Ils se tenaient à quelques mètres de nous. « Ils sont là ! » hurlaient-ils. « Ils s’en sont pris à Dame Scodelario ! Tuez-les jusqu’au dernier ! » Leborgne se mit à soupirer, puis se redressa sur ses jambes. - « Bon… Ben, quand y’a pas l’ choix ... » - « Leborgne… Es-tu bien sûr que ... »

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- « J’pense pas que dans ton état tu pourras les retenir bien longtemps, Luther. Déjà que quand t’étais en pleine forme, c’était pas la joie. J’ai une dette envers Monsieur S. Il me laisse l’occasion de la payer aujourd’hui. Attrape ça, Blake ! » Intrépide et valeureux, mon exécuteur au cache-œil lança un petit sachet à l’ancien espion de Grisebrum, qui le rattrapa au vol. - « Qu’est-ce que c’est ? » lui demanda ce dernier. - « T’occupes. Contente-toi de jeter ça contre la porte avant que le carrosse passe dedans. Et … évite de le faire tomber au sol. » - « Des gemmes, pas vrai ? » - « Tu m’avais pas dit dans le carrosse que c’était le orange, ta couleur préférée ? » - « Et puis quoi encore ? Ça a toujours été le noir ma couleur préférée ! » - « Et ben, c’est pas trop tard pour changer de goût ! Couvre-moi ! » lui hurla-t-il alors qu’il se mit à foncer tête baissée sur les gardes en face de lui. Il nous balaya le chemin, comme une toupie entourée de dominos. Sans plus attendre, je me mis à escalader le carrosse en m’accrochant à l’une de ses portières. Me laissant ensuite glisser à l’intérieur, je m’allongeai sur mon siège, cherchant à adopter la meilleure position pour passer au travers des projectiles. En effet, il risquait d’en fuser dans tous les sens, une fois que nous serions sortis des écuries. De son côté, Blake aida Luther à monter à l’intérieur. Lorsqu’il fut assuré que notre blessé léger était en sécurité, l’ancien espion brandit immédiatement son épée et se saisit du sachet que lui avait lancé Leborgne, avant de repartir porter main forte à ce dernier. Laissant mes deux combattants nous tracer le chemin, Octavius attendit patiemment qu’on lui fasse signe de sortir. Le combat s’éternisait. Il commençait à paniquer. Et puis, un sachet fut lancé contre une épaisse porte. Une explosion retentit. Une onde de choc. Plus de porte. Plus de tireurs perchés. Sans perdre une seconde de plus, notre cocher saisit ses rênes puis donna un coup sec sur ces dernières, faisant partir ses destriers au galop. Roulant à vive allure en direction de cette sortie de fortune, nous observâmes Leborgne s’occuper de tous les fronts en même temps, garantissant notre échappatoire. Blake resta se battre à ses côtés un certain temps. Et puis, lorsqu’il vit le carrosse foncer vers lui, il adressa un dernier signe à l’exécuteur. Ce dernier lui hocha la tête, tout en tranchant celle du premier ennemi qui lui passa sous la main. L’homme aux cheveux longs et aux menton carré le salua, puis, il courut en direction de la porte de notre véhicule et s’y cramponna. Luther l’aida à monter à l’intérieur, sous une pluie de flèches et de carreaux. Nous réussîmes in extremis à quitter l’Oasis, ne laissant derrière nous qu’une marée de cadavres et de sang… Et un ami. Un ami fidèle qui se battra pendant de longues heures encore contre des ennemis qui revenaient sans cesse, toujours plus nombreux. Un ami sacrifié, épuisé mais déterminé ; qui disparaîtra petit à petit de notre champ de vision. La dernière chose que nous vîmes de lui, avant d’être trop éloignés pour l’apercevoir encore, fut celle d’un homme souriant. Celle d’un homme nous adressant, en déposant deux doigts sur sa tempe : un ultime petit signe d’adieu.

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Une fille. Une petite fille. Seule. Dans une forêt enneigée. Elle gambadait avec moi. Dans la neige. En me tenant la main. Elle riait. Je la trouvais gentille. Je la trouvais jolie. Elle disait qu’elle m’aimait bien. Ça me rendait heureux. Elle me demandait si je l’aimais bien, moi aussi. Je lui répondis que oui. Ça a eu l’air de lui faire plaisir. Elle était toujours pieds nus dans la neige. Soudain, notre véhicule s’arrêta, dans une forêt sombre. La nuit était au rendez-vous. Une nuit noire. Cette forêt, je la reconnaissais : c’était celle de Kürsk. Nous étions arrivés. Mais combien de temps avais-je dormis, cette fois ? Luther somnolait sur son siège. Tout comme Blake et Octavius. Je lui secouai alors la jambe, légèrement paniqué, afin qu’il se réveille. Lorsque je le vis émerger, je lui posai immédiatement une note sous le nez. « Combien de temps avons nous prit, cette fois ? » le questionnai-je. - « Monsieur S … Euh je… Une journée et demie, comme la dernière fois. Pourqu... » À ces mots, je lui tendis le décret. Je lui faisais confiance pour le transmettre à la Couronne. De mon côté, je n’avais pas une minute à perdre. Je passai par la fenêtre ouverte du carrosse, me ruant à vive allure en direction de mon chez-moi, laissant mes trois fidèles alliés là où ils étaient. Je courus. Je courus à en perdre haleine. Et puis je la vis enfin. L’entrée de mon village. L’entrée de Kürsk. J’étais de retour. Chers Parents, comme vous m’aviez manqué. Encombré par mon stupide déguisement, j’abaissai une fois de plus ma fausse barbe et je retirai mon bonnet. Je ralentis néanmoins le pas, lorsque je fus de retour à Kürsk. Je ne devais pas oublier que le village était encore endormi. Avançant à marche rapide jusqu’à retrouver ma maison, je ne trouvai personne m’attendant à l’extérieur. Angoissé, j’escaladai le mur jusqu’à atteindre ma fenêtre entrouverte. Je jetai alors un regard à l’intérieur, pour voir où se trouvait mon petit clone. Personne. Ni dans mon lit, ni dans ma chambre. De sombres pensées commencèrent à s’emparer de moi. Je me mis alors à tourner à plusieurs reprises autour de ma maison. Je n’aperçus toujours

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personne. Où étais-tu Héléna ? Je m’imaginai le pire. Avait-elle été chassée ? Avait-elle vendu la mèche. Des idées de plus en plus noires me montaient chaque seconde un peu plus à la tête. Et puis, soudain, j’entendis comme des ronflements. Quelqu’un ou quelque chose somnolait non loin d’ici. Cela provenait des proches buissons. Je pris alors un bon bol d’air et me dirigeai vers ces derniers. Une fois à l’intérieur, j’observai ma parfaite copie conforme, somnolant bruyamment, posée sur un sac rempli de vêtements de femme. J’espérais qu’aucun passant ne l’ait surprise dans cette position, d’ailleurs. Secouant son épaule, elle commença à ouvrir difficilement les yeux. Puis, lorsqu’elle reconnut mon visage, elle poussa un petit cri de surprise et tomba à la renverse. Je lui fit très vite signe de se taire, posant le bout de mon index sur mon nez. « Ah ! C’est vous ! Enfin ! » s’exclama-t-elle en souriant. - « Comment ça s’est passé, Héléna ? » - « C’était … particulier. Bien sûr, être dans votre peau pendant tout ce temps c’était déjà assez spécial. Mais côtoyer ces gens, vos parents... Être dans une vie qui n’était pas la mienne... Me sentir aimée… Vous avez beaucoup de chance de les avoir, vous savez ? Luther et moi, nous n’avons jamais eu la chance de connaître nos parents. Et grâce à vous, je sais ce que ça fait aujourd’hui. » - « Tu n’as rien fait qui a attiré leur méfiance ? Se sont-ils doutés de quoi que ce soit ? » - « Je… Je ne pense pas. Oh, mais il faut que je vous raconte ! Picco m’a emmené balader non loin des grandes falaises, hier. C’était vraiment génial ! Il m’a raconté tout un tas d’anecdotes ! Et Gretta, elle m’a cuisiné le meilleur rôti que j’ai mangé de toute ma vie ! Et ... » - « As-tu poussé le moindre son à un moment donné ? Une parole t’a-t-elle échappée ? As-tu eu droit à un commentaire désobligeant ? » - « Euh… Encore une fois, je ne crois pas. Le premier jour peut-être j’ai eu du mal à prendre mes repères. Mais je n’ai jamais eu l’impression que papa ou maman ne se soit posé la moindre question. » - « … « Papa ou maman » ? » - « Pardon. Désolée. C’est juste que … Vous avez vraiment beaucoup de chance de les avoir, vous savez ? » - « Oui. Je sais. C’est en grande partie pour eux que je fais tout ça. » - « Ah oui ? Mais … Juste pour savoir… Vous ne vous êtes jamais demandé si c’est ce qu’ils voulaient ou non ? Je veux dire, ce que vous comptez accomplir ? » - « … Il se fait tard, Héléna. Prends tes affaires et va rejoindre ton frère. Il est toujours dans la forêt avec Octavius. » - « Euh… Oui. D’accord. J’ai le droit de continuer d’attendre ici, le temps que les effets de la potion se dissipent ? Il va falloir que je me déshabille pour renfiler mes affaires. Et j’ai pas vraiment envie de faire ça au beau milieu de la forêt. »

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Je soupirai. - « Très bien. Je suppose que tu l’as mérité. Tu m’excuseras, mais j’ai un lit à retrouver. » - « Merci, Féli… Je veux dire, Monsieur S. Bonne nuit à vous ! » Sortant à nouveau de la broussaille, je fis, une fois de plus, face au mur de ma maison. Ma seule vraie maison. Je pris un bon bol d’air pur. J’avais réussi. Héléna avait réussi, elle aussi. Nous avions du laisser Leborgne de côté, mais la mission demeurait un succès. Profitant de ce rare moment de calme, où je sentis les battements de mon cœur revenir à la normale, je pris quelques instants pour songer à la chance que j’avais de mener cette vie. Héléna avait raison : j’étais chanceux d’être toujours vivant. J’étais chanceux que mes Parents le soient eux aussi. J’étais chanceux qu’ils m’aiment. Malgré tout ce que j’avais du faire, malgré toutes les mauvaises actions que j’avais entreprises, malgré tout le sang que j’avais sur les mains : j’étais toujours là. J’allais me coucher en tant que nouveau régent de Costerboros. Certes, ma mission n’était pas encore tout à fait accomplie, mais je venais d’entreprendre un pas de géant. Un pas que personne d’autre que moi n’avait encore pu imiter. À ce moment là, j’étais heureux. Je trouvais la vie … belle. Belle comme cette petite fille qui demeurait dans mes rêves où que je sois et quoi que je fasse. Je l’imaginais comme un ange gardien. Une mystérieuse figure qui ne se réveillait que lorsque j’en avais le plus besoin. Elle était là pour me guider. Elle était là pour me protéger. J’avais l’impression qu’elle savait ce que je comptais faire de ma vie. Je me disais qu’elle ne me voyait pas comme celui que je prétendais être, mais comme celui que j’étais réellement. Et ça ne lui faisait ni chaud, ni froid. Elle comprenait. Elle ne cherchait pas à me punir, à me faire changer d’avis, ou à me juger. Elle n’était pas comme les autres. J’aimais cette pensée. J’aimais ce doux rêve. J’aimais ma vie. Et puis, j’entendis comme un pas derrière moi. Quelqu’un qui s’avançait dans ma direction. Quelqu’un à qui j’étais en train de tourner le dos. Ce devait être Héléna. Elle venait sûrement de reprendre sa véritable apparence et de se rhabiller, prête à partir retrouver son frère. Les effets de la potion s’étaient certainement estompés. Seulement … Je n’avais perçu aucune vive lumière bleue du coin de l’œil, cette fois. Et ce pas. Ce pas là. Ce n’était pas un pas de femme. C’était un pas familier. Un pas boiteux. Luther ? Impossible. Il était resté dans le carrosse. Mais alors, à qui pouvait-il bien appartenir ? Cette personne continua d’avancer vers moi. Elle respirait difficilement. Je pouvais l’entendre d’ici. Et puis, soudain, elle s’arrêta. Je restai là, immobile comme une statue. J’essayais, en vain, de deviner qui pouvait alors bien se trouver derrière moi. Malgré tous mes efforts, je ne parvenais pas à savoir. Et je n’osais pas non plus me retourner pour lui faire face. En fait, je ne voulais pas savoir. Soudain : le bruit d’une arme en train d’être rechargée. Je sentis cette arme se braquer sur moi. Et enfin... Une voix. Une voix que je n’avais pas entendu depuis un bon moment. Une voix que je ne m’attendais plus jamais à entendre. Une voix que je faillis même ne pas reconnaître du premier coup, tant elle était abîmée. Cette voix m’appela : « Salut, grand-père ... Ça fait longtemps, pas vrai ? »

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Mes yeux s’écarquillèrent. Mon rythme cardiaque s’accéléra. Il battait comme il n’avait jamais battu auparavant. Je savais à qui appartenait cette voix. Je savais pourquoi il était là. Je savais ce qu’il me voulait. « C’est sympa, chez toi… J’aime bien ce petit côté rustique. Maintenant, tourne-toi. Lentement. » Je n’eus pas le courage de désobéir. Ni de tenter le moindre geste brusque. Ma barbe ne me camouflait plus le bas du visage. Mon bonnet ne me camouflait plus le haut du crâne. J’acceptai ce que cette voix me demandait, sans opposer de résistance. Je lui fis alors face, sans déguisement, ni plan B. Nos regards se croisèrent. C’était bien celui à qui je pensais. Il était estropié. Son visage était en lambeaux. Il avait perdu l’un de ses yeux. Son bras droit était en charpie. Son genou gauche, en morceaux. Mais, il était bien là. Il était bien vivant. Il avait conservé son expression faciale sérieuse. Il avait du sang séché partout sur sa peau et sur ses affaires. Des coquillages s’étaient perdus dans sa barbe. Son arbalète semblait rouillée, et pourtant toujours en état. Son regard sévère et rancunier me dévisageait entièrement. C’était bien lui. Il était de retour. Le Gnome Méfiant. Mölk. « Surpris de me revoir ? » Je ne lui répondis pas. De toute façon, il ne s’attendait pas à ce que je réponde. Il me tenait en joue. Je ne comptais pas lui donner la satisfaction d’obtenir la moindre réaction de ma part. « Toujours aussi bavard, hein ? Aaah… Tu t’es bien foutu de nos gueules avec ton histoire de Gant Noir. Mais attends… T’es qu’un gosse ? HAHA ! J’y crois pas ! On s’est fait rouler dans la farine depuis le début PAR UN GOSSE ? Oh ! Alors ça, c’est trop fort ! T’as quel âge, petit ? 4 ans ? 6 ans ? » Fronçant les sourcils, j’acceptai néanmoins de lui répondre. Je n’étais pas en mesure de jouer les héros. Je levai trois doigts en face de lui : mon pouce, mon index et mon majeur. « 3 ans ?! Et ben, ça par exemple ! Quand j’avais ton âge, je chiais encore dans mes couchesculottes ! Si seulement t’avais fait pareil ! On en serait pas là, aujourd’hui. » Tentant discrètement de faire rentrer ma main dans l’une de mes poches, afin de saisir ma plume de phœnix, je le vis aussitôt monter la pointe de son arbalète au niveau de ma tête. « Teuh, teuh, teuh ! J’te conseille pas de faire ça, petit. Je compte pas te tuer juste devant chez toi. Ce serait une punition trop douce pour toi. Nan … Je préfère qu’aucun des gens ici ne retrouve jamais ton corps. Ça vaudra mieux. Pas d’enterrements. Pas de pleurs. Pas de souvenirs de toi. Il y a un p’tit lac qui passe par ici, pas vrai ? Ça sera parfait ! Ça te donnera un tout petit échantillon de ce que tu m’as fait quand t’as fait exploser cette tour… Quand t’as fait exploser le palais d’Huttington. Et tout le monde à l’intérieur ! Randy. Tryphon. Gürbak. Jörgen. Ils sont tous morts, aujourd’hui. Par ta faute ! Je suis le seul à m’en être tiré. Merci à cette eau qui a amorti ma chute. Même si je te cache pas que les débris qui me sont tombés dessus ensuite étaient pas indispensables à ma survie. Heureusement, reprendre connaissance sur la berge : c’est mieux que de se réveiller au fond de l’eau. Ah ! C’est sûr qu’il m’en aura fallut du temps pour reprendre des forces. Mais j’ai bien pris mon mal en patience. Je suis resté dans cette forêt pendant des jours entiers, à attendre que tu retournes au même endroit où on t’as rencontré pour la première fois. Et comme un imbécile, t’y es repassé ! Comme on dit : les meurtriers reviennent toujours sur le lieu de leur crime. Je t’ai vu courir hors de ton p’tit carrosse vers ce village paumé. Et alors, j’ai compris qui t’étais vraiment.

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Ouais, j’ai compris que t’étais rien de plus qu’un putain d’ taré ! Un putain d’ taré prêt à zigouiller absolument tout le monde, parce que tu te crois supérieur à eux ! On te faisait confiance les gars et moi. On te faisait confiance ! Et voilà comment tu nous as remercié ? En faisant disparaître le toit au-dessus de nos têtes et le sol sous nos pieds ? Dans une explosion en plus ! Dans une putain d’explosion ! … Même moi, je croyais en toi. J’avais essayé de dire à Randy que tu savais ce que tu faisais. Que t’étais pas un connard. Que tout ce qui nous était arrivé, même si ça me faisait mal de l’admettre, c’était grâce à toi. Aujourd’hui, je suis plus que l’ombre de moi-même. Un tas de chaire en lambeaux, en trop mauvais état pour espérer reprendre une vie normale plus tard. Et tu sais ce qui m’a fait tenir aussi longtemps, malgré tout ? L’idée de te remettre le grappin dessus un jour. L’idée d’avoir droit à ma vengeance. La satisfaction de faire ce que j’ai toujours voulu faire, depuis le premier jour où j’ai croisé ta putain d’ route. Et cette vengeance, ce sera pas que la mienne. Oh non ! Ce sera aussi celle de Randy, de Tryphon, de Gürbak, de Jörgen et même d’Huttington ! Pourquoi pas, après tout ? Il a tout autant le droit à sa revanche que nous ! » Dès qu’il eut finit sa longue tirade, il se mit à tousser, crachant au sol un mélange d’eau, de bave et de sang. Il releva alors son œil livide vers moi, et laissa son second, intégralement blanc et aveugle, se perdre au loin. Il finit enfin par reprendre. « Quand je t’aurais tué… Quand j’aurais balancé ton p’tit corps de traître dans l’eau… Je me poserai sur un rocher. Je te regarderai t’éloigner, sombrer dans les flots. Je profiterai du moment. Et puis, je me laisserai mourir. J’aurais enfin la belle mort que je voulais. J’étais un bandit, un assassin… Mais aujourd’hui, je deviens un héros. Un héros qui aura débarrassé le monde d’un monstre. Toi ! Maintenant, retourne-toi et emmène-moi à ce lac ! » C’en était fini de moi. Je ne voyais aucun monde dans lequel je m’en sortais vivant. Bien sûr, mon esprit continuait inlassablement de chercher un moyen, un plan, quelque chose. Mais rien n’y faisait. J’étais condamné. Je m’étais bien battu, aujourd’hui. Mais je devais me rendre à l’évidence : ce combat là ne pouvait être gagné seul. Pourtant, je refusai de bouger. Je continuai de fixer Mölk dans le blanc des yeux. Ce dernier déposa alors son doigt sur la gâchette. « T’es sûr de vouloir faire ça, ici ? Devant chez toi ? Tu veux pas profiter encore un peu des dernières secondes de ta vie ? Moi, ça m’est égal. C’est juste que je devrais m’embêter à couper ton corps en petits morceaux avant de les lancer dans le lac. Ça me prendra juste plus de temps. Tu veux vraiment pas me faciliter la tâche ? Ça sera mieux pour tout le monde. Est-ce que tu aimerais que ta petite maman se réveille d’un coup et voit son fils étalé au sol, baignant dans son sang ? Non. T’aimerais pas ça, hein ? Qui aimerait ? D’autant plus qu’après, je devrais tirer sur maman, pour pas qu’elle alerte le voisinage. Et puis ensuite, je devrais tirer sur papa, aussi. Pour pas qu’il s’interpose. Tu le sais que t’es condamné, petit. Alors, ne les met pas en danger eux aussi ! Tu as déjà du leur causer tellement de problèmes. Ils n’ont pas besoin de ça en plus. Quoique… Si ils t’ont mit au monde, après tout… Peut-être que ça leur rendrait service… » Dès que j’entendis ces mots, mon regard se fit tout à fait différent. J’abandonnai mes yeux effrayés et résignés. Il venait de menacer ma Famille. Ma vraie Famille. Je sentis comme une poussée d’adrénaline monter en moi. Je ne parvenais plus à contrôler ni le froncement de mes sourcils, ni le serrage de mes dents. Moi qui avais alors jusque-là toujours parfaitement réussi à rester calme, en toute situation, je commençai à laisser place à la colère. Ainsi, ma main tomba juste à côté de ma poche. Ma plume était à portée. Je refusai de me rendre sans combattre. Je refusai de laisser ces menaces rester impunies. Mölk semblait fatigué et blessé. Son arbalète n’était pas en bon état. J’étais petit. Si jamais je parvenais à esquiver son carreau, je pouvais toujours essayer d’en finir une bonne fois pour toutes. Mais, je n’avais alors qu’une chance. C’était tuer ou être tué. N’est

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pas Leborgne qui veut. Ma vitesse était incomparable à la sienne. On esquive pas un carreau tiré à quelques mètres de soi si facilement. C’est une arme on ne peut plus létale. Si je me faisais toucher, c’était la fin. Aucun espoir de survie. Et même dans l’éventualité ou je parvenais à survivre à son tir et à vaincre Mölk, ce qui me semblait extrêmement improbable, je serais tout de même gravement blessé. Comment réagiraient mes Parents si ils me voyaient comme ça, demain ? Ils chercheraient. Ils se douteraient. Peut-être même qu’ils comprendraient. Non. Je ne pouvais pas prendre le risque. Je ne pouvais pas … Un instant. Plissant légèrement les yeux sur le côté, j’entraperçus le haut d’un petit crâne sortir des buissons. Mon crâne. Enfin, celui d’Héléna. Les effets de la potion ne s’étaient pas encore dissipés. Elle l’avait reconnu. Ce gnome… C’était celui qui l’avait menacé, elle et son frère, avec les chiens de Huttington. C’était de lui dont je les avais sauvé. Elle avait peur, je le sentais. Mais, elle était mon seul espoir. Si elle parvenait à le distraire, ne serait-ce qu’une seconde, alors : je pouvais tenter quelque chose. Seulement, je n’avais pas le droit au moindre geste brusque. Je devais lui faire confiance. C’était à elle de se manifester pour me sauver la mise. « Je vois… Comme tu voudras ! Adieu, petit ! » me lâcha-t-il, prêt à tirer. Puis, soudain : une voix s’écria de derrière lui. - « Hey! Toi ! » Aussitôt, il se retourna vers la voix, braquant son arme sur celle qui venait de lui parler. Dès qu’elle vit le bout de l’arbalète la pointer, Héléna, toujours bloquée dans mon apparence, se mit à sursauter en arrière, tout en se protégeant le visage de ses mains. Elle ferma les yeux de peur. La petite sœur de Luther venait à nouveau de sauver la situation. Elle venait de me sauver la vie. - « Deux ?! Il y en a deux, maintenant ! Tsss ! Aucune importance ! Je vous tuerais tous les d... » Avant même qu’il ne puisse finir sa phrase, une vive lumière bleue éclata brusquement du corps du faux moi. Exactement la même que celle qui eu lieu lors de sa transformation, trois jours auparavant. Cette dernière aveugla Mölk pendant une fraction de secondes. C’était tout ce qu’il me fallait. À la seconde même où notre assaillant reprit possessions de ses moyens, prêt à faire feu sur nous, repositionnant son doigt sur sa gâchette : un projectile fusa. Un bruit vif fendit l’air. Une gorge se fit transpercer. Du sang commença à couler de la plaie, laissant la victime tomber au sol, agonisante. Des mots tentaient vainement de s’échapper d’une bouche qui s’étouffait dans sa propre hémoglobine noirâtre. Pas le moindre son n’en sortit. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Héléna constata qu’elle avait retrouvé son corps. Son vrai corps. Elle n’avait aucun problème pour respirer. Elle n’avait mal nul part. Elle s’observa sous toutes les coutures, et remarqua, à sa grande surprise, qu’elle était saine et sauve. Pas la moindre égratignure. Elle me vit alors moi aussi, me rapprochant d’un Gnome mourant, étendu au sol dans une marre de sang. Une plume de phœnix de couleur orange, à la tige coupante comme un rasoir, lui avait été lancée droit dans la carotide. Elle était si profondément enfoncée dans son cou que même en lâchant sa fidèle arbalète pour tenter de la retirer à deux mains, il n’y parvint pas. La messagère du Gant Noir, à la fois soulagée et horrifiée, m’entendit alors forcer. Je forçai avec mes petits bras d’enfant pour soulever une lourde pierre qui jonchait le sentier. Elle m’observa la soulever au-dessus de ma tête. Elle semblait trop apeurée pour venir m’aider à la porter. Mölk, recouvert du sang, se tortillait au sol, comme un animal, tout en se tenant la gorge. Il me maudissait de tous les noms. Bien que je ne pus comprendre exactement ce qu’il me dit, l’idée principale fut tout de même bien saisie. Lançant un dernier regard à mon ancien allié, dépourvu de toute nostalgie

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et de toute compassion, je laissai la lourde pierre que je portais écraser la bête qui gisait au sol. Celle la même qui s’était risquée à la menace de trop. Le bruit d’une roche qui tombe. Le son d’un squelette qui se brise. Un corps qui s’immobilise. Le silence. Mon souffle avait reprit un rythme habituel. Mon visage venait de se déraidir. Je me contentai simplement de récupérer ma plume sur ce qui restait de Mölk. Puis, je cherchai Héléna des yeux. Elle se cachait derrière ses buissons. Je devais lui faire peur. Je lui pointai alors notre sac du doigt. « Une fois que tu auras renfilé tes affaires, rapporte le sac. On va en avoir besoin. » Lorsqu’elle fut calmée, Héléna m’aida à enfermer le cadavre à l’intérieur de la besace. Nous y rajoutâmes également les cailloux recouverts de sang, afin de ne laisser aucune trace au sol. Puis, nous transportâmes le dit sac jusqu’au fleuve. Nous portâmes, à deux, une lourde pierre qui traînait dans les environs et nous la déposâmes à l’intérieur. Une fois que nous fûmes assurés que le poids serait suffisant pour tout couler, nous le fîmes chuter de depuis la rive. Il disparut aussitôt, dans les profondeurs des eaux du village. Nous nous regardâmes alors elle et moi. Nous espérions avoir enfin droit à un peu de repos, tous les deux. Néanmoins, je sentis que je ne parviendrais pas à dormir cette nuit là si je ne me risquais pas à adresser une dernière parole à Héléna. C’était quelque chose d’important. Quelque chose que je tenais à lui dire en face. « Je ne te l’ai pas souvent dit, Héléna. Mais, merci. Merci pour ce que tu as fait, tout à l’heure. Merci pour ce que tu as fait pour moi en acceptant de prendre ma place. Merci de m’avoir aidé pour faire disparaître … ça. Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour t’exprimer ma gratitude ? » Elle me sourit. - « Contentez-vous de ne pas oublier pourquoi vous avez fait tout ça. Maintenant que vous avez tout ce pouvoir, utilisez-le pour faire de bonnes choses. Rendez ce monde meilleur. Ce sera déjà un bon début ! » Je lui souris à mon tour. - « Compte sur moi. » Enfin, nous repartîmes tous deux. Là où notre destin nous appelait. Une nouvelle ère venait de commencer, ce jour-ci. Une ère dans laquelle ce ne serait plus les grands puissants du monde d’avant qui nous dirigerait. En cette nuit de pleine lune de l’an 1198, Costerboros entrait dans un nouvel âge. L’âge de l’hégémonie de Monsieur S, un être omniscient et omniprésent. Un être qui créerait la rupture entre l’ancien et le nouveau monde. Un être qui venait de devenir : le surveillant des grands puissants. Je laissais derrière moi les dernières bribes de mon passé. Elles avait disparu à la seconde même où nous coulâmes les restes de Mölk. Ce gnome méfiant incarnait le dernier souvenir d’une époque révolue. Et maintenant qu’il n’était plus ; il était finalement temps de tourner la page pour passer à un tout autre chapitre de ma longue existence. Un chapitre pour le moins tumultueux. Un chapitre qui verra entrer dans ma vie 6 nouveaux enfants. 6 petits orphelins. 6 frères et sœurs.

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Chapitre XVI : Une Nouvelle Fratrie

Une première cuillerée. Une deuxième cuillerée. Je dégustais tranquillement, à l’aide d’une louche en bois bien trop grande, mon bol de soupe, en attendant le retour de mon Père. Ma Mère, elle, était en train de nettoyer et de ranger les assiettes. Il faut dire qu’il était tard. Elle savait que nous ne pourrions pas manger tous les trois ensemble, ce soir. Mon Père lui avait bien dit qu’il ne rentrerait pas avant 23 heures. Il était parti en forêt, aider ses amis chasseurs à dépiauter leur gibier. Il avait d’ailleurs emporté avec lui son petit chariot pour en rapporter un peu à la maison, ce soir là. En effet, nous entrions dans la saison où les loups se faisaient de moins en moins rares la nuit. Il préférait donc rallonger son chemin du retour, en passant par un sentier moins risqué bien que plus éloigné de Kürsk. Il commençait néanmoins à faire nuit noire, et mon Père n’était toujours pas rentré. Ma Mère et moi n’étions pour autant pas vraiment inquiets. Nous savions qui il était. Il avait son autorisation sur lui et son hachoir à viande. De plus, il ne transportait pas vraiment une marchandise très rare. Aucun voleur n’aurait cherché à s’en prendre à lui pour quelques morceaux de viandes. Et si jamais quelques loups courageux se risquaient à l’attaquer… Et bien, nous commencerions à plaindre ces loups. Ma Mère avait déjà mangé, de son côté. Pour s’occuper, le temps que son mari revienne, elle repassait un coup de chiffon sur la vaisselle, après m’avoir cuisiné une bonne soupe. Malgré l’heure tardive, je sentais que j’avais encore un peu faim. Je la dégustais donc, sans trop me presser. Nous avions laissé sortir Dragon, afin qu’il puisse nous annoncer la proche arrivée de son maître, aussitôt le verrait-il. Cette petite soirée s’annonçait on ne peut plus routinière. Quelques jours s’étaient écoulés depuis ma dernière mésaventure. J’étais encore dans l’attente de nouvelles. Et dans ce genre de situation floue, on ne peut espérer obtenir des réponses qu’en patientant calmement. C’était ce à quoi je me préparais. J’étais rentré à nouveau dans mon rôle de fils unique modèle. J’étais redevenu un petit garçon banal, vivant sa petite vie tranquille auprès de ses Parents. Et cela me plaisait. Mes dernières soirées avaient été riches en émotions. J’étais satisfait de voir que mon train de vie commençait à se calmer. Je savais, de toute façon, que dès que je recevrais de nouvelles informations sur le Gant Noir, il faudrait que j’intervienne à nouveau. Autant donc ne pas presser les choses et s’occuper de tout ceci au moment opportun. Finalement, nous entendîmes Dragon aboyer, sur les coups de 23h 30. Mon Père venait certainement de revenir avec la viande. Seulement, avant même qu’il n’entre dans la maison, je l’entendis comme discuter à l’extérieur. Certes, rien d’inhabituel. C’était courant qu’il parle à son chien lorsqu’il rentrait de la chasse. Seulement, il semblait s’éterniser. Comme si il s’entretenait également avec d’autres personnes dehors. Là d’où j’étais, je ne parvins pas exactement à deviner à qui il parlait. Ces voix étaient distantes et fluettes. Elles ne me disaient rien du tout. Que pouvait-il bien mijoter, derrière cette porte ? Après quelques dizaines de secondes, nous entendîmes finalement quelqu’un passer l’entrée. Mon Père, bien évidemment… Mais pas que.

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Alors que j’étais encore à table, en train de manger ma soupe, et que ma Mère s’occupait de remettre les assiettes dans notre armoire : j’aperçus non pas un, ni deux, mais bien six enfants passer le seuil de la porte aux côtés de mon Père. Qu’est-ce que c’était encore que cette histoire ? Qui étaient ces gamins ? C’était la première fois que je les voyais. D’où pouvaient-ils bien venir, alors ? Pas du village, c’est certain. Ils étaient crasseux, couverts de saletés et de brindilles. Ils empestaient la sueur et affichaient un air grave et méfiant. Ma surprise et mon incompréhension furent telles, lorsque je les vis rentrer chez moi, que j’en fis tomber ma grande cuillère en bois. Cette dernière vint s’écraser au sol, rebondissant quelque peu. Cela attira l’attention de ma Mère qui se retourna alors dans la direction de nos nouveaux venus. Lorsqu’elle contempla également qui se tenaient en face d’elle, elle laissa un halètement s’échapper ; puis, sursauta sur le côté. « Hum… Bonjour ? » leur lança-t-elle, surprise et légèrement désemparée - « Gretta, Félix, … » se prépara alors mon Père, tout en se rapprochant de nous ; puis en se retournant vers les six jeunes gens derrière lui. « … Je vous présente : Lina, Yvair, Adeline, Captain, Charlie et Tim. Je les ai trouvé dans la fôret. Ils avaient l’air assoifés, affamés et je pense qu’ils se sont un peu égarés. Donc, je me suis dis que … On pourrait peut-être leur proposer de manger quelque chose, ce soir. » Mon regard se braqua sur chacun d’entre eux. Ils ne m’inspiraient pas vraiment confiance. Mais bon, si ils étaient perdus ; nous pouvions toujours leur offrir une mie de pain. Après quoi nous leur souhaiterions bonne chance et au revoir. - « Mais avec plaisir ! » s’exclama ma Mère en allant à leur rencontre. Elle poussa même mon Père sur le côté pour pouvoir s’entretenir directement en face à face avec ces invités inattendus. « Enchantée. Moi c’est Gretta. Je suis la femme de Picco et la mère du petit qui se trouve sur le banc. » Je n’aimais pas le ton qu’elle prenait. Je n’aimais pas non plus les étoiles qu’elle avait dans les yeux quand elle leur parlait. Je voyais là où toute cette histoire pouvait nous mener. Et je n’aimais pas ça du tout. Je restai complètement stoïque en face d’eux. Je les observais. J’essayais de comprendre qui ils étaient et ce qu’ils faisaient là. « Il s’appelle Félix. » poursuivit ma Mère. « Il n’est pas très bavard, sûrement parce qu’il est muet. Mais, c’est un très gentil garçon. » - « Ah ? » sembla s’étonner celle que mon Père venait de présenter sous le nom d’Adeline. Elle paraissait, visiblement, assez intriguée par ce que venait de leur dire cette petite femme accueillante. Ma Mère s’approcha d’ailleurs ensuite vers chacun d’entre eux, afin de leur faire la bise. Et ce, malgré le fait qu’elle ne les connaissait pas encore… Et malgré l’odeur. Dès qu’elle eut fini son petit tour, elle se replaça en face d’eux et continua son numéro. - « Vous pouvez m’appeler « Maman », il n’y a … il n’y a aucun problème. D’ailleurs, ça me ferait presque … ça me ferait presque plaisir ! » leur affirma-t-elle, manquant d’assurance.

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En l’entendant leur dire cela, quelque chose se brisa instantanément en moi. De quel droit leur proposait-elle ça ? De quel droit ? Elle venait tout juste de les rencontrer. Avait-elle déjà oublié qui était son seul vrai fils ? Avait-elle oublié tous ceux arrivés avant moi qu’elle avait échoué à mettre au monde ? De quel droit auraient-ils la permission de l’appeler « Maman » ? De quel droit se permettaient-ils d’entrer comme ça dans ma vie ? Heureusement, j’aperçus leurs regards se croiser entre eux. Des regards choqués, interrogatifs, intrigués. Ils semblaient se demander des yeux si ils venaient bien d’entendre ce qu’ils avaient entendu. Ils ne savaient visiblement pas quoi répondre. Ils ignoraient si il fallait même dire quoi que ce soit, d’ailleurs. Tant mieux. Au moins, ils savaient où était leur place. Ils ne se risqueraient pas à de tels propos en ma présence. - « Je crois, Gretta, que … ils sont affamés. » reprit alors mon Père, pour rompre le silence gênant qui s’était instauré. - « Oui, oui. Je vais leur faire à manger ! Mais, je vous en prie. » assura-t-elle, se remettant aux fourneaux en leur indiquant les places autour de la table pour qu’ils s’y asseoient. Je me souviens alors du regard que je leur lançai. C’était un mélange d’admiration et de profond mépris. D’admiration pour l’audace dont ils osaient faire preuve en venant ici chez moi, manger, à ma table, les petits plats cuisinés par ma Mère, avec amour, pour moi. Ces gosses là n’avaient aucune gêne, aucune bienséance. Ils s’installèrent à côté et en face de moi, comme si de rien n’était, pour que l’on s’occupe d’eux. Ils avaient visiblement tout compris. Ils se servaient de la bonté de mes parents pour obtenir un repas gratuit. Et, de cela découlait mon mépris. Un mépris pour ce genre de petitesse dont ils faisaient preuve. Ce fut alors si difficile pour moi de retenir ma jalousie, tant elle était palpable, que je pense qu’ils la ressentirent. En effet, je n’étais pas parvenu à la contrôler. Le Monsieur S en moi aurait tout fait pour qu’ils ne puissent percevoir aucune de mes émotions. Mais, aujourd’hui, c’était Félix Switz qui leur faisait face. Pensaient-ils pouvoir débarquer ici et me remplacer de la sorte ? Jamais. Qu’ils tentent seulement. Et je leur ferai connaître l’enfer. Et puis, une idée noire me vint en tête. Comme une intuition. Ces enfants n’allaient pas se contenter de manger puis repartir, au final. Je voyais dans le regard de ma Mère qu’elle comptait leur faire passer la nuit ici. Pris de panique, je me saisis de mon petit bloc-notes. Je me forçai à me calmer, pour ne donner l’impression à personne d’être mis sous tension par la situation ; et je demandai à l’écrit : « Où est-ce qu’on va les faire dormir ? » J’espérais alors de tout cœur qu’elle réponde : « dans la forêt ». Mais il n’en fut rien. Cette dernière reposa la question à mon Père. Il se gratta la barbe et répondit. - « Ben… J’imagine qu’ils dormiront dans notre chambre à nous. » C’était bien ce que je craignais. Je me mis alors aussitôt à barrer le « les faire », et rebrandis mon message vers eux. - « Où est-ce qu’on va les faire dormir ? » - « On devrait installer quelques couchettes. Ils doit m’en rester quelques unes. » expliqua-t-il.

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C’en était trop. Nous allions offrir notre propre maison à ces sales petits occupants ? Ils ne se contentaient donc pas de voler la nourriture de mes Parents. Ils allaient, en plus, réquisitionner leur lit. Je ne pouvais pas y croire. Quelle indécence. Quel culot. Sans que je ne puisse plus rien contrôler, mes sourcils se froncèrent. J’adressai un regard noir, sévère et rempli de haine à chacun des six petits voyoux qui m’entouraient. Leur audace ne demeurerait pas impunie. Et je tenais à ce qu’ils le sachent, cette fois-ci. Si ils touchaient à mon lit, je ferais en sorte qu’on retrouve leur cadavres remplis de sable et d’eau de mer boursoufflés sur une plage. J’ignore si ce fut lié au dit regard que je leur lançais, ou bien à l’étrangeté de la situation ; mais l’un d’eux, autour de la table, tenta comme de se faire oublier, de disparaître sous nos yeux. Il était terrorisé. Il ne parvenait pas à le cacher. C’était ce fameux Charlie. Il tremblait comme une feuille. Si je n’y avais d’ailleurs pas prêté attention, je l’aurais complètement oublié. Il était tellement discret que je ne l’avais même pas remarqué s’asseoir. Il y en avait ainsi bien un qui comprenait dans quel pétrain il s’était fourré. Ceci étant dit, l’humeur n’était globalement pas très chaleureuse autour de la table. Chacun mangeait dans son coin sans dire grand-chose. Les deux autres garçons, ce Yvair et ce Tim, semblaient ne pas faire trop attention à ce qui les entourait, se concentrant sur leur assiette. Cette Adeline, elle, semblait cacher ses yeux sous son épaisse capuche noire. Celle qui semblait la plus jeune, une certaine Lina, quant à elle, se séchait les yeux. Elle avait l’air d’avoir beaucoup pleuré. Cette simple pensée me déraidit, l’espace d’un instant. Finalement, ce fut celle que mon Père avait présenté comme s’appelant « Captain », très certainement un pseudonyme, qui fut la première à vraiment nous adresser la parole. Elle n’avait alors pas encore commencé à manger. Elle soupira un peu, puis retourna son regard vers mon Père, ma Mère et moimême. « Merci de votre hospitalité. » nous dit-elle. « On … J’essaierai d’en profiter le moins possible. » - « Oh ! Mais on t’en prie ! » rétorqua ma Mère en allant s’installer à côté d’elle. « On t’en prie, Captain. Tu peux rester aussi longtemps que tu veux ici, vraiment. » Aussi longtemps qu’ils voudraient ? C’était une déclaration de guerre. Alors que ma propre Mère s’apprêtait à continuer son insupportable discours d’accueil ; la jeune fille rousse avec laquelle elle s’entretenait se permit tout de même de la corriger sur son nom. - « Éléanore. » précisa-t-elle. - « Éléanore. Tu es la bienvenue, ici. » lui réitéra ma Mère, tout en lui souriant. Éléanore ? Ma foi. C’était plus joli que « Captain ». Néanmoins, ça ne suffit pas vraiment à me calmer. Bien au contraire. Ce sourire que venait de lui adresser ma Mère. Ce satané sourire bon, accueillant et altruiste. Elle voulait me la voler. Elle voulait la garder pour elle toute seule. Empli de rancœur, de rage et de fatalisme, je me mis à serrer le poing contre la table. Commment pouvaientils oser tenir ce genre de discussion devant moi ? C’était comme si je n’étais pas là. Comme si ils avaient oublié mon existence. Et je détestais ça. Je détestais cette sensation. Cette même sensation qui était pourtant bien loin d’être étrangère à l’une des personnes autour de moi. Ma Mère remarqua ma mine renfrognée. Elle entendit mon poing frapper contre la table. Elle me sermonna alors. « Enfin ! Ce n’est pas une façon de se comporter devant les invités, Félix ! »

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Je n’avais pas l’habitude d’être grondé. Elle ne s’était pas énervée, loin de là. Mais je n’aimais pas que ma Mère ait à m’adresser des reproches. Je n’aimais pas la contrarier. Cette simple remarque suffit à me faire comprendre que j’avais dépassé les bornes. Je me calmai aussitôt après avoir laissé s’échapper un soupir. « Bon, et ben, je vais aller chercher les sacs de couchage, hein. » précisa alors ma Mère, tout en leur indiquant la direction de la chambre dans laquelle elle allait les faire dormir. Puis, elle quitta la pièce. Dès qu’elle fut partie, mon Père poussa un lourd soupir, à son tour. Il marmonna même dans sa barbe quelques mots. Je crus alors entendre grommeler : « Une bonne chose de faite. » Puis il se retourna vers nous et nous adressa la parole une dernière fois, avant de repartir lui aussi pour prendre l’air. « Régalez-vous, les enfants. Moi je vais, euh … Je vais partir dehors quelques instants. Je vous laisse seul avec Félix. Pas de bêtises, hein. » Nous étions ainsi tous là, autour de cette table, seuls. Je continuais de les dévisager, les uns après les autres. J’attendais qu’ils se mettent à parler entre eux pour en savoir plus. Qu’est-ce qu’ils voulaient ? Qui ils étaient ? Qu’est-ce qu’ils faisaient là, pour de vrai ? Je les vis manger et boire. Ils avaient entre 6 et 8 ans. D’après ce que j’en voyais, la plus jeune était cette Lina. C’était une petite fille blonde, aux très jolis yeux bleus. Elle portait une robe rose abîmée et affichait un air plus triste que les autres. Une élégante tresse coiffait ses cheveux clairs à l’arrière de son crâne. On aurait dit une petite poupée endeuillée. C’était d’ailleurs la seule à s’être assise à côté de moi. Tous les autres étaient sur le banc d’en face. Ses amis me paraissaient plus âgés. Deux des garçons, Yvair, habillé en jaune, et Charlie, en marron, avaient l’air d’avoir un an de plus qu’elle. Tout comme l’autre fille, Adeline, celle qui portait une longue cape noire à capuche. En les observant un peu plus en détails, je pus me rendre compte que ce Yvair avait des yeux de couleurs différentes. Charlie, lui, n’avait pas grand-chose de particulier. Ce petit brun savait simplement très bien se faire oublier. C’était déjà ça. Et enfin, il restait les deux plus grands. Les deux « phénomènes », si je puis dire. Cette fameuse « Captain Éléanore » et l’autre Tim. La première abordait un visage sévère. Cette rouquine aux habits rouges, ne semblait pas là pour rigoler. Ses yeux verts étaient emplis de fierté et ses manières un peu rustres coupaient avec l’image de petite fille élégante, polie et soutenue qui résidait dans l’imaginaire collectif d’alors. Le deuxième, lui, mangeait avec les doigts goulûment. De toutes les personnes ici, il semblait clairement être le moins concerné du lot. Enveloppé dans des habits verts comme la forêt, il n’avait pas l’air dérangé d’être ici, ni méfiant. Il se contentait de reprendre des forces en se délectant d’une cuisse de poulet rôti. C’était étrange. Sa façon de se tenir… Sa façon de manger… Elle me rappelait quelqu’un. Quelqu’un que je connaissais bien, fut un temps. Il était bien des signes annonciateurs. Si seulement j’avais su, à l’époque. Si seulement j’avais su. Je les observais se sustenter. Me concernant, je n’avais plus très faim. Leur arrivée m’avait, comme qui dirait, fait perdre l’appétit. De son côté, Éléanore mangea très peu, en réalité. Ce que je ne savais pas, c’est que, pour transporter toute cette petite troupe de depuis la forêt où il les avait trouvé, mon Père du retirer toute la viande de son petit chariot pour les mener à Kürsk. Elle ne se contentait donc que d’étouffer sa faim en ingérant le strict nécessaire. Il en fut de même pour Charlie. Seulement, lui, ce n’était pas pour rendre service. C’était simplement par mimétisme. Pour « faire comme les autres ». La prise d’initiative n’était pas son fort. Adeline, quant à elle, s’amusait avec la nourriture. Elle jouait avec le poulet en déchirant certains bouts de blanc qu’elle bloquait entre sa lèvre et ses gencives pour s’en faire des crocs. Puis, elle se tournait vers Tim et lui faisait des grimaces. Ce dernier ne semblait pas vraiment réceptif. Pourtant, il finit par lui agripper l’un de

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ses « crocs », et l’avala. Si Yvair se contenta de finir ce qu’il y avait dans son assiette, sans vraiment penser à quoi que ce soit ; Lina, de son côté, ne mangea rien du tout. Elle maintint simplement sa mine triste, sans toucher à la moindre nourriture. Aucun mot ne fut échangé. Finalement, ma Mère revint. Brisant le silence, elle nous annonça : « Ça y est, j’ai installé les sacs de couchage, non loin d’ici, un peu à côté du couloir. On va pouvoir bien dormir. Ouh ! Il commence à se faire tard, en plus. J’ai vu le cadran solaire et… Où est Picco ? » Aussitôt eut-elle finit sa question que mon Père surgit de derrière la porte, un peu de mousse autour de la barbe. « Non… T’es pas encore allé à la taverne ? » lui demanda-t-elle. - « Beu...je… Qu’est-ce que j’avais d’autre à faire, de toute façon ? » bafouilla-t-il. Ma Mère soupira. - « Allez ! On va se coucher ! Allez ! » Minuit passé. Nous étions tous les trois, allongés dans notre couloir dans des sacs de couchage. Nous dormions à même le sol. C’était tellement inconfortable. Mon lit me manquait. Je savais que si je ne fermais pas les yeux, je ne parviendrais jamais à m’endormir. Ma vie était alors un cauchemar. Notre propre maison venait d’être réquisitionnée par ces six énergumènes. Heureusement que je n’avais pas à sortir ce soir. Impossible de m’échapper, entouré comme je l’étais. Tentant vainement de calmer ma rage, je me dis que le meilleur moyen de trouver le sommeil était de réfléchir aux différentes façons dont je pouvais me débarrasser d’eux. Cela fonctionna, d’ailleurs. Je pus fermer les yeux, sans mal. Beaucoup d’idées me vinrent en tête. Je n’avais jamais pris plaisir à tuer. Ce n’était pas quelque chose qui me plaisait. C’était quelque chose de nécessaire. Je n’étais pas sadique et je le savais. Mais ces enfants là m’avaient bien plus irrité qu’une grande majorité de mes ennemis. Je devais certainement les situer entre Mölk et Huttington. Et puis, j’entendis une voix. Une voix qui chuchottait. Celle de ma Mère. « C’est bon. Je crois que le petit s’est endormi. » assura-t-elle à mon Père. « Combien de temps tu penses qu’on peut les garder ? » - « On les gardera aussi longtemps qu’ils voudront rester. Il n’y a pas de problèmes. » répondit-il. - « Et… Pour Félix ? Comment tu crois qu’il va le prendre ? » - « Comment tu crois que, nous, on le prend, Gretta ? On a déjà perdu deux enfants. Et Félix ne s’en est jamais remis quand on lui a expliqué qu’il aurait pu ne pas passer ses journées tout seul et … Il a bien compris ce que je lui ai dit : le plus important dans la vie, c’est la Famille. Tu penses bien que voir tous ces inconnus qui arrivent et leur proposer son lit … Tout ça, ça a pas du lui faire que du bien. Mais, je pense que, avec le temps, il va finir par comprendre que … Ben, une Famille, il

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faut la conserver. C’est pour ça qu’on est en train de dormir à même le sol sur des sacs de couchage, après tout. C’est pour leur plaisir à eux. Si je repense encore à quand j’étais petit… » - « Oh non. Me parle pas encore de quand t’étais petit ! Oh là là ! » - « Écoute. Quand la vie est dûre, la vie est dûre. Et si j’avais été à leur place, j’aurais été bien content qu’on me propose à boire, à manger et l’hospitalité, à dormir. Donc, on fait ce qui doit être fait. C’est comme ça ! Et même si ils ne nous montrent pas de reconnaissance, c’est la bonne chose à faire : il faut la faire. » Ces mots me marquèrent. Chacun d’entre eux. La bonne chose à faire ? Vraiment ? Cela me paraissait paradoxal avec le fait de conserver sa Famille, justement. Maintenant mes yeux fermés, je réfléchis à tout cela, laissant ma Mère reprendre parole. - « Je suis bien contente. J’espère qu’ils vont rester un petit peu. Ça va faire du bien à tout le monde. » - « La petite rousse a l’air déterminée à partir. » - « Tu peux pas dire ça ! Elle va rester. » - « J’espère… J’espère. Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça ? » murmura-t-il à voix de plus en plus basse. - « Je ne sais pas. Peut-être qu’on été pas faits pour être ensemble. » plaisanta-t-elle. - « Ne dis pas ça. Allez ! Il se fait tard, je pense que le mieux c’est de dormir, hein. On a assez vu et avec un peu de chance… Avec un peu de chance… On verra, hein ! On dit ça : on verra! On verra … Je… J-J’ai besoin de dormir moi aussi. » Je l’entendis alors se retourner lourdement dans son sac de couchage. Puis, le silence. Une longue nuit se profilait à l’horizon. Or, quelques secondes seulement après que ces dernières paroles furent prononcées, j’entendis un très léger grincement de porte. Une porte qui se refermait. Quelqu’un d’autre ne parvenait pas à dormir et avait entendu, au moins en partie la discussion. Une fillette blonde au visage triste, portant une robe rose. Le lendemain matin, mon Père emmena faire le tour de Kürsk à mes nouveaux colocataires. Si ils comptaient rester ici, encore fallait-il qu’ils sachent où ils venaient de mettre les pieds. C’était un bon moyen de les présenter aux reste des villageois. « Pourquoi ne pas en profiter pour leur faire faire connaissance avec les autres enfants » ? C’était l’occasion pour eux de se faire de nouveaux amis. Plus important encore, il fallait leur trouver des autorisations. Maintenant qu’ils résidaient ici, ils devaient impérativement en avoir. Et voilà qui tombait bien pour eux : un certain marchand du nom de Simon Oyvey était tout particulièrement demandé pour réussir à en trouver. Même lorsqu’il n’y en avait pas à la base. Presque comme si il les fabriquait. Presque. Parce qu’il les faisait fabriquer. Sacré Simon. Sacré personnage. De son côté, ma Mère avait prit la décision de ne pas aller travailler aujourd’hui. Elle s’était chargée de réorganiser les pièces de la maison. Nous n’allions pas continuer de dormir dans des sacs de couchages, et eux dans le lit de mes Parents. Vidant notre débarras, elle consacra toute sa journée et son après-midi à transformer ce dernier en une nouvelle chambre à part entière. Elle se rendit sur

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la place du marché et fit porter 6 lits. Et puis, lorsque mon Père revint, il l’aida à déposer mon lit dans cette nouvelle chambre. Elle pensait qu’en nous faisant dormir ensemble, cela nous rapprocherait et me rendrait leur compagnie plus agréable. Hors, je pris ce changement radical de manière brutal. Non seulement j’allais dormir pour la première fois sans mes Parents, mais en plus : je serais entouré d’inconnus. Que je ne portais pas forcément dans mon cœur, qui plus est. Néanmoins, lorsque le soleil se coucha, c’était trop tard. Mon lit était à côté des leurs. J’allais devoir m’y faire : ma chambre était devenue notre chambre. De mon côté, ma journée avait été quelque peu différente. Ma Mère ayant passé la sienne à l’intérieur, et mon Père à l’extérieur : j’étais laissé seul de mon côté. Dans d’autres circonstances, cela aurait pu me déplaire. J’aurais pu me sentir abandonné par mes Parents. Mais, dans les faits, ce fut plutôt un soulagement. Je commençais à me sentir trop à l’étroit. Ces 6 nouvelles têtes prenaient trop de place, pompant tout mon air. J’avais besoin de me replonger dans mon travail pour décompresser, voire même régler le problème définitivement. Tout ce que j’attendais, c’était un message d’Héléna. Elle savait où me trouver. Je voulais des réponses, et elle était la seule à pouvoir me les apporter. Finalement, avant même que ne sonne midi : je la vis passer, non loin de la maison. Je me ruai aussitôt vers elle. Nous nous isolâmes non loin de chez-moi, assez proche pour entendre ma Mère si jamais elle m’appelait, mais assez éloignés pour qu’elle ne nous entende pas. « Comment vont les affaires, Héléna ? » lui demandai-je. - « J’ai une très bonne nouvelle, Monsieur S ! Le décret d’Union Sacrée a été approuvée. Luther vous envoie toutes ses félicitations ! Vous êtes officiellement devenu le surveillant des grands puissants du Nord, du Sud et de l’Ouest du Royaume ! » s’exclama-t-elle. - « Tant mieux. » lui répondis-je, sans excès d’euphorie. - « Ça ne va pas, Monsieur S ? Vous avez encore du mal à réaliser, je suppose ? » - « Non. Ce n’est pas ça. Justement, je m’étais fait à l’idée depuis un certain temps déjà. De toute façon, ils n’avaient pas vraiment moyen de me refuser mon dû. Le problème est ailleurs. » - « Oh… Je vois. Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour me rendre utile, dans ce cas ? » - « Il y a bien quelque chose, oui. Mais ce sera pour plus tard. Restons sur le Gant Noir, pour l’instant. Octavius est-il bien arrivé à l’Oasis ? » - « Tout à fait. Lui et Luther ont investi les lieux. Ce palais est le notre, désormais. À votre demande, ils en ont officiellement fait la nouvelle base du Gant Noir. » - « Ont-ils retrouvé Leborgne ? » - « Hélas, non. Ils ont eu beau chercher, ils n’ont pas encore mit la main sur son corps. Des cadavres de gardes de Scodelario, je peux vous dire qu’il y en avait par contre ! » - « Je vois. Voyons le verre à moitié plein. Tant qu’ils ne l’ont pas retrouvé ; il y a espoir qu’il soit toujours vivant. » - « Oui, c’est ce qu’ils se sont dit aussi. Maintenant, quelles sont les chances ? »

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- « Laissons leur encore quelques jours de recherches. Nous ne pouvons rien affirmer tant qu’il n’y a pas de corps. » - « Entendu, Monsieur S. Je leur transmettrai le message. Autre chose ? » - « Oui. As-tu eu l’occasion de rencontrer les nouveaux enfants qui sont arrivés ici ? » - « Euh… Non, pas encore. Je viens tout juste d’arriver. Pourquoi ? » - « Ils doivent disparaître. » - « Vous… Rassurez-moi, vous n’allez tout de même pas faire tuer des enfants, Monsieur S ?! » - « Je ne parle pas forcément de les tuer. Je parle de les faire disparaître. M’assurer qu’ils partent d’ici. Le plus loin possible. » - « Oui mais bon, avec vous on sait jamais ! » - « Écoute-moi, Héléna. Ces six là risquent de s’immiscer dans mes affaires. J’ai constaté, hier, qu’ils étaient du genre à écouter aux portes. Et je refuse que ces gêneurs ne détruisent tout ce que je me suis battu à construire. Tu comprends ? » - « Oui, bien sûr. Mais… Comment comptez-vous faire ? » - « D’abord, je veux en apprendre plus sur eux. Contacte nos traceurs. Qu’ils me rapportent toutes les informations qu’ils jugeront utiles. Je veux savoir d’où ils viennent, qui ils sont et ce qu’ils font loin de chez eux. » Tout en lui donnant ces indications, je lui tendis une petite note pliée en 4. « Quand ce sera fait, je veux que tu transmettes ce message à Luther. Dis-lui de ne surtout pas le lire et de se contenter de le donner à celui qu’il jugera le plus apte pour résoudre un problème de catégorie A. » - « Catégorie A ? » - « C’est un petit langage codé que nous avons mis au point tous les deux. Il comprendra. » - « Je… Je vois. Oh ! Et une dernière chose. Ça concerne les autorisations. » - « Ah, oui. J’avais oublié que j’avais hérité de ça aussi. Qu’y a-t-il ? » - « Luther veut savoir si il faut démanteler le commerce de Scodelario ou non. Il hésite beaucoup sur la question et aimerait votre avis. » - « Question épineuse. D’un côté, je n’aime pas cette idée de drogue et de dépendance. Si ça ne tenait qu’à moi, j’y mettrais fin immédiatement. Cependant, pour maintenir notre hégémonie, nous allons avoir besoin d’argent. De beaucoup d’argent. Et puisque ce… Comment s’appelle-t-il déjà ? Adhémar ? Comte Adhémar ? Et bien, puisque ce Adhémar est un allié intéressant à la Cour, il serait idiot de s’en faire un ennemi en nous désolidarisant du projet initial. Pour l’instant, continuons de les répandre. Nous avons bien plus à gagner, et nous n’y perdons rien. Et, si jamais je juge la chose trop néfaste par la suite, je réfléchirais à la faire arrêter. »

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- « Compris, Monsieur S ! » Ce que j’ignorais alors, et que je n’apprendrai que le lendemain, lors du rapport de mes pisteurs, c’est que ce furent ces mêmes autorisations qui causèrent le départ de mes six nouveaux envahisseurs. En réalité, tous ces enfants étaient des fugitifs. Suite à un contrôle d’autorisations par la Garde Costerborosienne réalisée dans leur village, il s’avéra qu’aucun d’entre eux n’était en possession des précieux documents. Les raisons étaient multiples. Oublis, consommations, choix volontaire et délibéré en guise de protestation, … Mais les règles sont les règles. Enfants, adultes ou vieillards ; en cas d’absence d’autorisation : c’est la prison pour tout le monde. Ordre de sa Majesté. Chacun accompagné d’un ami ou d’un membre de leur famille, ils furent cachés en pleine forêt et échappèrent aux gardes. Et c’est finalement un homme du nom de Picco, passant par là avec un chariot rempli de viandes, qui prendra pitié pour eux et les ramènera à Kürsk. Voilà donc la raison de leur venue ici : les autorisations. Mes autorisations. Cela me tuait de l’admettre, mais si ils étaient arrivés chez moi, c’était en partie par ma faute. Si j’avais voulu éviter ça, j’aurais du mettre fin à la folie de Scodelario aussitôt après l’avoir fait passer par-dessus son balcon. Mais non. Je n’ai pas jugé cela prioritaire, et je devais alors faire avec les conséquences de mes actes. Ou plutôt, de mes non-actes, dans ce cas bien précis. Ce devait être une façon pour cette chère Francesca de me gâcher la vie une dernière fois. Si telles étaient les raisons de leur venue ici, encore me fallait-il savoir qui ils étaient, eux. En croisant les différentes sources à ma disposition, notamment grâce à l’excellent travail de mes espions et de mes pisteurs ; je pus procéder à l’élaboration de leurs dossiers. Le premier que je dressai fut celui de la première à avoir daigner nous adresser la parole : cette fameuse « Captain ». De son vrai nom : Éléanore Doclaire. Doclaire, Doclaire… Ce nom me parlait. C’était le même que celui d’une certaine Rebecca Doclaire. Une gêneuse de l’armée de Costerboros qui avait entamé une lutte contre la propagation des autorisations. Selon elle, l’Armée de Costerboros était faite pour protéger le Royaume, pas pour le ronger de l’intérieur. D’où sa défection de l’armée et son opposition. Malgré tout, elle était parvenue à se volatiliser et à former une petite unité de contre-pouvoir sobrement appelée : « La Résistance ». Je l’avais classé problème de catégorie C. Peu impactante sur les actions du Gant Noir, mais assez pour m’être souvenu de son nom. Il s’avérera que cette même Rebecca Doclaire était en réalité la sœur aînée d’Éléanore, et que c’est elle qui la conduira dans la forêt, lui permettant d’échapper aux gardes qui la pourchassait. Je m’intéresserais plus tard à son cas, et à celui de sa Résistance. Préférant entretenir une force capable de servir mes intérêts plus tard plutôt que de la tuer dans l’œuf, je chargerai, par la suite, Blake d’infiltrer cette Résistance et de me tenir informé de leurs moindres agissements. Ce que je ne pouvais pas deviner alors : c’est que l’amour serait plus fort que les ordres. Il tombera sous le charme de cette Rebecca et finira même par l’épouser ; abandonnant le Gant Noir, pour le meilleur et pour le pire. Mais, c’est une autre histoire. Je la réserve pour un autre jour. Pour en revenir à cette Éléanore Doclaire, son profil était simple et précis. Elle était une jeune fille de 8 ans aux cheveux roux et aux grands yeux verts. Son visage de porcelaine aux airs nobles était souvent brisé par un sourire mutin, parfois accompagné d'une étincelle d'amusement dans le fond de ses prunelles. Bien que sa famille petite bourgeoise d’origine tentait souvent de lui mettre de beaux vêtements et de lui donner des cours de bonne conduite ; elle préférait de loin l'action. Il n’était pas rare de l’entendre crier sur tous les toits qu'elle deviendrait la plus grande général de Costerboros, un jour. Sa beauté naissante lui donnait un charisme certain, dont elle essayait d'user pour prendre la tête des groupes qu’elle composait. Son imagination d’enfant la poussait d’ailleurs souvent à bonifier certaines situations de la vie de tous les jours, afin de

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s’imaginer emmené le monde qui l’entourait dans des aventures rocambolesques. Apparemment, « Captain » était le surnom que ses amis lui donnaient, d’où le fait qu’elle s’est présentée sous ce sobriquet la première fois. Mais, elle n’était pas la seule à porter un surnom. Le garçon que j’appelais « Yvair » se nommait, en vérité : Tihil. Tihil Nehar, de son nom complet. Yvair était, en effet, un hommage à ses yeux vairons : un jaune à gauche, et un bleu à droite. Ceci étant dit, il a, en réalité, toujours cru que ceux qui l’appelaient comme ça faisaient référence à la saison hivernale. En d’autres termes, il n'a jamais vraiment compris pourquoi ce sobriquet lui avait été attribué. Il faut dire que ce Tihil était un enfant plutôt étrange. Alors âgé de 7 ans, il arborait presque toujours un sourire en coin, comme si il préparait un mauvais coup. Fils d’un chasseur et d’une alchimiste, il était plutôt de nature taquine et impulsive, et avait une tendance certaine à vite s'ennuyer. Malgré de bons réflexes et une passion pour la magie, on ne pouvait pas dire que cette dernière le lui rendait très bien. En outre, ce jeune garçon aux cheveux châtains bouclés était souvent prêt a partir au quart de tour quand il y avait un problème. Chose qui n’était absolument pas le cas de Charlie. Pour échapper aux gardes, ce dernier à même du faire preuve de sa capacité à être oublié de tous en se fondant dans la masse, à la demande de son accompagnateur, un certain Nebul, employé par ses parents pour le protéger. Ce dernier lui avait demandé d’être un rocher. Il le devint par je ne sais quel miracle, le temps qu’ils lui passent à côté. Des yeux bleus, des cheveux bruns et une coupe aussi banale que sa tenue, voilà qui caractérisait bien ce jeune garçon de 7 ans que tout le monde nommé « Charlie », sans savoir que son véritable patronyme était en réalité : Virgile Charguillon. Son visage, comme son caractère, ne reflètait rien de particulier, au point de le rendre oubliable au possible. Pourtant, c’était un gentil garçon un peu timide, admiratif des êtres aux caractères bien affirmés. Il souhaitait par dessus tout devenir un jour quelqu’un d’exceptionnel, d’ hors du commun. Il voulait devenir à son tour quelqu'un. Celui que ses amis charriaient parfois en l’appelant « Rocher » aimait également la lecture et la culture. Il désirait visiter la Grande Bibliothèque de Costerboros, avec l'espoir de trouver dans les récits mythologiques qui y sont conservés : un modèle, une figure, une idéologie, une doctrine ou au moins un objectif pour se hisser au même niveau que ceux qui forgent les récits. C’était un jeune homme très particulier, en somme. Pas très téméraire, mais extrêmement dévoué. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce garçon était plein de surprises. Et en parlant de surprise, l’arrivée de ce « Tim », ou Timmy Lawrence, était la véritable inconnue de cette équation. En effet, celui-là ne provenait pas du même village que les autres. Il ne semblait pas avoir été conduit dans cette forêt à cause d’une histoire d’autorisation. Lui, était apparemment un enfant des bois. Cela allait faire bien longtemps déjà qu’il avait été abandonné. Il ne s’était retrouvé avec le reste de la troupe que par un simple concours de circonstances. Il était tout bonnement au mauvais endroit, au mauvais moment. Néanmoins, il n’en demeurait pas un « enfant sauvage » pour autant. Il avait déjà été repéré dans certains villages voisins, volant de la nourriture. Jamais de la viande. Il semblait beaucoup trop aimer les animaux pour leur faire le moindre mal. Toujours crasseux, avec de larges yeux couleur noisette, les cheveux toujours en bataille et une large cape sur les épaules : le jeune Tim avait tout l'air d'un enfant des rues. Et ce dès le premier regard. Néanmoins, il demeurait très gentil et jovial. Son corps plutôt frêle d’enfant de 8 ans et quelques ne l’empêchait pas d’être le petit comique de la bande. Il se fit d’ailleurs connaître très vite à Kürsk pour sa mauvaise habitude de chiper tout ce qui passait à sa portée. Ce n’est que bien plus tard que j’appris d'étranges rumeurs autour de lui. En effet, certains chasseurs du village ne l’aimaient pas beaucoup. Ils avaient déjà entendu parler d’une histoire comme quoi, il y a quelques années de ça, un jeune garçon qui lui ressemblait beaucoup s'interposa pour sauver un sanglier blessé. D’après ce qu’ils racontaient, ce garçon se mit à hurler de rage, fermant les yeux

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d'un air désespéré. Et aussitôt, l'air se mit à crépiter, les oiseaux à se taire, et une atmosphère lourde à peser sur la forêt. Le ciel bleu se couvrit et les doigts du jeune hommes se mirent à trembler. Des ombres bougèrent soudain frénétiquement, des ombres de rongeurs. De tout un tas de rongeurs. Si je m’en fiais à ce que disaient les chasseurs : ils furent obligés de prendre la fuite face à l’invasion de rats que ce garçon avait provoqué, avant qu’il ne tombe dans les pommes. Bien sûr, tout cela n’était que des histoires. Et puis, ils n’avaient aucun moyen de prouver que c’était lui, même si c’était bien arrivé. Ce n’est que bien plus tard que Timmy apprendra la vérité ; qu’il saura qu’il n’était pas qu’un petit chapardeur des bois amoureux des animaux. Non. Il était bien plus que ça. C’était un prince. Le prince de toute une race. Timmy Lawrence n’était autre que le prince des Skavens. Lina, quant à elle, ne pouvait se targuer d’un tel titre. Cette gentille jeune fille se prénommait en réalité Arina. J’appris plus tard que son sobriquet « Lina » découlait directement de son nom de famille : Dalinia. Elle se nommait donc, en vérité : Arina Dalinia. C’était elle que j’avais entraperçus la veille. C’était elle la petite fouineuse. Pourtant, quelque chose en elle m’inspirait la compassion. Je n’avais pas envie de la punir, ou de lui en vouloir. Elle avait l’air de quelqu’un de très tendre, d’innocent et de fondamentalement bon. D’ailleurs, elle n’avait, en réalité, que 3 ans de plus que moi. Il n’y avait pas tant de différence entre nous. Mignonne et timide, elle était le produit de l’union entre un mage et une simple fleuriste du nom de Mariane. Elle venait toujours en aide aux personnes dans le besoin. C’était d’ailleurs ce qui ressortait apparemment le plus dans sa personnalité. Cette idée d’altruisme et de bienveillance avec autrui la caractérisait à merveille. Presque autant que sa sensibilité et son empathie. Elle s’inquiétait d’ailleurs très facilement et pour tout le monde. À l’époque, c’était celle qui était la plus proche de moi. C’était celle que j’avais le plus apprécié au premier regard. Elle était celle sur qui je fondais le plus d’espoir, celle en qui j’avais le plus confiance, celle à qui je voulais le moins faire de mal. Finalement, elle fut celle qui me fis le plus hésiter quant à la manière à adopter pour les faire disparaître. Et enfin, il en demeurait une dernière : Adeline, le petit chaperon noir. Elle désirait qu’on l’appelle : « Scary ». De son vrai nom, Adeline Balavoine : elle était la fille de 7 ans d’une humble famille d’érudits et de démonistes. Pour être exact, j’avais là à faire à une petite fille très joyeuse. Ses hobbies préférés consistaient à s'amuser à faire peur aux autres gens. Elle avait la fâcheuse habitude de se cacher, puis de sauter sur les passants, au moment où ils s’y attendaient le moins, en faisant des, je cite : "BOUH !". Elle en rigolait beaucoup, à vrai dire. Plus qu’on ne pouvait bien le croire. Ce genre de petites plaisanteries étaient incessantes avec elle. Pourtant, on ne peut pas dire que l’on finissait par s’y habituer. Elle semblait très curieuse et parlait beaucoup avec les gens. Elle portait toujours une cape noire avec une capuche, qu'elle aimait baisser devant ses yeux. Cela lui donnait, de ses propres dires : « un air plus effrayant ». Malgré ce petit côté polisson, Adeline a toujours été l’une de celles avec qui j’avais le moins de mal. Et ce dès le premier jour. Elle était spéciale, c’est certain. Mais je l’ai toujours comprise. Et je crois qu’elle m’a compris, elle aussi. Elle a été la seule, à ce moment là … La seule à être vraiment de mon côté… La seule à vraiment me comprendre. Et sur cette île…. Elle a été la seule à s’écarter du brasier. Ma sœur… Pardonnez-moi pour cet égard. Ça ne se reproduira plus. Quoiqu’il en soit, nous finîmes par tous repasser à table, une fois la soirée venue. Seulement, cette fois-ci : l’ambiance autour de la table n’avait plus rien à voir avec leur première venue ici. La parole s’était libérée. Ils discutèrent autour de la table. Ils reparlèrent du village, de

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leurs découvertes, des gens. Je me rappelle avoir écouté d’une oreille distraite, à ce moment là. J’étais trop obnubilé à l’idée de dormir dans cette nouvelle chambre avec eux, cette nuit, pour prêter attention à leurs élucubrations. Je retins néanmoins quelques bribes d’informations. Si Éléanore avait été charmée par le terrain de joute et d’entraînements, Yvair lui : c’était par la voisine. Il se fit d’ailleurs très vite chambrer pour ça par les autres. Tihil n’avait, en effet, d’yeux que pour la jeune Margareth Ziegler, qu’il renommera très vite « Margot », elle-même fille de mage. Son frère, Stan, s’entendra d’ailleurs très bien lui aussi avec Lina. À la surprise générale, Charlie, lui, ne pensait pas grand-chose de tout ça. Il se contentait simplement de parler dans le vent, ne comprenant qu’un peu tard que personne ne l’écoutait. Une fois sur la place du marché, Tim savait qu’il serait bien logé ici. Et pour Adeline… Et bien, disons qu’avec tous ces nouveaux gens à effrayer, elle fut la moins difficile du groupe à satisfaire. Étonnamment, je fus comme happé par les interactions qu’ils pouvaient avoir les uns les autres. C’était inhabituel. C’était original. C’était … presque amusant. J’avais l’impression, pour la première fois peut-être de toute ma vie, d’être entouré d’individus que je voulais apprendre à mieux connaître. Mais pas comme avec les dossiers que je dressais d’eux. À connaître comme des personnes. De vraies personnes. Pas de simples cumuls d’informations. Cette idée folle me vint à l’instant où je vis mes deux Parents sourire en les regardant. Ils semblaient heureux tous les deux. Vraiment heureux. Plus que je ne les avais encore jamais vu auparavant. C’est alors que je compris. Tout venait de prendre sens en mon esprit. Ces six enfants n’étaient pas là pour remplacer mes vrais frères et sœurs morts-nés. Ils n’étaient pas là pour les faire oublier à mes Parents, ou pour me les voler. Non. Ils étaient là pour remplir le trou que ces deux disparitions avaient creusé en eux. Ils étaient là pour leur redonner goût à la vie. Ils étaient une sorte d’aboutissement d’accomplissement. Ils incarnaient la famille nombreuse que mes Parents ont toujours voulu fonder. Ils les rendaient heureux. Et, à fortiori, ils voulaient me rendre heureux. Adopter ses enfants étaient le meilleur moyen de me donner l’impression d’avoir de vrais frères et de vrais sœurs. Ils pensaient que leur présence comblerait mon manque personnel. Ce n’était pas que pour eux ; ils le faisaient aussi pour moi. Ces six petits ne remplaceraient jamais mes véritables frères et sœurs. Mais ils me permettraient de rendre leur absence moins douloureuse. Ils se contenteraient de jouer leur rôle. En somme, ils rendaient heureux mes parents. Et cela me rendait heureux moi aussi. Je me souviens encore de cette nuit. Il pleuvait. Le vent soufflait à l’extérieur. Parfois, j’apercevais un éclair au loin, créant un petit éclat blanc qui illuminait la chambre. Il n’était pas difficile de discerner les formes avec la lumière qu’ils provoquaient. J’étais le seul à ne pas dormir, trop dérangé par cette ambiance nouvelle pour trouver le repos. Je n’y étais tout simplement pas habitué. Je me retournai dans tous les sens afin d’adopter la position que je jugeais la plus agréable pour dormir. Sans succès. Mon regard se porta longuement sur la fenêtre fermée qui nous protégeait du vent et de la pluie. Elle me rassurait. Cette idée d’être bien au chaud à l’intérieur, à l’abri du sale temps de dehors me détendait. Lorsque je me sentis apte à m’endormir, je refermai les yeux et tournai le dos à la fenêtre de notre chambre. Les secondes passèrent. Les minutes s’écoulèrent. Et je ne parvenais toujours pas à trouver le repos. C’était comme si quelque chose m’en empêchait. Désireux de renouveler l’expérience de la fenêtre, pour retenter ma chance, je rouvris les yeux et refis face à cette dernière. Seulement, cette fois, c’était différent. Il faisait trop sombre pour que je vois bien, mais il me semblai presque sentir les courants d’air. C’était comme si la fenêtre ne nous protégeait plus du mauvais temps. Comme si quelqu’un l’avait ouverte. Soudain un éclair. Un éclat blanc. Je sursautai. La lumière aveuglante du tonnerre venait de révéler un homme qui nous observait, accroupi sur le rebord de la fenêtre. Je me redressai alors

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pour lui faire face, le bas du corps toujours couvert par mes draps. J’attendis le prochain éclair sans émettre le moindre son. J’ignorais si il m’avait vu. Un second éclair. Ce dernier venait d’éclairer le visage de l’homme d’une nouvelle émanation aveuglante. J’entraperçus un sourire familier, des traits familiers, … ainsi qu’un cacheœil. Je savais qui était cet homme. Il portait une capuche sur la tête pour se protéger de la pluie. Il avait survécu. Luther lui avait remit ma missive. C’est lui qu’il avait chargé de s’occuper du problème de catégorie A. C’est lui qui saurait maintenant où j’habite. Il avait suivit les instructions. Il avait apporté avec lui un grand sac, assez large pour qu’on y enferme 6 enfants. Il saurait quoi faire ensuite. Il avait l’embarras du choix. Il finit par remarquer que je l’avais aperçu. Il attendit le prochain éclair et profita de sa luminosité pour passer un doigt sous sa gorge, semblant me demander si il lui fallait passer à l’acte tout de suite ou non. J’avais tellement de questions à lui poser. Comment avait-il fait pour s’en sortir ? Où était-il passé ? M’était-il toujours fidèle maintenant qu’il avait payé sa dette ? Mais, tout cela patienterait pour une prochaine fois. Reprenant mes esprits, je laissai mon regard se déposer sur chacun des six petits nouveaux qui somnolaient non loin de moi. Toute ma jalousie ne s’était pas encore complètement dissipée. Et je savais qu’ils risquaient de représenter un danger potentiel à l’avenir pour ma communication avec le Gant Noir. Cependant, en me rappelant de la joie qu’ils offraient à mes parents, au vide qu’ils comblaient et à l’opportunité qu’ils me donnaient de pouvoir rattraper le temps perdu, je pris la décision d’abandonner le plan. J’attendis à mon tour qu’un nouvel éclair ne permette à mon visage de s’illuminer pour adresser un discret et lent non de la tête à mon exécuteur. Un dernier coup de tonnerre. La fenêtre s’était refermée. Tim, Éléanore, Charlie, Yvair, Scary et Lina étaient toujours là. Leborgne avait disparu. Reprenant mon souffle, je venais alors tout juste de me rendre compte de ce que je venais de faire. J’avais épargné ces six enfants. J’avais succombé à l’émotion. Mais plus que ça, je leur offrais une chance. Je les laissais reprendre les rôles qu’il manquait tant à cette Famille pour la compléter. J’avais choisi, en mon âme et conscience, de les laisser former ma nouvelle fratrie. Nous restâmes 4 ans à Kürsk. Quatre longues et belles années. Bien sûr, il y eu des hauts et des bas. Mes Parents eurent envie à mille reprises de s’arracher les cheveux. Il faut dire qu’avec ces six là, le quotidien n’était pas de tout repos. Mais, c’est cela aussi une fratrie. J’avais eu droit à ma petite vie calme de Famille. Nous entrions à présent, tous ensemble, dans un tout autre monde. Un monde que je chérissais de tout mon être et que je continue de chérir, encore aujourd’hui. La Famille venait de s’agrandir. Je venais d’adopter mes nouveaux frères et sœurs.

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Chapitre XVII : Mon Sixième Anniversaire

Je dénombre derrière moi 182 anniversaires. Si, aujourd'hui, ils ne me procurent plus nulle sensation de plaisir ou d'intérêt, je mentirai en affirmant que je ne garde pas de la petite fête qui me fut réservée, en l’honneur de mes 6 ans, un souvenir attendri. Il me faut bien l'avouer, au-delà d'être l'une des fêtes les plus mémorables célébrées en mon honneur, cette date entre dans la catégorie des quelques moments où je me suis vraiment senti heureux dans ma vie. Mon Père et ma Mère avaient bien attendu le début de soirée pour le fêter avec moi. Mes frères et sœurs adoptifs, que je connaissais maintenant depuis trois années entières, s'étaient également joints à eux pour la surprise. Même ceux que je pensais les moins réceptifs à ce genre de célébrations en petit comité avaient fait l’effort de participer. Je ne me serais jamais douté alors que de telles frivolités puissent avoir la moindre importance à leurs yeux. Ma Mère s'était chargée du repas. Elle était allée commander mon gâteau favoris auprès du seul pâtissier de notre village, un dénommé Jean-Pierre Fontaine. Je me suis toujours méfié de la nourriture. On ne sait jamais ce que l'on peut retrouver à l'intérieur. Que ce soit du poison, des virus ou simplement de mauvais ingrédients, n'importe quel aliment peut vous faire plus de mal que de bien, si on les laisse entre les mains des mauvaises personnes. Cependant, si il y avait bien quelqu'un dans ce monde en qui j'avais une confiance aveugle pour savoir ce qui était bon pour moi, et pas seulement en matière gustative : c'était bien ma Mère. Elle a toujours su trouver les plats que j'appréciais le plus. Ceci étant dit, je n'ai jamais vraiment été très difficile en matière de cuisine. Tout ce que ma mère me servait, je le mangeais. Ceci étant dit, je dois bel et bien avouer que j'ai toujours eu une faiblesse toute particulière pour les desserts aux fruits rouges. Tout comme elle. Elle avait alors commandé pour moi, en ce jour de fête, une pâtisserie dont je n'oublierai jamais la saveur et qui reste très probablement, aujourd'hui encore, celle que je préfère : un framboisier au coulis de groseilles. Comme il était bon. Il n’a d’ailleurs, sans surprise, pas tenu la soirée. Chacun d’entre nous en prit au moins une part. Autant dire que si tout le monde n’était pas forcément très sucre dans la Famille, ce gâteau là avait fait l’unanimité. Nos compliments au chef. Mon Père, quant à lui, était chargé d'une toute autre mission : celle de s'organiser avec mes frères et sœurs adoptifs pour me trouver un cadeau. Et, à ma grande surprise, chacun d'entre eux était parvenu à dégoter un petit quelque chose. Je me souviens encore des derniers cachant dans leur dos les quelques surprises qu’ils se tâtaient à m’offrir. C’était tout bonnement adorable. Éléanore fut, sans surprise, la première à me tendre son présent. Elle semblait vraiment y tenir. C’était comme une mission sacrée qu’elle s’était donnée à elle-même. À cette époque, elle voulait toujours être la première en tout. Tant dans les aptitudes physiques que dans l'ordre de

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marche. Toujours devant tout le monde. Cela en arrivait même à m'agacer quelque fois, bien que je ne le montrais jamais. Je ne pense pas que j’étais le seul dans ce cas, d’ailleurs. Son comportement m’agaçait parfois. Cette volonté de vouloir tout commander sans jamais l’avoir mérité… Cela m’irritait. D'autant plus que, malgré le côté rustre et autoritaire qu'elle pouvait avoir avec les autres : avec moi, en revanche, elle a toujours été très gentille. Quand elle me parlait, elle était aimable, sympathique, compatissante. Elle ne haussait pas la voix, ne me donnait pas d’ordre. En somme, je n’avais aucune raison de la détester, même quand j’en avais envie. Je rajouterais, d’ailleurs, que je serai l'être le plus malhonnête qui soit si je prétendais qu'elle était avare sur les cadeaux. Ma plus grande sœur adoptive, outre son caractère bien trempé, ne ratait jamais la moindre occasion d'offrir des cadeaux à ceux qu'elle appréciait, afin de leur montrer son affection. Elle ne le faisait jamais par les mots. Toujours pas les actes. Ce jour là, elle m'offrit une petite dague en bois qu'elle avait sculptée elle-même pendant son temps libre. Je suspecte d’ailleurs son futur amour pour la forge d’être né en elle ce jour-là. Elle semblait vraiment très fière de son cadeau. Peut-être s'imaginait-elle se faire un nouveau partenaire d'entraînement, maintenant qu’elle m’avait armé ? Ce fut pour le moins cocasse de découvrir, juste après l'acquisition de ce cadeau, que Tim, l'aîné de ma fratrie, toujours dans la sur-enchère, m'avait, quant à lui, offert une véritable dague en acier. C'était la première fois qu'il m'offrait une arme … Et pourtant pas la dernière. Il me sembla apercevoir de la jalousie dans le regard d' Éléanore quand elle aperçut la dague. Elle qui s’était donnée tant de mal pour me sculpter son cadeau, voilà que son propre frère venait de lui couper l’herbe sous le pied en m’offrant un présent objectivement supérieur en tout point au sien. Elle n’avait vraiment pas l’habitude de se faire surclasser. D’autant plus qu’elle avait joué fair-play. Elle l’avait vu voler cette dague à Ceytos, le marchand d’arme. Mais elle n’avait rien dit. Elle pensait que c’était pour lui, pas pour offrir. Malgré tout, elle refusa de le dénoncer. Elle avait beaucoup de défauts, mais ces derniers ne l’empêchaient pas de rester solidaire en toute circonstance. Quoiqu’il en soit, cette belle arme ne me resta, de toute façon, pas bien longtemps entre les mains. L'objet fut confisqué aussitôt après qu’il m’ait été offert, et mes parents interrogèrent Timmy sur la façon dont il l’avait trouvé. Comme à son habitude, mon frère bricola un mensonge ; comme quoi Craig Ledoux, ancien gagnant de l'épreuve de l'Arène qui vivait alors à Kursk, le lui avait donné, en échange de services rendus à l'écurie. Bien entendu, mes parents, incrédules, demandèrent à Craig. Et ce dernier nia toute implication dans cette histoire. Le lendemain, ils lui passèrent un sacré savon pour son mensonge, et choisirent de le rendre à son propriétaire. Sauf que c’est Simon, le marchand Oyvey de Kürsk, qui vint nous la réclamer. Pas Ceytos. Pur opportunisme de sa part ? Fortement probable, connaissant le personnage. Néanmoins, il faut bien avouer que Tim ne s'était pas vraiment contenté de voler une simple dague ce jour-là, mais passons... Yvair, quant à lui, m'avait offert un petit tome de magie. Il s'agissait d'un ouvrage d'une cinquantaine de pages, destiné aux débutants. Il répertoriait les formules les plus basiques possibles. Tihil espérait très certainement que je me joigne également à ses petites réunions de sorciers. Celles-là même qu'il tenait dans le jardin avec nos voisins, les Ziegler. Son niveau, à l'époque, était véritablement catastrophique. Cependant, là où je n'ai, personnellement, jamais réussi à éveiller le potentiel magique en moi ; j'ai toujours admiré la détermination dont ce dernier faisait preuve, de son côté. Lui qui ne partait de rien, avait réussi à devenir un mage très compétent, en l’espace de quelques années. Ceci dit, cet ouvrage demeurait, en vérité, plus un cadeau pour lui-même que pour moi. Si l'on dénombre toutes les fois où il le portait sur lui, et où il le ramenait pour ses séances de

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magie avec Margareth, notre voisine dont il était amoureux ; je ne pense pas me tromper en affirmant qu'il ne me le laissait, dans les faits, que lorsqu'il allait se coucher. Ce qui, entre nous, ne m'a jamais posé problème. Quitte à ne pas l’utiliser, autant qu’il serve à quelqu’un. Yvair s’était au moins donné la peine de chercher quelque chose. C’était déjà beaucoup pour lui. Ça signifiait beaucoup pour moi, indépendamment de ses véritables raisons personnelles. Ma sœur Scary, que j'ai toujours beaucoup apprécié, sans pour autant nier son "originalité", s'était amusée à glisser une énorme mygale dans une boîte qu'elle m'avait offerte. Elle comptait secrètement me faire peur en me donnant ce "cadeau empoisonné". Je pouvais voir l'impatience sur son visage. Elle peinait à se retenir de pouffer lorsqu’elle aperçut mes mains se poser sur l'ouverture de son cadeau. En réalité, je n'avais jamais vraiment craint ces animaux. Et en toute honnêteté : je fus heureux, une fois la boîte ouverte, de me dire que j'avais un nouvel animal de compagnie. Ce n'était toujours pas un chat, mais c'était déjà ça. Mon père n'avait toujours pas changer d’avis sur ces animaux que j’aimais tant. Pour lui, ils restaient les ennemis naturels des chiens. Et, si il m'était possible de retranscrire l'amour que mon père avait pour son chien ; autant dire qu’il donnait tout son sens à la devise : « l’ennemi de mon ami est mon ennemi ». Quoiqu'il en soit, je sentais que ma réaction avait quelque peu déçu ma sœur, qui s'attendait probablement à une peur panique de ma part. Cependant, elle obtint ce qu'elle cherchait avec ma Mère. Quand elle vit l'araignée, cette dernière se mit à hurler, et mon Père, instinctivement, l'écrasa en lui lançant un canon dessus. Cette délicatesse et cette subtilité étaient en quelque sorte sa signature ; presque sa marque de fabrique si j'ose dire. Adeline se tordit de rire face à cette situation. J'étais néanmoins heureux de voir son visage s'illuminer de la sorte. Bien que je conçoive que ce mot puisse être quelque peu paradoxal, la concernant. J'attendais beaucoup du cadeau de Lina. Nous avions toujours eu des atomes crochus, elle et moi. Et d’ailleurs, elle n'attendait pas une date bien précise pour m'offrir des présents qui venaient du cœur. Elle était celle qui était la plus proche de mon âge et elle avait l'habitude de veiller sur moi, sans jamais me dissimuler son affection. J'ai toujours eu beaucoup d'amour pour elle, en retour. Encore plus quand je découvris le petit collier de fleurs qu'elle m'avait fabriqué. Ce fut le premier symbole d'innocence que l'on m'offrit, ce jour. Hélas, les fleurs fanèrent quelques semaines après et nous fûmes contraints de les jeter. Cependant, cela motiva ma sœur à se rapprocher toujours plus de cette vocation florale. C'était même probablement le premier pas vers la voie d'apothicaire et de druide qu’elle suivit par la suite. Jamais je n'ai douté de la bonté d’Arina. Mais, je ne compris toute l'étendue de son affection pour moi que ce jour-ci. Enfin, alors que je pensais avoir ouvert tous mes cadeaux, je me souvins que j'avais un autre frère qui patientait tranquillement ; sans déranger qui que ce soit depuis le début de la soirée, comme à son habitude. Charlie était réapparu devant mes yeux et semblait visiblement heureux que l'on se soit rappelés de son existence. Il n'avait pas oublié mon cadeau et s'y était même prit à l'avance, qui plus est. Il s'agissait d'un ouvrage regroupant toute une série de légendes fascinantes de Costerboros et de l’Île des Miracles. Ce recueil s’intitulait : Les larmes du guerrier . Nous étions très différents lui et moi. Nous n’avions pas vraiment la même façon de voir le monde. Pourtant, nous avions tout de même quelques points communs. Notamment, le fait d’être férus de lecture et intrigués par les mythes. Seulement, si ce n’était rien de plus que de la simple culture générale pour Virgile ; je me chargeais, de mon côté, de m'assurer de la véracité de ces légendes. Il avait 3 ans de

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plus que moi. Et pourtant j'appris à lire 3 ans avant lui. En somme, toutes les histoires qu'il découvrait, je les connaissais déjà. Néanmoins, feignant d’en ignorer le passionnant contenu, je ne me rappelle que trop bien de toutes les fois où il m'a compté quelques uns des contes inscrits dans ce récit, pendant la nuit. Cela finissait toujours inexorablement par nous endormir. Ces précieux souvenirs ne m'ont jamais abandonné. Et je ne les abandonnerais jamais non plus. Pour terminer, mon père m'offrit le sien en dernier. Je pensais, initialement, que l'enfant qui sommeillait en lui désirait simplement que son cadeau clôture la soirée. Après tout, ne dit-on pas que l'on garde toujours le meilleur pour la fin ? Cependant, avec le recul, je pense plutôt qu'il avait honte de ce qu'il m'offrait. Malgré tout l'amour que j'ai pour lui, il n'a jamais vraiment su ce qui me plaisait dans la vie et considérait qu'en m'offrant ce qu'il aimait lui, cela me ravirait forcément. Son sang coulait également dans mes veines, après tout. Nous ne pouvions pas être si différents l’un de l’autre. Je n'ai jamais été difficile en matière de cadeau non plus. Il suffit de voir les sacrés phénomènes qu'étaient mes frères et sœurs adoptifs pour le comprendre. L'intention a toujours été ce qui comptait le plus à mes yeux. Pour les bonnes, comme pour les mauvaises raisons. En revanche, je dois dire que cette fois : il s'était réellement surpassé. Et en bien ! Alors que nous dégustions cette succulente pâtisserie, il sortit de l'un des tonneaux qu'il entassait dans les coins de la maison un petit carnet à la couverture en cuir. Voilà qui était loin d'être la chose la plus chère que l'on m'avait offerte mais c'est probablement celle qui m'a procuré le plus de bonheur. Ce n'était pas qu'un simple livret : c'était un carnet de Famille. Chacune des pages à l’intérieur était blanche. Mais sur quelques unes d’entre elles figuraient des dessins de mes frères et sœurs, des petits mots affectifs, des plaisanteries que nous nous étions faites, … C’était un cadeau collectif en somme. Un présent qui me fit abandonner pour de bon l’ancien carnet, déjà bien rempli, sur lequel je m’exprimais jusqu’alors. Pendant plusieurs années consécutives, je ne me servis plus que de celui-ci. C’était tout bonnement le meilleur cadeau que je pouvais espérer recevoir. Derrière la couverture, j'inscrivis mon nom. Et sur la toute première page, j'écrivis en grosses lettres, afin que tout le monde puisse le voir, un simple : "Merci ! À vous tous !" J'ai gardé ce carnet précieusement pendant de nombreuses années, jusqu'à ce que toutes les pages soient remplies par mes dessins, mes affirmations ... et les indications que je transmettais à Héléna, afin d’entretenir le Gant Noir dans l'ombre. J'avais réellement passé une excellente journée, ce jour-là. Si bonne qu'elle m'inspira même la punition que j'allais donner à l’une de mes anciennes connaissances. Un gêneur qui commençait à refaire parler de lui. Un certain Eldeth Grisebrum. En effet, ce petit rapace s’était bien reconstruit après 3 ans. Nous lui avions retiré la Gemme de contrôle mental de Scodelario, rajoutant cette dernière à ma collection personnelle. Et puis, nous l’avions laissé repartir dans le Nord, en lui rendant ses habits. Nous n’avions plus besoin d’un HautElf en tenue de majordome à nos côtés. Chacune de ses possessions ayant été léguées à Scodelario, puis à moi, il n’avait plus vraiment de force de frappe ou de prestige, lorsque nous le laissâmes partir. Il était déchu, abandonné et faible. Il ne représenterait donc aucun danger, quand bien même chercherait-il à se venger. Ne voyant aucun intérêt à l’éliminer, nous préférâmes le laisser repartir dans le Nord, le laissant continuer sa petite vie de son côté. À nos yeux, ce n’était plus un problème. Aucune raison de faire couler du sang inutilement. Il a d’ailleurs mit ses quelques années à bon escient, puisqu’il en a profité pour se marier et fonder une famille. Bien sûr, nous l’avions laissé

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repartir sans lui faire le moindre mal. Mais nous n’allions pas non plus arrêter de le surveiller. Cela aurait été tout à fait contre-productif compte tenu du fait que dans ce milieu, les gens ont une mémoire aussi longue que leurs dents. Nous lui laissions une chance, mais nous n’avions pas exclu le contrôle pour autant. Et nous fîmes bien. En effet, désireux de retrouver la place qu’était la sienne fut un temps, nous apprîmes qu’il avait reprit du poil de la bête. Évidemment, il ne s’était pas fiancé à n’importe qui. Il avait jeté son dévolu sur la fille aînée du puissant Comte d’Asterian du Nord. En quelques années à peine, il était parvenu à retrouver un bon nombre de ses anciens contacts, toujours fidèles à sa cause. Son plan était d’ailleurs on ne peut plus simple : jeter le discrédit sur le Gant Noir et sur moi. Maintenant que j’étais au sommet, il cherchait à prendre ma place. Si seulement on lui avait dit à quel point ils étaient nombreux à avoir tenté leur chance. Et si seulement on m’avait dit à quel point ils seraient nombreux à continuer de tenter leur chance pendant presque 200 ans… Quoiqu’il en soit, Asterian était un membre éminent du Gant Noir. Sa position le rendait indispensable à la plupart des réunions qu’organisait Luther. Mais, il commençait à se faire vieux et malade. Cet opportuniste de Grisebrum allait bientôt hériter de sa position. Il ne tarda pas, de ce fait, à se rendre lui aussi aux réunions du Gant Noir. Il en profita pour retisser des liens avec nos membres les moins fidèles. J’appris même qu’il fomentait dans le plus grand des secrets une machination contre moi, dans l’espoir de me faire tomber. Certains de mes espions me confièrent même qu’il avait répété à ses plus proches collaborateur, et ce à plusieurs reprises, je cite : « J’emmerde Monsieur S ». Outre la grossièreté de ces propos, je ne comptais pas laisser ces machinations et ce manque de respect impunis. Une exécution simple et rapide ne me semblait pas être la meilleure option. Je devais lui faire entrer dans le crâne que nos actes et nos paroles ont toujours des conséquences. Et surtout, que lorsque l’on cherche à s’en prendre à moi : les conséquences peuvent arriver plus vite qu’on ne le croit. Cela dit, suite à ce bel anniversaire, je me sentais d’humeur imaginative. Bien sûr, je comptais bien lui faire retenir la leçon. Il allait très vite comprendre à qui il avait à faire. Mais, pour lui offrir ce qu’il avait mérité, je préférai innover quelque peu. Ainsi, je déchirai minutieusement la troisième page de mon carnet fraîchement acquis, et je la fis passer par Héléna, qui se chargea de la transmettre dans les plus brefs délais à Leborgne. Les nouvelles instructions étaient on ne peut plus simples. Je le chargeai, dans un premier temps de retrouver où notre homme s’était réinstallé, maintenant que son bastion m’appartenait. Les recherches ne durèrent pas très longtemps. Un petit manoir, au Nord-Est de Costerboros. La première partie du plan pouvait alors commencer. Lorsqu’il serait sur place, Leborgne devrait rester devant le palais et attendre que Grisebrum quitte les lieux. Une réunion se tiendrait bientôt après tout. Il n’allait quand même pas la manquer. Une fois le Haut-Elf loin de chez lui, mon exécuteur avait pour mission de se rendre à l’intérieur du domicile. Mais pas en s’y infiltrant ou en forçant la porte. Non. Simplement en se présentant normalement à l’entrée, comme toute personne civilisée, et en demandant à voir la maîtresse de maison. Son père le connaissait, après tout. Et dès qu’il aurait rencontré l’épouse de Grisebrum, il devrait passer à la seconde étape.

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C’est-à-dire : accompagner la femme d’Eldeth en ville pour lui acheter tous les manteaux, et tous les souliers qu'elle voudrait. Puis, emmener ses enfants en ville, pour voir les plus grands bardes de la capitale. Les musiciens célèbres ont du mal à vous refuser quoi que ce soit quand c’est vous qui les produisez. Leborgne m'a d’ailleurs rapporté qu’il avait porté les enfants de Grisebrum dans ses bras, qu'il avait joué avec eux dans le jardin et qu'il s'était même permit de leur faire à manger. Le jour suivant, Grisebrum et sa famille s'étaient volatilisés. Et on entendit plus jamais parler d'eux. Comme prévu, ils lui ont, à coup sûr, fait part de leur incroyable journée passée avec Leborgne. Ce qui a inexorablement conduit à la seule réaction logique de sa part. Le message était donc bien passé. Au-delà de l'humiliation, la menace silencieuse ne lui a pas échappé. Retenez bien ceci : pour se débarrasser des trop gros problèmes, le meurtre est souvent la seule option. Mais lorsque l'on peut arriver à ses fins sans faire couler de sang, il est toujours préférable de privilégier l'intimidation. Et la clé d'une intimidation réussie n'est autre que la surprise. Laissez à votre ennemi le temps de comprendre tout seul la situation dans laquelle il se trouve. La suite ne pourra découler que dans votre intérêt. Nous ne sommes pas des monstres, nous voulons simplement bien faire les choses. Et lorsque l'on doit se débarrasser de gêneurs, mieux vaut savoir à quel point ces derniers tiennent à leur vie et à celles de leurs proches. Les réunions suivantes du Gant Noir se firent d’ailleurs bien plus sereines que les précédentes. Les petites manigances de mes proches collaborateurs étaient bien loin d’être révolues. Mais, la disparition d’Eldeth Grisebrum avait tout de même donné un grand coup de pied dans la fourmilière. Je venais de leur accorder à tous une petite piqûre de rappel : C’était moi le chef, ici. Qu’ils disent tout ce qu’ils veulent de moi dans mon dos, je finirai par l’apprendre. Qu’ils tentent quoi que ce soit contre moi, je les punirai. Ils voulaient prendre ma place ? Ils allaient devoir être plus discrets que ça. Et il allait surtout leur falloir y réfléchir à deux fois. Ils n’avaient qu’une seule chance chacun. Il valait mieux pour eux ne pas la rater. Parce que, de mon côté, je ne les raterai pas. Ça, c’était une certitude. Nonobstant, ce jour de mon sixième anniversaire me marqua. Ce n’était pas une journée exceptionnelle pourtant. Au contraire même. Elle avait été on ne peut plus banale et ordinaire. En fin de compte, il ne s’était rien produit de vraiment particulier. Et puis, j’avais déjà eu d’autres belles fêtes d’anniversaire, avant. Alors pourquoi me rappeler de celle-là plus que des autres ? Dans le fond, je l’ignorais. Tout ce que je sais, c’est que 176 ans plus tard, je m’en souviens encore. L’explication que j’en ai est simple. Je ne saurais dire si elle est véridique, mais elle a le mérite de me convenir. À mon sens, c’est parce que cet anniversaire a réussi à atteindre le parfait équilibre entre un évènement à la fois banal et marquant. Ma vie avait déjà été trop mouvementée pour que quoi que ce soit puisse vraiment m’impressionner. Et cela tombait bien ; puisque ce n’était pas ce que je recherchais. Avoir, ne serait-ce qu’une fois, la sensation d’être un petit garçon normal, célébrant une fête normale avec une Famille normale : voilà ce que je désirais plus que tout. Ceci dit, on s’habitue très vite à la normalité. D’autant plus lorsque vous menez une vie aussi longue et bien remplie que la mienne. Voilà pourquoi un peu de piquant ne fait jamais de mal. Cela donne envie de rester en vie, d’en profiter, de s’accorder un brin de folie dans cette longue monotonie. Et avec cette Famille maintenant bien agrandie qu’était la mienne, ce brin de folie ne risquait pas de manquer. Au fond, c’était exactement ce que je recherchais. Et c’était exactement ce qu’on m’avait offert. C’était un joyeux anniversaire !

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Chapitre XVIII : La Légende de Kürsk

Vous souvenez-vous de la première fois que je vous ai parlé de mon village, Kürsk ? Vous rappelez vous des termes que j'avais employé lorsque j'ai fait mention de ce qu'il était devenu ? Ma famille biologique et moi-même résidions depuis plus de six années entières dans ce village. Mes frères et sœurs, quant à eux, sont arrivés plus tard et y sont ainsi restés un peu moins de trois ans. Cette bourgade est en effet aujourd’hui décriée comme maudite. Un hameau fantôme, dans lequel il n’est plus une âme qui vive. Un désert de glace éternel, recouvert d’un manteau blanc qui ne fondra jamais. Je suis responsable de ce qui est arrivé, ce jour là. Je suis responsable du lourd tribu que j’ai fait porter à ce bourg qu’était le mien. Pourtant, c’était un beau village. Il y avait toujours à faire là-bas. La plupart des gens étaient sympathiques, l’endroit était beau et l’air était vivifiant. Le petit style rustique qui en ressortait s’harmonisait à merveille avec l’ambiance chaleureuse et agréable du lieu. Nous nous connaissions tous à peu près. Certains plus que d’autres. Moi, en tout cas, je les connaissais tous. Sur le bout des doigts. Mes six ans étaient déjà bien entamés, alors. Ce village était le mien. Il comptait beaucoup à mes yeux. J’avais la belle vie ici, et je ne voulais pas que cela cesse. Néanmoins, en grandissant, l’envie me prit de rendre cette bourgade plus vivante, d’améliorer le style de vie des habitants, de contribuer au bien-être de ceux que je côtoyais à longueur de journée. J’étais Monsieur S, après tout. Si je voulais inciter Kürsk à mieux correspondre à mes attentes, je pouvais le faire en claquant des doigts. Seulement, il ne fallait pas que cela devienne trop visible non plus. Je n’avais pas envie d’attirer l’attention sur mon petit havre de paix. J’entrepris donc certaines mesures dont seuls Héléna et Leborgne étaient informés. Tout d’abord, je choisis de contribuer à l’alphabétisation des enfants du village. Je voulais qu’ils sachent tous lire, écrire et compter. Je voulais qu’ils apprennent ce qu’était l’histoire de notre monde, afin qu’ils puissent mieux le comprendre. Je voulais qu’ils soient en mesure d’éduquer leurs parents à leur tour. À mes yeux, la connaissance donnée à tous permettrait aux générations futures de s’émanciper. Pour leur offrir toute cette culture, il me fallait trouver un maître. Un généreux instituteur nomade qui nous ferait le plaisir de s’installer à Kürsk pour partager son savoir à ses futurs jeunes élèves. Seulement, je ne voulais pas attribuer une tâche aussi importante à n’importe qui. Je voulais que ce soit le meilleur qui se charge d’une mission d’une telle portée intellectuelle. En mon esprit, il ne demeurait qu’un seul homme capable d’assurer cette responsabilité. Le même homme qui m’avait instruit, indépendamment de sa volonté. Cet homme se nommait Juony. En faisant retracer sa position par mes pisteurs, je parvins à le retrouver. Il était cependant risqué de faire venir un homme comme lui à Kürsk en lui demandant d’assurer ce service au nom du Gant Noir. Il me fallut donc ruser. Ce ne fut pas évident, mais, à force de négociations, il finit par accepter. Il faut dire que je savais quoi lui proposer. Blake m’avait tenu informé des liens étroits qui étaient entretenus entre la Résistance de Rebecca Doclaire et Juony. Apparemment, lui aussi était fermement opposé aux autorisations. Il avait entendu parler de cette organisation rebelle suite à des missives d’un certain Karl, « le philosophe ». Je n’avais alors pas la moindre idée de qui était ce dernier. Ce que je savais en revanche : c’était son nom. Il ne me suffit que de faire référence à lui pour avoir instantanément l’accord du vieil érudit. Il semblait être très proche de ce philosophe. Intrigué de la spontanéité de sa réponse, je chargeai tout de même mes fidèles traceurs d’en apprendre plus sur ce Karl. Seulement, cette fois, presque aucune information utile ne me

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revint. Rien de concret, seulement de vieilles légendes sur une entité à la connaissance si vaste qu’il s’était fait emprisonner lui même dans une tour scellée magiquement, afin que son savoir ne puisse se retourner contre qui que ce soit. Toute cette histoire était floue. Mais si jamais elle était vraie, il n’y aurait qu’un seul endroit où je pouvais en apprendre plus : le château du Roi Corodon Ier, luimême. Cependant, cela n’était pas pressant. Ce Karl attendrait. Si jamais un jour, l’occasion se présentait à l’un de mes fidèles collaborateurs de s’infiltrer dans le Palais Royal pour glaner autant d’informations que possible sur l’endroit où se tenait cette « Tour des tourmentes », alors : je la saisirais. Mais tant que ce n’était pas une priorité, je préférais axer mon intérêt principal sur le développement de mon village, et du Gant Noir. Quoiqu’il en soit, la culture que je souhaitais apporter aux enfants de Kürsk ne passait pas que par les cours. J’incitai également beaucoup de bardes célèbres à passer dans les environs pour se produire chez nous. Certes, c’était autre chose que les grands palais, mais ils savaient qu’ils auraient beaucoup à gagner en venant ici. Et accessoirement, beaucoup à perdre en ne venant pas. Je faisais également livrer beaucoup de livres au village, enrichissant chaque semaine son unique bibliothèque. Maintenant que beaucoup d’entre eux savaient lire, encore était-il préférable de leur laisser de quoi mettre ce qu’ils avaient appris en pratique. En outre, il faisait bon vivre à Kürsk. Chaque année se tenait la fête du Nouvel An. Les gens dansaient, chantaient, s’amusaient. Je me souviens, lors de la célébration du premier jour de l’année 1201, que nous nous étions tous rendus à la place centrale du village pour la célébrer. Il y avait un bel esprit, cette soirée-là. Nous ignorions alors que ce serait la toute dernière fois que nous le fêterions ici. Innocents que nous étions. Sous des rythmes festifs, Adeline endiablait la piste de danse. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ma sœur se débrouillait excellemment bien. Sa chorégraphie en vint même à taper dans l’œil dans jeune garçon. Un jeune garçon qui deviendrait bientôt son futur mari, et mon futur exécuteur. Un certain Jacob Rampini, que vous connaissez peutêtre aujourd’hui sous le pseudonyme de « Jack le Sanglant ». Ce dernier l’emmena un peu plus loin, pour continuer la soirée avec elle. Il en fut de même pour Lina et Yvair qui furent réquisitionnés par nos deux petits voisins, Stan & Margareth Ziegler. Qui pouvait se douter alors qu’ils se marieraient ensemble 15 ans plus tard, et qu’ils feraient de moi le parrain de leur enfant ? Charlie, quant à lui, n’aura pas vraiment cette chance, plus tard. Certes, il passera la soirée avec une autre fillette du village, une certaine Chloé. Mais le destin fera qu’il en épousera une autre plus tard. Je préfère ne pas encore expliquer pourquoi. Et l’amie d’enfance de cette Chloé, une certaine Marie, comptait m’emporter avec elle, cette soirée-là. Elle semblait vraiment beaucoup m’aimer. On ne peut cependant pas dire que c’était réciproque. J’étais trop jeune pour m’intéresser à l’amour. Cependant, en feignant de partager ses sentiments, je pus obtenir un parfait alibi pour faire passer mes missives à Héléna. Lorsque l’un de mes frères, ou l’une de mes sœurs me surprenaient en train de tendre une lettre à ma messagère, ils me demandaient si c’était un petit mot doux pour Marie. Je n’avais qu’à faire semblant d’être gêné et l’affaire était dans le sac. Cet habile subterfuge me permit ainsi de pouvoir donner mes indications aux yeux de tous, sans jamais être démasqué. De son côté, Tim avait profité de la soirée pour … Faire quelques courses, dirons nous. Il était tard, les gens s’amusaient : personne pour surveiller le marché. Il avait profité de la présence de Simon Oyvey ici pour le faire danser devant tout le monde en lançant quelques pièces au sol. Il n’avait alors plus qu’à profiter de cette distraction pour faire les poches de ses collègues marchands. Habile. Et enfin, Éléanore, elle, s’isola non loin de Skom, la petite brute en surpoids qui s’amusait à martyriser les plus petits que lui. Il fut le seul avec elle à effectuer une sorte de contre-soirée. Il faut dire que mes parents l’avaient forcé à venir ici. Ce genre de festivités n’étaient pas vraiment sa tasse de thé. Heureusement pour elle, ce rapprochement entre les deux l’espace d’une soirée ne leur a pas vraiment fait développer d’atomes crochus l’un pour l’autre. Ma plus grande sœur trouvera l’amour quelques années plus tard. Pour un homme. Et ce, malgré son petit côté garçon manqué, qui pouvaient en faire douter quelques uns au départ. Un homme qui aura d’ailleurs quelques « accrochages de travail » avec ce même Skom. Mais là encore, c’est une autre histoire.

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Je me souviens également que tous les proches de mes Parents étaient là, en cette belle première nuit de 1201. Il y avait Lars Ziegler, le père de Stan et Margareth. Un proche ami de mon Père, avec qui ils allaient souvent à la chasse. Ainsi que sa femme, Linda, la meilleure alchimiste du village. Il y avait également Marjorine, la tavernière, chez qui mon Père passait une bonne partie de ses journées… et soirées. Heureusement, il finit par raréfier de plus en plus ses visites, avec le temps. On ne peut pas dire que son étiquette de client régulier était du goût de ma Mère. Je vis aussi Pedrov Lavillier, le paysan ; Jean-Pierre Fontaine, le boulanger ; Guillaume leBrec, le forgeron ; Stewart, l’antiquaire ; Ceytos, le vendeur d’armes ou encore Christian Cordoulo, le spécialiste de la mode et des vêtements. Sans oublier le Docteur Grant Rooket, Sylvain « le fou du village », Craig Ledoux, le vieux Monsieur Jenkins et le Père Dominique Dumont, que nous surnommions « Père Dodu ». Même Héléna était présente. Elle préférait être là, avec le reste du village, plutôt que de partir travailler pour le Gant Noir à Casbianca. Il n’y avait que deux absents, ce jour-ci. Le premier s’appelait Damien Skeul. Peut-être le connaissez vous aujourd’hui sous le nom de « Bonesy ». Avant d’être le fameux squelette au sens de l’orientation si développé : c’était un simple habitant de Kürsk un peu … très benêt. Et addict à la consommation d’autorisations. Il a d’ailleurs failli se faire embarquer à plusieurs reprises pour cela, mais en trouvait toujours une au meilleur moment. Il faut dire qu’il en avait des caisses entières. Presque toutes ses pièces d’or passèrent là-dedans. Il en arrivait à ne même plus se nourrir. C’est en le voyant et en l’entendant parler que je me rendis compte du réel impact qu’avaient ce genre de documents sur les gens. C’est avec lui que je compris ce qu’était vraiment l’addiction. Pourtant, c’était quelqu’un de drôle et de très sympathique. Peutêtre à ses dépends certes, mais il demeurait que tout le monde l’appréciait bien dans ce village. Il ne devait certainement pas être en état de venir à la soirée, après sa dernière consommation. Or, il était également un deuxième individu qui ne s’y était pas rendu. Une seconde personne qui jouait justement sur le fait d’être là sans vraiment être là pour autant. Cet homme : c’était Leborgne. Maintenant qu’il savait où j’habitais, il lui fallait toujours rester proche des environs, au cas où quelque chose de dangereux se passait. Je lui avait demandé de se faire passer pour un humble homme d’église et d’entrer au service de Père Dodu. Il passait ainsi l’ensemble de ses journées à rester enfermé dans un confessionnal, à écouter parler les villageois. C’était ainsi beaucoup plus facile pour moi de lui faire passer directement mes missives, puisque mon Père nous emmenait à l’église au moins une fois par semaine, chaque dimanche. Dans les faits, son travail consistait à faire passer d’importants stocks de nos autorisations ici, afin que Kürsk ne soit jamais en manque de ces dernières lors des contrôles des gardes. Il devait ainsi faire du sous-sol de l’église l’un de nos laboratoires pour notre création de documents illicites. Dans l’idée, personne au village ne savait vraiment qui il était. La plupart des gens faisait référence à lui comme : « le prêtre ». Seulement, quelqu’un ici le connaissait bien. Quelqu’un qui n’oublierait pas son visage de si tôt, ni le bras qu’il lui a tranché avec un trombone lors de l’épreuve de l’Arène. Ce quelqu’un : c’était Craig. Leborgne devait donc éviter de trop attirer l’attention sur lui la plupart du temps. Hélas, le cours des choses conduisit la garde de Costerboros à enquêter à Kürsk. Notre village leur paraissait de plus en plus suspect. Certains membres d’une soit-disant « Guilde des Voleurs » avaient été repérés dans les environs. Leur chef, un certain Professeur Arsène, était activement recherché pour de multiples cambriolages. En le traquant, ils finirent par découvrir que le criminel activement recherché Viktor Leborgne se cachait également ici. Toute une garnison fut déployée pour l’arrêter. Il les mit tous hors d’état de nuire. Cependant, mon Père avait également tenu à participer à son arrestation. Il voulait venger son ami Craig. Lorsqu’il compris la délicatesse de la situation, Leborgne accepta de se rendre. Je lui avais déjà décrit les quelques personnes auxquelles il n’avait pas le droit de toucher, ici. Enfin, de toute façon, il avait gagné assez de temps pour permettre au reste de nos complices sur place d’évacuer tout le matériel, ainsi que toutes les autorisations hors de l’église, afin que la Couronne ne puisse mettre la main dessus. Ce jour-là, mon homme de main le plus fiable se fit arrêter et conduire à la meilleure prison qui soit : le donjon du Roi. Il était, après tout, trop dangereux pour qu’on l’enferme dans un autre endroit, moins sécurisé.

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Nous avions déjà discuté tous les deux de ce qu’il se passerait si jamais cela venait à arriver un jour. Et il savait que la prochaine étape signifierait pour lui d’attendre le temps qu’il faudrait en prison et de n’en sortir que lorsqu’il saurait où trouver cette Tour des Tourmentes. Lorsqu’il saurait où était enfermé ce philosophe : sa nouvelle mission commencerait. En effet, plus le temps passait, plus je me disais que si jamais cet homme existait vraiment ; alors il serait en mesure de m’identifier, de percer le secret. Je devais donc le retrouver avant l’un de mes ennemis. Et cela prendrait le temps que ça prendrait. Leborgne a eu beau être au première loges, il dut rester 10 ans en prison avant de savoir où se trouvait cette Tour. Dix ans sans exécuteur, donc. Dix ans où un autre dut prendre sa place : un jeune homme du nom de Jacob, que le Gant Noir sauva d’une mort certaine. Comment cela ? Laissez-moi mieux vous expliquer. La situation géo-politique était sans précédent entre le Royaume de Costerboros et l’Île des Miracles. Le conflit s’était aggravé ces dernières années, et nous enchaînions les défaites. La Main du Roi en charge de l’armée ennemie, Lord Reptilius, était autrement plus compétente que la notre. Les débandades militaires ne cessaient de se multiplier. Notre armée perdait bataille sur bataille. Pourtant, la propagande de Costerboros continuait de faire croire que nous avions l’avantage. Vaste fumisterie que tout cela. Notre Royaume allait bientôt être envahi. Malgré notre vaste territoire et nos effectifs plus importants, nous étions constamment mis en échec par les stratégies imparables de Reptilius, déjouant à lui seul toute notre armée. Il faut, en même temps, bien dire que leur peuple était unifié contre nous. Là où, notre désunion nous empêchait de faire front commun. Les conflits religieux internes divisaient notre population, nous rendant la tâche encore plus complexe qu’elle ne l’était déjà. Lorsque l’on m’apprit que les premiers navires de l’Île des Miracles étaient déjà sur nos plages, je compris qu’il me fallait faire quelque chose. Il me fallait me débarrasser de Quicington, l’actuelle main du Roi ; pour le remplacer par quelqu’un capable de renverser la balance. Un homme providentiel qui ne se contenterait pas simplement de repousser l’Île des Miracles. Mais aussi de rassembler le peuple de Costerboros autour d’un même ennemi, et de mettre fin aux guerres internes de notre Royaume. En étudiant les différents dossiers des hommes fidèles à notre cause et capable d’endosser une telle responsabilité ; un seul me sembla sortir du lot. Celui d’un homme dont j’avais beaucoup entendu parler ces dernières années. Un homme qui avait su bien s’entourer et qui était parvenu à monter très haut dans la hiérarchie des Services Secrets de sa Majesté. Vous l’avez probablement déjà deviné, mais cet homme, c’était un certain : Comte Auguste Adhémar. L’homme qu’on a effacé de l’histoire. Entrant en contact avec lui, nous nous accordâmes sur un plan infaillible. Je l’aidais à prendre la place de Quicington, et en échange : il m’offrait l’Île des Miracles. Le but du Gant Noir étant de s’étendre sur toutes les terres, il me fallait une porte ouverte vers cette dernière pour compléter le tableau. Malgré sa haine envers ce pays et sa volonté de le rayer de la carte : il accepta. Ainsi, je fis livrer un colis piégé dans le local de la Main du Roi, dissimulé sous forme de boîte à musique. Il fut emporté par l’explosion. Suite à cela, Adhémar me fournit le nom et l’adresse de tous ses possibles opposants au titres. Nous fîmes éliminer chacun d’entre eux. Empoisonnements, étouffements, exécutions, décapitations, … Il ne resta bientôt plus que lui. Et il parvint à son poste. Peut-être l’ignorez vous aujourd’hui, mais quoique l’on puisse reprocher au Comte Auguste Adhémar, il demeure celui qui a malgré tout réussi à repousser l’envahisseur. Contrecarrant le projet d’invasion de Reptilius, il sut mobiliser ses forces pour reprendre l’avantage et les chasser du territoire. Mais ce n’est pas tout, il proposa aux trois prophètes de donner officiellement le soutien de la Couronne a celui des trois qui serait le mieux parvenu à vaincre l’Île des Miracles, forçant ses derniers à cesser les conflits entre eux pour se concentrer sur l’adversaire commun du moment. En d’autres termes, il avait réussit en l’espace de quelques années à inverser le cours des évènements à la seule force de ses mots. J’aurais certainement été très heureux pour lui, d’ailleurs, si je ne l’avais pas croisé en personne, quelques jours avant son ascension, … En effet, par un concours de circonstances, nous avons, avec quelques uns de mes frères

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et sœurs, ainsi que le petit Jacob, assisté à notre insu à l’une des plus grandes humiliations militaires imaginables, quelques semaines auparavant. Nous nous étions rendus dans la forêt de Kürsk, suite à une sombre histoire de sanglier, et nous finîmes par entendre le tonnerre d’une bataille avoir lieu sur la plage en contrebas. Les forces de Costerboros affrontaient les envahisseurs de l’Île des Miracles. Bien que je les incitai à rentrer à la maison, ils tinrent à rester pour observer ce qu’était une vraie bataille. Monumentale erreur. Les troupes de Costerboros furent anéanties par les forces auxquelles elles se confrontaient, les forçant à prendre la fuite. En bref : le genre de découvertes que la propagande du Royaume n’aimait pas ébruiter. Le genre d’évènements qui poussaient les témoins y ayant assisté à disparaître du jour au lendemain. Heureusement, nous étions bien cachés. Nous étions trop en hauteur pour que les troupes qui se battaient bien en dessous de nous puissent nous entrevoir. Si je crains, l’espace d’un instant, que Éléanore ne révèle notre position, en hurlant aux troupes de Costerboros de se ressaisir et de retourner au combat ; la main de Jacob vint très vite se plaquer sur la bouche de ma grande sœur rouquine, la forçant à se taire. En outre, j’étais soulagé. Bien que notre armée ait perdu la bataille : aucun des soldats ne nous avait repéré. Nous n’avions plus qu’à faire-demi tour et à rentrer chez nous, ni vus ni connus. Seulement, si, en effet, aucun des soldats ne nous avait vu ou entendu ; nous n’étions pas les seuls à aller souvent dans cette forêt... Le soir venu, nous étions tranquillement à table, insouciants. Et puis, notre professeur Juony vint frapper à la porte. Il comptait apparemment quitter le village et avait un petit cadeau à nous offrir. Je ne compris pas pourquoi. Tout ce qu’il nous tendit fut la petite gemme couleur lavande qu’il portait souvent autour du cou. Il appelait cela une : « Gemme de vision ». Voyant dans son regard que quelque chose n’allait pas, il finit par nous mettre en garde en nous affirmant que cette petite pierre précieuse pourrait nous être utile pour plus tard. Je pense qu’il savait. Il se doutait que quelque chose de grave allait se produire ici très bientôt. Et il ne voulait pas être là quand ça arriverait. Je pouvais le comprendre. Seulement, il fut trop évasif sur les réelles raisons de son départ pour que je comprenne ce qu’il voulait vraiment signifier par là. Tout ce qu’il nous disait : c’est que ça allait commencer ce soir. Puis, il emporta sa mule et partit. Abandonnant Kürsk à son sort. Il n’en restait pas moins qu’à présent nous avions cette gemme. Enfin, pour être plus précis : mon frère Charlie avait cette gemme. Nous nous mîmes d’accord pour la lui remettre à lui. Il semblait être le plus sérieux et le plus précautionneux du groupe après tout. Lorsque nous revînmes à table, mes Parents nous demandèrent ce qu’il s’était passait. Nous leur répétâmes ce que Juony nous avait affirmé. Intrigués à leur tour du comportement de Juony et de ces paroles, ils cherchèrent à savoir si nous n’avions pas fait, vu ou dit quelque chose de grave ces derniers temps. Commençant à recoller les morceaux ensemble, nous leur racontâmes ce que nous avions vu de depuis la forêt. Dès qu’il entendu cela, mon Père retourna son regard vers la fenêtre, puis vers la porte. Il nous demanda si nous étions sûrs de ne pas avoir été vu. Nous lui répondîmes que oui. Cependant, brusquement, notre porte fut martelée de coups. Dragon commença à aboyer. Pris de panique, mon Père poussa la table et le tapis sous cette dernière, révélant une trappe au sol. Il demanda à Scary, à Lina et à Charlie de se cacher à l’intérieur. Puis, il pointa l’immense armoire dans laquelle il rangeait ses habits de géant, située au fond du couloir et demanda à Tim, à Yvair et à Éléanore de se réfugier à l’intérieur. Sans poser de questions, ils obéirent. Il remit alors le tapis sur la trappe, la table sur le tapis, et s’avança vers la porte. De mon côté, je restai assis, à côté de ma Mère. Cette dernière tenta de contenir son angoisse comme elle le pouvait. Elle me serra fort contre elle en fermant les yeux. Luther était à l’Oasis, Héléna n’était pas ici et Leborgne : emmené en prison. Je me retrouvais seul, avec mes Parents. Je n’avais alors pas la moindre idée de ce qui allait se passer. Mon Père finit par ouvrir la porte, révélant un petit escadron d’hommes en armures d’acier. Ils portaient d’élégants casques sur la tête, ainsi qu’une longue et splendide cape rouge. Mon Père avait servi dans l’armée de Costerboros fut un temps. Il savait qui étaient ces gens. Il

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connaissait l’uniforme des Services Secrets. À leur tête : un homme aux longs cheveux noirs, à la barbe parfaitement entretenue et aux manières distinguées. Sa longue cape écarlate couplée de son plastron argenté se mariaient à merveille avec la longue et fine épée qu’il tenait dans son fourreau. Un sourire qui se voulait certainement bienveillant et amical était accroché sur son visage. Ses yeux marrons se déposèrent sur chacune des personnes dans la pièce, les unes après les autres. Même sur le chiens qui se mit à grogner en le voyant. Ce dernier, attendant poliment devant la porte la permission avant d’entrer, demanda si il était bien au domicile d’un dénommé Picco. Mon Père approuva et le laissa entrer. Je me souviens alors de l’inquiétude que je ressentais en voyant cet homme. Pour l’une des premières fois dans ma vie, ce n’était pas pour moi que j’avais peur. C’était pour mes proches. Je ne voulais pas que ce membre des services secrets nous fasse du mal. Il était poli, maniéré, courtois. Il se risqua même à caresser notre chien qui lui montrait pourtant les crocs à l’entrée ; affirmant que ces bêtes sont les plus fidèles qu’un homme puisse avoir. Il m’inquiétait. Rien qu’en l’observant, je pouvais analyser une redoutable intelligence sortir de son regard. J’étais déjà certain qu’il se doutait de quelque chose. Il se présenta comme étant Auguste Adhémar et chercha à ce que mon Père lui livre les enfants qu’il gardait chez lui. Bien sûr, ce dernier ne nia pas le fait de les avoir hébergé plusieurs semaines, mais il feignit néanmoins qu’ils n’étaient plus ici depuis longtemps. Il assura qu’ils voulaient retrouver leur véritable famille. Incrédule, Adhémar demanda à ses hommes de fouiller la maison, mais de ne rien casser. Ces derniers s’exécutèrent. Ils relevèrent qu’il y avait bien 7 lits dans une même chambre. Ma Mère expliqua qu’ils n’avaient pas encore eu le temps de les ramener, que ça leur faisait des petits souvenirs de ces enfants. Adhémar prit cela en note. Les gardes insistèrent également sur le fait que leurs vêtements étaient toujours là. Mes parents se défendirent en supposant que les jeunes gens qu’ils recherchaient les avaient probablement simplement oublié ici. Néanmoins, lorsque j’aperçus l’un des gardes ouvrir les portes de l’armoire et passer sa tête à l’intérieur : mon cœur se mit à battre comme jamais il n’avait battu auparavant. Néanmoins, je détournai volontairement le regard de ce dernier. Adhémar était un homme malin. Si il voyait nos regards et nos expressions changer en fonction de l’endroit où ses hommes fouillaient, alors il saurait aussitôt où ils étaient cachés. Je ne sus comment ils procédèrent, mais Tim, Yvair et Éléanore réussirent tout de même à échapper à la vigilence des gardes. Certainement en se camouflant directement dans les grands habits de mon Père. Quoiqu’il en soit, ils ne les trouvèrent pas. Adhémar demanda alors à s’entretenir seul à seul avec le chef de Famille, et nous somma de sortir de la maison quelques instants avec le chien. Nous regardâmes tous deux mon Père. Il soupira. Puis, il nous fit signe d’y aller. Nous obéîmes donc, sans savoir ce qu’il s’était dit entre les deux. De ce que m’en a raconté mon Père plus tard : Adhémar lui avait mit la pression en lui expliquant qu’il pouvait perdre beaucoup si jamais il apprenait qu’il avait menti. Vraiment beaucoup. Là où, à l’inverse, ils pouvait gagner vraiment très gros à les leur remettre. Malgré tout, il refusa de céder. Il tint bon. Adhémar demanda alors à ce que tout le monde sorte de la maison. Puis, il fit barricader la porte d’entrée. Alors que nous attendions avec impatience que l’on nous autorise à revenir à l’intérieur ; nous aperçûmes le reste des membres des services secrets poser devant la porte plusieurs dizaines de bûches en bois. Je n’aimais pas du tout où tout cela semblait mener. Lorsqu’ enfin mon Père passa la porte, partant se repositionner à côté de nous, Adhémar, qui le suivait de près, se saisit de la torche de l’un de ses acolytes et la lança sur le bois. Ce dernier prit feu et notre maison, ma maison, commença alors à s’embraser. Les flammes la dévorèrent, une fumée noire toxique s’en échappa. Mes frères et sœurs étaient toujours coincés à l’intérieur. Mais nous ne pouvions rien faire. Nous étions contraints de rester là, à regarder ce spectacle, impuissants, le temps que le tout ne s’effondre sous nos yeux. En voyant ces flammes danser devant moi, je fus trop happé par le spectacle pour pouvoir penser quoi que ce soit. Ces dernières se reflétaient dans mes yeux comme un miroir. C’était un balais infernal qui faisait partir en poussière ce monument symbolique de mon enfance et de ma vie de famille. Comment cela pouvait-il se produire ? Était-ce un cauchemar ? Cela ne pouvait pas être vrai. Pourquoi à moi ? Pourquoi maintenant ? C’était ma maison. Tant de mes souvenirs résidaient entre ces murs. Tant de souvenir, disparus le temps d’un battement de cil. Je continuai d’observer, encore et encore. Jusqu’à

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ce qu’il ne reste plus qu’un tas de cendre. Sous les complaintes et les pleurs de notre chien, Dragon, nous restâmes tous devant ce brasier, à contempler notre demeure doucement se dématérialiser. Adhémar, lui, déçu de ne voir personne sortir en trombe de ce logement enflammé, commença à se lasser. Si jamais des enfants se trouvaient encore ici, alors : cela devait déjà faire un certain temps qu’ils n’étaient plus de ce monde. Une poutre enflammée les avait sûrement déjà écrasé. Ou bien ce pouvait être le manque d’air, ou la fumée toxique. Ainsi, il finit par quitter les lieux. La dernière chose dont je me souviens, c’était sa prononciation d’une simple phrase : « Après tout, qu'y a-t-il de plus fidèle qu'un homme qui a peur ? ». Quel qu’ait été le contexte de cette question rhétorique, auquel je n’avais pas porté attention du fait du spectacle qui se déroulait devant moi, je ne pouvais que lui donner raison. En cet instant précis : j’avais peur. Je le reconnais. J’avais peur, parce que je n’avais aucun moyen de répliquer. C’était une attaque inattendue envers une chose à laquelle je tenais. Ce qui rendit, de ce fait, la dite attaque d’autant plus douloureuse. Je me sentais faible. Trop faible pour agir. Trop faible pour éteindre les flammes ou partir m’assurer de l’état de santé de mes frères et sœurs. Rien n’avait plus d’importance à mes yeux, en cet instant. Je venais de perdre l’une des choses les plus chères à mon cœur. Et jamais je ne m’en remettrai. Fort heureusement, nous finîmes par voir Yvair, Charlie, Scary, Lina, Tim et Éléanore sortir de derrière la maison. Ils étaient sains et saufs. Recouverts de suie et blessés, certes : mais bien vivants. Ils étaient parvenus à s’entraider pour tous passer par des issus discrètes, à l’arrière de notre ancienne demeure. Aussitôt, ma Mère les prit dans ses bras. Elle avait été si inquiète pour eux. Mon Père fut lui aussi soulagé. Mais moi, je continuais d’observer le feu. Je restais là, stoïque, en face des flammes. Je commençais tout juste à réaliser que quelqu’un nous avait trahi. Maintenant mon regard vide sur les structures en cendres de mon domicile, je songeais à cette idée. Quelqu’un nous avait dénoncé. Quelqu’un savait que nous étions là, lors de la débâcle de Costerboros. Quelqu’un a délibérément fait porter notre adresse aux Services Secrets, pour éliminer ceux qui étaient sur place. Ma petite taille m’avait certainement permit de ne pas être remarqué, et donc de ne pas être recherché par Adhémar. Mais, eux, ils allaient l’être. Il leur fallait à nouveau fuir, partir se réfugier ailleurs. Mais à quoi bon ? Pour être rattrapés plus tard ? Remarquant mon état de non réaction vis-à-vis de l’heureuse nouvelle de la survie de mes frères et sœurs ; mon Père vint s’approcher de moi. Il déposa sa gigantesque main sur mon épaule et me dit que j’allais devoir être fort. Il comptait sur moi pour veiller sur mes frères et sœurs. Le regard toujours perdu, choqué et déterminé à me venger de celui qui avait osé nous faire ça ; j’acceptai de reprendre mes esprits. Je comptais bien retrouver celui qui avait fait ça et lui faire payer. Seulement, je ne devais pas donner l’impression de trop y réfléchir, au risque que mes proches se doutent de quelque chose. La vengeance est un plat qui se mange froid. Très littéralement. Acceptant de nous héberger pour la nuit, nos voisins, les Ziegler, nous laissèrent dormir sous leur toit. Personnellement, je ne pus trouver le sommeil. Je n’arrivais toujours pas à croire ce qu’il s’était passé. Gardant les yeux grand ouverts, je ne cessais de réfléchir à qui avait bien pu nous trahir. J’avais beau chercher, c’était comme essayer de trouver une aiguille dans une botte de foin. En revanche, une chose était certaine : c’était quelqu’un du village. Il connaissait mon Père. Il nous connaissait nous. Je me demandai au départ si ça pouvait être Juony. Il venait de quitter le village, après tout. Pris de remords, il aurait pu nous prévenir en nous donnant sa pierre. Mais c’était impossible. Il avait un cours avec d’autres élèves, au moment où nous étions dans la forêt. C’était donc quelqu’un d’autre. Mais qui ? Je ne parvins pas à trouver. Ce pouvait être tout le monde. Et je n’allais pas mener l’enquête de mon côté. Ça aurait pu mettre la puce à l’oreille du ou des coupables. Continuant d’observer, à travers la fenêtre, ma maison finir de se consumer ; une idée terrible commença à me venir en tête. Une idée, peut-être injuste et cruelle ; mais une idée que j’adopterai tout de même. Je ne pouvais me résoudre à laisser le coupable impuni. Quelqu’un dans ce village nous voulait du mal, et j’ignorais qui. Or, puisqu’il ne se dénoncerait pas de lui même ... Alors, je punirai tout le monde.

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Oh, bien sûr, comme ils étaient aimables avec nous, après avoir appris ce qu’il nous était arrivé. Ils voulaient tous nous montrer à quel point ils nous soutenaient. Chacun plus que le voisin. C’en était ridicule. C’était comme si ils avaient tous quelque chose à se reprocher sans oser nous le dire. Moi qui les aimait tous tellement, moi qui avait tant fait pour eux. Voilà comment ils me remerciaient ? Cette bande d’hypocrites. Ils osaient prétendre avoir de la compassion pour nous ? Ils pensaient qu’en tentant de reconstruire une nouvelle maison pour nous sur les restes de l’ancienne, cela changerait les choses ? Non. Je refusais de pardonner. À qui que ce soit. Ni pardon, ni oubli. Comment avaient-ils osé abuser de ma confiance de la sorte ? Comment osaient-ils encore me regarder dans les yeux après ce qu’ils m’avaient fait ? Ce qu’ils nous avaient fait. Mes frères et mes sœurs passèrent bien vite l’éponge sur cette affaire, nonobstant. Ils étaient tout simplement heureux de s’en être sortis indemnes. Mais, de mon côté, chaque fois que je repassais devant les cendres de mon ancienne demeure ; je ressentais un violent pincement au cœur. Pourtant, je savais qu’ils n’étaient pas tous coupable. Je le savais bien. Mais, cela n’avait aucune importance à mes yeux. Très égoïstement, je préférais m’assurer que le coupable paie, avec des innocents comme dégâts collatéraux, plutôt que de le savoir encore des nôtres et bien portant. Ceci étant dit, il me fallut un certain temps avant de passer à l’acte. Demeurer aux côtés des miens calmait mes ardeurs. Je savais que si je faisais ce que je comptais faire : cela leur ferait beaucoup de mal. Je risquais même de les mettre en danger. Néanmoins, ma décision fut prise le jour où nous rencontrâmes un homme du nom de Léonid. Il nous prit à parti, avec mes frères et sœurs, loin de mes Parents, pour nous faire une proposition.Il n’était pas du village. En effet, cet homme se considérait comme étant : « un révolté ». Il voulait créer une milice pour renverser le Roi et supprimer définitivement les autorisations. Malgré ce que je pus imaginer au départ, son groupuscule n’avait rien à voir avec la Résistance de Rebecca Doclaire. Il n’avait aucun plan précis, si ce n’est celui de former un escadron assez large pour prendre les rues et détrôner son Altesse Corodon Ier. Cette énergumène avait eu vent de ce qui nous était arrivé avec Adhémar. Il cherchait à ce qu’on le rejoigne, malgré notre jeune âge. Il disait que les gardes hésiteraient avant de tirer sur des enfants. Il nous assurait, cependant, qu’il avait assez d’hommes et de soutiens pour envisager une prise du palais d’ici quelques jours, le temps qu’ils s’organisent. Si je m’attendais à un refus massif et total de notre part à tous ; un jeune garçon accepta néanmoins de le suivre dans cette folie. Un seul. Pas l’un de mes frères. Il s’agissait du petit Jacob. Il voulait nous venger pour ce qui nous était arrivé. Il se sentait coupable. En effet, lui, avait toujours sa maison intacte. Alors qu’il avait également vu ce qu’il s’était passé, là-bas, dans la forêt. Il trouvait cela fondamentalement injuste. Il ne voulait pas laisser Adhémar impuni. Il voulait, je cite : « lui faire ravaler ses dents ». J’ignorais seulement si ce qu’il nous affirmait découlait d’une stupidité inégalable, ou bien d’un courage et d’un dévouement dignes des plus grands héros de légendes. Malgré la folie de sa proposition, mes frères et sœurs alors présents, à savoir : Yvair, Éléanore, et Charlie, le laissèrent partir les venger avec ce Léonid. Cela leur causera d’ailleurs bien des problèmes quelques années plus tard. Mais, je réserve cette partie là pour une prochaine fois. Tout ce qu’il faut vous dire c’est que sa détermination à nous venger, à nous rendre justice, éveilla quelque chose en moi. Ce jeune garçon venait de faire preuve d’un sens inné de la Famille, plus développé que chez n’importe quelle autre personne que je connaissais. Il n’attendait rien en retour. Il se mettait lui-même en danger pour nous. Il acceptait les risques, alors qu’il ne faisait même pas partie de notre famille. Qu’on se le dise, c’était idiot et irresponsable de sa part. Il n’a accepté de suivre Léonid que par pure impulsivité. Mais malgré tout, j’éprouvais alors un réel respect pour ce jeune homme loyal et désintéressé. Je le considérais digne d’entrer parmi les miens. Je me doutais que tout ce plan allait échouer, qu’il y allait y avoir des morts. Beaucoup de morts. C’est la raison pour laquelle, m’éloignant de ce Léonid, ainsi que de mes autres frères et sœurs sans demander mon reste : je partis retrouver Héléna.

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Je lui tendis deux missives à transmettre à Luther. La première l’enjoignait à surveiller l’émeute qui allait prendre forme d’ici quelques jours à Fort-Royal, la capitale du Royaume. Il avait à surveiller ce jeune garçon de 11 ans bagarreur, aux cheveux brun en pétard, et à s’assurer de le tirer d’affaire. Il avait la bonne mentalité et, si il survivait à cet assaut, il obtiendrait la force, ainsi que la vigueur nécessaire pour prendre la place de Leborgne à mes côtés et devenir mon nouvel exécuteur. Ce fut le cas. Il parvint à s’en sortir, malgré les canons qu’Adhémar avait utilisé pour tirer dans la foule. C’est un Jacob blessé et apeuré que Luther retrouva, caché dans des écuries. Il lui tendit la main, une main enveloppée dans un gant noir, et le garçon la saisit. Il deviendra très vite un excellent combattant, ainsi qu’un bourreau zélé. Son talent et sa débrouillardise étaient indéniables. Si il était plus désobéissant que Leborgne, il demeurait tout aussi efficace que ce dernier pour se débarrasser des nuisances. En réalité, son plus gros problème ce n’était ni son impulsivité, ni son agressivité. Au contraire, c’était même ce que j’attendais principalement de lui. En revanche, il n’avait clairement pas sa langue dans sa poche. Il avait la fâcheuse habitude d’insulter constamment ceux à qui il faisait face. Et on ne peut pas dire que son langage fleuri l’honorait. Je me rappelle d’une anecdote assez parlante à ce sujet. Jacob était chargé de récolter toutes les informations des filles qui travaillaient anciennement pour Scodelario, et qui étaient donc passées à mon service. Ce principe marchait, après tout. Pourquoi tout démanteler ? Il devait ensuite faire des rapports à Luther, lui annonçant tout ce qu’il avait appris. Néanmoins, il avait du flair. Il savait qu’il n’était pas seul à questionner ces filles de petite vertu, et que je récoltais également des informations sur mes propres alliés. C’est pourquoi, lorsqu’il se rendait chez elles pour « se détendre », et qu’une prostituée lui demandait : « Tout va bien, mon petit Jack en sucre ? » ; il répondait pratiquement toujours : « Si t’ouvres ta gueule : c’est juste pour me sucer. Et rien d’autre. » Très fleuri, donc. Je ne suis pas sûr de savoir si il savait y faire avec les femmes ou non, mais une chose est sûre : il rentra très vite dans son rôle et prit vraiment peu de temps avant de comprendre toutes les ficelles du métier. Nous avons eu des hauts et des bas tous les deux. Contrairement à Leborgne, je lui ai caché ma véritable identité jusqu’à la fin. Néanmoins, je l’ai toujours beaucoup apprécié. Il a bien su rebondir, au final. Et il a fait deux magnifiques jumeaux à ma sœur. Pourtant, ce n’était pas gagné. Mais je m’égare. Peut-être est-ce volontaire de ma part de m’éloigner à ce point du sujet. Tout simplement parce que je ne désire pas me rappeler de ce que j’ai inscris dans la seconde missive que je tendis à Héléna, ce jour-ci. Pourtant, je m’en souviens encore parfaitement. Je me souviens de chaque mot, de chaque voyelle, de chaque virgule. Les années ont passé. Ce qui est fait et fait. Et avec cette simple enveloppe : je venais de condamner mon village toute entier. Adhémar n’avait alors pas encore réglé le conflit entre les prophètes. Au contraire, les tensions religieuses étaient plus exacerbées que jamais. C’est la raison pour laquelle je choisis d’en profiter. Il me fallait m’assurer que le coupable paie. Quel qu’en soit le prix. Je chargeai ainsi Héléna de faire porter ce message à mes meilleurs falsificateurs. Ma demande était simple : les charger de créer un document, le plus ressemblant possible à des décrets officiels, faussement signé de la main du Prophète de Ragnor et régent de l’Ouest du Royaume : Kal’Drik, lui-même. Dans ce dernier stipulerait une myriade de provocations à l’encontre de Glardrog, le Porphète du Nord. En d’autres termes, il le défiait lui et les siens dans un affrontement, pour en finir une bonne fois pour toutes. Et ce village de Kürsk serait leur champ de bataille. Mes hommes firent un excellent travail. Ils dupèrent le prophète et ses fidèles. Et lors d’une belle nuit étoilée de cet an 1201, le lac de notre bourgade se gela. Tout le lac. Je savais quand cela aurait lieu. C’est pourquoi je m’étais arrangé pour que chacun de mes proches se retrouve à des endroits relativement protégés. En revanche, ce ne fut pas le cas de beaucoup d’autres villageois. Les hommes de Glardrog massacrèrent tous les pauvres malheureux qui se trouvaient sur leur passage. Ils assassinaient vieillards, femmes et enfants sans la moindre forme de pitié. À chacun de leur pas, la neige recouvrait de plus belle le sol et les toits de Kürsk. Certains tentèrent de se défendre. Peu y parvinrent. L’épais manteau blanc qui

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recouvrait alors mon village provenait de la magie du Prophète Glardrog lui-même. C’était une neige éternelle, qui jamais ne fondrait. Ce village était condamné. Et avec lui, ses habitants. Si nous réussîmes mes frères, mes sœurs, ma Mère, notre chien et moi-même à nous échapper avec quelques uns de nos amis, notamment grâce à la charrette de Simon Oyvey ; l’un des notres manquait à l’appel. En effet, mon Père décida de rester malgré tout, pour nous permettre de nous échapper. Il tenait à protéger les villageois. Il préférait mourir plutôt que d’abandonner qui que ce soit. Seulement, nous non plus : nous ne comptions pas l’abandonner. Le retrouvant face à face à Glardrog, il tint bon, tel un guerrier, jusqu’à ce qu’une aide inespérée ne survienne pour nous porter main forte. Une brigade de l’armée de Costerboros, menée par le Général Kazard en personne s’était rendue sur place, alertée par les hurlements des villageois et les épais nuages de neige plus qu’inhabituels en cette saison. Kazard était un homme craint. Un vétéran. Son seul nom suffisait à inspirer la crainte, même aux hommes aussi puissants et influents que le Prophète de Rognor. Le général faisant très vite comprendre à ce dernier que la missive qu’il tenait était une fausse et qu’il avait été berné, Glardrog disparut avec tous ses disciples dans une épaisse brume de givre. Kazard venait de sauver mon Père, ainsi que certaines personnes du village, telles que Skom Mazon, la petite brute. Néanmoins, ce village était devenu inhabitable. Il nous fallait partir, nous réfugier ailleurs. J’ignorais si tout cela avait suffit à éliminer le vrai responsable. Ce dont je venais de me rendre compte, néanmoins, c’est que mon acte égoïste et revanchard avait failli condamner mon propre Père. Si ce dernier avait péri des mains du prophète du Nord, j’ignore encore aujourd’hui comment j’aurais réagi. Peut-être que tout ce serait alors écroulé comme un château de cartes, sous le poids des remords. Mais le fait est qu’il nous fallait maintenant trouver un autre endroit où résider. Quelque part où nous réfugier, loin de ce Royaume en guerre, loin de ses services secrets, loin de ses prophètes. Je n’apprendrais que bien plus tard la vérité sur ce qu’il s’était vraiment passé ce jour-là. En effet, l’une des deux personnes nous ayant vendu à Adhémar avait bel bien péri. Il s’agissait de Durand, le père de Jacob. En tant que bûcheron, il n’était pas rare de le croiser en pleine forêt. Il nous avait aperçu avec son fils, ce jour là. Et il préféra nous dénoncer seulement nous, afin de ne pas créer d’ennuis à Jacob. Aujourd’hui, je peux le comprendre. Et je n’ai pas à le pardonner. Les lames des hommes de Glardrog s’en sont déjà très bien chargées. En revanche, son complice d’infortune, lui, avait survécu. Je ne le savais pas, à l’époque. Je préférais partir du principe qu’il n’y en avait qu’un et qu’il n’était plus. Mais les faits sont tout autres. Lorsque les chemins des différents villageois survivants s’éloignèrent les uns des autres, nous ne pensions jamais nous revoir un jour. Pourtant, les choses nous prouvèrent l’inverse 10 ans plus tard. Ce deuxième homme, celui qui avait affirmé les propos tenus par le Père de Jacob, nous recroiserons sa route à nouveau. À plusieurs reprises même. En même temps, une fois grand-père, il faut bien revoir ses petits-enfants de temps en temps. Et dire qu’il nous avait accueilli sous son toit, le jour même où notre maison fut incendiée… Lui aussi craignait pour ses enfants. C’est pourquoi je lui affirmai en face, le jour des révélations, que je ne comptais pas le tuer pour ce qu’il avait fait. Que je comprenais. Qu’un homme se devait de défendre sa Famille. Toujours. Il était dans la forêt lui aussi à ce moment-là. Il nous avait vu. Il était chasseur. La seule chose que je lui demandai en retour, c’était de cesser de me mentir en me disant qu’il était innocent. Parce que c’était une insulte à mon intelligence. Et que ça me mettait de mauvaise humeur. Mon Père savait où il nous fallait aller. Fut un temps, à l’époque où il était encore dans l’armée : il avait sauvé un grand noble du nom de Sir. Alexander de la Vérandrie. Ce dernier lui a toujours répété qu’il avait une dette éternelle envers lui. Sans vraiment n’avoir nulle part ailleurs où aller : il jeta son dévolu sur son royaume : la Vérandrie. Seulement, il nous fallait faire vite. Le pont, créé par le mage Garriban il y a de cela des siècles reliant les deux Royaumes, se feraient bientôt détruire suite à des demandes diplomatiques pour l’instauration d’entente cordiale entre eux. Si nous n’arrivions pas là-bas à temps : nous serions abandonnés à notre sort au milieu d’un monde

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ravagé par le conflit. Et tout Monsieur S que j’étais, je n’aurais aucun moyen de m’en sortir cette fois. Fort heureusement, nous réussîmes à atteindre notre destination à temps. Nous dûmes prendre un raccourci néanmoins… Un raccourci dans lequel nous aperçûmes tout ce qu’Adhémar était prêt à faire subir aux races qu’il jugeait inférieures et ennemies, profitant d’eux pour moderniser son armée. Des centaines de nains, enchaînés, maltraités, forcés de travailler sans relâche, des naines dans des cages, forcées d’enfanter pour créer plus de main d’œuvre… Adhémar se servait d’eux pour créer ce que l’on appellera ensuite les « Soldats Suprêmes » : des armures de qualité naine enchantées par les mages elfiques, les animant. La nouvelle main du Roi dissolut ainsi l’intégralité des membres humains de son armée pour les remplacer par ces créations de métal, ne conservant que les généraux humains à ses côtés pour les contrôler. Ces armures avaient la spécificités de n’avoir aucun point faible, si ce n’est la source de leur magie. Avec elles, il parvint à renverser le cours des choses et à reprendre l’ascendant sur ses ennemis de toujours : l’Île des Miracles. Je pourrais consacrer plusieurs chapitres entiers à l’histoire de cet intriguant personnage qu’était le Comte Auguste Adhémar. Son passé, l’époque de la Main du Roi, la bataille du Palais, la suite … Mais, il ne faut pas presser les choses. Nous aurons tout le temps de reparler de mon adversaire le plus redoutable une autre fois. Pour l’heure, ce n’était de toute façon que la tragédie de Kürsk qui m’importait. Et cette légende du village enneigé pour l’éternité est encore et toujours d’actualité aujourd’hui… Et à jamais. Lorsque nous quittâmes, pour de bon, notre continent tout entier, la réalisation d’à quel point cet ancien monde me manquait atteignit son paroxysme. L’éternel manteau blanc qui recouvrait Kürsk avait emporté avec lui les derniers restes de ce beau passé si cher à mon cœur. Il nous fallait, à présent, changer, nous adapter au monde qu’était le notre. Dès qu’il sut où j’étais parti, Luther chargea ses meilleurs hommes de rejoindre la Vérandrie pour m’y retrouver. Il s’y rendra également en personne, quelques années plus tard, pour continuer de superviser le Gant Noir là-bas, laissant Jacob s’occuper de Costerboros. Quoiqu’il en soit, nous nous installâmes dans le Palais de Sir. Alexander de la Vérandrie, pendant 10 ans. Dix longues années où nous pûmes nous redécouvrir tous ensemble, évoluer, rencontrer de nouveaux alliés et tisser de forts liens entre nous. Des liens éternels. Ou en tout cas : que je voulais éternels. Comme beaucoup de choses, en vérité... Cependant, l’image de Kürsk ne m’abandonna jamais. Au risque de me répéter : la nostalgie est l’une des sensations qui m’impacte le plus, encore aujourd’hui. Depuis mon plus jeune âge, je ne suis jamais parvenu à oublier le passé. Je n’ai jamais parfaitement réussi à tourner la page. Pour rien. J’ai toujours eu beaucoup de mal à accepter que les gens et les choses auxquelles je tenais puissent partir pour toujours et ne plus jamais revenir. C’est aussi la raison pour laquelle : je fis construire, bien plus tard, sur une île vagabonde qui m’appartenait intégralement : une copie conforme de Kürsk. Dans les moindres détails, les moindres objets, même les races d’oiseaux qui virevoltaient dans les arbres, à l’époque. Tout y était. Cela prit plus de 15 ans à construire, de mémoire. Et lorsque je m’y rendis enfin, tout était comme à Kürsk. La neige en moins, évidemment. La sensation de déjà-vu fut d’ailleurs d’autant plus forte lorsque je vis la réplique exacte de ma maison, la pièce maîtresse de cette méticuleuse reproduction, être une fois de plus brûlée, réduite en un nouveau tas de cendres. Je savais qui étaient ceux responsables de cela. Mieux que quiconque. Et je finis tout de même par leur pardonner. Je compris, ce jour là, que certaines choses ne pouvaient être conservées ad vitam æternam. C’était ainsi. Finalement, en ce nouveau jour de l’an 1201, nous atteignîmes enfin la Vérandrie, ma Famille et moi. Nous venions alors tout juste d’entrer dans un tout nouveau chapitre de notre histoire. Un tout nouveau chapitre de mon histoire. L’histoire de ma Famille. L’histoire de ma vie.

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Articles inside

Chapitre XVIII : La Légende de Kürsk ............................................................................... 280

43min
pages 278-289

Chapitre XVII : Mon Sixième Anniversaire ....................................................................... 274

19min
pages 272-277

Chapitre XIII : Le cas Francesca Scodelario - Partie 2 : Eldeth Grisebrum .............. 182

43min
pages 180-193

Chapitre XII : Le cas Francesca Scodelario - Partie 1 : La Rencontre..........................162

1hr
pages 160-179

Chapitre XVI : Une Nouvelle Fratrie.................................................................................... 260

43min
pages 258-271

Chapitre X : Le coup de grâce .................................................................................................. 124

1hr
pages 122-142

Chapitre XI : Œil pour œil ........................................................................................................ 145

47min
pages 143-159

Chapitre IX : Orchestrer dans l'ombre ..................................................................................... 109

44min
pages 105-121

Chapitre VI : La Cour des Grands ............................................................................................. 53

1hr
pages 50-71

Chapitre VIII : Le Gant Noir ....................................................................................................... 94

34min
pages 91-104

Chapitre VII : Du Sang sur les Mains ....................................................................................... 77

53min
pages 72-90

Chapitre V : Le Trésor de Subario ............................................................................................. 38

42min
pages 36-49

Chapitre III : Compréhensions .................................................................................................... 20

12min
pages 20-23

Chapitre IV : La Première étape ................................................................................................. 25

36min
pages 24-35

Chapitre II : Mes Parents .............................................................................................................. 12

25min
pages 12-19

Chapitre I : Origines ...................................................................................................................... 99

8min
pages 9-11
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