FICTION DU RÉEL
Apesanteur PRÉAMBULE Chers lecteurs, La quarantaine nous ayant tous plongé dans une « Fiction du réel », ce texte de la série s’appuie donc sur des expériences vécues et partagées avec d’autres Strasbourgeois et citoyens du monde qui m’ont aidé à imaginer le personnage principal.
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OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte et photos : Eleina Angelowski
Plus de nouvelles de Dimitri. Depuis le soir du déconfinement du 11 mai. On n’oubliera pas la date. Ce soir ils ont échangé deux sms où ils s’étaient dit que les bateaux seront bientôt à l’eau sur l’Ill et la vie allait enfin recommencer à couler tranquille… comme avant, ou presque. Mais le jour de la reprise de Batorama, on ne l’a pas revu pour le départ à la Citadelle. Il n’était même pas en retard, comme ça lui était déjà arrivé quelques fois. Certes, Dimitri avait l’habitude de disparaître des réseaux sociaux et de faire le mort, mais pour le boulot il était réglo. On savait que parfois il entrait en période d’écriture et n’allait pas rejoindre les potes pour une soirée bière. On leur pardonne aux artistes, ces éternels déplacés ! Lui en plus, l’avait dans les gênes, la maladie de la liberté, sixième génération de mariniers alsaciens qu’il était. Ces gitans du fleuve, les Wassertsiginiers, s’appelaient eux-mêmes des Scheffisch, des gens de l’eau, et n’avaient pas l’habitude de se mêler aux sédentaires. Mais leur temps s’était écoulé avec la mondialisation dans les années 80’, les péniches Freycinet gisaient depuis, découpées dans les cours de certains qui affectionnaient le goût rouillé de la nostalgie. Dimitri était né avec ce goût sous la langue. Il rêvait de devenir écrivain, mais n’avait ni les pistons, ni le caractère de fréquenter de près le monde de l’édition. En loup solitaire, il avait fini le Lycée de Navigation, avait bossé ensuite dans la flotte commerciale un moment, puis a trouvé ce boulot qu’il considérait très « lyrique » : conducteur de bateau-mouche à Strasbourg.
Servir l’émerveillement des gens qui découvraient Strasbourg depuis le fleuve, ça lui remplissait le cœur. Pendant les quatre tours d’une heure et quart par jour il était seul derrière le gouvernail, sans la présence d’une hiérarchie quelconque, juste lui, le matelot et les gens en arrière. Il avait l’impression d’être un conteur qui tournait pour son public reconnaissant les pages d’histoire de Strasbourg. Un poème ! C’était un très bon capitaine qui aimait soigner le bateau et les gens à bord, mais ne s’entendait pas toujours avec la direction… Normal, à 44 ans, il en avait avalé des livres, avait écrit une vingtaine de nouvelles et trois recueils de poésie, bref, il sortait du moule. Même pour sa famille avec laquelle il n’entretenait plus trop de relations. Aujourd’hui, à la reprise, François était saisi d’inquiétude. Après le travail, il allait sonner chez Dimitri pour se rassurer que tout allait bien. Il avait les clés de réserve de son appart rue des Serruriers, parce que distrait comme il est, Dimitri avait trinqué plus d’une fois pour se faire dépanner après avoir claqué la porte en sortant la poubelle. Étrange, la porte-fenêtre de la cuisine donnant sur le petit balcon est ouverte sur une vraie prairie de plantes aromatiques. Tout est rangé, paisible dans la lumière orange du couchant. Le rouge des géraniums en pot flambe sur le frigo. Il l’avait vidé, à l’exception d’une bière. Le lit dans le salon-chambre aux murs remplis de livres, est défait. Sur la tablebureau derrière la fenêtre, François perçoit un rayon de présence, un cahier ouvert. Il s’approche, la page tourne toute seule et ferme le cahier. Il le prend alors en main et lit, depuis le début :