COVID-19
L’AFRIQUE AU FRONT AVEC : Tidjane Thiam Kaberuka, Vera Songwe Clyde Fakhoury Moussa Seydi
, Ngozi Okonjo-Iweala
, Trevor Manuel, Donald
, Kako Nubukpo, Radhi Meddeb
, Nabil Karoui
, Jack Ma
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, Rony Brauman, Gaël Darren Maganga,
, John Nkengasong, Serge Paul Eholié, Francis Akindès,
Jean-Jacques Muyembe Tamfum, Hechmi Louzir, Samy Allagui, Nissaf Ben Alaya
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Ilhem Boutiba Ben Boubaker, les entreprises marocaines et les ouvriers et les ouvrières qui fabriquent des masques Freddy Tsimba
, les praticiens de terrain, Maud-Salomé Ekila
, Yassin Adnan
N °4 0 4 - MAI 2020
M 01934 - 404 - F: 4,90 E - RD
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0
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édito LA FIN D’UNE ILLUSION Début mai. Nous pensions être invincibles et notre monde, pourtant, est sens dessus dessous. Un virus parti d’une grande ville industrielle de Chine s’est lancé sur les routes de la globalisation. À cette date, au moment où ces lignes sont écrites, près de 4 millions de personnes ont officiellement été touchées par ce nouveau coronavirus, au nom sèchement scientifique de Sars-CoV-2. Avec près de 300 000 décès. Surtout, mais pas toujours, des personnes fragiles ou âgées. Par rapport à 7 milliards d’habitants, cela pourrait presque paraître « gérable ». Et pourtant non, le pouvoir de contagion de l’organisme est tel que si rien n’était fait pour le stopper, près de 70 % de l’humanité serait infectée. Avec un coût humain « ingérable » justement. Donc, notre monde sens dessus dessous est pratiquement à l’arrêt, avec des confinements généralisés, des fermetures d’écoles, d’entreprises. C’est la méthode moyenâgeuse, celle que l’on utilisait contre la peste et ses résurgences. Et nous qui avions conquis la terre et les airs, nous voilà ramenés à notre enclos, à notre quartier, à notre village. Les avions majestueux, symboles de notre suprématie, sont cloués au sol. Et nous tous sommes en attente d’un vaccin hypothétique, même si l’on sait que les coronavirus savent très bien éviter les vaccins… Quelle violente et stupéfiante leçon d’humilité. Et là, maintenant, on se déconfine tout doucement, comme si nous étions sur « le dos du tigre », avec la mise en place de protocoles sanitaires d’une exigence telle que le retour à « avant », à une vie normale paraît illusoire. On avance tous comme sur un fil, menacés par ce Covid-19 dont l’on connaît si peu de choses, hébétés devant l’ignorance générale et l’impuissance du politique, assourdis par le bruit et la fureur du débat médical, étourdis par l’injonction à changer de monde et d’habitudes, comme si tout cela pouvait se faire juste en le décidant… AFRIQUE MAGAZINE
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PAR ZYAD LIMAM
L’Afrique n’est pas épargnée par cette immense tempête. Mais près de trois mois après les premiers cas (en Égypte, début février), elle semble pour le moment écrire cette histoire en dehors du scénario catastrophe promis d’avance. Début mai, le continent comptait environ 44 000 contaminations recensées, soit un peu plus de 1 % du total mondial, alors qu’il concentre 17 % de la population humaine. Le virus progresse, il n’est pas stoppé, mais sa diffusion reste lente. Aucune situation de cluster n’est hors de contrôle. Le taux de mortalité est faible. Les « savants » se perdent en conjectures et en tentatives d’explication. On parle évidemment de la jeunesse de la population, ou du fait que les Africains seraient pour une raison ou pour une autre (?) mieux protégés sur le plan épidémiologique que d’autres populations. Du fait aussi que les mobilités intercontinentales sont limitées, que l’insertion de l’Afrique dans l’économie mondiale reste marginale. Et que donc, d’une certaine manière, le sous-développement nous mettrait partiellement à l’abri du virus. Tout cela est probablement plus ou moins vrai (ou faux), mais on passe à côté d’une partie de l’histoire en cherchant systématiquement des explications externes. L’Afrique a su, aussi, globalement réagir. Avec ses moyens. Ses hommes et ses femmes. Les frontières ont été rapidement fermées. Des procédures souples de confinement ont été mises en place, et, malgré tout, elles ont été relativement respectées. Les populations que l’on décrit complaisamment comme indisciplinées mesurent le danger et se protègent du mieux qu’elles peuvent. Les États développent une réponse, mobilisent leurs forces. En Côte d’Ivoire, des structures hospitalières ad hoc ont été construites en quelques jours. Au Maroc, les masques et même les respirateurs sont sortis des usines locales reconverties. À Djibouti et à l’Île Maurice, on teste massivement. Les chefs d’États mobilisés ont aussi obtenu un allègement du fardeau de la dette. Les « élites » participent aux efforts. Des plans d’accompagnement ont été mis en place pour protéger les entreprises et les populations les 3
plus fragiles. Il y a un « sens commun » que l’on retrouve rarement en Afrique. Encore une fois, personne ne sait ce que l’avenir nous réserve, mais là, maintenant, le continent aura montré une véritable capacité de réaction. Et les théoriciens de « l’effet pangolin », avec leur effondrement socio-politicosanitaire historique, en sont pour leurs frais. Une situation d’autant plus surprenante si l’on prend une contre - image, celle d’un Occident tout-puissant pourtant ravagé par la pandémie. Ce monde « sens dessus dessous » est aussi un monde « à l’envers ». Aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, en Italie, en Espagne, les victimes se comptent par dizaines de milliers. Les économies ont été mises à l’arrêt, entraînant une facture stupéfiante. Les libertés individuelles sont sacrifiées au profit de l’urgence sanitaire. Ces sociétés riches, sophistiquées, « protégées », se sont révélées « pesantes », comme incapables de voir venir le danger, incapables d’appréhender une rupture si massive de sécurité et de certitudes… Le système est apparu comme ayant échoué, avec des bureaucraties dysfonctionnelles et débordées. Ces grandes puissances industrielles auront eu toutes les difficultés à acheter des masques ou à en fabriquer. Des masques… Pareil pour les tests sérologiques. L’impuissance est presque complète. L’Union européenne se fissure dans un « chacun pour soi » suicidaire au bénéfice hypothétique de ceux qui se croient les plus riches, les plus forts aujourd’hui : l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas… Les États-Unis, le cœur de l’« empire », l’hyperpuissance, sont apparus nus, divisés, chaotiques, gouvernés par un président fantasque, cyclothymique et une « administration » inefficace et désarticulée. La Chine elle-même, la grande success-story des quarante dernières années, ce modèle de l’émergence, se révèle fragile, confirmée dans son autoritarisme, prête à réprimer d’une main de fer toute dissension interne (sur la gestion de la crise et la responsabilité du parti-État) et à rejeter avec dédain toute interpellation externe (à propos des chiffres et de l’origine de la pandémie). Le modèle qui fait sa puissance, l’usine du monde, va être remis en cause par un Occident affaibli mais coriace, bien décidé à reprendre en main la maîtrise de ses lignes de production. Avec le Covid-19, la hiérarchie du monde est bousculée. Les équilibres anciens vont bouger. Toutes les grandes épidémies ont eu des conséquences. Ce virus va changer notre façon de vivre. Le choc « anthropologique », cette mise en arrêt brutal du système, a été 4
trop fort. On sent que cette pandémie agit comme une sorte d’alarme, un appel à un changement de logiciel, de paradigme, de redéfinition des priorités. Aux quatre coins du monde, on parle d’un monde nouveau. On sent confusément que l’humain doit se réconcilier avec son environnement. Qu’il doit accepter de composer avec les éléments de la biosphère, qu’il n’est pas toutpuissant, qu’il n’est qu’une entité parmi d’autres. Que son destin est lié à tout le reste du vivant. Que même si le Covid-19 disparaissait par miracle de notre horizon, d’autres virus sont là, tapis, en attente, comme depuis la nuit des temps. Et que même sans les virus, le changement climatique, la pollution, la démographie projettent AFRIQUE MAGAZINE
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404 – MAI 2020
YORIYAS YASSINE ALAOUI ISMAILI
À Asilah, au Maroc, durant le confinement, le 23 mars dernier.
une ombre formidable et menaçante sur notre futur. Nous sommes dans le déséquilibre. Il faut retrouver une mesure, nous réinscrire dans le karma de la planète. Comment changer ? Transformer nos modes de production ? Renoncer à la surexploitation des ressources, à l’énergie carbone, à l’agriculture intensive ? Comment retrouver un équilibre sans rompre l’impératif de développement ? La croissance des quarante dernières années a aussi permis de sortir de la pauvreté des centaines de millions d’êtres humains. Et des centaines de millions d’êtres humains attendent leur tour. En particulier en Afrique. Un repli sur soi, une démondialisation chaotique, une politique de décroissance massive impliquerait le AFRIQUE MAGAZINE
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retour de la précarité, y compris dans les pays riches. Des millions d’emplois, des industries entières risquent le sinistre majeur, ce qui rend surréalistes les différents discours maximalistes sur les bienfaits de ce « retour à la nature », de ce nouveau minimalisme. Nous ne reviendrons pas comme « avant ». Nous vivons la fin d’une illusion, celle de notre toute-puissance et la fin d’un monde, celui de la fuite en avant permanente. Le profit et la digitalisation ne sont pas une fin en soi. Quelque chose de nouveau est en train d’advenir. Nous devons inventer le futur, trouver cet équilibre impérieux entre les exigences du vivant et les besoins des hommes. Pour ne pas disparaître. ■ 5
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SPÉCIAL COVID-19 26 L’AFRIQUE AU FRONT par Zyad Limam
28 LES QUATRE MOUSQUETAIRES Tidjane Thiam, le retour à l’Afrique 33 Ngozi Okonjo-Iweala, la dame de fer 34 Donald Kaberuka, la force tranquille 35 Trevor Manuel, une expérience inégalée par Jean-Michel Meyer et Zyad Limam
36 Vera Songwe sonne le tocsin par Jean-Michel Meyer
38 Kako Nubukpo « Une grande leçon pour les dirigeants » par Cédric Gouverneur
P.8
40 Radhi Meddeb « Transformons le modèle économique tunisien ! » par Frida Dahmani
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44 Clyde Fakhoury «On sous-estime la capacité de réaction de l’Afrique»
ÉDITO La fin d’une illusion
par Zyad Limam
par Zyad Limam
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ON EN PARLE
46 Jack Ma, un ami qui vous veut du bien…
Santrofi, passion highlife !
52 Nabil Karoui de retour sur le terrain !
C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN
CE QUE J’AI APPRIS Moh! Kouyaté
par Frida Dahmani
54 Rony Brauman « L’espoir d’une exception africaine »
par Astrid Krivian
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C’EST COMMENT ? Jeunes, oui mais…
par Anne-Cécile Huprelle
par Emmanuelle Pontié
P.13
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VINGT QUESTIONS À… Christelle Ratri par Astrid Krivian
par Cédric Gouverneur
58 Gaël Darren Maganga : « L’homme a amené la jungle en ville » par Astrid Krivian
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Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com
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AFRIQUE MAGAZINE
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FONDÉ EN 1983 (36e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com Assisté de Laurence Limousin
llimousin@afriquemagazine.com RÉDACTION Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com
P.46 62
Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com
À LA BARRE, FACE À LA PANDÉMIE Moussa Seydi, John Nkengasong, Serge Paul Eholié, Francis Akindès et Jean-Jacques Muyembe Tamfum
Jessica Binois PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO
Dounia Ben Mohamed, Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Catherine Faye, Cédric Gouverneur, Anne-Cécile Huprelle, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Fouzia Marouf, Jean-Michel Meyer, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.
par Cédric Gouverneur
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Ils sont au contact et témoignent
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Une équipe tunisienne pour faire face
par Emmanuelle Pontié
VIVRE MIEUX Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF
avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.
par Frida Dahmani
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VENTES
Au Maroc, le miracle des masques
EXPORT Laurent Boin TÉL. : (33) 6 87 31 88 65 FRANCE Destination Media 66, rue des Cévennes - 75015 Paris TÉL. : (33) 1 56 82 12 00
par Jean-Michel Meyer
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Maud-Salomé Ekila « Le danger va au-delà de la maladie »
ABONNEMENTS
Com&Com/Afrique Magazine 18-20, av. Édouard-Herriot 92350 Le Plessis-Robinson Tél. : (33) 1 40 94 22 22 Fax : (33) 1 40 94 22 32 afriquemagazine@cometcom.fr
par Anne-Cécile Huprelle
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P.58
Freddy Tsimba La création en résistance
COMMUNICATION ET PUBLICITÉ
par Fouzia Marouf
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COVID-19
Yassin Adnan «Le Maroc vit un tournant décisif» par Astrid Krivian
EYEVINE/ABC/ANDIA.FR - DR
86 87 88 89
VIVRE MIEUX Renforcer son immunité pour mieux résister aux virus Comprendre les douleurs de croissance Mémoire : ses bons amis et… ses ennemis Comment tenir le diabète à distance par Annick Beaucousin et Julie Gilles
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AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR 31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768 200 euros. PRÉSIDENT : Zyad Limam. Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur : Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz. Commission paritaire : 0224 D 85602. Dépôt légal : mai 2020. La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2020.
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ON EN PARLE C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode et du design
SANTROFI PASSION HIGHLIFE ! MUSIQUE
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Révélé sur scène, le groupe ghanéen sort son premier album, un CONDENSÉ D’ÉNERGIE nourri de highlife, d’afrobeat et de traditions caribéennes. Irrésistible.
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404 – MAI 2020
En ces moments si durs d’épidémie et de distanciation sociale, une belle sélection quand même, pour penser à autre chose, lire, écouter, regarder, s’évader.
DANS LA MYTHOLOGIE des peuples Akan, le santrofi est un magnifique oiseau au plumage coloré. Il est interdit de le mettre en cage car le malheur pourrait s’abattre sur la maison. En revanche, le voir voler dans le ciel est un signe de chance… Il était donc plutôt de bon augure pour ce groupe de se baptiser de ce nom. Ils ont enflammé des festivals anglais, portugais, danois ou finlandais, avant de parfaire ce premier album, qui s’ouvre sur l’enthousiasmant et percussif « Kokrokoo ». Les huit Ghanéens se sont rencontrés à Accra il y a plusieurs années, en tant que musiciens de studio pour Nana Ampedu, Ebo Taylor, Gyedu-Blay Ambolley, Sarkodie ou encore 2Face Idibia, Richard Bona… Tous les inspirent aujourd’hui dans leurs compositions. « Nous avons décidé de former un collectif et d’écrire nos propres chansons afin de poursuivre l’héritage de la musique highlife », explique le bassiste et producteur Emmanuel Ofori. Tout est groovy, pulsatile, funky et flamboyant, et rappelle où se trouvent les racines de l’afrobeat : dans le highlife. Même si une ballade comme « Mobo » s’avère plus downtempo… « Aussi rafraîchissant que soit le son highlife, il n’est pas assez connu. La plupart des jeunes ne s’y intéressent pas, car ils le pensent destiné aux générations antérieures. Sur Alewa, on trouve cependant des rythmes inexploités, de superbes mélodies indigènes et des paroles positives dont le monde a besoin aujourd’hui. Nous voulons être les ambassadeurs de ce genre et le rendre aussi populaire que le reggae, le hip-hop ou le funk ! » précise Ofori. Quant au nom de l’album, il s’agit d’une métaphore se référant à un bonbon ghanéen aux rayures noires et blanches. Un joli symbole de tolérance interraciale… Quand on demande à Ofori s’il a un message à faire passer, il répond simplement : « L’amour, le positivisme, l’unité, la reconnaissance, le karma. » Tout ce dont l’on a besoin en ce moment. ■ Sophie Rosemont SANTROFI, Alewa, OutHere/L’Autre distribution. 9
ON EN PARLE SOUNDS
À écouter maintenant !
❶ Amarula Café Club Vol.II, Zuma Records
DES GARÇONS ENCORE VERTS
En pleine Normandie, un JEUNE GUINÉEN construit une case… et une belle amitié avec un petit autochtone. ALHASSANE, 17 ans, est hébergé par des familles d’accueil dans le nord-ouest de la France, après deux ans d’un éprouvant voyage depuis son pays, la Guinée Conakry. En voix off, il raconte en malinké les geôles libyennes, la traversée de la Méditerranée, les embûches administratives et judiciaires… Mais à l’écran, on ne voit que des champs de lin et de verts pâturages. Un décor bucolique dans lequel Alhassane noue une belle amitié avec Louka, 13 ans. Ils se mettent alors à construire une cabane qui ressemble à une case de la savane africaine. La réalisatrice Ariane Doublet a évité tout ce que l’on a déjà vu dans les films qui évoquent l’expérience des migrants venus d’Afrique subsaharienne. Pas de camps, pas de policiers, pas de juges. Mais un dialogue permanent et tout simple entre ces deux jeunes garçons de cultures bien différentes, qui apprennent à se connaître. Au milieu des vaches, des lapins et des renards, dans ce paysage rural en bord de mer, on croise quelques habitants dont le regard sur ce grand ado noir est particulièrement bienveillant. Alhassane a fui son pays, sa condition, et va pouvoir s’émanciper. Il veut devenir mécanicien. Et français. « Je veux une vie tranquille », dit-il. C’est aussi une belle ambition. ■ Jean-Marie Chazeau GREEN BOYS (France), documentaire d’Ariane Doublet. Disponible sur les plates-formes de VOD. 10
❷ Thundercat
It Is What It Is, Brainfeeder Records
Pour son quatrième album, Stephen Lee Bruner, alias Thundercat, réussit de nouveau à nous embarquer dans un trip afrofuturiste. Entre funk, jazz, electronica et hip-hop, It Is What It Is est produit aux côtés de son meilleur ami, Flying Lotus, et invite pléthore de cadors de la scène US actuelle : Childish Gambino, Kamasi Washington, Steve Lacy… Un disque à la fois intime et interstellaire.
❸ Onipa
We No Be Machine, Strut Records Ce duo londonien formé par K.O.G. (Kweku of Ghana) et Tom Excell (du groupe Nubiyan Twist) a recruté le batteur Finn Booth et le claviériste Dwayne Kilvington pour enregistrer cette mixture d’obédience ghanéenne. Sur un terreau électropop se mêlent synthés, kora, sanza, percussions et guitares soukous. En langue akan, « onipa » signifie « humain ». Ce qui va parfaitement avec la chaleureuse empathie de la musique du groupe. ■ S.R. DR
DOCU
Ici, les origines sont diverses : Sénégal pour Axel, La Réunion pour Yann, Madagascar pour Arnaud, Italie pour Vincent. Ce qui s’entend dans dd une musique pop mais boostée par des influences rock, afrobeat ou hip-hop. Composé d’instrumentistes et arrangeurs capables de produire leurs propres chansons, ce quatuor basé en banlieue parisienne n’a pas fini de nous faire danser.
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Le nouvel opus de la saga 007 est finalement prévu pour novembre.
CINÉ
SORTIR PEUT ATTENDRE
NICOLA DOVE © 2019 DANJAQ, LLC AND MGM. ALL RIGHTS RESERVED - DR
Le COVID-19 aura provoqué la fermeture des salles obscures et le report de plusieurs festivals majeurs. Résultat, de nombreux films voient leur programmation décalée à 2021, voire plus loin encore ! LE TITRE DU NOUVEAU JAMES BOND était prémonitoire ! Le nouvel opus de la saga 007, Mourir peut attendre, devait sortir en avril partout dans le monde, mais ce sera finalement le 11 novembre. Il faudra donc patienter avant de voir comment le célèbre agent secret va reprendre du service, après s’être retiré en Jamaïque et avoir été remplacé à Londres par une femme noire et plus jeune (incarnée par la comédienne britannique Lashana Lynch)… Parmi les autres blockbusters déprogrammés, Maverick, la suite de Top Gun, prévue en juin, arrivera finalement en décembre – trente-quatre ans après le premier épisode, nous ne sommes plus à quelques mois près. Chez Disney, Mulan version live action, prévu fin mars, arrivera sur les écrans avec quatre mois de retard, en juillet. Et pour les héros Marvel, Black Widow sera visible en octobre au lieu d’avril, tandis qu’Eternals a vu sa sortie décalée de novembre 2020 à février 2021. Les reports vont parfois encore plus loin : le nouvel Indiana Jones, calé sur juillet 2021, est désormais très précisément annoncé pour le 27 juillet 2022 ! AFRIQUE MAGAZINE
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Côté français, la Gaumont a reporté à la fin de l’été le vrai-faux documentaire Tout simplement noir, de Jean-Pascal Zadi (auteur de Black Snake, la légende du serpent noir) et John Wax, une comédie prenant à rebrousse-poil aussi bien les racistes que les communautaristes… On guettera également la sortie du nouveau film de Haifaa al-Mansour, la première réalisatrice saoudienne (Wadjda, 2012) : après un film américain (Mary Shelley, 2017), elle a tourné dans son pays The Perfect Candidate, mettant en scène une femme s’engageant en politique. Prévu en avril, le film devrait être dans les salles européennes en août. Par ailleurs, beaucoup de tournages ont dû être interrompus ou n’ont même pas pu commencer à cause des mesures de confinement à travers la planète… C’est le cas pour celui d’Abderrahmane Sissako : le cinéaste mauritanien, dont la dernière réalisation, Timbuktu, remonte à six ans, devait filmer en avril les premières scènes de La Colline parfumée en Afrique et… en Chine ! ■ J.-M.C. 11
ON EN PARLE
LITTÉRATURE LA FORCE DES MOTS
ESSAIS
Une sélection d’ouvrages intemporels, à DÉCOUVRIR ou à redécouvrir. Le temps du confinement. par Catherine Faye
Pascal Boniface, Armand Colin, 144 p., 9,90 €. Les jugements à l’emporte-pièce ne résistent pas à l’examen scrupuleux du géopolitologue.
ROMANS
LE COMTE DE MONTE-CRISTO Alexandre Dumas, Le Livre de Poche, 2 tomes, 780 p. et 800 p., 7,40 €.
21 LEÇONS POUR LE XXIE SIÈCLE
Une vengeance implacable, du château d’If aux salons parisiens, en passant par la Méditerranée des contrebandiers.
Yuval Noah Harari, Albin Michel, 384 p., 23 €. L’auteur de Sapiens propose des réflexions sur les grands défis et les sujets fondamentaux de notre ère.
LES CHUTES
PHOTOS
1984
AFRICA STATE OF MIND
George Orwell, Gallimard, 384 p., 21 €.
Veuve après sa nuit de noces, Ariah est victime d’une impitoyable malédiction ancrée dans l’Amérique des années 1960.
Liberté est servitude. Ignorance est puissance. Telles sont les devises du régime de Big Brother. À relire de toute urgence.
DE SANG-FROID Truman Capote, Folio, 512 p., 9,70 €.
ORLANDO Virginia Woolf, Le Livre de Poche, 352 p., 7,70 €. Les aventures insolentes d’un héros protéiforme qui traverse trois siècles, en se réveillant tour à tour homme ou femme.
BANDE S DE S S INÉ E S
Ekow Eshun, Thames & Hudson, 272 p., 45 €. Avec plus de 50 artistes, la jeune génération capture en images ce qui fait l’essence de son continent.
L E C T U R E S G R AT U I T E S
DISPONIBLES EN LIGNE Des nouvelles du monde entier, sur zulma.fr. Un texte inspirant, tous les trois jours, des éditions 1 001 Nuits, sur fayard.fr. DR (5) - CAPTURE D’ÉCRAN
Joyce Carol Oates, Points, 576 p., 8,50 €.
Inspiré de faits réels, un récit troublant sur le processus qui mena deux marginaux à tuer quatre personnes dans le Kansas.
50 IDÉES REÇUES SUR L’ÉTAT DU MONDE
CORTO MALTESE, LES ÉTHIOPIQUES Hugo Pratt, Casterman, 96 p., 18 €. HABIBI Craig Thompson, Casterman, 672 p., 29 €. LES PASSAGERS DU VENT François Bourgeon, Delcourt, 240 p., 39,50 €. LE PREMIER HOMME Jacques Ferrandez, Gallimard, 184 p., 24,50 €. PRÉFÉRENCE SYSTÈME Ugo Bienvenu, Denoël, 168 p., 23 €.
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Lubiana
NÉO SOUL
nous fait voyager Elle vient de Bruxelles, joue de la kora malienne et a enregistré en Californie…
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C’EST AUPRÈS DE TOUMANI DIABATÉ, l’un des plus grands joueurs de kora malien, que la chanteuse a appris ce merveilleux instrument, peu pratiqué par les femmes car il se transmet de père en fils. Voilà déjà une preuve du caractère bien trempé de Lubiana, née d’une mère belge et d’un père camerounais, en contraste avec le velours qui lui sert de voix. On l’entend tout au long de ses chansons, enregistrées à Los Angeles avec Om’Mas Keith, producteur habitué d’Erykah Badu, Kanye West ou Frank Ocean. Entre pop contemporaine et soul acoustique, son premier EP, Self Love, est à la fois contemplatif et solaire : dotée d’une voix d’or, Lubiana s’y met à nu, revisite ses racines et son éducation, tout en voyant large au présent. À suivre de près. ■ S.R. LUBIANA, Self Love, 6&7. AFRIQUE MAGAZINE
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ON EN PARLE SELF MADE (États-Unis), série de Nicole Asher. Avec Octavia Spencer, Blair Underwood. Disponible sur Netflix.
Le charisme d’Octavia Spencer sert l’histoire de cette success-story méconnue.
SÉRIE
DE L’OR EN BARRETTES
MADAME C.J. WALKER a été la première femme autodidacte multimillionnaire aux États-Unis… et elle était afro-américaine : un exploit en 1910 ! Cette mini-série en quatre épisodes raconte comment cette fille d’esclaves, blanchisseuse, a créé un produit pour les cheveux des femmes noires qui a rencontré un succès fulgurant. Elle l’a d’abord vendu sur les marchés, avant de construire et de diriger une usine pour fabriquer toute une gamme ! Créant ainsi un véritable empire avec son armée de vendeuses et ses succursales. La reconstitution soignée et le charisme d’Octavia Spencer (oscarisée en 2012 pour son rôle dans La Couleur des sentiments) servent l’histoire de cette success-story méconnue. Mais l’on n’en dira pas autant du choix de la musique, anachronique, et des effets de mise en scène dignes d’une telenovela. ■ J.-M.C.
ONLINE
Le ciné à la maison L
Le Centre cinématographique marocain diffuse sur son site un programme de 25 longs-métrages.
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EFFET COVID-19 : ironiquement, la fermeture des salles de d cinéma entraîne une nouvelle visibilité pour les réalisateurs africains grâce à Internet… Le site s lacinetek.com a eu la bonne idée de demander à des cinéastes de lister leurs films favoris : le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun, par exemple, propose de visionner une rareté de sa compatriote, T Zara Mahamat Yacoub, Dilemme au féminin, entre un Chaplin et un Tarantino. Les festivals Z prennent également le virage, faute de pouvoir organiser des projections : la plate-forme tunisienne p artify.tn a accueilli le deuxième Gabes Cinéma Fen, dédié au cinéma arabe indépendant. Solution a choisie aussi par Vues d’Afrique, au Québec, sur tv5unis.ca. Quant au Centre cinématographique marocain, il propose sur son site, ccm.ma, jusqu’à la fin du Ramadan, un programme de 25 films, des Chevaux de Dieu de Nabil Ayouch à Mort à vendre de Faouzi Bensaidi. ■ J.-M.C. AFRIQUE MAGAZINE
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AMANDA MATLOVICH/NETFLIX - DR - AMANDA MATLOVICH/NETFLIX - CAPTURE D’ÉCRAN
L’incroyable et authentique parcours d’une FILLE D’ESCLAVES devenue millionnaire dans l’Amérique du début du xxe siècle.
HIP-HOP
Nnamdï
Aussi hybride qu’inventif L’Américain nous livre une musique entre ACOUSTIQUE ET ORGANIQUE. Formidable.
« BRAT » SIGNIFIE, EN ANGLAIS, « ENFANT GÂTÉ », et en effet Nnamdi Ogbonnaya n’a pas été privé en matière de talents musicaux. Dans ce deuxième album, ce multi-instrumentiste américain d’origine nigériane mêle avec une impressionnante dextérité hip-hop, gospel, folk, mélopées ouestafricaines, funk, électropop… Un titre comme « Gimme Gimme », dont le gimmick est irrésistible, s’impose comme l’un des tubes du printemps : groovy, malin, expérimental mais accessible. Basé à Chicago, Nnamdï a fondé son propre label, Sooper Records, et s’active avec enthousiasme sur la scène locale. Ce qui ne l’empêche guère de se plonger dans une autoanalyse qui se retrouve dans Brat, où il explore ses ressentis d’artiste et d’adulte face au rythme saccadé d’un monde qui tourne souvent beaucoup trop vite. Ainsi, on est saisi par l’émotion de « Flowers To My Demons », servi de guitare sèche et d’autotune, ou par l’intensité de « Everyone I Loved ». ■ S.R. NNAMDÏ, Brat, Sooper
MAREN CELEST
Records/Secretly Canadian Distribution.
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ON EN PARLE
ÊTRE AU MONDE, ÊTRE DANS LE MONDE L’AUTO-ÉDITION permet aujourd’hui aux auteurs de se libérer des contraintes éditoriales. Les « repérer » est néanmoins plus compliqué. Mais à la faveur d’un contexte exceptionnel, tel que nous le vivons, il est possible de trouver en ligne des textes inédits de qualité, des auteurs méconnus. En voici deux exemples. ENTRE ACCEPTATION ET RÉSILIENCE C’EST UN ÉCRIVAIN ÉTONNANT qui nous offre ce court texte, annonciateur de bien d’autres productions. Partis de rien est le premier tome d’une série intitulée « Mon petit livre », et c’est aussi le premier roman de Kabirou Owolabi, qui nous raconte son histoire avec pudeur. Le récit se déroule dans un « pays d’Afrique de l’Ouest » dont on devine qu’il s’agit du Nigeria : on y suit un enfant meurtri par la séparation de ses parents, constamment partagé entre ces deux êtres. D’un côté, puis de l’autre, le petit garçon peine à trouver sa place. La suite n’est qu’une histoire d’acceptation et de résilience. Profond et sobre, le texte de Kabirou Owolabi est d’autant plus marquant qu’il est empreint de poésie. Cet auteur français d’origine africaine était, dit-il, surnommé « Akowé » lorsqu’il était enfant, c’est-à-dire « écrivain » en nigérian. Ses premiers jouets : un papier et un stylo. ■ Anne-Cécile Huprelle
KABIROU OWOLABI, Partis de rien, 56 p., format Kindle Amazon 1,49 €.
THRILLER
LES NOUVELLES CONSCIENCES NÉ D’UN PÈRE BÉNINOIS et d’une mère ivoirienne, Olivier Akokpon considère la littérature comme le miroir de nos sociétés. Son thriller est donc un moyen pour lui de dénoncer une humanité en perte de repères, la faute à des dirigeants autocentrés et autoritaires. L’écrivain y parle d’un peuple qui, progressivement, s’enfonce dans la corruption, l’insécurité, la prostitution, la cruauté. Jusqu’à ce que de « nouvelles consciences », aussi « têtues » que leurs dirigeants, renversent la tendance. Les personnages d’Atac et de Taka symbolisent des modèles de vertu auquel l’auteur aspire. ■ A.-C.H.
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OLIVIER AKOKPON, La Cité des têtus, 60 p., éditions E-Dev, format Kindle Amazon 6,79 €.
L’ADN D’UNE RÉVOLUTION LA CRISE SANITAIRE que nous traversons nous ferait presque oublier qu’il y a un peu plus d’un an, le 22 février 2019, des millions d’Algériens occupaient la rue, demandant la chute du régime politique en place. Le Hirak, mouvement pacifique, fut une révolution d’un genre nouveau. Et c’est ce que nous explique ce livre collectif, réunissant des plumes de journalistes, spécialistes, politologues… À la frontière entre sociologie et ethnologie, l’ouvrage tente de décrypter les raisons profondes du soulèvement. Les auteurs en restituent les multiples facettes : la créativité et l’humour des manifestants, la place essentielle des jeunes et des femmes ou encore la revendication centrale de sublimer la libération nationale de 1962. ■ A.-C.H. OMAR BENDERRA, FRANÇOIS GÈZE, RAFIK LEBDJAOUI, SALIMA MELLAH, Hirak en Algérie : L’Invention d’un soulèvement, 304 p., La Fabrique, format numérique sur le site de l’éditeur 9,99 € (ou 16 €).
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PREMIER ROMAN
D É C RY P TAG E
Défilé automne-hiver 2020-2021, au Palais de Tokyo, à Paris, le 24 février dernier.
MODE
L’ESTHÉTIQUE NIGÉRIENNE DE LA COULEUR
SHOJI FUJII (3) - DR
KENNETH IZE a su séduire la crème de la haute couture avec ses créations. CE JEUNE STYLISTE d’origine nigérienne a été élevé à Vienne. Âgé de 29 ans à peine, Kenneth Ize a habillé moult top-modèles de renom (Naomi Campbell, Imaan Hammam ou encore Adwoa Aboah) lors de son premier défilé parisien au Palais de Tokyo, fin février, pour sa dernière collection. Déjà connu pour sa marque du même nom lancée en 2016, le finaliste du prix LVMH 2019 a présenté des pièces minimalistes, décontractées et aux couleurs captivantes. Sur ses vestes, on peut facilement compter jusqu’à sept couleurs en tout ! De la mini-jupe fendue au blazer, en passant par le trench ceinturé porté par Naomi Campbell (ci-dessus, au centre), ses silhouettes mêlent crêpe de soie brodée d’Autriche et aso oke, un tissu nigérian tissé à la main par le peuple yoruba, caractérisé par de larges rayures. ■ Luisa Nannipieri AFRIQUE MAGAZINE
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Le styliste avec, à sa droite, l’entrepreneur Jack Jefferson et la mannequin Naomi Campbell.
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ON EN PARLE PORTRAIT
Kadidja Duparc, l’architecte des ambitions ivoiriennes
PDG DE L’AGENCE SKY Architectes, Kadidja Duparc possède de forts traits de caractère : « Je me définis comme franche, perfectionniste, multitâche et curieuse de la vie ! Je fais partie de ces personnes que tout intéresse. Bien que diplômée en architecture, je reste passionnée par le management, le marketing et la communication. » De fait, la jeune femme est titulaire d’un certificat en gestion publique et management potentiel Afrique, de Sciences Po (Paris), en plus d’un 18
diplôme en architecture. Un double parcours qui l’a amenée à suivre une double carrière : « Rentrée en Côte d’Ivoire en 2002, j’ai créé et géré à la fois une agence d’architecture et une société de communication évènementielle. Contrainte d’interrompre ma double aventure à la suite des événements sociopolitiques de 2010 dans le pays, je me suis recentrée sur mon métier de cœur, riche de mon expérience en marketing et en communication. » Elle dirige aujourd’hui l’agence SKY Architectes, composée d’une vingtaine de collaborateurs : « Notre architecture est holistique, poétique et humaniste, mais fondamentalement pragmatique, réaliste, fonctionnelle, lâche-t-elle avant de nuancer. J’ai des réticences quant à la notion de touche ou de style, car elle ramène souvent à l’idée qu’on l’impose et que l’on se renouvelle peu dans notre créativité. Je conçois des bâtiments pour des individus uniques, qui ont leurs propres histoires et leurs besoins… » Une approche qui séduit manifestement. Son entreprise vient de décrocher un appel d’offres pour un projet en cours à Yopougon, à Abidjan : « C’est le premier marché de demi-gros et de détail durable en Afrique de l’Ouest. Il intégrera les principes d’architecture bioclimatique. Cette commune manque d’espaces de loisirs formels, et cette zone qui fonctionnera au-delà des heures d’ouverture du reste du marché sera le poumon et le pôle de vie et d’animation. » C’est à travers « une architecture du siècle 2.0, consciente et responsable » qu’elle apporte sa pierre à la construction de la Côte d’Ivoire émergente. « Nous avons la responsabilité de créer le changement, la responsabilité d’incarner ce changement dans nos agences au travers de nos collaborateurs, de nos productions, la responsabilité de former à ce changement et celle de le transmettre. Car oui, nous sommes aux portes de l’émergence. Et la notion de porte est importante, car il est possible de rester à la porte et de ne jamais réussir à l’ouvrir… » ■ Dounia Ben Mohamed AFRIQUE MAGAZINE
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PDG de l’agence SKY Architectes, la jeune femme met de l’humain dans le béton. Ses réalisations sont à son image : authentiques, créatives, avec une forte dose de rigueur.
PASCAL REYNAUD
DESIGN
UNE DOUBLE CULTURE
La Belgo-Congolaise Fifi Kikangala Omoyi travaille avec des artisans des deux pays pour livrer des créations qui subliment la tradition de la RDC.
ELLE SE RÊVAIT architecte, elle s’est découvert designeuse. Depuis deux ans, Fifi Kikangala Omoyi imagine des objets de décoration par le biais de sa marque Omoy Interior Design. Les banquettes de sa collection Kuba, graphiques et géométriques, sont réalisées en Belgique avec du tapis Kuba, un textile porté par les chefs de la tribu Royal Kuba et tissé à partir de raphia (palmiers) exclusivement dans la région du Kasaï, en République démocratique du Congo. Les broderies « sont un langage à part », assure celle qui envisage de monter une coopérative de tisseuses afin de mieux contrôler la production et les coloris. Avec le lampadaire de sa collection Mbila, c’est encore le palmier qui est le protagoniste, des branches formant les pieds de la lampe. La créatrice se laisse inspirer par ce qui l’entoure, mais vise loin. En attendant de pouvoir bientôt vendre ses créations dans des boutiques à Paris et Londres, elle a un showroom à Kinshasa et espère bien, un jour, faire connaître son nom à New York ou Miami. ■ L.N. omoy-interiordesign.com
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ON EN PARLE
TRÉSORS D’AFRIQUE ET D’AILLEURS À DOMICILE É VA S I O N
Nombre D’INSTITUTIONS culturelles proposent du contenu au public, malgré leur fermeture imposée par la crise sanitaire.
DES CONCERTS CHEZ SOI PRENDRE LE TEMPS de découvrir des performances musicales légendaires. C’est le cadeau du mythique Montreux Jazz Festival. Annulé comme tous les événements culturels programmés cet été, il propose plus de 50 concerts en streaming, disponibles gratuitement pendant trente jours. L’image et le son sont exceptionnels. De quoi (re)vivre les meilleurs moments des plus grands de la scène internationale : Marvin Gaye, Nina Simone, Ray Charles, Carlos Santana, Patti Smith… Et des jam-sessions à couper le souffle. ■ C.F. montreuxjazzfestival.com/fr/50concerts-en-streaming/
LE MUSÉE DU QUAI BRANLY a fermé ses portes avant la fin de l’exposition « Frapper le fer : L’Art des forgerons africains », pour laquelle 230 œuvres étaient exposées. Toutefois, des vidéos mises en ligne sur la chaîne YouTube du musée parisien nous permettent de nous familiariser avec le sujet. On y voit que le travail du fer est un art traditionnel et un métier très sophistiqué, les techniques se transmettant depuis 2 500 ans. L’âge du fer a révolutionné l’Afrique et a accompagné l’évolution des cultures nigériane, malienne ou congolaise. Dans les champs, les foyers, sur les terrains de guerre ou dans la sphère religieuse, hier et aujourd’hui, ce matériau est un élément fondamental. ■ A.-C.H.
LE QUAI BRANLY S’EXPOSE EN PLUS DE CETTE EXPOSITION événement, il est tout à fait possible de découvrir ou de redécouvrir l’ensemble des collections du musée du quai Branly. Les images de plus de 1 000 œuvres, d’objets d’art et de vie quotidienne sont en effet disponibles en ligne, gratuitement. Leur description et leur usage également. Cela nous permet de passer des statuettes du Pays dogon aux masques d’Afrique de l’Ouest, d’objets camerounais à des sculptures de gardien de reliquaire Kota et Fang, ou encore de la section d’Afrique centrale et australe aux bijoux chrétiens d’Éthiopie. ■ A.-C.H.
quaibranly.fr/fr/collections/toutesyoutube.com/playlist?list=PLq_ les-collections/le-plateau-deskZgugXgOErNWV-p4Z69GG96CqJ4YWT collections/lafrique
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VOYAGE AU CENTRE DE CHEFS-D’ŒUVRE
L’exposition « Frapper le fer » démontre que l’âge du fer a révolutionné l’Afrique.
EN UN MOT : GÉNIAL. Grâce à la réalité virtuelle et à un casque VR, plongez dans un tableau, l’univers d’un peintre, sa psyché, une époque. L’expérience est à la fois fascinante, enrichissante, et permet de mieux comprendre les arcanes de la création. Comme dans un rêve. Immersion dans les mondes fantasmagoriques de Salvador Dalí avec Dreams of Dali (youtube.com/ watch?v=F1eLeIocAcU), promenade autour des énigmatiques Ménines de Diego Vélasquez, voyage dans la troublante Île des morts d’Arnold Böcklin ou encore déambulations dans les dédales des Rêves du Douanier Rousseau, grâce à la série Arte Trips (arte.tv/sites/webproductions/ arte-trips). Tout un art ! ■ C.F.
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L’ART DES FORGERONS
À PORTÉE DE MAIN
Les guides de WildEarth proposent des excursions en direct deux fois par jour.
UN SAFARI DANS LE SALON SE BALADER DANS DES RÉSERVES à la limite du célèbre parc national Kruger, dans le nord-est de l’Afrique du Sud, pour observer la vie sauvage de la brousse en compagnie d’un guide qui répond à toutes vos questions. Tout ceci est possible sans bouger de chez soi. Avec une connexion Internet, les LiveSafari de WildEarth, entreprise spécialisée dans les safaris à distance, sont à portée de clic. Née en 2007 d’une idée simple mais efficace – montrer au plus grand nombre le comportement des Big Five en l’absence des humains –, l’expérience attire de plus en plus de spectateurs depuis le début du confinement. Les guides de WildEarth ont établi leur demeure dans le parc et proposent des excursions en direct deux fois par jour, gratuitement. Graham Wallington, PDG de la société, qui fournit ses images aux plus importantes chaînes naturalistes du monde, conseille surtout de s’installer tranquillement dans son canapé et de se laisser conquérir par la force des images. « Il n’y a pas de scénario, chaque jour, c’est une surprise. Une immersion dans la nature qui va vous rendre addicts. » ■ L.N. wildearth.tv/safarilive
À LA DÉCOUVERTE DES SITES DE L’UNESCO
WILDEARTH - CAPTURE D’ÉCRAN
LORSQUE L’ON RECHERCHE des traces et témoignages de l’histoire africaine, il faut se tourner vers les trésors méconnus de l’Unesco. L’organisation offre des descriptions et représentations de sites remarquables du patrimoine mondial, comme les Palais royaux d’Abomey, au Bénin. Partez sur la carte interactive à la découverte de ses lieux chargés d’histoire. ■ A.-C.H. whc.unesco.org/fr/list/
PROMENADES VIRTUELLES COMME DANS LA VRAIE VIE, nous voilà propulsés dans des salles où il nous suffit de nous approcher d’une œuvre pour la découvrir. André Magnin, l’un des plus grands promoteurs de l’art contemporain africain sur le marché international, propose sur le site de sa galerie Magnin-A deux visites virtuelles en 3D. La première exposition, « Figures de pouvoir », regroupe le travail d’artistes tels qu’Omar Victor Diop, Chéri Samba, Malick Sidibé ou JP Mika. Dans la seconde, « Way Down South », Nathalie Boutté revisite des portraits d’AfricainsAméricains du fonds de photographies de Rufus W. Holsinger. ■ C.F. magnin-a.com
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TRÈS ENGAGÉE auprès des artistes contemporains présentés dans ses deux espaces, à Dakar et à Abidjan, la galerie Cécile Fakhoury propose trois expos en ligne : « Toi seulement », déambulation visuelle de Vincent Michéa, de Paris à Dakar en passant par Abidjan ; « Kôguôè » (« la nuit », en baoulé), un voyage dans les mondes intérieurs du jeune artiste ivoirien Bamouin Sinzé ; et « Paraboles d’un règne sauvage », premier solo show du Sénégalais Serigne Ibrahima Dieye, dont le travail évoque la jungle contemporaine et les aberrations de nos sociétés. Comme en écho à l’actualité. ■ C.F. cecilefakhoury.com.
UNITED STATES OF AFRICA AUX ÉTATS-UNIS, le musée national d’Art africain, à Washington, conserve de très beaux exemples d’objets rituels, comme les masques yaka, associés aux cérémonies de circoncision et de puberté. Les maîtres de l’initiation portaient ce type de masque pour convoquer les esprits et ancêtres masculins, et ainsi promouvoir une nouvelle génération d’hommes. ■ A.-C.H. africa.si.edu
LES BONNES IDÉES DE L’IMA UNE PARTIE de la programmation de l’Institut du monde arabe (IMA) a été lancée en ligne. Dans le cadre de l’opération #LImaALaMaison, une proposition culturelle est ainsi faite chaque jour aux internautes sur les comptes Facebook, Instagram et Twitter de l’institut : musique, danse, spectacles inédits, web-documentaires, ateliers, cinéma… L’IMA nous a par exemple fait revivre l’exposition « Superpositions », de 2011. La diversité géographique et humaine y était célébrée, à travers les images de la photographe Anna Katharina Scheidegger. ■ A.-C.H. imarabe.org/fr
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CE QUE J’AI APPRIS
Moh! Kouyaté
LE CHANTEUR ET GUITARISTE GUINÉEN
entend faire rayonner la musique de son pays. Dans l’album de son collectif Guinea Music All Stars, il honore l’âge d’or des plus célèbres orchestres nationaux et convoque la scène actuelle de Conakry. propos recueillis par Astrid Krivian
La Guinée est un pays de musique. Pour faire découvrir au monde la richesse de notre culture, je rassemble ici des artistes de toutes générations : Petit Kandia, Sékouba Bambino, Phaduba, Mory Kanté, Adama Kouyaté… Enfant, j’ai été bercé par les grands guitaristes d’orchestres légendaires : Ousmane Kouyaté, qui accompagna longtemps Salif Keïta, et Sekou Bembeya Diabaté, surnommé « Diamond Fingers », le baobab de la guitare mandingue ! Il fut le premier à lancer ce son moderne électrique en Afrique de l’Ouest.
Je vis grâce à la guitare, je l’emmène partout où je vais. J’ai la chance d’être né dans une famille de djeli, de musiciens : mon grand-père et mon père étaient guitaristes. C’est lui qui m’a initié à cet instrument. Puis, j’ai forgé ma propre voie en écoutant les maîtres guinéens et américains (George Benson, Jimi Hendrix, B. B. King…).
Dans notre culture, la grand-mère joue un rôle éducatif très important. À l’opposé des parents, parfois sévères, elle te soutient dans ton épanouissement. Notre mama chantait et nous racontait des contes. Elle m’a offert un ukulélé, ce qui m’a encouragé dans ma vocation. Elle m’a poussé à chanter pour respecter la tradition des djeli. Elle m’a donné tellement d’amour. Je pense à elle chaque jour. Avant de rentrer sur scène, avec mes musiciens, on implore son nom. Ce rituel me donne la force, et tout se passe bien ensuite.
À mes débuts, j’ai tourné aux États-Unis avec le grand bluesman Corey Harris. Une expérience très forte et enrichissante. Je n’avais jamais voyagé aussi loin. J’ai découvert tant de villes, de scènes, d’artistes fabuleux. La distance sépare les États-Unis et l’Afrique de l’Ouest, mais les liens sont prégnants. Les musiques ont évolué différemment, mais les racines sont les mêmes ! Certains pensaient d’ailleurs que j’étais américain. Dans le Mississippi, je me souviens d’avoir vu des « anciens » : leurs gestes, leurs postures… on aurait dit mes oncles !
La vie de tournée est mon oxygène. Je ne pourrais pas m’en passer ! C’est la liberté, la découverte, la rencontre de l’autre, de grands moments d’excitation. Sur scène, l’échange avec le public me donne des forces pour continuer à croire, à faire ce métier, à partager. C’est puissant et sincère. Je vis entre Paris et l’Afrique, où je me ressource. Cela m’apporte énormément, je prends le positif de chaque culture.
Le continent souffre de voir partir ses jeunes vers l’Europe, au risque de périr en Méditerranée. Ma chanson « Clandestine » alerte sur cette tragédie. Après les Afghans, les Guinéens sont les plus nombreux à demander le droit d’asile à la France [en 2018, ils étaient aussi la première nationalité parmi les mineurs isolés, ndlr]. Ce message doit retentir, notamment auprès des gouvernements, de part et d’autre. J’avertis également la jeunesse que la vie en Europe n’est pas facile, elle est très loin de ce qu’elle s’imagine. Les jeunes Guinéens vivent une situation très difficile. Ils n’ont pas d’orientation pour l’avenir, c’est la débrouille. Malgré cela, ils font preuve de courage pour réaliser leurs rêves. Cela me donne de l’espoir. Je demande à nos dirigeants et aux personnes de bonne volonté d’investir dans l’éducation afin qu’ils apprennent un métier, un savoir-faire. C’est primordial. ■ Sêwa, Guinea Music All Stars, sortie le 24 mai, Foli Son Productions. 22
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«Les jeunes font preuve de courage pour réaliser
leurs rêves.
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Cela me donne de l’espoir.»
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C’EST COMMENT ?
PAR EMMANUELLE PONTIÉ
DOM
JEUNES, OUI MAIS… Un premier constat semble faire l’unanimité : le nouveau coronavirus se répand moins vite en Afrique qu’ailleurs. Dans un contexte où les plus grands virologues tâtonnent encore devant ce fléau tout nouveau, pas mal d’hypothèses sont déjà avancées : le virus n’aimerait pas la chaleur, l’épidémie aurait commencé plus tard sur le continent et les frontières auraient été fermées plus vite, les échanges entre l’Afrique et le reste de la planète seraient moins denses, ou encore les Africains seraient surentraînés aux infections en tout genre… Il y a sûrement un peu de vrai dans tout ça. On peut ajouter des raisons liées aux réalités sociales, comme le fait de ne pas consulter, de ne pas se faire tester et d’échapper aux statistiques officielles, peut-être un peu sous-évaluées. Mais la raison la plus probable, qui tient la route sur le plan scientifique, et presque mathématique, c’est notre courbe des âges : 62 % de la population a moins de 25 ans, avec un âge médian qui tourne autour de 19,5 ans. Excellente nouvelle… Le Covid-19 préfère s’attaquer mortellement aux « anciens », et la vitalité de la jeunesse africaine se présente comme un rempart salutaire. Sûrement, mais il faudrait quand même faire super attention. Parce que les moins de 30 ans sont clairement les moins prudents. Leur protection se résume souvent à un concours de frime avec des masques customisés, qu’ils arborent dans les lieux publics, les bars parfois restés ouverts, ou chez leurs potes, bien collés les uns aux autres, autour d’un plat africain commun ou d’un casier de bières. Bref, les gestes barrière ne sont pas bien rentrés dans les mœurs, et ils continuent souvent de penser que c’est un virus qui vient d’ailleurs, qui ne les concerne pas, etc. Par ailleurs, selon pas mal de médecins locaux, l’état de santé général laisse souvent à désirer, et même les jeunes pourraient finalement être fragilisés face au Covid-19. Et pâtir, comme tous, d’une prise en charge qui deviendra de plus en plus compliquée au fur et à mesure que les cas augmenteront. Car même lentement, ils augmentent quand même régulièrement. Enfin, chez nous, les gens âgés ne sont pas « parqués » dans des maisons de retraite comme ailleurs, où la contamination entre eux va bon train. Et tant mieux. Ils vivent dans les familles, mais justement, au contact… des enfants, des ados, de cette jeunesse peut-être « protégée », mais qui peut aussi contaminer les aînés. Pour toutes ces raisons, et surtout l’incertitude sur l’avenir, ce serait bien que les jeunes se responsabilisent un peu plus. Pour les autres, et pour eux. Afin que l’Afrique évite de sombrer dans la crise sanitaire mondiale du Covid. La gifle économique majeure qui en découle la touche déjà de plein fouet. C’est suffisant, non ? ■ AFRIQUE MAGAZINE
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spécial
L’AFRIQUE AU FRONT
QUELS SONT LES ENJEUX auxquels nous allons faire face pour sortir de cette pandémie ? Comment contenir un virus au comportement aussi insaisissable ? Comment s’organiser pour surmonter la tempête économique qui vient ? Comment préserver l’émergence ? Avec ce numéro spécial daté de mai 2020, Afrique Magazine ouvre les pistes de discussions et de réflexions. En se focalisant sur les personnalités qui sont « au front », qui se battent tous les jours face au Covid-19 et à ses répercussions. Portraits, interviews, entrepreneurs, médecins, chercheurs, artistes, acteurs de la société civile, elles et ils dessinent l’image surprenante, encourageante d’une Afrique réactive, engagée, mobilisée pour protéger le présent et préserver l’avenir. Ce numéro spécial a été construit et élaboré en « confinement ». Et vous le lirez au moment où la plupart des pays s’engageront dans une phase particulièrement délicate de « reprise » et de retour « progressif » à une vie « presque » normale… En attendant le traitement ou l’hypothétique vaccin, il faudra apprendre à vivre avec le virus. Il nous faudra aussi apprendre à vivre différemment avec notre environnement, en « harmonie » avec notre biosphère, tout en préservant les moteurs du développement. Voilà, let’s get to work! Et à très vite pour notre numéro daté de juin. ■ Zyad Limam
LUC GNAGO/REUTERS
Une femme est testée dans un nouveau centre Covid-19 à Abidjan, le 15 avril 2020.
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LES QUATRE MOUSQUETAIRES Le président en exercice de l’UA a nommé plusieurs envoyés spéciaux pour mobiliser la communauté internationale dans le combat du continent contre le Covid-19. Parmi eux, entre autres, Ngozi OkonjoIweala, Donald Kaberuka, Trevor Manuel, et comme chef de file un Franco-Ivoirien de 57 ans qui met entre parenthèses sa carrière dans la haute finance.
Tidjane Thiam, le retour à l’Afrique
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par Jean-Michel Meyer et Zyad Limam
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STEFAN WERMUTH/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES
inalement, Tidjane Thiam n’est jamais là où on l’attend. Le 12 avril, l’homme d’affaires franco-ivoirien a été désigné chef de file des quatre envoyés spéciaux mandatés par l’Union africaine (UA) pour mobiliser la communauté internationale. Leur objectif ? Concentrer l’aide financière qui permettra au continent de surmonter la pandémie de Covid-19 et éviter une crise économique et sociale majeure qui risque de plonger le continent dans sa première récession depuis un quart de siècle. En toute urgence, le financier international, rompu aux négociations tendues, doit donc se déployer tous azimuts pour contribuer à limiter l’impact du cataclysme annoncé en Afrique. Et faire jouer un phénoménal carnet d’adresses, construit tout au long d’une carrière tout aussi surprenante. Une mission qu’il relève avec trois autres personnalités de premier plan : la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala, ex-directrice générale de la Banque mondiale, le Rwandais Donald Kaberuka, ex-président de AFRIQUE MAGAZINE
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SPÉCIAL L’AFRIQUE AU FRONT
la Banque africaine de développement (BAD), et le Sud-Africain Trevor Manuel, ancien ministre et président d’Old Mutual, l’une des plus grandes compagnies d’assurances du continent. Trois jours après leur nomination, le 15 avril, ceux que l’on surnomme déjà « les quatre fantastiques » ont contribué à l’adoption d’un moratoire auprès des ministres des Finances et des banquiers centraux des pays du G20. Ces derniers donnant leur aval à une suspension provisoire de la dette des pays les plus pauvres pendant douze mois. Et libérant ainsi une cagnotte de 44 milliards d’euros pour armer la riposte africaine à la pandémie en 2020. « C’est une idée très puissante, et tout le monde voit, maintenant, que c’est la manière la plus rapide de mettre de l’argent immédiatement sur le terrain pour agir au profit des populations, plutôt que d’attendre des décaissements qui, dans le meilleur des cas, mettront plusieurs semaines à arriver dans les différents pays », a commenté le financier sur RFI le 16 avril. Aux critiques qui martèlent qu’un moratoire n’est pas une annulation de la dette, il a rétorqué, sur les mêmes ondes : « Tous les jours, il y a des gens qui meurent. Dans une phase aiguë de l’épidémie, deux jours d’attente, c’est un doublement du nombre total de morts. Donc il y a un sentiment d’urgence depuis que l’on a commencé ce travail. » Et les « quatre fantastiques » entendent poursuivre leur mission. « Avant que le coronavirus n’augmente, on était à un ratio de dette sur PIB d’environ 108 %. Avec le coronavirus, les recettes baissent, donc on va arriver rapidement à 150 %. Il est clair que dans cette situation, il y a des pays qui vont être sous pression. Oui, il va falloir envisager des remises ou des annulations de dettes », prédit Tidjane Thiam, très combatif.
en 1981. À la grande fierté de ses parents, il défilera en tête de sa promotion X81 sur les Champs-Élysées. En 1986, il sort major de sa promotion de l’École nationale supérieure des mines de Paris et, en 1988, obtient un MBA de l’Institut européen d’administration des affaires (Insead), à Fontainebleau, considéré comme l’usine à former les futurs grands patrons. Il est fait pour réussir et voir loin… Pourtant, la France lui paraît étroite, peu disposée à lui offrir un poste, un job à sa mesure. Pour ce géant – il mesure près de 2 mètres –, le plafond de verre « parfaitement invisible mais ô combien réel » l’empêche, « en raison de son profil », d’accéder aux responsabilités des plus grandes entreprises. Un ressentiment qu’il décrira, bien plus tard, en 2009, dans une tribune intitulée « Qu’est-ce qu’être Français ? » Et une blessure toujours ouverte en 2013, qu’il rappellera lorsqu’il recevra le Grand Prix de l’économie, à Paris : « Tous mes camarades avaient des entretiens d’embauche, sauf moi. » Le surdoué n’a pas la place qu’il mérite chez des Gaulois bien décidés à garder les commandes. Et selon la formule de Jean-Claude Trichet, l’ancien président de la Banque centrale européenne, voilà bien un profil « que la France peut regretter d’avoir laissé partir ». Après un passage, à la fin des années 1980, chez McKinsey, entre Paris et New York, et une participation au Programme des jeunes professionnels (initié par la Banque mondiale), il est appelé en 1994 par le gouvernement de Côte d’Ivoire pour diriger le Bureau national d’études techniques et de développement (BNETD), chargé des grands travaux. Nommé ministre du Plan et du Développement en 1998, à 36 ans, il est promis à un destin brillant, peut-être même de Premier ministre. Mais l’aventure tourne court. Le 24 décembre 1999, un coup d’État militaire éclate. Le président Henri Konan Bédié est renversé. Pour Thiam, la désillusion est profonde. La France, la Côte d’Ivoire, des impasses qui se répètent… Il décide alors de voir autrement, de voir ailleurs aussi. C’est le conseil du directeur des études de l’École des mines de l’époque, Gilbert Frade, qui l’invite à changer d’air : « Va chez les Anglo-Saxons », l’encourage-t-il.
« Tous mes camarades avaient des entretiens d’embauche, sauf moi. » Le surdoué n’a pas la place qu’il mérite chez des Gaulois bien décidés à garder les commandes.
LE PREMIER IVOIRIEN À INTÉGRER POLYTECHNIQUE
Né à Abidjan en 1962, il a passé son enfance à Rabat, au Maroc, où son père avait été nommé ambassadeur en 1966. Le jeune Tidjane a grandi dans un monde de pouvoir et d’influence. Il faut remonter aux berges de la lagune Ebrié, à Abidjan, pour mesurer le chemin parcouru par ce petit-neveu de Félix Houphouët-Boigny, auquel il est lié par sa mère, nièce du président et issue d’une noble lignée de l’ethnie des Baoulés – il est luimême prince baoulé, avant d’avoir été l’un des rois de la City de Londres. Une mère qui n’a appris à lire qu’une fois adulte, mais qui a poussé ses sept enfants à s’accomplir dans les études. Quant à son père, Amadou Thiam, né au Sénégal, il lui a transmis l’esprit de compétition. Formé au journalisme en France, il deviendra le directeur de Radio Côte d’Ivoire dans sa patrie d’adoption, avant d’être nommé ministre de l’Information en 1963. Intelligent, ambitieux, déterminé, Tidjane Thiam est ainsi le premier Ivoirien à intégrer la prestigieuse École polytechnique, 30
« JE SUIS NOIR, FRANCOPHONE, ET JE MESURE 1,93 MÈTRE »
En 2002, presque résigné, persuadé que ses origines lui fermeront les portes d’une brillante carrière internationale dans la finance, il se résume en ces termes lors d’un entretien pour intégrer Aviva : « Je suis noir, francophone, et je mesure 1,93 mètre. » La compagnie d’assurances britannique le recrute. Il y exerce successivement, entre 2002 et 2008, les fonctions de directeur de la stratégie et du développement, directeur général AFRIQUE MAGAZINE
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L’objectif ? Éviter une crise économique et sociale majeure qui risque de plonger le continent dans sa première récession depuis un quart de siècle. Ici, Durban, en Afrique du Sud.
d’Aviva International, puis directeur exécutif et directeur général Europe ! Remarqué par le principal concurrent de l’assureur, Prudential, il est débauché. En 2009, Tidjane Thiam est nommé directeur général et devient ainsi le premier dirigeant noir à piloter une entreprise du FTSE 100 (également appelé « footsie »), l’indice boursier des 100 premières entreprises cotées à Londres. L’homme d’affaires tient sa revanche. Mais cela se termine mal. Il est durement désavoué par ses actionnaires dans son projet d’OPA visant à prendre le contrôle de l’assureur AIA, filiale asiatique de l’américain AIG, en 2010. Un raid raté. « Mais pour qui se prend ce nègre, qui pense qu’on va lui laisser faire une OPA de 35 milliards de dollars ? » Cette terrible phrase est attribuée par la presse britannique à l’un des principaux actionnaires de Prudential. Autant dire que Tidjane Thiam en gardera une profonde amertume et un sentiment d’injustice extrême. Le financier n’est pas plus épargné à Zurich, bastion du capitalisme alémanique, en 2015. S’il est parvenu à redresser Crédit Suisse en cinq ans, transformant une vieille banque commerciale poussiéreuse en un fleuron de la gestion de fortune, il a tout du long été fraîchement accueilli par un establishment crispé. Nommé « banquier de l’année » en août 2018 par le prestigieux magazine britannique Euromoney, Tidjane Thiam aura prouvé une fois de plus ses qualités de « master strategist ». Les AFRIQUE MAGAZINE
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actionnaires étrangers le soutiennent, mais les actionnaires locaux travaillent activement à sa chute. « Lui qui a la réputation de tout comprendre très vite n’a, cette fois, rien vu venir », commente, acerbe, le quotidien suisse Neue Zürcher Zeitung. Une affaire rocambolesque d’espionnage de hauts cadres de la banque, doublée d’inextinguibles inimitiés personnelles ont raison de lui. Poussé à la démission en février dernier, le financier sort la tête haute, annonçant le jour de son départ des résultats historiques pour Crédit Suisse : un bénéfice en hausse de 69 % sur l’exercice 2019, à 3,1 milliards d’euros. Si le principal intéressé aime à citer souvent son dicton ivoirien préféré, « On a beau suivre un chemin accidenté, il faut garder la colonne droite », un article du quotidien lausannois Le Temps conclut parfaitement l’affaire avec ce titre : « Tidjane Thiam, le banquier qui n’était pas assez suisse. » APRÈS LA BANQUE, LE LUXE ?
En janvier 2020, le financier avait annoncé qu’une fois finie sa mission à Crédit Suisse, il ne chercherait pas à prendre la tête d’un autre grand groupe. « Le Crédit Suisse, c’est ma fin de carrière de PDG », confiait-il au quotidien économique français Les Échos. À près de 58 ans, fortune faite, Tidjane Thiam aura beaucoup prouvé. Se pose donc la question d’un « Et maintenant ?» 31
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Avec les membres de la Commission pour l’Afrique, mise en place par Tony Blair (au premier rang, au centre), à Londres, le 4 mai 2004.
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dans un communiqué : « Tidjane Thiam ne sera pas candidat aux élections présidentielles de Côte d’Ivoire en 2020. » Cela suffisant à rallumer la mèche du qu’en-dira-t-on sur ses ambitions politiques dans son pays d’origine. UNE ARDENTE VOLONTÉ DE RÉUSSIR
On l’a dit, Tidjane Thiam n’est jamais vraiment là où on l’attend. Mouvement et pragmatisme : « La chose la plus importante dans la vie est de ne pas mourir, déclarait-il dans un entretien à Bloomberg en 2016. Premièrement, vous restez en vie. Ensuite, vous pouvez penser à l’avenir. » Et l’avenir, maintenant, tout de suite, c’est cette mission qu’il a acceptée, celle de faire front à la pandémie de Covid-19. L’homme d’affaires a, durant toute sa carrière, été poussé par une ardente volonté de réussir au plus haut niveau, de prouver qu’un Africain pouvait faire mieux que tous les autres, que la couleur de la peau n’était qu’une apparence. Parvenir à effacer la lourde ardoise des pays du continent auprès de leurs riches créanciers, qu’ils soient occidentaux ou chinois, à obtenir des nouveaux financements par centaines de millions de dollars, voilà un combat à sa mesure. L’occasion de jouer un rôle historique. Et de donner du sens à sa propre africanité. Car Tidjane Thiam est « africain ». ■ AFRIQUE MAGAZINE
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à la hauteur de ses ambitions, et qui aurait du sens dans cet incroyable parcours personnel. De toutes évidences, les affaires, le monde corporate, le very big business continue à l’intéresser. Après la banque, le luxe ? Le 23 avril dernier, il est entré, pour une durée de quatre ans, au conseil d’administration du groupe de luxe Kering. Dirigé par le Français François-Henri Pinault, fils de l’homme d’affaires et milliardaire François Pinault, Kering regroupe un ensemble de maisons emblématiques dans la mode, la maroquinerie, la joaillerie et l’horlogerie (Gucci, Saint Laurent, Balenciaga, Boucheron, Cartier, etc.). Le groupe emploie 38 000 personnes dans le monde, pour un chiffre d’affaires de 15,9 milliards d’euros en 2019. Et puis, il y a l’éternelle rumeur de son retour en Côte d’Ivoire, d’une éventuelle carrière politique, et même d’une candidature à l’élection présidentielle d’octobre 2020. Jusque-là, le banquier a rejeté cette perspective plusieurs fois, sous la pression des « thiamistes », ses aficionados ivoiriens, très actifs sur les réseaux sociaux, qui ont lancé de nombreux appels en faveur de sa candidature. « J’ai dit à plusieurs reprises, et depuis de nombreuses années, ma détermination à ne pas avoir d’activité politique », assurait-il au Temps en 2018. Mais, en septembre 2019, alors que personne ne se posait la question, son service de communication administrait une piqûre de rappel
Ngozi Okonjo-Iweala, la dame de fer
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ses détracteurs, « Okonjo-Wahala » (« l’emmerdeuse » en langue yoruba). Formée au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Ngozi OkonjoIweala est d’abord reconnue pour son parcours de vingt-cinq ans à la Banque mondiale et avoir été à deux reprises ministre des Finances de son pays, de 2003 à 2006, puis de 2011 à 2015. Si ses résultats économiques ont souvent été salués, la femme poli-
tique a également été critiquée pour avoir servi dans des gouvernements corrompus. Depuis 2015, la Nigériane est la présidente du conseil d’administration de Gavi Alliance, une organisation internationale qui a permis de vacciner 580 millions d’enfants dans le monde depuis sa création, en 2000. Un atout de taille dans son nouveau combat contre le Covid-19. ■ J.-M.M.
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ette histoire illustre parfaitement la détermination de Ngozi Okonjo-Iweala. À 15 ans, en 1969, en pleine guerre du Biafra, la Nigériane a porté sur ses épaules, pendant une dizaine de kilomètres, sa petite sœur, victime d’une crise de malaria. Arrivée dans une clinique, l’enfant sera sauvée par une dose de… chloroquine. Un antipaludique qui croise à nouveau la route, dans la lutte contre le Covid-19, de l’ex-directrice générale de la Banque mondiale, seule femme parmi les quatre envoyés spéciaux de l’Union africaine (UA). À 65 ans, elle est l’une des femmes les plus influentes d’Afrique. Comme ses compères, elle a été retenue par l’UA pour son carnet d’adresses planétaire, mais aussi pour son caractère bien trempé. Au Nigeria, elle est surnommée la « dame de fer », ou plus trivialement par
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Donald Kaberuka, la force tranquille
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’est peut-être l’Africain qui connaît le mieux le continent ainsi que les forces et les faiblesses de chaque État. Donald Kaberuka possède un réseau d’influence international dans les milieux d’affaires et politiques. Autant d’atouts qui expliquent sa participation dans la task force contre le Covid-19. D’autant que Donald Kaberuka est salué pour avoir dirigé avec succès la Banque africaine de développement (BAD) au cours de deux mandats, de 2005 à 2015. Dix ans qu’il a mis à profit pour professionnaliser l’institution panafricaine et lui forger une crédibilité et une visibilité à l’international ainsi que sur les marchés financiers. Cet économiste rwandais formé à Glasgow, en Écosse, est un fidèle de Paul Kagamé. Entre 1997 et 2005, l’homme a été ministre des Finances et de la Planification économique pendant huit ans, durant lesquels il a posé les jalons de la reconstruction de l’économie du pays, après la guerre civile. Une volonté de développement qu’il a maintenue à la BAD en favorisant l’investissement de 28 milliards de dollars dans les infrastructures. Le Rwandais s’est ensuite autorisé une parenthèse pour enseigner à Harvard. Mais c’est aussi un financier avisé qui entretient ses intérêts. Avec le Franco-Béninois Lionel Zinsou, il a cofondé la banque d’affaires SouthBridge, qui doit faire émerger des champions africains. Il conseille aussi les Qataris pour la création du fonds d’investissement stratégique pour l’Afrique, qui était prévu en 2020. Depuis 2019, Donald Kaberuka est également président du conseil d’administration du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, qui ouvre des portes vers un riche réseau de donateurs. ■ J.-M.M. AFRIQUE MAGAZINE
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Trevor Manuel, une expérience inégalée
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’homme a le cuir dur et sans doute une patience inébranlable. Le Sud-Africain Trevor Manuel détient en effet le record de longévité à la tête du ministère des Finances de son pays. Un maroquin qu’il a conservé de 1996 à 2009 sous les présidences de Nelson Mandela, de Thabo Mbeki et de Kgalema Motlanthe ! Avant d’être nommé, de 2009 à 2014, ministre chargé auprès de la Présidence de la Commission nationale du plan, par Jacob Zuma. Toujours proche des cercles du pouvoir, Trevor Manuel est dans les petits papiers de l’actuel président, Cyril Ramaphosa, lequel l’a nommé, en 2018, envoyé pour l’investissement, chargé de mobiliser les financements locaux et internationaux dans le pays. Autant dire qu’il sera immédiatement opérationnel dans sa nouvelle mission pour l’UA. D’autant plus que sa longue expérience ministérielle lui vaut de voir ses compétences largement reconnues à l’international. On lui attribue ainsi d’avoir réussi à dynamiser la croissance de son pays durant son parcours de grand argentier, et d’être parvenu à réduire sensiblement les inégalités et à contenir au mieux des tensions sociales explosives. En 2011, son nom avait d’ailleurs circulé dans les milieux de la finance internationale pour succéder au Français Dominique Strauss-Kahn, à la tête du Fonds monétaire international (FMI). Aujourd’hui, Trevor Manuel préside le conseil d’administration d’Old Mutual, l’une des plus grandes compagnies d’assurances d’Afrique et le plus important investisseur institutionnel du continent. ■ J.-M.M. AFRIQUE MAGAZINE
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Vera Songwe sonne le tocsin
Économiste camerounaise brillante, la secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA) se retrouve aux avant-postes dans la lutte contre la pandémie et la crise économique dévastatrice qu’elle engendre. À défaut de moyens, elle utilise toutes les armes de la communication pour mobiliser. par Jean-Michel Meyer
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es nuits de Vera Songwe doivent être très courtes. Convaincue de l’extrême urgence à agir face au nouveau coronavirus, la secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA), qui doit en temps normal contribuer à relever les défis du développement du continent et encourager l’intégration régionale, est sur tous les fronts. Comme riposte immédiate, dès la fin mars, la première femme appelée à diriger cette institution onusienne a sollicité une aide de 100 milliards de dollars pour l’Afrique auprès de la communauté internationale. Le G20 a fait un premier geste en suspendant pour un an le paiement des intérêts de la dette des pays pauvres (44 milliards de dollars). « Les coûts économiques de la pandémie sont plus élevés que l’impact direct du Covid-19. Sur l’ensemble du continent, toutes les économies souffrent du choc soudain qui les frappe. La distance physique nécessaire pour contrôler la pandémie est en train d’étouffer et de noyer l’activité économique », justifie Vera Songwe. Son défi ? Trouver un remède qui ne soit pas plus néfaste que le mal.
UN PARCOURS INDISCUTABLE
Lorsqu’elle a pris la tête de la CEA en août 2017, avec rang de secrétaire générale adjointe de l’ONU, l’économiste camerounaise ne pouvait s’imaginer un tel scénario catastrophe. Pur produit de la haute fonction publique internationale, Vera Songwe connaît alors sa consécration professionnelle à 49 ans. Armée d’un CV et d’un parcours indiscutable, elle s’est imposée devant 77 candidats. Née au Kenya, elle est élevée dans la bourgeoisie anglophone du Cameroun, à Bamenda, dans le Nord-Ouest. Son père, Joachim Songwe, a dirigé l’Office national pour le développement de l’aviculture et le petit bétail dans les années 1980. Son oncle, Christian Songwe Bongwa, était quant à lui un proche collaborateur de John Ngu Foncha, ancien Premier 36
ministre du Cameroun britannique. Il a par ailleurs été ministre sous les présidents Ahmadou Ahidjo et Paul Biya. Outre son doctorat en économie mathématique, elle possède une maîtrise en droit et en économie, un diplôme d’études approfondies en sciences économiques et en sciences politiques, tous trois obtenus à l’université catholique de Louvain, en Belgique, ainsi qu’une licence en sciences économiques et politiques de l’université du Michigan. Elle commence sa carrière aux ÉtatsUnis en étant chargée de recherche invitée à la Federal Reserve Bank du Minnesota et à l’université de Californie du Sud. Avant d’entrer à la Banque mondiale en 1998. Un chemin de plus de vingt ans dans les arcanes de la vénérable institution washingtonienne, qui la mènera à diriger les programmes à destination du Sénégal, du Cap Vert, de la Gambie, de la Guinée-Bissau et de la Mauritanie entre 2012 et 2015. Puis à prendre la direction régionale pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale (23 pays) de la Société financière internationale, le bras armé de la Banque mondiale pour développer le secteur privé, jusqu’en 2017. En plus de ses compétences reconnues, Vera Songwe dispose de solides soutiens : celui d’António Guterres, qui la nomme quelques mois après son intronisation au secrétariat général de l’ONU, mais aussi celui de la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala, ancienne directrice générale de la Banque mondiale, dont elle a été l’une des conseillères entre 2007 et 2011. Durant cette période, la femme politique devient la mentor de l’économiste. C’est Ngozi Okonjo-Iweala qui, par exemple, l’introduit en 2011 dans le très puissant think tank américain Brookings Institution, pour lequel elle tient toujours un blog. En 2013, le magazine Forbes l’intègre à sa liste des 20 jeunes femmes les plus puissantes d’Afrique. En 2015, c’est au tour du Financial Times de la répertorier parmi les 25 Africains à suivre. Par ailleurs, elle est membre de la task force pour la réforme institutionnelle de l’Union africaine ainsi que des conseils d’adAFRIQUE MAGAZINE
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ministration du réseau African Leadership Network et de la Fondation Mo Ibrahim. Dotée d’une solide expérience, Vera Songwe pensait mettre à profit ses compétences pour le développement du continent plutôt que de gérer un cataclysme inédit. Aujourd’hui, la secrétaire exécutive de la CEA doit parer au plus pressé.
Elle pensait mettre à profit ses compétences pour le développement du continent plutôt que de gérer un cataclysme inédit.
SYLVAIN CHERKAOUI POUR JEUNE AFRIQUE
DEUX SCÉNARIOS À PRENDRE EN COMPTE
Publié le 17 avril, un rapport de la commission onusienne intitulé « Le Covid-19 en Afrique : Sauver des vies et l’économie » dresse un sombre tableau : « Les institutions sont déjà débordées à tous les niveaux – sanitaire, économique et social. […] Des difficultés économiques lourdes et durables mettront en péril progrès et perspectives, creuseront les inégalités entre et à l’intérieur des pays et aggraveront les fragilités actuelles. » Selon les dernières prévisions, la pandémie provoquera cette année une contraction de 1,25 % de l’économie du continent. La CEA a élaboré deux scénarios. Avec des mesures de distanciation sociale, l’Afrique devrait enregistrer 300 000 décès du Covid-19 en 2020, dans le meilleur des cas. Mais si aucune disposition sanitaire n’est adoptée, le continent pourrait dénombrer jusqu’à 3,3 millions de victimes ! Dans le premier scénario, 44 milliards de dollars sont nécessaires pour l’achat de tests, d’équipements de protection individuelle et de traitements. Et dans le pire des cas, « l’Afrique AFRIQUE MAGAZINE
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serait dans l’incapacité de traiter ne serait-ce qu’une fraction du nombre de malades ». La facture ? 446 milliards de dollars, selon la CEA. Ces projections devront être validées à l’épreuve des faits et de l’évolution de la pandémie. En attendant, Vera Songwe sonne le tocsin. À défaut d’avoir des budgets. L’argent se fait rare dans les agences onusiennes. « Ces dix dernières années, les crédits budgétaires ordinaires ne cessent de se rétrécir en termes réels, du fait des difficultés budgétaires des Nations unies », reconnaissait d’ailleurs la CEA dans un rapport de 2018 sur ses soixante ans d’existence. Conséquence ? La secrétaire exécutive utilise la seule arme efficace à sa disposition : la communication. Elle se rend disponible, participe à de multiples sessions sur le Net pour mobiliser les acteurs clés, s’exprime dans la presse, cosigne des tribunes. Malgré un danger omniprésent et des moyens réduits, Vera Songwe se projette dans l’avenir : « Nous devrons rebâtir plus solide, en veillant à être soucieux du climat dans la reconstruction et en tirant parti de l’économie numérique. » ■ 37
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interview
Kako Nubukpo « Une grande leçon pour les dirigeants » L’ancien ministre de la Prospective et de l’Évaluation des politiques publiques du Togo plaide pour « la construction d’une autre Afrique », une fois la crise du Covid-19 surmontée. Pour cet économiste atypique, pourfendeur du CFA, celle-ci pourrait « accélérer des signaux faibles », catalysant en peu de temps des tendances lourdes qui, sinon, auraient pris une décennie : émergence de nouvelles élites, relocalisation de la production, industrialisation… propos recueillis par Cédric Gouverneur AM : Le confinement vous paraît-il possible dans une économie africaine dominée par l’informel ? Kako Nubukpo : Il est impossible en Afrique : dans les habitats,
les cours sont souvent communes, donc génératrices de promiscuité. Le mimétisme avec l’Occident, alors que le contexte est différent, ne me semble pas judicieux : dans les pays riches, où une part importante de la population est âgée (et donc à risque), le confinement répond à la problématique de la régulation des services de santé, afin d’éviter leur saturation. En Afrique, cela n’a pas grand sens, puisque, de toute façon, les services en question ne sont pas équipés… Il semblerait plus rationnel de miser sur l’information des individus, les gestes barrière, et sur la jeunesse de l’Afrique (40 % de la population a moins de 15 ans et 65 % moins de 30 ans). Le Ghana a levé le confinement le 20 avril. Ce n’est pas l’observation de la pandémie en Afrique qui a incité les dirigeants à confiner, mais l’observation de ses effets en Chine et en Europe ! C’est, une fois encore, cette « extraversion » que je dénonce dans d’autres domaines : les priorités mises à l’agenda africain viennent toujours de l’extérieur… Vous appelez à tirer profit de cette crise afin de dessiner « une autre Afrique » sur le plan économique.
Avec cette crise, on s’est rendu compte – et pas seulement en Afrique ! – de notre dépendance quasi exclusive à la Chine. La fermeture des frontières a désorganisé les circuits d’approvisionnement, créant des pénuries… On aurait pu promouvoir l’offre locale, mais on a préféré tout importer. À l’avenir, le premier axe est donc de développer les circuits courts. On pourrait booster l’agriculture périurbaine, un potentiel non utilisé qui permettrait d’approvisionner les villes. Le deuxième axe est de bâtir une 38
économie sans grand usage de carbone. Contrairement aux économies très avancées d’Europe, qui doivent se réinventer sans carbone, l’Afrique peut se diriger vers une industrialisation plus propre : elle a un énorme potentiel dans les énergies éoliennes, photovoltaïques, le petit hydroélectrique… Il faut redécouvrir le physicien nigérien Abdou Moumouni Dioffo, qui a donné son nom à l’université de Niamey, et qui travaillait déjà sur ces questions dans les années 1970. Quels seront les effets en Afrique de l’effondrement des cours du pétrole ?
Le moratoire sur la dette est le bienvenu à court terme, afin de ne pas éroder encore davantage la faible marge budgétaire d’États tels que le Nigeria, l’Algérie ou l’Afrique centrale. Les autres pays, non producteurs de pétrole, et donc importateurs nets, ont eux davantage de marge de manœuvre… Le Fonds monétaire international (FMI) aide désormais les États africains à renforcer leurs systèmes de santé, alors que ses plans d’ajustement structurel ont, à l’inverse, eu pour effet des coupes budgétaires…
Le FMI joue au pompier pyromane : ces trente dernières années, au nom du dogme de l’équilibre des finances publiques et connaissant pourtant l’étroitesse de la base fiscale des États africains, cette institution a empêché le continent d’avoir une vraie politique de développement. Désormais, à l’occasion de la crise du Covid-19, le FMI fait son aggiornamento intellectuel… tout en pilotant l’agenda 2030 sur les objectifs du développement durable ! Un discours macroéconomique orthodoxe se double d’un discours sectoriel onusien. On doit gérer les contradictions et les incohérences des politiques publiques. Cette crise du Covid-19 AFRIQUE MAGAZINE
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met en lumière les angles morts du développement. À noter que ceux qui conçoivent ces dogmes sont les premiers à se montrer pragmatiques et à s’en affranchir quand la situation l’exige : le président français Emmanuel Macron est prêt à sortir du carcan de l’orthodoxie budgétaire pour répondre à la crise sanitaire. Mais en Afrique, la politique monétaire déflationniste ne nous permet pas d’injecter des liquidités dans l’économie réelle… Les brutalités policières commises à Canton envers des ressortissants africains ont entraîné une réaction courroucée en Afrique. Et la dépendance envers la Chine agace. Va-t-on vers une redéfinition des relations sino-africaines ?
Ces incidents racistes n’ont rien de nouveau : il y a trente ans, des étudiants africains se faisaient déjà malmener en Chine ! Cela n’empêchera pas le commerce : les enjeux sont trop grands. La pandémie est partie de ce pays : Pékin cherchera à se faire pardonner…
Quelles seront les conséquences politiques de cette crise en Afrique ?
Elle n’a pas valorisé les chefs d’État mais a mis en lumière de nouveaux acteurs, tels que les « quatre fantastiques » [surnom des quatre envoyés spéciaux, nommés par l’Union africaine au début du mois d’avril, voir pp. 28-35], de nouveaux porte-parole en Afrique et, dans la diaspora, de grands mécènes (Aliko Dangote, Mo Ibrahim)… Les citoyens seront davantage exigeants. La fermeture des frontières empêche également les élites africaines de partir se soigner en Occident. Du coup, elles ont une peur panique et comprennent que si elles attrapent le Covid-19, leur argent ne leur servira à rien. C’est une nouveauté : Ebola et le VIH n’avaient pas empêché leur mobilité. Une logique de classe sociale leur permettait de se croire invulnérables. Elles n’avaient jamais vraiment fait pression sur les gouvernants pour que les infrastructures de santé soient développées, puisqu’il leur suffisait de partir ! Les riches urbains vont s’apercevoir qu’ils ont une communauté de destins avec le reste de la population, et un devoir de solidarité. Ce sera une grande leçon pour les dirigeants africains : ils vont enfin comprendre que développer les infrastructures de santé s’avère utile à toute la population.
« Le mimétisme avec l’Occident ne me semble pas judicieux. »
Que se passera-t-il si les pays du Nord relocalisent ? Le chacun chez soi ne risque-t-il pas de nuire aux investissements en Afrique ?
DRFP/LEEMAGE
Il y a de toute façon davantage d’argent qui sort d’Afrique que d’argent qui y est investi. La fuite illicite des capitaux est estimée à 90 milliards de dollars par an [estimation établie en 2016 par un panel dirigé par l’ex-président sud-africain Thabo Mbeki, ndlr]. Or, la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA) a calculé que les systèmes de santé ont besoin de 66 milliards de dollars par an… Plutôt que de miser sur l’aide étrangère au développement, il faut donc trouver d’autres véhicules d’utilisation des capitaux africains. Il s’agit d’une rupture paradigmatique majeure : l’Afrique ne peut plus se contenter d’être confinée au rôle de pourvoyeuse de matières premières. Elle doit trouver ses solutions endogènes de développement, afin de faire vivre ses 2 milliards d’habitants attendus en 2050. Cette crise sera l’accélérateur de signaux faibles : des phénomènes qui auraient dû se produire en l’espace d’une décennie vont en fait mettre un ou deux ans pour se concrétiser. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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Radhi Meddeb « Transformons le modèle économique tunisien ! »
Comme toute crise majeure, celle que nous vivons est porteuse de graves dangers mais aussi d’opportunités. Analyse d’un entrepreneur fortement investi dans la société civile. propos recueillis par Frida Dahmani
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ondateur du groupe Comete Engineering, président-fondateur de l’association Action et développement solidaire (ADS), Radhi Meddeb est connu pour son franc-parler sur la situation tunisienne. Avec l’ex-ministre de la Santé publique, le professeur Slaheddine Sellami, il est à l’initiative de recommandations au gouvernement pour la gestion de la crise sanitaire et la relance économique. Objectifs : contenir la crise liée au Covid-19, anticiper l’après-pandémie. Et réformer les fondamentaux du pays. AM : S’il fallait faire un choix, faut-il préserver la vie humaine ou l’économie ? Radhi Meddeb : La question ne se pose pas en matière de choix entre l’un et l’autre.
Préserver l’économie passe d’abord par la sauvegarde de la santé de la population. La vie humaine est essentielle. Elle est une fin en soi. L’économie est un moyen. Les débats qui opposent ces deux choix sont cyniques, irresponsables et insupportables.
ONS ABID
La pandémie ne dit-elle pas aussi que les systèmes sont à bout de souffle ? Pourquoi est-ce si difficile de changer de braquet ?
Sur bien des sujets, les constats étaient connus bien avant la pandémie. La croissance est faible, le chômage est élevé – il frappe plus les femmes –, la productivité régresse, le pouvoir d’achat est entamé, les inégalités s’approfondissent, les services publics se détériorent, l’éducation, la santé sont mal logées, l’investissement public s’étiole, les régions intérieures souffrent, les infrastructures se délabrent, l’industrie recule, avec une situation sécuritaire encore convalescente. Nos politiciens se sont évertués à sauver ce système moribond et à en recoller les morceaux, là où il aurait fallu une vision, un projet et des politiques de rupture. Il n’est pas simple de faire 41
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évoluer les choses, car chacun s’agrippe à ses avantages, ses privilèges. Réformer, c’est modifier les règles du jeu en matière de production des richesses et de leur répartition. Il faut démanteler les situations de rentes, libérer les énergies, diminuer le coût d’accès des nouveaux entrants, ériger l’inclusion en dénominateur commun de toutes les politiques publiques, propulser le pays dans l’ouverture et la modernité, inventer de nouvelles solidarités. De tels changements génèrent des oppositions fortes et multiples. Les bénéficiaires de l’ancien système mettent tout leur poids pour s’y opposer. Le régime mis en place en 2014 ne permet pas l’émergence de majorités claires. Il contraint à l’immobilisme. Le consensus, érigé en dogme, a ruiné toutes les tentatives de changement. Depuis la révolution de 2011, le secteur privé a résisté à plusieurs crises. En quoi celle-ci est-elle plus menaçante ?
Le secteur privé a en effet été mis à rude épreuve. Il fait face à un secteur informel envahissant, défiant l’État, les règles et le droit. La corruption rampante, l’aggravation de la fiscalité et la détérioration du climat des affaires ont augmenté le coût des transactions et porté atteinte à la compétitivité de nos sociétés. En même temps, l’inflation s’est emballée et le dinar s’est largement déprécié. L’entreprise privée, malgré cette adversité, a continué à produire, à employer et à investir. Elle a souvent cherché à s’internationaliser, malgré la faiblesse de l’accompagnement. Aujourd’hui, elle fait face à une crise globale d’une autre nature, plus violente, probablement plus longue, et sur laquelle elle n’a pas beaucoup de prise. En touchant nos partenaires, elle nous affaiblit davantage. Elle menace notre système bancaire, résilient jusque-là. S’il devait en découler une crise monétaire, les conséquences seraient dramatiques. Les États qui y font face déploient des moyens considérables. La Tunisie ne peut pas en faire autant. Les économistes traditionnels sont désemparés. Leurs boîtes à outils manquent de ressort.
digne ni couverture sociale. Elle a enfin révélé un formidable mouvement d’entraide sociale et de solidarité, y compris à l’égard de la communauté africaine établie dans le pays. En restant sur la ligne actuelle, quelles seraient les conséquences socio-économiques ?
Le choix du confinement était la meilleure option à la portée des pouvoirs publics. Il a été mis en œuvre avec détermination. Un appui matériel et financier a été apporté aux franges fragiles et vulnérables de la population. Tout cela a un coût pour la collectivité, difficilement supportable dans la durée. Il est urgent que l’activité économique redémarre, dans le respect des exigences sanitaires, pour minimiser le coût économique et social de la pandémie. Quoi qu’il en soit, la Tunisie connaîtra en 2020 une récession historique, bien plus profonde que toutes les annonces faites à ce jour. Le tourisme, en convalescence avant la crise, rechute gravement, entraînant avec lui l’artisanat, le transport, les activités de restauration et de loisirs, sans visibilité sur l’horizon. Le tissu industriel souffre déjà. Les entreprises publiques, les caisses sociales, la Pharmacie centrale de Tunisie, en piètre situation avant la crise, risquent de rompre en l’absence de soutien conséquent. Le chômage risque de s’aggraver et les tensions sociales de s’approfondir.
La mondialisation est dans l’obligation de se « régionaliser ». Il y a un immense potentiel à exploiter pour nous. Sachons anticiper !
Que révèle la pandémie dans le pays ?
Elle a mis à nu de multiples fragilités. Les Tunisiens, si fiers de leur système de santé, ont découvert du jour au lendemain la réalité de l’hôpital public, largement sous-équipé, y compris pour ses institutions les plus prestigieuses. La fermeture des frontières et l’absence de visibilité sur la durée du confinement ont fait craindre à la population la rupture de stock pour des matières essentielles. La pandémie a aussi révélé la dépendance de la Tunisie par rapport à l’extérieur pour les produits de consommation, mais aussi en médicaments, en matières premières et en produits semi-finis. Elle a pointé l’extrême fragilité du tissu économique tunisien vis-à-vis de l’extérieur, et en particulier du tourisme. Et la fragilité du tissu social, la vulnérabilité d’une partie importante de la population non bancarisée, sans emploi 42
Quels leviers mettre en œuvre pour résorber l’impact ?
Celui-ci mettra du temps pour être résorbé. Il est essentiel que les pouvoirs publics prennent la mesure de l’ampleur et de la violence de l’onde de choc afin de calibrer leur réponse. Jusque-là, le gouvernement a anticipé et a géré la crise sanitaire. Il a déployé des moyens inusités pour contenir la dimension sociale de la crise. En matière économique, les réflexes de l’Administration semblent faire de la sauvegarde du budget de l’État la principale préoccupation. Ce dernier devient la fin et non le moyen d’accompagner l’épanouissement du citoyen et la satisfaction de ses besoins. La relation est inversée. La démocratie marche sur la tête. La seule manière de résorber la crise serait, à mon sens, de voler au secours des opérateurs économiques, financièrement, mais surtout en levant toutes les entraves qui empêchent leur survie et leur rebond. Le respect des équilibres macroéconomiques ne devrait plus être l’exigence première dans cette situation inédite. Il faut une réponse adaptée, forte, et qui sorte des clous. Les vrais leviers, pour une sortie par le haut de la crise, seraient alors la reconnaissance, la facilitation et l’accompagnement de toutes les initiatives privées. L’engagement pour la modernisation et la transformation économique et sociétale. Plus que jamais, la Tunisie a besoin du soutien de ses partenaires et des institutions multilatérales pour une réponse à la mesure de cette crise majeure. Nous devrions multiplier les initiatives vis-à-vis de nos partenaires traditionnels et rechercher des horizons nouveaux. AFRIQUE MAGAZINE
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L’avenue Habib Bourguiba, à Tunis, désertée pendant le confinement, le 4 avril 2020.
La fiscalité pourrait être l’un des leviers de sortie de la crise si elle était utilisée à bon escient. Pour être efficace, elle doit être juste, équitable, transparente, et traduire une vision et un projet politique. Et non, comme ces dernières années, être un outil comptable pour renflouer les caisses de l’État… Les activités informelles, y compris celles illégales, doivent être soumises, au même titre que toutes les autres, à la fiscalité – la fiscalisation d’un acte n’entraînant pas sa légalisation. Elle doit porter les politiques de modernisation de l’entreprise, de relance de l’épargne et de l’investissement, d’aménagement du territoire et de transition énergétique. Elle doit favoriser toutes les solidarités : régionale, sociale et générationnelle. La déclaration annuelle des revenus doit cesser d’être optionnelle et devenir générale et obligatoire. Le scandaleux régime forfaitaire doit être éliminé. Si tout cela était fait, les taux d’imposition pourraient baisser, et les recettes de l’État augmenter.
Comme toutes les crises, celle-ci recèle des risques et des opportunités. La pandémie nous aura révélé nos faiblesses. Nous devons redonner la place qui leur convient aux dépenses publiques, en matière de santé, d’éducation, de couverture sociale, d’aménagement du territoire, de décentralisation, de « décarbonation » de l’économie, de transition énergétique, de gestion économe de l’environnement et de nos ressources limitées : eau, terres, littoral… Ce sont là les éléments constitutifs d’un nouveau modèle de développement plus inclusif, plus durable et plus performant. Le monde et, plus près de nous, l’Europe se rendent compte que la globalisation et son lot de délocalisations effrénées posent des problèmes de sécurité et de dépendance inacceptables. Des voix influentes s’élèvent pour appeler à une relocalisation, dans la proximité, d’activités économiques parties trop loin. La mondialisation est dans l’obligation de se « régionaliser ». Il y a un immense potentiel à exploiter pour nous. Sachons anticiper !
Qu’en est-il de la compensation ?
Deux recommandations ?
La compensation a pris ces dernières années des proportions démesurées, allant jusqu’à 5 % du PIB et 11 % du budget de l’État. Plus de 50 % du coût global est relatif aux hydrocarbures. Il y a un consensus sur le fait que 90 % de ce coût bénéficie à des catégories qui n’en ont pas besoin. La crise mais aussi l’effondrement du prix du pétrole devraient être l’occasion d’une rationalisation profonde de notre gestion de la compensation, avec un retour graduel à la réalité du marché et une aide financière, directe et ciblée à tous ceux qui en ont besoin. Encore une fois, le diagnostic est fait, les opportunités sont là. Nous devons faire preuve de responsabilité, mettre en œuvre des solutions simples et efficaces, avant que d’autres, violentes et sans discernement, ne nous soient imposées.
J’appellerais d’abord à remettre l’humain au cœur du processus de développement en Tunisie, à laisser de côté les querelles idéologiques et dogmatiques, à nous engager sur la voie de l’épanouissement de nos citoyens. Cela passera par une éducation rénovée, avec une place plus importante à la culture, à l’enseignement, tout en adoptant les meilleurs standards en matière de droits humains. Ma deuxième recommandation serait de restaurer les valeurs de l’effort, du travail, de la performance et de l’excellence, dans le respect de la solidarité et de l’inclusion. Cela passera par la réactivation de l’ascenseur social, la promotion de l’entrepreneuriat, en nous inspirant des meilleures pratiques mondiales, et la primauté de la compétence sur le favoritisme et l’allégeance. En bref, la pandémie devrait nous amener à réinventer, ensemble, le contrat caché qui nous unit et nous permet de vivre, dans le respect les uns des autres. ■
NICOLAS FAUQUÉ/WWW.IMAGESDETUNISIE.COM
La fiscalité à tout-va est-elle une solution ?
La sortie de crise pourrait-elle être transformée en opportunité ?
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interview
Clyde Fakhoury « On sous-estime la capacité de réaction de l’Afrique » Pour le directeur exécutif de PFO Africa, le groupe BTP basé à Abidjan, le secteur privé doit jouer un rôle majeur dans la lutte contre la pandémie. propos recueillis par Zyad Limam
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on père, l’architecte Pierre Fakhoury, s’est fait un nom aux quatre coins du continent. On lui doit, entre autres, la fameuse basilique Notre-Dame de la Paix de Yamoussoukro. Mais aussi la création de PFO Africa, une entreprise multi-métiers dans le bâtiment, les travaux publics, l’immobilier… Depuis 2012, le fils Clyde a repris progressivement la direction opérationnelle du groupe. Et l’oriente vers de nouveaux secteurs d’activité.
travailler en journée continue jusqu’à 14 h 30-15 heures. Nous devons réduire le nombre simultané de personnes présentes sur un même site. Et des retards de livraison de nos importations sont prévisibles. Tout cela aura un impact, que l’on essaye de maîtriser et de mesurer. Mais nous avons une visibilité à moyen terme. La réelle inconnue sera la possibilité de monter de nouveaux financements sur de nouveaux projets.
AM : L’Afrique semble, pour le moment, plus résistante qu’annoncé face à l’épidémie de Covid-19. Clyde Fakhoury : Nous ne sommes pas, pour l’instant, dans la
Il est primordial qu’il soit solidaire. Et c’est le cas. On assiste à des initiatives tous les jours, auprès de nos gouvernements ou directement auprès des populations. Le continent est un vivier d’entrepreneurs, et ces entrepreneurs ont tous des solutions pour aider. Que ce soit à l’importation de matériel médical, à la création d’outils technologiques, à la fabrication de masques. Et en Afrique, nous avons la culture du don. Y compris pour les entreprises, grandes, moyennes ou petites, et même informelles ! À la demande de l’État ivoirien, nous avons mobilisé toutes nos équipes et nos forces, jour et nuit durant trois semaines, pour construire de nouveaux réceptifs hospitaliers. Ce sont 400 nouvelles chambres qui viennent d’être livrées en un temps record. Et nous participons activement à l’importation de matériel médical, combat acharné en ces temps de demande mondiale.
situation de scénario catastrophe que nous redoutions. Au-delà des possibles aspects démographiques, comme la jeunesse de la population, je pense qu’il y a aussi une raison structurelle. On sous-estime trop souvent la capacité d’action de nos pays. Or, on assiste depuis le début de la crise à des prises de décisions fortes, rapidement mises en place et respectées. Des décisions inclusives aussi qui visent un large spectre de la population, tel que le port du masque. Et l’on assiste à une grande solidarité, les gens apprennent à vivre avec le virus, pratiquent les gestes barrière, ne se mettent pas en danger inutilement. Comment une entreprise comme PFO Africa absorbe-t-elle ce choc de conjoncture ?
Nous sommes engagés sur de nombreux chantiers en Côte d’Ivoire et dans la sous-région. Aucun projet n’est à l’arrêt. Les solutions de financement qui ont été mises en place permettent de sécuriser nos activités. Nous pouvons nous appuyer sur un système bancaire réactif. Et sur l’État, décidé à soutenir le secteur des infrastructures. Les travaux en cours sont donc pérennes, même si évidemment la production est ralentie. Nous devons 44
Comment le secteur privé peut-il s’engager dans la lutte collective face à l’épidémie ?
Comment la Côte d’Ivoire va-t-elle s’adapter à cette épidémie pour rester attractive ?
Nous n’avons pas le choix que d’apprendre à vivre avec cette menace. Le plus grand danger serait que nos économies soient à l’arrêt. Il faut continuer à investir. Maintenir les efforts engagés pour que nos racines continuent de grandir. Maintenir l’ambition de l’émergence. C’est le choix du président Alassane Ouattara. C’est ce qui permet aussi de rassurer le secteur financier. Une AFRIQUE MAGAZINE
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solution devra être trouvée pour permettre de rouvrir, au moins de manière conditionnelle, nos frontières. L’intégration africaine sera un levier de croissance dont l’on ne pourra s’affranchir. En quoi ce virus, ou d’autres, va-t-il modifier de manière générale le métier des travaux publics ?
Il est trop tôt pour y répondre, mais nos méthodes devront apporter des solutions face aux risques de transmission de virus. Notamment dans les secteurs de la climatisation et de l’eau. Tout comme cela a été le cas face aux problèmes environnementaux, avec des solutions d’économie d’énergie qui n’existaient pas jusqu’alors. Pour l’instant, et au plein cœur de la pandémie, il s’agit surtout de faire respecter les mesures barrière sur les chantiers. Et d’accroître la sécurité collective. La crise génère un débat intellectuel très actif sur les transformations dans lesquelles les économies africaines « doivent » s’engager : autonomie, valeur ajoutée, production locale… Quel est votre avis de « praticien » ?
Ce n’est pas cette pandémie qui nous réveille ! Nous sommes engagés sur ce front depuis de nombreuses années. Certains pensent que cela ne va pas suffisamment vite ? Je ne suis pas de cet avis. On assiste en Côte d’Ivoire et dans d’autres États à des progrès considérables en peu de temps. On voit l’émergence d’une classe d’entrepreneurs, mais également de citoyens engagés qui agissent pour le renforcement de nos pays. L’enjeu principal est la création de valeur localement. Le secteur industriel est en marche, le secteur financier aussi, d’autres suivent, comme les technologies digitales. Bien sûr, nous sommes encore trop dépendants de produits importés, et la crise le souligne avec acuité. Mais nous en sommes tous conscients et nous sommes bien décidés à poursuivre cette dynamique de progrès.
ISSAM ZEJLY
Restez-vous un manager positif ?
Toujours positif ! Cette période nous donne du temps, nous permet de faire une pause et de porter un regard sur notre chemin effectué et la direction envisagée, pour ainsi ajuster notre parcours. Je suis très fier du développement de notre groupe, de cette aventure humaine et professionnelle. Grâce à notre croissance et à notre diversification (dans l’eau potable, l’environnement, le facility management, l’immobilier), nous sommes au plus près des problématiques structurelles de nos pays. Et nous sommes capables d’apporter des solutions. Cette crise changera sûrement nos habitudes, nos manières de vivre, en particulier celles qui n’étaient pas « en harmonie » avec le monde qui nous entoure. C’est passionnant et motivant. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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JACK MA, UN AMI QUI VOUS VEUT DU BIEN… Alors même que la crise sanitaire provoque des tensions dans les relations entre Pékin et le continent, le fondateur d’Alibaba a été le premier à venir en aide à l’Afrique pour lutter contre le Covid-19. Portrait d’un milliardaire atypique, drôle et philanthrope… mais qui est aussi un redoutable sous-marin du soft power de l’empire du Milieu. par Cédric Gouverneur 46
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Au milieu d’entrepreneurs locaux, à Nairobi, au Kenya, en juillet 2017.
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ack Ma n’aura pas attendu pour agir. Dès la mi-mars, alors qu’à peine quelques centaines de cas de Covid-19 sont officiellement répertoriés à travers le continent, l’homme le plus riche de Chine annonce l’envoi en Afrique de 1,1 million de kits de dépistage, 6 millions de masques et 60 000 combinaisons pour le personnel soignant : « L’Afrique peut avoir une longueur d’avance sur le coronavirus », tweete-t-il. Prendre l’adversaire de court, le fondateur d’Alibaba sait faire ! En effet, quelques jours plus tard, les premières cargaisons de dons atterrissent à l’aéroport d’Addis-Abeba. C’est le Premier ministre éthiopien et prix Nobel de la paix 2019, Abiy Ahmed, qui se charge de dispatcher le matériel médical à travers les 54 pays du continent. « C’est un sacré coup de main. Merci pour votre donation généreuse », tweete le 20 mars le président rwandais Paul Kagamé. Généreux, Jack Ma l’est : en 2008, Alibaba avait versé 800 000 dollars aux sinistrés du séisme du Sichuan. Et il sait se mettre les gens dans la poche. En seulement quatre visites sur le continent depuis 2017, cet homme simple et abordable a charmé ses hôtes et tissé de solides partenariats : en octobre 2018, Alibaba et le gouvernement rwandais ont lancé la plate-forme de commerce électronique eWTP. Même opération en Éthiopie en novembre 2019 : Abiy Ahmed – qui avait visité quelques mois auparavant le siège d’Alibaba, en Chine – annonce adhérer à cette plate-forme d’e-commerce. « Comme je l’ai promis ce matin à Jack [sic], je serai le chef de projet des investissements d’Alibaba en Éthiopie et un commercial pour le continent », avait alors indiqué le Premier ministre. « L’Afrique était considérée comme un simple fournisseur de matières premières, a lancé Jack Ma à son auditoire lors de cette visite. Elle doit être le conducteur de la nouvelle mondialisation ! »
UN PARCOURS INCROYABLE
Les premières années sont semées d’embûches. Le magnat d’aujourd’hui se délecte à régaler son auditoire d’anecdotes sur les échecs qu’il a affrontés (pour mieux les surmonter).
Le milliardaire chinois ne s’adresse pas seulement aux présidents africains technophiles : il se fait fort d’aider les entrepreneurs du continent. En septembre 2016, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement l’a nommé « conseiller spécial pour les jeunes entrepreneurs et les petites entreprises ». Le secrétaire général de cette agence onusienne, le Kenyan Mukhisa Kituyi, a loué son « approche visionnaire ». Le conseiller spécial Ma s’est alors engagé à appuyer 1 000 jeunes entrepreneurs des pays émergents en cinq ans, dont 200 Africains. Et il tient parole : l’école de commerce d’Alibaba accueille chaque année, en Chine, des étudiants et des stagiaires du continent. La fondation Jack Ma a également mis en place le programme Initiative Africa Netpre48
neur Prize (ANPI), qui organise depuis 2018 le concours Africa’s Business Heroes : en 2019, 10 lauréats (sélectionnés parmi 10 000 candidats issus de 50 pays du continent) s’étaient partagé 1 million de dollars – cette année, pour cause de crise sanitaire, la remise des prix se déroulera sous forme de visioconférence, mais elle aura bien lieu. Jack Ma n’est plus à un paradoxe près. Le fondateur de l’une des plus grosses entreprises de la planète vante désormais les mérites des PME, comme il le résume avec son sens de la formule : « Last century: the bigger the better. This century: the smaller the better » (« Au siècle dernier : plus c’est gros, mieux c’est. Ce siècle : plus c’est petit, mieux c’est »). « Les entrepreneurs sont les mêmes partout dans le monde », estime-t-il dans la vidéo promotionnelle du concours 2020 de l’ANPI. « Ils ont des espérances, des rêves, ils n’ont jamais peur de rien, ils vont créer. Je pense que l’on doit en faire des héros. » Nul doute que Jack Ma est en train de parler de lui-même et de son parcours incroyable… Ma Yun naît le 10 septembre 1964 à Hangzhou, capitale de la province côtière de Zhejiang, au sud de Shanghai. Sa mère est ouvrière, son père photographe. Lui se lance dans des études d’anglais, avec l’idée, simple et pragmatique, de devenir guide touristique : sa ville natale, dont la splendeur était déjà vantée en Europe au XIIIe siècle par Marco Polo, est courue par les tour-opérateurs. Comme beaucoup de Chinois qui travaillent au contact d’Occidentaux, le jeune homme s’attribue un surnom anglo-saxon, plus facile à retenir pour ses interlocuteurs étrangers : Ma Yun devient donc Jack Ma. Les premières années sont semées d’embûches. Le milliardaire d’aujourd’hui se délecte à régaler son public d’anecdotes sur les échecs qu’il a affrontés (pour, bien entendu, les surmonter…) : nul en maths, il échoue deux fois au bac chinois et est refusé à l’université Harvard à dix reprises. Il tente sa chance dans la police chinoise, mais se fait sèchement recaler. À la recherche d’un petit boulot pour financer ses études, Yun/Jack réalise même l’exploit de se faire rembarrer par la chaîne de fast-food KFC, qui ouvre ses premiers restaurants en Chine ! « 24 personnes sont venues postuler, 23 ont été embauchées et j’ai été le seul refusé. » Doué en anglais, il finit par passer de l’autre côté du pupitre et enseigne la langue de Shakespeare. Il développe alors un sens de la mise en scène qui ne le quittera plus : ses cours sont des shows drôles AFRIQUE MAGAZINE
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STRINGER/REUTERS
Des bureaux d’Alibaba, à Shanghai. Le siège de l’entreprise se trouve à Hangzhou.
et décalés. Ses étudiants, amusés et conquis, le surnomment d’ailleurs « Crazy Jack ». En 1995, il accompagne une délégation chinoise aux ÉtatsUnis, en tant que traducteur. Il y fait la découverte du balbutiant Internet. La Toile mondiale est une révélation : entreprenant, le professeur d’anglais comprend aussitôt comment le réseau des réseaux peut mettre en relation l’offre et la demande à travers le globe. À son retour, il emprunte l’équivalent de 2 000 dollars pour fonder China Pages, l’un des premiers sites commerciaux AFRIQUE MAGAZINE
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de l’empire du Milieu. L’expérience sera de courte durée : le Web marchand en est encore à ses tâtonnements, et China Pages ne parvient pas à trouver son modèle économique. Nous sommes au milieu des années 1990, et le film Forrest Gump, dans lequel Tom Hanks incarne un homme simple d’esprit mais déterminé, fait un carton. Le jeune Jack Ma est fan de ce personnage : lui non plus ne renoncera pas ! En septembre 2018, le magnat avait annoncé la couleur à de jeunes entrepreneurs africains accueillis en stage à l’école de commerce d’Alibaba, à Hangzhou : « Vous 49
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devez vous habituer à encaisser des refus : pourquoi les gens vous aideraient ? Vous devez croire en vous. Et croire que ce que vous faites aura du succès dans dix ans ! » « Ne jamais abandonner. Aujourd’hui, c’est dur, demain, ce sera encore pire, mais le surlendemain, le soleil brillera », a-t-il coutume de dire. Parce que Jack Ma sait que la volonté paye… Et en effet, la volonté a payé : des milliards ! En 1999, il emprunte un total de 60 000 dollars à des proches pour lancer un nouveau site marchand, baptisé « Alibaba ». Destiné à faciliter les échanges entre entreprises, il convainc les banques et les investisseurs. Pourtant, les débuts sont rudes : « Les trois premières années, nous n’avons eu aucun revenu. » Le comble est que les utilisateurs B2B (« business to business ») font pourtant de lucratives affaires entre eux. Le patron raconte même qu’il lui est arrivé, au restaurant, de voir sa note discrètement payée par des internautes qui l’avaient reconnu ! En 2002, Alibaba génère enfin des bénéfices, notamment en servant d’intermédiaire entre des exportateurs chinois et des importateurs américains : « Ce business model nous a sauvés. » « DOCTEUR JACK » ET « MISTER MA »
Fantasque, l’homme n’est pas non plus un « workalcoholic », l’un de ces chefs d’entreprise qui ne comptent ni leurs heures ni les nuits blanches et se tuent littéralement à la tâche.
L’année suivante, Jack Ma lance Taobao pour concurrencer le site d’enchères eBay. Et en 2005, c’est la consécration : Yahoo! signe un énorme deal avec Alibaba. Fondée par l’Américain d’origine taïwanaise Jerry Yang, la société de services Web débourse 1 milliard de dollars pour entrer au capital du site marchand chinois, lequel, en échange, contrôle Yahoo China. Ce pacte n’est pas pour déplaire aux autorités de Pékin, la question de l’accès à Internet – et surtout, à ses contenus – étant éminemment sensible en Chine. Le milliardaire est d’ailleurs notoirement proche du régime : en novembre 2018, Le Quotidien du Peuple a même confirmé qu’il est bel et bien membre du Parti communiste… Il a également racheté le quotidien hongkongais South China Morning Post, en 2015, pour 266 millions de dollars. Depuis, ce vénérable journal anglophone, fondé en 1903, serait devenu « la voix » de Pékin, selon l’un de ses anciens salariés, qui s’est confié anonymement au journal britannique The Guardian… Enfin, depuis mai 2018, le magnat est vice-président d’une fédération des sociétés du Web chargée de veiller au respect des « valeurs du socialisme » par les internautes chinois… Maoïste ou pas, Jack Ma est le premier entrepreneur chinois à faire la couverture de Forbes en 2011. En 2013, afin d’avancer ses pions aux États-Unis, il prend des participations à hauteur de 206 millions de dollars dans le site ShopRunner. L’année suivante, il lève 25 milliards de dollars pour l’introduction d’Alibaba à Wall Street. C’est alors la plus volumineuse entrée 50
en Bourse jamais réalisée. Concurrente d’Amazon, la société a réalisé un chiffre d’affaires de 43 milliards d’euros en 2019 ! Jack Ma est désormais l’homme le plus riche de Chine, avec une fortune estimée à 38,8 milliards de dollars par Forbes, dans son classement 2020. Chaque année, en septembre, Alibaba organise une fête d’anniversaire où ses dizaines de milliers de salariés – ainsi que des guest-stars, comme les acteurs Daniel Craig ou Jet Li – sont invités. Le dirigeant redevient alors le « Crazy Jack » dont les shows divertissaient tant ses étudiants. L’espace de quelques heures, « Docteur Jack » domine « Mister Ma » : son côté excentrique reprenant le dessus dans des délires à la mégalomanie joyeusement assumée, il monte sur scène déguisé en chanteur punk (piercing dans la narine et crête sur la tête) ou costumé en Michael Jackson, et n’hésite pas à prendre le micro pour interpréter des chansons de films, comme Le Roi Lion ou Ghost. LES ADIEUX À ALIBABA
Fantasque, l’homme n’est pas non plus un « workalcoholic », l’un de ces chefs d’entreprise qui ne comptent ni leurs heures ni les nuits blanches et se tuent littéralement à la tâche. A contrario, Jack Ma passe ses week-ends tranquille, loin des tracas de sa semaine de travail. Sur sa vie privée, l’exubérant milliardaire est très discret. Avec son épouse, Zhang Ying, qu’il a rencontré sur les bancs de l’université à Hangzhou, il a trois enfants dont il refuse catégoriquement de parler, afin de les préserver au maximum. Il assure apprécier les plaisirs simples de l’existence, comme jouer aux cartes avec ses amis ou se régaler d’un bon dîner arrosé de vin français – il a acquis un vignoble dans le Bordelais. Le magnat n’a nulle envie de trimer jusqu’à un âge avancé : en juin 2016, lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg, il a même glissé que, si c’était à refaire, jamais il n’aurait créé une entreprise aussi grosse qu’Alibaba, source de trop de responsabilités et de trop de soucis ! « Je voudrais juste être moi-même et profiter de la vie », confie-t-il alors à son auditoire éberlué. Le 10 septembre dernier, à l’occasion de son 55e anniversaire, Jack Ma a donc fait ses adieux à Alibaba. Évidemment, il a tiré sa révérence avec toute la démesure que l’on attendait de lui : il est apparu devant ses salariés, religieusement rassemblés, déguisé en rock star, vêtu d’un blouson de cuir clouté et équipé d’une guitare électrique orange. Son successeur, Daniel Zhang, est ensuite monté sur scène, habillé d’une tenue blanche à paillettes… La relève est assurée ! La philanthropie sympathique de « Crazy Jack » en Afrique tombe à pic afin de ripoliner l’image de la Chine sur le continent, AFRIQUE MAGAZINE
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À Hangzhou, dans sa ville natale, en septembre 2018.
écornée par la crise du Covid-19. Le site d’informations Politico a relayé, le 16 avril, que des ambassadeurs africains en Chine avaient dénoncé les brutalités dont ont été victimes au début du mois d’avril, à Canton, des citoyens du Togo, du Bénin et de Nigeria, chassés de leurs domiciles et placés en quarantaine. Liu Yuxi, l’ambassadeur chinois auprès de l’UA, a temporisé, évoquant une amitié sino-africaine « solide comme un roc », qui ne pourrait être endommagée par des « incidents isolés ». Mais pour l’analyste de l’Institut sud-africain des affaires internationales Cobus van Staden, interrogé par Politico, c’est plus grave : « Il y a beaucoup de tensions dans la relation. » Il juge cependant que la réponse des diplomates du continent prend en considération – et c’est une nouveauté – le ressentiment populaire africain envers un ami perçu parfois comme encombrant… et coûteux. Selon l’Initiative de recherche sino-africaine de l’université américaine Johns-Hopkins, depuis les années 2000, la Chine (en réalité, l’État et une trentaine de banques et d’entreprises) AFRIQUE MAGAZINE
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a prêté 152 milliards de dollars à 49 pays du continent. Ces derniers auraient dû lui rembourser 8 milliards de dollars cette année, selon le ministre des Finances du Ghana, Ken Ofori-Atta. Mais en raison du Covid-19, le G20 a accordé un moratoire sur la dette en 2020. Or, un rapport de l’université Harvard soulignait, en 2018, que les pays émergents, quand ils sont dans l’incapacité de rembourser, peuvent être conduits à céder à Pékin des ressources stratégiques et souveraines : c’est déjà le cas du Pakistan et du Sri Lanka. La crise économique déclenchée en Afrique par le nouveau coronavirus risque donc fort d’accélérer cette dépendance pour Gabrielle Chefitz, coauteure du rapport en question, interrogée le 12 avril par le Guardian : soit le remboursement de la dette impliquera, dans des pays en panne, le contrôle par la Chine de « ressources stratégiques », soit l’effacement de l’ardoise fera d’eux des obligés de Pékin, qui renforcera ainsi son « soft power en tant que leader global ». En clair, la Chine sera gagnante dans les deux cas. ■ 51
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humanitaire
Nabil Karoui de retour sur le terrain !
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out d’abord, ce fut un petit génie de la pub et de la com, associé à son frère Ghazi, avant de se lancer dans la télévision et de donner un nouveau visage au paysage audiovisuel avec Nessma TV. Puis, il a vécu un drame personnel – le décès accidentel de son fils Khalil –, une tragédie à l’origine de la création de l’association caritative Khalil Tounes. Une véritable machine de soutien aux Tunisiens les plus fragiles et les plus pauvres, oubliés par les bureaucrates et les grands idéaux de la révolution… Ce fut ensuite l’entrée fracassante, clivante, en politique, avec la création du parti Qalb Tounes et la candidature à l’élection présidentielle d’octobre 2019. Avec un discours de rupture et son ambition habituelle, Nabil Karoui a vite fait figure de favori. L’ascension fulgurante de ce personnage flamboyant a dérangé ses rivaux, qui auront employé plus d’un moyen pour le contrer. En multipliant les obstacles juridiques ou en bloquant les activités de son association. Son arrestation sur une autoroute, en août 2019, à quelques semaines des élections, est restée dans Les véhicules de Khalil Tounes apportent un soutien alimentaire et sanitaire à la communauté subsaharienne installée en Tunisie.
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les annales. Accusé d’évasion fiscale, il est emprisonné. Sans pouvoir faire campagne, il se qualifie malgré tout pour le second tour et est libéré à quatre jours du scrutin final. Où la défaite est lourde. Aujourd’hui, il continue de peser avec son parti, arrivé deuxième aux législatives d’octobre 2019. Qalb Tounes est devenu un enjeu : on le courtise pour obtenir ses voix au parlement, on l’exclut des négociations quand il s’agit de participer au gouvernement. En retrait des médias, confronté à une épée de Damoclès judiciaire, Nabil Karoui était soi-disant éprouvé, usé, décidé à se mettre un temps de côté… Une pandémie et quelques mois plus tard, les véhicules de Khalil Tounes sont de nouveau sur les routes pour distribuer des aides alimentaires et sanitaires. Malgré les mesures de confinement, le couvre-feu et les restrictions de circulation, l’arrivée des camions rouges estampillés du nom de l’association écartent, du moins temporairement, le spectre de la disette à Zaghouan, Jebeniana (entre Mahdia et Sfax), Sfax, Le Kef, Bizerte, L’Ariana, Béja, Sidi Bouzid, Gafsa, Kasserine, ou encore Médenine. Nabil Karoui a repris du service, à fond, comme il se doit pour lui. L’épidémie du Covid-19 a mis à jour la précarité de pans entiers de la société tunisienne : nécessiteux, journaliers ayant perdu leurs revenus, tâcherons et sans-ressources ont été jusqu’à défier les mesures de confinement et le couvre-feu pour protester contre les pénuries et les pertes d’emploi. « Entre le coronavirus et la faim, on n’a que le choix de mourir », hurlait début avril un désespéré en quête d’un paquet de semoule, lors d’un attroupement à Ettadhamen, un quartier démuni en périphérie de Tunis. Les soutiens de l’État restent bien insuffisants pour répondre aux besoins des familles précaires, mais le gouvernement, lui-même en grandes difficultés économiques, ne peut guère faire plus. En tout cas, à Tunis, les critiques se font plus discrètes. On se risque moins à le traiter de « père la AFRIQUE MAGAZINE
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Le candidat malheureux à la présidentielle en 2019 avait fait de la lutte contre la pauvreté la priorité de son programme. La pandémie le propulse à nouveau sur les routes avec son association Khalil Tounes. Comme un retour à la vraie vie. par Frida Dahmani
charité » ou à surnommer Qalb Tounes de « parti des pâtes ». « Ayant acquis un savoir-faire dans le temps, nous avons été rapidement opérationnels ; les plus démunis étaient déjà identifiés, nous savons où agir », précise Nabil Karoui, qui rappelle que 2 millions de Tunisiens vivent sous le seuil de pauvreté. Khalil Tounes a en outre été parmi les premières associations à apporter un soutien alimentaire et sanitaire à la communauté subsaharienne installée dans le pays, où les migrants sans papiers sont nombreux. Les conditions de vie des Subsahariens, oubliés des autorités, en butte au racisme, sans droits et sans lois pour les protéger, sont très difficiles et régulièrement dénoncées par les organismes des droits humains. Nabil Karoui s’émeut des effets du confinement ajoutés à la misère : « Les conditions physiques et morales qui en découlent sont encore plus difficiles quand l’on n’est pas dans son propre pays. » Khalil Tounes a paré au plus pressé et ciblé les quartiers de Lafayette, El Omrane, Laaouina et Bhar Lazreg dans le Grand Tunis, pour distribuer des cartons de produits de première nécessité : « Cela représente près de 65 dinars de nourriture ; de quoi tenir une semaine », évalue Théorine, une Camerounaise qui a perdu son emploi de femme de ménage et s’étonnait que des hommes gantés et en combinaison de sécurité soient venus frapper à sa porte, au fond d’une impasse.
NICOLAS FAUQUÉ/WWW.IMAGESDETUNISIE.COM
UNE AFFAIRE DE FAMILLE
Ce que ne sait sûrement pas Théorine, c’est le lien particulier de Nabil Karoui avec l’Afrique. La fratrie (Nabil, Ghazi, Rym) compte un frère adoptif, Omar, un Subsaharien que ses parents ont recueilli et élevé. Aujourd’hui, la complicité entre Nabil et Omar est toujours évidente. Celui-ci fait partie du premier cercle familial et de ses proches à Nessma TV. Une manière pour l’homme de continuer à veiller sur lui, comme le lui avait recommandé son père. En attendant, pendant que le gouvernement navigue relativement à vue sur le front du virus et que les politiques se font discrets, Nabil Karoui avance, sans trop se soucier de ce que pourront dire les uns et les autres de ses éventuelles ambitions renouvelées. Il poursuit son engagement et prépare l’organisation de la distribution d’aides à 10 000 familles durant Ramadan. Une tâche titanesque, mais il considère que « continuer est son devoir ». De toute façon, les Tunisiens ne sont pas dupes et feront la part des choses. « Il y a Nabil, l’humanitaire, et Karoui, le chef de parti », distingue un habitant d’Ain Zaghouan, en banlieue de Tunis, veuf et père de quatre enfants qui a été parmi les premiers à recevoir de quoi subsister. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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Rony Brauman « L’espoir d’une exception africaine »
Capacité sanitaire, démographie, pyramide des âges, profil immunitaire… Le continent reste une énigme face à l’épidémie. Regard d’un médecin véritablement sans frontières. propos recueillis par Anne-Cécile Huprelle
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ony Brauman est médecin, diplômé en épidémiologie et médecine tropicale. Il est engagé depuis 1977 dans le domaine de l’aide médicale internationale. Après avoir travaillé plusieurs années sur le terrain, il a occupé le poste de président de Médecins sans frontières (MSF) de 1982 à 1994, et est actuellement directeur de recherche à la Fondation MSF. Son expérience concerne principalement l’aide humanitaire dans les situations de crise – conflits armés, famines, réfugiés –, qui sont les premiers terrains d’action de l’association. Son engagement et ses voyages l’ont également amené à travailler sur les enjeux politiques de l’aide humanitaire et les réponses internationales. AM : Saviez-vous que les virus émergents, comme les coronavirus, étaient une menace imminente ? Rony Brauman: Oui, bien sûr. Depuis une quarantaine d’années
et l’apparition du sida, première grande épidémie de l’aprèsguerre, on voit des virus d’ampleur se multiplier : dengue, Chikungunya, Zika, SRAS… Nous vivons avec cette menace. D’autant que les alertes officielles ne manquent pas. Il suffit de les écouter. Il y a encore six mois, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un rapport insistant sur l’impréparation des États en général, face à une urgence sanitaire internationale. Et de fait, l’humanité est « prise de court », débordée…
Oui, et c’est là le paradoxe. Les États du monde entier avaient pourtant été prévenus. Je relativise tout de même votre affirmation : les pays semblent débordés sauf quelques-uns, AFRIQUE MAGAZINE
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comme l’Allemagne, qui fait figure d’exception européenne. Avec la mise en œuvre précoce de mesures de distanciation, de tests viraux, de distribution de masques et d’une certaine discipline sociale, on voit que la morbidité y est tout à fait contenue et qu’il y a une très bonne maîtrise de l’épidémie. Il faut aussi souligner que le discours politique allemand est extrêmement sobre. Il n’a rien de triomphaliste. Personnellement, je trouve cela remarquable. Ceci dit, l’Allemagne a bénéficié d’un certain « retard » par rapport à l’Italie, l’Espagne et la France, qui ont été frappés bien avant. Vous dites que « la confiance dans les autorités est essentielle dans une crise sanitaire ». Mais cela n’est pas le cas dans beaucoup de pays, comme en France, où la riposte et les mesures prises sont critiquées.
Cela ne se contredit pas forcément. Certaines polémiques sont stériles, comme celle sur la chloroquine. Ce traitement méritait, bien sûr, d’être associé aux recherches et aux tests dans la lutte contre le Covid-19, mais l’engouement proche de l’hystérie, que le professeur Didier Raoult a suscité par ses déclarations intempestives, n’avait pas lieu d’être. Aujourd’hui, on voit que la chloroquine n’a aucun intérêt particulier dans ce cas, et cette polémique est d’autant plus fâcheuse qu’elle a suscité une méfiance accrue à l’égard des scientifiques, qui restaient mesurés vis-à-vis de son utilisation. Par ailleurs, on a incité les gens à dévaliser les pharmacies, privant ainsi de leur traitement à base de chloroquine des patients souffrant de lupus ou de polyarthrite. Cela étant dit, la liberté d’expression est aussi nécessaire 55
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en temps de crise sanitaire. Et pour moi, une parole autoritaire de « sachant » s’adressant au peuple comme à des enfants ne peut être que contre-productif. Cela suscite le rejet. La principale riposte adoptée est le confinement des populations. Est-ce la méthode que vous préconisez ?
Oui, je soutiens cette mesure radicale du fait des carences existantes, que l’on peut critiquer mais auxquelles on ne peut pas remédier en 24 heures. On peut déplorer que les stocks de masques aient été diminués au fil des années et de manquer d’industries capables de les produire rapidement dans la plupart des pays du monde, ou encore que les tests n’aient pas été systématisés. On peut s’attrister également de voir certains gouvernements, comme celui de la France, préférer contester l’utilité de ces mesures de protection, plutôt que dire qu’elles étaient utiles mais qu’il fallait du temps pour les mettre en place. Ce qui aurait été plus compréhensible que le discours infantilisant que l’on a entendu. Mais il faut aussi tenir compte de la
Abordons le cas de l’Afrique. Êtes-vous aussi alarmiste que le directeur de l’OMS ou les virologues sur place ?
Je suis alarmé et alarmiste. Sur le continent africain, on a bien peu de lieux où traiter des malades graves. Et là où ils existent, les capacités sont limitées. Donc on peut craindre une mortalité aggravée à cause du manque de soins, de la saturation des hôpitaux, du « tri des patients », au détriment des accidentés de la route, des femmes dont l’accouchement serait difficile, des malades souffrant de pathologies parasitaires ou infectieuses, comme le paludisme. Cela a été le cas au moment de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, lorsque l’on s’est aperçu que les victimes indirectes du virus étaient en nombre égal, voire supérieur à celles d’Ebola à proprement parler. Les raisons d’être alarmiste sont doublées par l’effet de foyer ou de « cluster », c’est-à-dire des lieux de population concentrée, dans lesquels la transmission interhumaine s’accélère. Des phénomènes d’hypertransmission sont ainsi à craindre dans les zones urbaines marginales, les bidonvilles, certains quartiers populaires. D’ailleurs, il ne faut pas traiter l’Afrique comme un ensemble homogène, la situation pouvant diverger d’un endroit à l’autre. Je voudrais ajouter un point, qui est peut-être une pure spéculation de ma part, mais la pyramide des âges du continent est très différente de celle des pays du Nord. Les jeunes sont plus nombreux en proportion, et l’on sait aujourd’hui, contrairement à ce que l’on pouvait croire il y a encore quelques semaines, que les enfants sont peu ou pas transmetteurs. Par ailleurs, les plus jeunes et les plus robustes sont résistants au Covid-19, au point qu’ils sont souvent asymptomatiques. Ce constat pourrait atténuer la gravité de l’épidémie en Afrique. De la même façon, le profil immunitaire de cette population, confrontée à des germes différents que ceux que connaissent les autres, pourrait peut-être contribuer à une meilleure résistance à la maladie. Pyramide des âges et profil immunitaire : ce sont deux atouts, deux raisons d’espérer à « l’exception africaine ». Des hypothèses qui ne peuvent être vérifiées scientifiquement aujourd’hui, mais auxquelles j’ai envie de croire.
Nous ne pouvons que constater la contradiction entre les mesures restrictives et l’incitation à l’immunité collective. situation telle qu’elle se présentait. Il fallait freiner l’épidémie pour permettre aux services de soins intensifs d’absorber les flux de patients sans avoir à en rejeter. C’est ce qui a été fait avec un certain succès. De nouvelles contaminations au moment des déconfinements sont envisagées par les scientifiques. Comment une immunité collective peut-elle s’installer ?
Nous ne pouvons que constater la contradiction entre les mesures restrictives et l’incitation à l’immunité collective. Car pour la développer, il faut multiplier les contacts, mais on multiplie alors les malades graves, voire les morts. Il y a une sorte d’équilibre très délicat à calculer entre les espoirs que l’on peut fonder sur l’immunité collective et les mesures barrière nécessaires pour la protection individuelle. Ce qui, du coup, diminue l’immunité collective. Si l’on n’avait rien fait, l’épidémie se serait propagée beaucoup plus vite, mais l’immunité collective se serait développée plus rapidement. D’autre part, au niveau épidémiologique, une interrogation subsiste sur cette notion même d’immunité collective. Elle existe pour certaines pathologies infectieuses : le rhume, la grippe, Ebola également. Mais son existence dépend de l’effet immunisant du virus, c’est-àdire de la capacité de réaction des organismes par la sécrétion d’anticorps, or l’on se pose encore beaucoup de questions sur ce phénomène. Grâce au recul significatif que l’on a avec la situation chinoise, on constate de nouvelles contaminations. Alors, s’agit-il de rechutes ou de nouvelles infections ? Malheureusement, à ce stade, je n’ai pas de réponses. 56
Nous sommes tous d’accord pour dire que le confinement décrété dans la majeure partie du monde est difficilement applicable en Afrique. À cause de l’économie informelle et parce que pour « manger », il faut sortir. Comment faire ?
Le confinement est déjà difficile dans des zones urbaines dites « développées » mais pauvres. Je pense aux quartiers populaires des grandes cités, telles Paris ou New York… Compte tenu de la taille de certaines villes africaines comme Cotonou ou Lagos, il est impensable de confiner des quartiers équivalents. Il faut tenter de se concentrer sur des mesures à peu près acceptables, car rien que le lavage des mains peut être problématique. Cela suppose que l’on ait du savon et un accès régulier à l’eau, ce qui n’est pas le cas partout. Mais c’est quelque chose que l’on AFRIQUE MAGAZINE
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peut tenter de développer si une aide internationale significative se met en place et que les gouvernements concernés libèrent les ressources, par l’annulation de la dette. Pour l’instant, le service de la dette est reporté, c’est très insuffisant mais c’est déjà un premier pas pour libérer des ressources locales, importer des ressources de l’étranger, en vue d’une plus grande disponibilité de masques, de savons et d’eau. Ces premières mesures barrière ont prouvé leur efficacité. Sans autre solution pour prendre en charge les malades, de nombreux États comme le Bénin, le Sénégal, le Burkina Faso ou encore le Cameroun ont généralisé le traitement à base de chloroquine. Cela peut-il faire la différence ?
Je ne crois pas, rien ne permet de le penser. Tout indique que la chloroquine n’a pas les vertus qui lui ont été prêtées par certains, en premier lieu le docteur Raoult. Aujourd’hui, il est clair que cet espoir est déçu. Les tests et les essais cliniques se sont révélés négatifs. Prescrire, revue médicale de référence en matière d’essais thérapeutiques et d’évaluation des effets des médicaments, vient de faire l’analyse des publications internationales à ce sujet. Les effets principalement observés de la chloroquine sont une augmentation des accidents cardiaques, et non une diminution de la charge virale. Les pays africains qui se ruent sur ce traitement le font donc, je crois, par pur opportunisme politique, parce qu’il est bon d’offrir une solution à une population qui craint les suites d’une pandémie. Mais malheureusement, c’est une fausse solution. Et l’on ferait mieux de se concentrer sur des réponses concrètes et pratiques.
JEAN-RÉGIS ROUSTAN/ROGER-VIOLLET
Une urgence alimentaire pourrait s’ajouter à la crise sanitaire, le continent dépendant beaucoup des importations. Doit-on craindre des pénuries, des émeutes ?
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Trois idées me viennent à l’esprit. Tout d’abord, la mise en évidence des inégalités sociales par le poids que le virus fait peser sur certaines catégories de population. En France, le département de la Seine-Saint-Denis, au nord de Paris, est plus atteint que d’autres à cause d’un manque d’accès aux soins. Aux États-Unis, les Afro-Américains sont massivement touchés pour des raisons de comorbidité beaucoup plus développées. Le même phénomène a été observé au cours d’épidémies de choléra ou de tuberculose… Il y a aussi des habitudes qui ont été mises en exergue, comme l’interpénétration du domestique et du sauvage : le marché aux animaux de Wuhan, d’où serait partie l’épidémie, concentre cette notion de mélange. Le pangolin, espèce africaine hautement appréciée pour toutes sortes de vertus supposées par les Chinois, aurait lui-même été infecté
Aux côtés de Jean-Christophe Rufin, médecin et écrivain français, à MSF, en 1986.
Les émeutes de la faim, que l’on a observées il y a une quinzaine d’années en Afrique, mais aussi en Amérique latine, n’étaient pas spécifiquement liées à une situation de dénutrition avancée. Il s’agissait en fait d’émeutes du pouvoir d’achat. La nuance a une certaine importance. C’était des questions de redistribution, de pouvoir, de subventions pour des denrées de base, lesquelles avaient été supprimées sous l’effet des politiques libérales imposées par le Fonds monétaire international. Je ne crois pas que l’on puisse reproduire cela. En revanche, le terme « émeute » me fait penser à ce que l’on a connu en 2014 à Monrovia, au Liberia, ou à Freetown, en Sierra Leone, durant l’épidémie d’Ebola, lorsque des mesures d’isolation de quartiers entiers ont été imposées avec une intervention militaro-policière. Ce qui a été considéré comme une stigmatisation intolérable de la part des populations, obligées de s’enfermer et donc de se contaminer les unes les autres. On peut craindre que cela se reproduise si des mesures de confinement contraint étaient prises. AFRIQUE MAGAZINE
« La maladie est un puissant révélateur social », dites-vous. Que révèle de nos sociétés cette crise du Covid-19 ?
par la chauve-souris, arrivée en ville « par accident » parce que l’urbanisme pénètre des territoires naturels. Des animaux forestiers deviennent ainsi urbains. Cette mise à disposition de la nature comme objet de consommation avait déjà été révélée par Ebola, dont l’épidémiologie peut être comparée à celle du nouveau coronavirus, même si la létalité était bien supérieure. Mais les conditions de contamination sont comparables. On parlait aussi d’animaux sauvages à la source de cette maladie (chauvesouris, singes…). L’épidémie de sida est également apparue ainsi. C’est une maladie du singe vert d’Afrique centrale, et ce sont les interpénétrations ville-campagne qui ont permis au virus de se répandre. Enfin, le Covid-19 est la première expérience vécue simultanément par l’humanité. Près de 4 milliards de personnes sont confinées ou limitées dans leurs mouvements pour la même raison. C’est une expérience anthropologique inédite. Cela laisse penser qu’il y aura un « après-corona ». Mais on ne sait rien sur ce que sera cet « après ». ■ 57
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rencontre
Gaël Darren Maganga « L’homme a amené la jungle en ville » Pour ce virologue gabonais, membre du Centre interdisciplinaire de recherches médicales de Franceville, classé haute sécurité, il faut de toute urgence changer notre rapport à l’environnement. 58
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propos recueillis par Astrid Krivian AFRIQUE MAGAZINE
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irologue, enseignant-chercheur, vétérinaire de formation, le Docteur Gaël Darren Maganga travaille au Centre interdisciplinaire de recherches médicales de Franceville, au Gabon. Cet organisme de recherche de référence est équipé d’un laboratoire P4 hautement sécurisé, l’un des deux seuls en Afrique avec celui de Johannesbourg, permettant d’étudier les virus les plus dangereux. Le chercheur a consacré sa thèse aux virus à ARN potentiellement pathogènes pour l’homme chez les chauves-souris d’Afrique centrale. Selon lui, les activités humaines sont à l’origine de la pandémie. Il plaide pour une plus forte collaboration entre les secteurs médicaux, vétérinaires et environnementaux. AM : Vous attendiez-vous à une nouvelle pandémie, comme celle du Covid-19 ? Gaël Darren Maganga : Ce n’était pas une surprise, vu cer-
taines pratiques humaines constatées depuis des années dans cette région d’Asie. Cela s’était déjà produit en 2003 avec le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère). En mêlant plusieurs espèces chez lesquelles circulent notamment les virus de la grippe, un marché d’animaux sauvages réunit les conditions idéales pour le brassage de virus et l’apparition de nouveaux agents pathogènes par des recombinaisons et réassortiments génétiques.
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Est-ce la chauve-souris qui est à l’origine du Covid-19 et de sa transmission à l’homme ?
C’est l’hypothèse avancée. Pour les coronavirus responsables du SRAS et du MERS (syndrome respiratoire du MoyenOrient), apparu en 2012, les scientifiques ont démontré que les chauves-souris étaient probablement l’espèce-réservoir. Elles contaminent ensuite d’autres animaux, les hôtes intermédiaires, qui font le pont et transmettent le virus à l’homme. Pour le SRAS, la civette a été identifiée comme espèce-hôte, et pour le MERS, plusieurs sont incriminées, la plus probable étant le dromadaire. Entre 60 % et 75 % des maladies sont des zoonoses, c’est-à-dire transmissibles de l’animal à l’humain. Ce AFRIQUE MAGAZINE
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Ce laboratoire P4 est spécialisé dans la manipulation d’agents pathogènes extrêmement dangereux et très contagieux.
n’est donc pas étonnant que cette hypothèse soit émise pour le Covid-19. Mes travaux de recherches portent sur les virus ou agents pathogènes zoonotiques. Il est en effet essentiel d’observer les environnements naturels et de comprendre pourquoi le virus en sort pour se retrouver chez l’humain. C’est la chaîne de propagation, qui commence depuis la forêt pour finir dans les hôpitaux. Il faut agir sur chaque maillon pour la rompre. Si l’on maîtrise l’événement à la source, on peut prévenir la suite. On parle aussi du pangolin comme hôte intermédiaire.
Il n’y a pas de certitudes. Des preuves scientifiques montrent que les génomes retrouvés chez le pangolin sont identiques à celui du SARS-CoV-2 [responsable de la pandémie de Covid-19, ndlr] à 92 % pour certains chercheurs, voire 99 % pour d’autres. Mais le doute persiste. D’autres espèces sont aujourd’hui suspectées d’être susceptibles au virus : le furet, le porc, les bovins, le chat, le chien. Depuis 2003, le commerce d’animaux sauvages était pourtant officiellement interdit en Chine. Le professeur Didier Sicard propose la création d’un tribunal sanitaire international, indépendant des pays, qui veillerait à l’application des réglementations. Y êtes-vous favorable ?
Dans l’absolu, oui. Les textes de lois existent déjà dans la plupart des pays. Ce qui pose problème, c’est leur application. 59
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Les activités humaines dévastatrices favorisent-elles l’émergence de virus ?
Effectivement. Bien que certaines espèces soient pointées du doigt dans la propagation des maladies, comme les rongeurs ou les chauves-souris, il faut éviter d’incriminer systématiquement ces animaux. Car c’est à travers ses activités que l’humain va à leur rencontre et empiète sur leur territoire. La déforestation, l’exploitation minière, la modification des espaces pour l’agriculture nous rapprochent de leurs milieux naturels. Et surtout, ces populations animales s’installent dans les zones urbaines. L’homme a déplacé la jungle pour l’amener en ville. On en constate les conséquences ! Cela conduit à des risques de contact et d’exposition avec des animaux éventuellement porteurs de virus ou de germes pathogènes. À cause de la déforestation en Asie du Sud-Est, certaines maladies comme les encéphalites à virus Nipah ont considérablement augmenté. Au Brésil, déforester au profit de grands espaces d’élevage perturbe et détruit l’habitat de certaines chauves-souris, naturellement infectées par le virus de la rage. Elles vont ensuite le transmettre aux bovins en les mordant. Dans certaines régions d’Afrique et d’Asie, la chasse et la consommation de chauves-souris augmentent ce risque d’émergence, par la manipulation de leurs fluides biologiques (urine, matières fécales, salive). Le SARS-CoV-2 ne sera donc certainement pas le dernier virus. Tant que nous ne changerons pas nos habitudes, notre rapport à l’environnement, et en l’absence d’une plus grande cohésion entre les peuples et les pays, nous ne serons pas à l’abri d’une nouvelle crise sanitaire. Ces bouleversements de leur environnement et le stress que cela provoque rendent-ils ces espèces plus aptes à nous contaminer ?
Qu’est-ce qui vous surprend dans le comportement de ce nouveau coronavirus ?
Il nous interroge car des personnes restent infectées jusqu’à trois semaines, voire un mois. On le dit proche du SRAS, dont l’épidémie a engendré environ 800 morts. Les traitements actuellement avancés pour le Covid-19 fonctionnent sur un petit groupe d’individus, mais pas de la même manière à une échelle plus importante. La symptomatologie est diverse, et la
On soigne des animaux qui vont éviter de contaminer des humains. Tout est lié dans l’apparition d’un virus.
Oui. La modification et la fragmentation de leurs habitats soumettent les animaux sauvages à un certain stress. Comme de nombreuses espèces, plus les chauves-souris sont stressées, plus elles seront excrétrices. Elles ont la particularité de pouvoir contenir la réplication virale à un seuil qui n’est pas nuisible pour elles, et où le virus va être difficilement excrété dans leurs fluides. Mais dès qu’elles sont perturbées, leur système immunitaire est déprimé et s’affaiblit : le virus ou l’agent pathogène prend alors le dessus, et il est plus facilement excrété. Donc elles deviennent potentiellement plus contagieuses. Pourquoi trouve-t-on un si grand nombre de virus chez les chauves-souris ?
C’est l’une des espèces les plus étudiées depuis une vingtaine d’années, avec la découverte de nouveaux virus, la réémergence d’Ebola, etc. Tout comme les rongeurs, qui sont des réservoirs de virus et autres germes. Les chercheurs essaient de comprendre pourquoi il y a une telle diversité d’agents pathogènes chez les chauves-souris. Leur système immunitaire est particulier : il leur 60
permet d’héberger des agents sans en mourir, de répliquer des germes sans que ces derniers ne leur causent de préjudice. Ce sont de véritables éponges, elles sont très rarement victimes de ces agents. Elles logent dans des grottes, des milieux confinés où l’air n’est pas renouvelé et dans lesquels elles se regroupent par milliers… ce qui est idéal pour la transmission de certains agents pathogènes ! Et comme la plupart des espèces migrent sur de longues distances, au cours de leur trajet, elles rencontrent certainement d’autres espèces, des virus se transmettent. Enfin, elles ont un comportement souvent agressif entre elles, elles se griffent, se mordent. Tous ces éléments constituent des facteurs qui peuvent favoriser leur infection et l’importante diversité d’agents pathogènes qu’elles hébergent.
propagation même du virus est différente selon les continents. En Afrique, une circulation à bas bruit semble apparaître, et l’on observe plus de cas asymptomatiques. Tout cela provoque une incompréhension. Espérons que l’on en saura plus dans les prochaines semaines. Pensez-vous comme le professeur Didier Raoult que les populations d’Afrique subsaharienne sont relativement protégées grâce à la consommation d’antipaludiques ?
De nombreuses théories sont possibles. L’environnement climatique joue certainement son rôle. Il y a aussi l’hypothèse de l’immunité de la population : dans certaines régions, on consomme beaucoup de viande de brousse. Et certaines espèces sont naturellement porteuses de virus. Mes recherches montrent AFRIQUE MAGAZINE
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une circulation ou un portage de coronavirus très diversifié chez ces animaux, au Gabon, en particulier, et au Congo-Brazzaville. En les manipulant, en les consommant, on contracte peut-être certains pathogènes, et l’on développe alors peut-être des anticorps qui nous protègent relativement. En quoi consiste votre travail de recherche sur le terrain ?
Avec mon équipe, nous travaillons sur le réservoir du virus Ebola et ceux d’autres agents infectieux. Une grande partie de notre activité de recherche porte donc sur les chauves-souris. Avec l’expérience des épidémies d’Ebola dans notre pays, nous allons faire des échantillonnages sur des espèces chez lesquelles le virus avait été mis en évidence, dans des zones anciennement touchées. C’est pourquoi, lorsque l’on entre dans les grottes, il faut absolument être protégés, puisque le niveau d’exposition au risque est important. Nous faisons régulièrement des captures, des prélèvements pour la surveillance microbiologique. Depuis la dernière épidémie d’Ebola au Gabon, entre 2001 et 2002, aucun cas n’a été rapporté sur notre territoire. Il n’empêche qu’il faut surveiller ces espèces potentielles pour prévenir toute résurgence. Le travail sur le terrain est primordial. Car ces virus ne sont pas statiques. Il suffit qu’il y en ait dans une zone et que les
donné la proximité génétique entre Ebola et Marburg – virus pour lequel cet animal a été prouvé comme réservoir. Pour Ebola, son matériel génétique a été mis en évidence chez la chauve-souris, mais lors de la mise en culture cellulaire, nous ne sommes jamais parvenus à le répliquer, et donc à prouver qu’il était bien vivant (et par conséquent, transmissible). Et depuis 2005, on ne détecte plus son matériel génétique chez les chauves-souris que l’on étudie. Qu’est-ce qu’un laboratoire P4 de très haute sécurité, dans lequel vous pénétrez vêtu de protections spécifiques de la tête aux pieds ?
Au niveau national, notre laboratoire a une expérience prouvée depuis plus de vingt ans dans la gestion des crises sanitaires, ainsi que le diagnostic et la manipulation d’agents pathogènes extrêmement dangereux et très contagieux. Il faut donc contenir, confiner ces endroits. La classification P4 correspond au plus haut niveau de sécurité d’un laboratoire. L’équipement de base regroupe des combinaisons, un environnement sous pression négative et un système d’aération particulier. Dans la sousrégion d’Afrique centrale, c’est un laboratoire de référence, car c’est un centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé pour les fièvres hémorragiques virales et les arboviroses [maladies tropicales dues aux arbovirus, transmis par piqûre de moustique ou de tique, ndlr]. Nous recevons des échantillons provenant de RDC, du Congo-Brazzaville, de Guinée équatoriale… Les vétérinaires et médecins doivent-ils davantage travailler de concert ? Et amplifier le mouvement One Health, visant une approche globale, inclusive, de la santé publique ?
Les écosystèmes forestiers humides sont susceptibles de voir émerger un prochain virus. Ici, le fleuve Niari, en RDC.
espèces-hôtes s’y rencontrent pour que des brassages se fassent, que de nouveaux virus recombinants apparaissent. C’est très important de se positionner sur la source animale. Saisir l’origine est un bon préalable pour mettre en place les mesures de prévention.
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En avril dernier, à quelques jours de déclarer la fin officielle de l’épidémie d’Ebola en République démocratique du Congo (RDC), de nouveaux cas ont été déclarés. Comment l’explique-t-on ?
Ebola, c’est le grand mystère. Quand il n’y a pas d’épidémie, où se trouve le virus ? À quel moment réapparaît-il ? Sous quelles conditions ? À l’heure actuelle, son réservoir n’est pas identifié à 100 %. La chauve-souris est un candidat très plausible, étant AFRIQUE MAGAZINE
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Complètement. On dit que si le médecin soigne l’homme, le vétérinaire soigne l’humanité, puisque l’on soigne des animaux qui vont éviter de contaminer des humains. Ma double formation me permet de travailler sur des pathogènes d’intérêt pour l’animal, mais aussi pour l’homme. Ces thématiques ayant un impact sur la santé publique m’intéressent beaucoup. Au cours de ma formation, j’ai aussi étudié l’épidémiologie et l’écologie. Toutes ces sciences sont liées, elles sont complémentaires pour comprendre l’apparition d’un virus. Avec les spécialistes de l’environnement, les vétérinaires devraient être associés aux comités de pilotage, aux débats scientifiques en cours, dans la mesure où la plupart de ces maladies sont d’origine animale. Quelles régions du monde sont susceptibles de voir émerger un prochain virus ?
Difficile d’indexer un pays plutôt qu’un autre. Des études sur la distribution des maladies au niveau du globe ont identifié la zone tropicale humide et les écosystèmes forestiers humides comme des points d’émergence de maladies ou d’agents infectieux. Donc on peut en déduire que la forêt du bassin du Congo en Afrique centrale, la forêt amazonienne, mais également la zone forestière humide en Asie du Sud-Est constituent des endroits où l’activité humaine intensive pourrait catalyser l’émergence et la propagation de nouveaux agents infectieux. ■ 61
SPÉCIAL L’AFRIQUE AU FRONT
À la barre, face à la pandémie Médecins, spécialistes, et même sociologue, ils sont, avec d’autres, à l’avant-garde de la lutte. Ils illustrent, chacun à leur manière, l’engagement de l’Afrique dans cette bataille contre le virus. par Cédric Gouverneur
Moussa Seydi Le praticien de la chloroquine
Centre hospitalier national universitaire de Fann, Dakar (Sénégal) QUOI QUE L’AVENIR NOUS RÉSERVE, le docteur sénégalais Moussa Seydi restera dans l’histoire comme le premier médecin du continent à utiliser la chloroquine contre le nouveau coronavirus. Chef du service des maladies infectieuses et tropicales au Centre hospitalier national universitaire de Fann à Dakar, ce médecin né en 1964 est un vétéran de la lutte contre l’épidémie d’Ebola en 2014. Dès le 19 mars, il a décidé d’expérimenter l’antipaludique sur une centaine de malades du Covid-19, avec leur consentement. Le médicament, utilisé pendant des décennies sur le continent pour prévenir et traiter le paludisme – avant que le parasite ne finisse par lui résister, dans les années 2000 –, connaît en effet une nouvelle jeunesse depuis que l’infectiologue français Didier Raoult a vanté son efficacité supposée contre le nouveau coronavirus. Moussa Seydi assume passer outre les mises en garde de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – pour laquelle ce traitement n’a pas encore fait ses preuves contre le Covid-19 – et les critiques émises par les scientifiques concernant la méthodologie du professeur Raoult : « Le rapport bénéfice-risque était en faveur du bénéfice », a-t-il justifié au micro de la station de radio RFI fin mars. « Parce que nous avons besoin de traiter les patients très vite, pour libérer des places et prendre en charge d’autres patients… Je prends mes responsabilités en tant que médecin. C’est scientifique, mais ce n’est pas de la recherche. » En effet, il n’y a pas de groupe témoin auquel serait administré un placebo (ce qui permettrait de démontrer que les patients sans l’apport du médicament testé ne se seraient 62
pas rétablis d’eux-mêmes). « Quand nous avons commencé le traitement, nous avons constaté que la charge virale diminuait rapidement », avait ajouté le professeur Seydi. Il précise utiliser de l’hydroxychloroquine, une molécule dérivée de la chloroquine, apparemment supportée sans effets secondaires par les malades. Comme le font de nombreux autres praticiens, le médecin envisage d’y associer un antibiotique. Il dément par ailleurs toute proximité avec le docteur Raoult : il ne l’a jamais rencontré et ignorait même que ce dernier était né à Dakar. Moussa Seydi précise néanmoins que, selon ses constatations, l’efficacité de la chloroquine n’est valable que pour les patients n’ayant pas atteint un stade avancé de la maladie : « La molécule a une utilité pour empêcher les cas de s’aggraver. » Il explique en outre les réticences occidentales envers ce traitement par la méconnaissance du produit : « Ici, au Sénégal, et plus généralement sur le continent africain, tout le monde a mangé de la chloroquine », a-t-il répondu à l’hebdomadaire français Marianne le 17 avril. Les Occidentaux la « connaissent moins et se posent donc plus de questions ». Sur le continent, la molécule est victime de son succès : depuis l’épidémie de Covid-19, on se rue en effet dessus. Au risque de périlleuses automédications. Et au risque également de provoquer de non moins périlleuses ruptures de stock, alors que la fermeture des frontières rend les importations problématiques. Moussa Seydi alerte ainsi ses concitoyens contre la vitesse de propagation du virus : « Nous avons un patient qui a contaminé 25 personnes », a-t-il expliqué à RFI. Face aux difficultés de faire appliquer un confinement intégral et compte tenu des réalités du mode de vie africain, le docteur Seydi estime que la généralisation du port du masque constituerait « la solution la plus simple » pour freiner les contaminations. Et qu’il faut tenir compte de la capacité d’innovation du Sénégal et d’autres pays africains, où la culture épidémique a permis de former de nombreux médecins ainsi qu’une pratique de la recherche, malgré la faiblesse des infrastructures. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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Dès le 19 mars, il a décidé d’expérimenter l’antipaludique sur une centaine de malades du Covid-19, avec leur consentement.
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Le chef d’équipe
Africa CDC, Addis-Abeba (Éthiopie) « IL FAUT SE PRÉPARER AU PIRE et espérer le meilleur », estime le directeur de l’Africa CDC (Centre de contrôle et de prévention des maladies). Cette nouvelle agence de l’Union africaine a été créée en 2016 sous l’impulsion des chefs d’État du continent, afin de pallier les lacunes constatées lors de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, et notamment le manque de partenariats internationaux. Elle a pour modèle les CDC, qui forment la toute-puissante agence fédérale américaine en matière de protection de la santé publique, dont le quartier général se situe à Atlanta. « L’une des leçons majeures apprises lors de l’épidémie d’Ebola est que les maladies sont une menace globale pour l’Afrique : sanitaire, économique et sécuritaire », expliquait John Nkengasong lors de sa nomination fin 2016. Diplômé et formé à Bruxelles et Anvers, en Belgique, ce virologue camerounais respecté, expert en VIH et en tuberculose, a travaillé pendant vingt ans pour le centre américain et a notamment dirigé le laboratoire d’Abidjan. L’Africa CDC connaît son baptême du feu avec le Covid-19. L’agence a son siège à Addis-Abeba et dispose de bureaux régionaux au Gabon, au Nigeria, au Kenya, en Zambie et en Égypte. Dans cette crise, répète le docteur Nkengasong, l’Afrique doit « compter sur ses partenaires… et surtout sur les propres moyens de chacun de ses pays ». ■ 64
Serge Paul Eholié Le premier de cordée
Centre hospitalier universitaire de Treichville, Abidjan (Côte d’Ivoire) LE PROFESSEUR Serge Paul Eholié est chef du service des maladies infectieuses et tropicales au centre hospitalier universitaire (CHU) de Treichville, à Abidjan. Début février, avant même que le premier cas ne soit confirmé sur le continent, il participait à une étude internationale afin d’évaluer les risques que fait peser le nouveau coronavirus sur chaque pays africain. Publié le 19 février dans la prestigieuse revue scientifique britannique The Lancet, ce travail de recherche croise plusieurs données, comme les flux de voyageurs internationaux et les capacités d’accueil des systèmes de santé nationaux. Désormais, avec ses équipes du CHU de Treichville, le docteur Eholié traite les premiers cas sévères de Covid-19 que rencontre la Côte d’Ivoire. Président de la Société africaine de pathologie infectieuse, il échange régulièrement avec ses collègues ouest-africains : « Le Covid nous apprend l’humilité à tous », a-t-il confié au journal télévisé ivoirien. Il plaide pour le respect de la distanciation sociale, « la clé » à ses yeux si l’on veut limiter la propagation de l’épidémie : « Chacun se doit d’être le protecteur de l’autre », résume-t-il. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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John Nkengasong
Francis Akindès Le sociologue du confinement Université Alassane Ouattara, Bouaké (Côte d’Ivoire) CE SOCIOLOGUE A ÉTÉ LE PREMIER à pointer du doigt la difficulté de faire appliquer le confinement en Afrique pour lutter contre la propagation du Covid-19. Les réalités qu’affrontent les classes populaires au quotidien sont-elles compatibles avec les réalités sociales du continent ? Des habitations sommaires, des quartiers à la très forte densité ; la prédominance de l’emploi informel ; l’absence d’épargne, qui oblige à gagner sa vie au jour le jour ; la promiscuité dans les transports en commun (taxis, microbus, mototaxis) ; et une culture communautaire, où prédominent la solidarité et la sociabilité, où l’on ne s’épanouit véritablement qu’avec les autres, sociologiquement loin de l’individualisme occidental. « Le confinement est la seule solution, mais il risque de déboucher sur des émeutes », alertait le professeur ivoirien au micro de RFI le 22 mars dernier. « Il va y avoir une perception de classe du confinement, qui va aussi alimenter une haine antipolitique », pronostiquait-il en outre le 1er avril dans Jeune Afrique. En Afrique du Sud, un confinement extrêmement strict, imposé à la matraque, est en vigueur depuis le 27 mars. Jusqu’ici, la propagation de l’épidémie y demeure bien moins sévère qu’attendue. La plupart des pays d’Afrique de l’Ouest et centrale tentent des formules de confinement « souples », alliées à des périodes de couvre-feu et d’isolation des grands centres urbains vis-à-vis des provinces. ■
sable de la fièvre hémorragique qui se répandait aux abords de la rivière Ebola, en 1976. Depuis, ce virologue né en 1942 n’a eu de cesse de le traquer. Directeur de l’Institut national de recherche biomédicale, à Kinshasa, il a combattu l’épidémie à Kikwit en 1995, puis dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri en 2018. Il a également mis au point avec des chercheurs américains un médicament qui semble efficace, le mAb114, et pilote le déploiement de deux vaccins expérimentaux, dont ont pu bénéficier 320 000 personnes. Juste avant d’être nommé à la tête de la lutte contre le Covid-19 en RDC, il confiait au journal Le Monde : « Honnêtement, on n’est pas prêts. » Car si la population de l’est du pays a été confrontée à Ebola et en a assimilé « le coût en vies humaines et le coût économique », il « semble bien loin » à l’ouest et à Kinshasa. Face à cette nouvelle maladie, « il faut tout refaire, et vite », pour sensibiliser la population aux gestes limitant la contagion. Le 3 avril, le « chasseur de virus » a cependant choqué ses compatriotes en annonçant, aux côtés de l’ambassadeur américain en RDC, que son pays était « candidat pour tester un vaccin expérimental » contre le Covid-19. Devant la vive polémique naissante – les Congolais refusant d’être des «cobayes» –, le virologue a finalement dû préciser qu’un vaccin devrait être testé au préalable dans d’autres pays, avec l’aval de l’OMS. ■
Jean-Jacques Muyembe Tamfum
Le chasseur de virus THE YOMIURI SHIMBUN/AFP
Institut national de recherche biomédicale, Kinshasa (République démocratique du Congo) C’EST PROBABLEMENT l’un des meilleurs spécialistes d’Afrique. L’homme que le président congolais Félix Tshisekedi a désigné comme coordinateur de la riposte contre le Covid-19 est surnommé « le chasseur d’Ebola ». Le docteur Jean-Jacques Muyembe Tamfum a en effet codécouvert (avec le Belge Peter Piot) ce virus, responAFRIQUE MAGAZINE
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Ils sont au contact et témoignent Ils (et elle) travaillent dans le domaine de la santé à Bamako, Douala, Cotonou ou Conakry, et racontent comment leur quotidien a changé avec l’arrivée du Covid-19. Ils livrent aussi leur sentiment sur l’évolution de l’épidémie dans leur pays. par Emmanuelle Pontié MALI
Sounkalo Dao
« Le virus touche toutes les couches sociales, tous âges confondus » LE PROFESSEUR SOUNKALO DAO, 51 ans, originaire de Sikasso, est le chef de service des maladies infectieuses du centre hospitalier universitaire du Point G, à Bamako. Depuis le début de l’épidémie de Covid-19 et les deux premiers cas importés enregistrés le 25 mars au Mali, son quotidien a été bouleversé. Un centre dédié au nouveau virus a été installé au sein de son établissement, avec 120 lits, dont 14 réservés à la réanimation, qui se décompose en trois unités. Chacune d’entre elles est respectivement placée sous la responsabilité d’un spécialiste des maladies infectieuses, d’un pneumophtisiologue et d’un anesthésiste-réanimateur, entourés de leurs équipes. « Nous accueillons environ cinq cas en moyenne par jour, dont des patients en état grave, en détresse respiratoire, devant être placés en réanimation. Nous ne prescrivons pas de traitement à domicile, afin de rompre la chaîne de transmission communautaire du virus. » Au Point G, on garde dix jours en moyenne les malades sous traitement (100 % gratuit) à la chloroquine, associée à l’azithromycine. Début mai, trois centres dédiés au Covid-19 étaient ouverts à Bamako – 95 % des 600 cas environ recensés dans le pays y étaient concentrés –, un autre à Kati et un dernier à Kayes, où résident de nombreux Maliens qui émigrent. Deux cliniques privées accueillent également des malades. « Notre centre est appuyé par Médecins sans frontières France, sur le plan médical et logistique. Côté équipements, nous fonctionnons sur nos stocks hérités de la période Ebola, avec des combinaisons de type full protect. Quelques dons nous parviennent aussi. Pour le moment, ça va. Mais dans l’avenir, je ne sais pas… » La typologie des malades a évolué. Au début, il s’agissait de Maliens venus de l’extérieur : « Les premiers patients étaient des gens plutôt aisés, qui voyagent, mais très vite, toutes les couches sociales ont été touchées par le virus. Tous âges confondus. » Le professeur Dao est présent tous les jours au centre, en moyenne de 7 h 30 à 21 heures. « En ce moment, 66
même la nuit, je vérifie mes messages, et s’il y a des nouveaux cas, il faut les gérer. Pour le moment, nous y arrivons. Mais la prise de conscience des populations laisse à désirer. Sur les marchés, on ne se protège pas. Pas mal de gens ne croient pas au danger de ce virus, qu’ils disent venu d’ailleurs, etc. » Comme beaucoup d’autres États africains, le pays fait face à une épidémie à la courbe plutôt lente, avec une mortalité qui semble assez faible. Pour le professeur Dao, un facteur pourrait expliquer ce premier constat : « Je pense que nous avons un avantage : notre population est jeune. Nous devons disposer d’immunités plus solides. Notre courbe des âges est différente de celle de l’Occident. Par contre, le brassage social coutumier dans le contexte malien joue contre nous en favorisant la propagation du virus. »
CAMEROUN
Francis Kouesseu
« On ne peut que prodiguer des conseils aux clients » ORIGINAIRE DE L’OUEST, Francis Kouesseu, 48 ans, dirige sa pharmacie à Douala, dans le quartier de Bépanda, depuis 2007. Avec l’arrivée du Covid-19, il a appris à gérer deux « nouveautés » : le stress de ses clients et… la pénurie. « Beaucoup de Camerounais sont effrayés et dévalisent les rayons de vitamine C et de zinc pour renforcer leurs immunités. Nous sommes d’ailleurs en rupture. » Depuis début avril, les pharmacies n’ont plus le droit de vendre de masques. Leur prix (1 000 francs CFA) était jugé trop cher. Les « cache-nez » selon l’appellation locale, dont le port est obligatoire pour tous, s’achètent dorénavant pour environ le même prix sur les marchés ou sont confectionnés par des tailleurs sur demande. « Mais au niveau des normes, ils laissent à désirer. Les masques certifiés sont distribués par le ministère de la Santé gratuitement et exclusivement au personnel soignant. C’est également le ministère qui se charge de la délivrance de la chloroquine directement aux centres de santé. Pour notre part, nous avons interdiction d’en vendre, même sur ordonnance. Seul l’antibiotique associé pour le traitement, AFRIQUE MAGAZINE
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l’azithromycine, peut être acheté en pharmacie sur prescription. » Au Cameroun, les malades du Covid-19, tant qu’ils n’ont pas de forme grave, sont renvoyés chez eux. Et ils reviennent à l’hôpital si des complications respiratoires apparaissent. « C’est difficile pour les pharmaciens de répondre aux demandes des patients pendant la période où ils sont à la maison. On ne peut que leur prodiguer des conseils, comme éviter les anti-inflammatoires. On leur donne parfois des médicaments prescrits contre la malaria quand ils ressentent de gros frissons, qui font un peu effet. Nous aimerions être davantage associés au processus de traitement de la maladie et disposer des bons produits. » En attendant une meilleure implication dans la gestion de l’épidémie, Francis Kouesseu s’inquiète de l’absence de prise de conscience d’une partie de la population, dans le quatrième pays le plus touché d’Afrique subsaharienne au début du mois de mai. « Les jeunes mettent des masques pour frimer, mais continuent à s’agglutiner dans les bars. C’est autour de 40 ans, disons à l’âge de raison, que les gens s’inquiètent, surtout lorsque l’un de leurs proches a été contaminé. Mais on peut tout de même se réjouir de constater que l’Afrique semble plus ou moins épargnée à ce jour… » Pourquoi ? Selon le pharmacien, l’une des raisons serait le manque d’échanges interurbains sur le continent : « Les Africains voyagent moins. Le virus a peut-être moins de chances de circuler. »
BÉNIN
Alice Zigan
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« Nous testons environ 20 cas suspects par jour » À 43 ANS, ALICE ZIGAN, originaire de la banlieue de Cotonou, cumule vingt ans d’expérience dans l’analyse biomédicale. Depuis la mi-mars et l’entrée du nouveau coronavirus au Bénin, elle procède aux prélèvements sur les patients suspectés de Covid-19 dans le centre de santé d’État Cotonou 4 : « J’utilise des tests sérologiques, en piquant un doigt, afin de savoir si le patient a développé des immunités, ainsi que des tests PCR ou virologiques qui déterminent une réponse positive ou non au moment M. » Début mai, le lieu de santé attendait la réception des équipements pour pouvoir réaliser les analyses sur place. Les prélèvements étaient alors envoyés en laboratoire. Dans le pays, peu touché par le virus (moins de 100 cas officiels début mai), un seul centre Covid-19 a été installé dans l’enceinte de l’école de police de la capitale. La réponse du gouvernement a été assez rapide et énergique : fermeture des églises, mosquées, temples, écoles et universités, confinement conseillé et établissement d’un cordon sanitaire autour de 12 communes du Sud, dont la capitale. Depuis le 8 avril, le port du masque est obligatoire. On les achète en pharmacie à 200 francs CFA, subventionnés par l’État, ou en ville. Alice Zigan est assez confiante : « On teste en moyenne AFRIQUE MAGAZINE
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une vingtaine de cas suspects par jour. Au début, il s’agissait de ressortissants rentrés de l’étranger, qui devaient rester quatorze jours chez eux, en quarantaine. Mais rapidement, toutes sortes de Béninois sont venus. Même si nous avons encore très peu de cas comparés à d’autres pays, les gens sont vigilants ici. Et plutôt disciplinés. Les mesures barrière sont globalement respectées. Même dans les marchés, qui sont restés ouverts, beaucoup font des efforts de distanciation sociale. » Pour le reste, et surtout l’avenir, elle préfère conclure : « Dieu est grand… »
GUINÉE
Mamadou Alpha Diallo « Il ne faudra plus compter sur l’aide internationale »
LA CLINIQUE PRIVÉE PASTEUR, au cœur du quartier central de Kaloum, à Conakry, est l’un des rares établissements de la capitale qui dispose à la fois d’un bloc opératoire, de respirateurs, d’un laboratoire d’analyses, d’un service d’imagerie, d’une ambulance médicalisée… Depuis l’arrivée de l’épidémie de Covid-19, les cas positifs sont traités à l’hôpital Donka, géré par l’État. Jusqu’à début mai, le docteur Mamadou Alpha Diallo, 61 ans, médecin chef à la Clinique Pasteur, y transférait ses patients reçus en consultation et présentant des symptômes liés au nouveau coronavirus. « Au rythme où progresse l’épidémie, avec plus de 1 700 cas officiels à ce jour, je pense que l’État va très vite nous autoriser à tester et accueillir les cas de Covid-19. Nous sommes prêts et équipés en matière de protections renforcées. Et déjà capables de faire des tests à prix abordable. » Pour l’heure, ces derniers sont réalisés gratuitement par l’Agence nationale de sécurité sanitaire. Même gratuité pour les soins à Donka pour les malades. « Ce premier centre Covid est déjà presque débordé. Les patients attendent des heures avant d’être admis, et certaines salles sont bondées. Je suis inquiet pour la suite. Pour trois raisons. D’abord, parce qu’en Guinée, les chiffres de contamination sont certainement plus élevés, étant donné que la plupart de nos populations ne vont pas consulter. Je constate aussi que les mesures barrière ne sont pas respectées. Certes, les écoles, les lieux de culte et les bars sont fermés. Mais 90 % des habitants doivent sortir tous les matins pour pouvoir manger, et en période de ramadan, par exemple, des familles élargies se réunissent le soir autour d’un plat commun pour la rupture du jeûne. Enfin, ceux qui pensent que nous avons été bien entraînés par l’épidémie d’Ebola se trompent. Si nous nous en sommes à peu près sortis, c’est uniquement grâce au soutien massif de l’aide internationale. Pour le Covid-19, nous ne l’aurons pas, les pays développés étant les premiers impactés. Du coup, je crains le pire… » ■ 67
SPÉCIAL L’AFRIQUE AU FRONT
Ils et elles sont de la même génération, se connaissent depuis leurs études de médecine effectuées à Tunis. Leurs voies s’étaient séparées et aucun ne pensait avoir à vivre une pandémie de cette ampleur. Ils se retrouvent aujourd’hui en première ligne dans la guerre déclarée au Covid-19. par Frida Dahmani
Hechmi Louzir,
directeur général de l’Institut Pasteur de Tunis CE PROFESSEUR en immunologie se destinait à évoluer en France, avant d’adhérer au grand projet de relance de l’Institut Pasteur de Tunis lancé par l’éminent professeur Koussay Dellagi. Aux commandes de la fondation depuis 2007, Hechmi Louzir « s’occupe plus de maladies que de malades ». Après des travaux essentiels sur les interactions hôte-pathogène dans les maladies infectieuses, notamment dans la leishmaniose, il se consacre au déploiement des activités de l’Institut Pasteur avec un 68
soutien au développement de la recherche, le dépôt de brevets et l’accès aux technologies. Fort de sa solide carrière hospitalo-universitaire, Hechmi Louzir a préparé la riposte à l’épidémie de H1N1 en 2009 et fait acquérir à son institution une expertise incontournable. Membre de la task force anti-coronavirus du ministère de la Santé tunisien, il contribue à la veille sur l’épidémie, recommande, informe et rassure. Mais il anticipe aussi et axe une recherche multidisciplinaire sur les diagnostics rapides de masse, la production par l’Institut Pasteur de molécules utiles aux tests et une réflexion autour de simulations ou de modèles mathématiques épidémiologiques. Il ose voir grand et met à profit l’expérience de ses équipes en matière de développement de vaccins pour activer la recherche, mais aussi pour examiner toutes les questions, dont l’éventuelle corrélation entre la vaccination du BCG et la
diminution de l’importance de l’infection au Covid-19. Très écouté à Tunis, il est également, par le biais du réseau des Instituts Pasteur, un interlocuteur et un fournisseur de vaccins et d’expertise du continent africain. Il a ainsi permis à l’institut de Tunis d’être la première structure de recherche financée par le programme européen Horizon 2020 en matière de nombre de projets. ■
Samy Allagui, médecin généraliste et urgentiste
LA MÉDECINE D’URGENCE, c’est la passion de ce généraliste qui n’aurait pas pu se suffire de son cabinet. Le docteur Allagui ne compte plus les nuits de garde. Il
procède également à l’accompagnement de malades durant le transport et à l’encadrement sur des sites spécifiques, comme les forages, et participe à des simulations de catastrophes naturelles. La pandémie l’a placé au cœur de la détresse humaine. Entre les crises d’angoisse à gérer à distance, la violence domestique qu’il constate lors des visites à domicile et les urgences réelles, Samy Allagui observe le traumatisme d’une population prise de panique : il y a le patient convaincu qu’il va mourir qui veut sacrifier son chat pour ne pas le laisser seul, ou celui, contaminé, qui plutôt que d’avouer qu’il est malade s’enivre et tabasse sa famille. Avec certains confrères, il a mis en place la plate-forme de soutien psychologique Ahkili. Une soupape nécessaire durant cette période. Mais il est aussi dans l’après : il suggère d’enrayer l’automédication, de rétablir des contrôles sanitaires lors des voyages, de faire en sorte que les assurances prennent en charge les épidémies pour que le système de santé reste viable et que le noyau familial, passée la violence pouvant être engendrée par le confinement, retrouve son rôle protecteur. ■
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Une équipe tunisienne pour faire face
La directrice du laboratoire de microbiologie de l’hôpital Charles-Nicolle (3e en partant de la droite), entourée de son équipe.
Nissaf Ben Alaya,
Ilhem Boutiba Ben Boubaker,
directrice de l’Observatoire national des maladies nouvelles et émergentes CET T E PROF ESSEU R E agrégée en médecine mène l’offensive anti-Covid. Également directrice de l’Observatoire national des maladies nouvelles et émergentes, elle se distingue par ses coups de gueule dans les médias, dénonçant les négligences de la population. Native de Kélibia (nord-est), elle est la fer de lance de la task force du ministère de la Santé, et, avec son équipe, est sur le pied de guerre depuis janvier 2020. Depuis ces débuts à l’Institut Pasteur, Nissaf Ben Alaya se partage entre l’action sur le
directrice du laboratoire de microbiologie de l’hôpital Charles Nicolle
terrain, la recherche et l’enseignement. Cette spécialiste en épidémiologie est aussi à l’origine de nombreuses publications reconnues par ses pairs à l’international. Pendant les premières semaines de la pandémie, cette femme pleine d’énergie a répondu à toutes les sollicitations des médias pour alerter. Également spécialiste en biostatistiques, elle fait preuve d’abnégation, évite le contact avec sa famille et répond aux critiques en déclarant « se battre pour la Tunisie et non à des fins politiques ». ■
MÉDECIN microbiologiste, Ilhem Boutiba Ben Boubaker a opté pour les sciences fondamentales plutôt que pour le suivi d’une patientèle. À la tête du laboratoire de microbiologie de l’hôpital Charles Nicolle (laboratoire de référence national), elle aurait pu se contenter d’effectuer des dépistages et de diagnostiquer les cas positifs de Covid-19. Mais la professeure, auteure de plus de 60 publications, a voulu en savoir plus sur cet ennemi invisible : avec
son équipe, essentiellement féminine, la bactériologiste, qui enseigne en outre à la faculté de médecine de Tunis, a fait la cartographie du génome de trois des souches de coronavirus qui sévissent en Tunisie. Cette première pour un pays de la région de la Méditerranée orientale permet d’inscrire ce séquençage dans la base internationale des séquences génétiques GenBank. Une contribution précieuse pour la recherche mondiale. ■
Des robots pour le confinement venant », précise Radhouane Ben Farhat. Enova Robotics développe également des robots bots à vocation médicale, notamment Covealink, qui permet rmet aux pensionnaires de maisons de retraite françaises de recevoir la visite virtuelle de leurs proches : « Cela permet et de maintenir le lien social, tout en préservant ant de la contagion. » Enfin, à l’hôpital Abderrahmen Mami de pneumo-phtisioisiologie, à Tunis, le robot Veasense, nse, « équipé de capteurs médicaux, ux, permet d’effectuer une consultaltation, tout en évitant la proximité mité physique entre le médecin et ses patients ». ■ Cédric Gouverneur
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AFIN DE FAIRE RESPECTER LE CONFINEMENT, de curieux petits véhicules sans chauffeur sillonnent les rues de Tunis : « PGuard est un patrouilleur autonome, capable de détecter une anomalie et d’envoyer une alerte au centre de commandement », explique à Afrique Magazine Radhouane Ben Farhat, directeur commercial d’Enova Robotics. Cette start-up de 25 salariés, fondée à Sousse en 2014 par le professeur de robotique Anis Sahbani, « conçoit des robots 100 % fabriqués en Tunisie ». Les PGuard, qui surveillaient déjà des sites sensibles, ont trouvé depuis mars de nouveaux usages avec le confinement : « Le robot peut diffuser un message enregistré afin de rappeler la loi, ou un policier en salle de contrôle peut intervenir via la caméra et demander ses papiers au contre-
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SPÉCIAL L’AFRIQUE AU FRONT
Des ouvrières emballent des masques dans une usine de Casablanca, le 10 avril 2020.
Au Maroc, le miracle des masques
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usiness as usual. » Avec une rapidité rare, plusieurs entreprises marocaines du textile se sont reconverties ou diversifiées dans la fabrication de masques de protection, obligatoires pour les 36 millions d’habitants du pays depuis le 7 avril 2020. Un coup de collier indispensable pour combler la pénurie qui frappait le royaume au début de la pandémie, comme de nombreux autres pays dans le monde, et handicapait les autorités sanitaires dans leur lutte contre le Covid-19. « Dans les prochains jours, il n’y aura plus de déficit. La capacité de production nationale passera bientôt à 5 mil70
lions d’unités par jour, contre près de 3 millions aujourd’hui », annonçait, dès le 7 avril, le ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Économie verte et numérique, Moulay Hafid Elalamy. « À partir du 14 avril, nous dépasserons les 5 millions produits. Et vers la fin du mois, nous passerons à 10 millions quotidiennement. » Au cœur de cette contre-offensive, Abderrahim Taïbi, le très actif directeur de l’Institut marocain de normalisation (Imanor). Cet ingénieur en génie chimique, diplômé de l’École Mohammadia d’ingénieurs de Rabat en 1988, dirige l’organisme public de certification depuis sa création, en 2013. AFRIQUE MAGAZINE
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En quelques semaines, le royaume s’est organisé pour produire des millions d’exemplaires certifiés. Pour les besoins intérieurs, urgents, mais aussi pour l’exportation. par Jean-Michel Meyer
L’Imanor représente une étape incontournable pour garantir la qualité et la sécurité des masques fournis aux Marocains. L’institut a produit plus de 1 000 nouvelles normes en 2019 et plus de 15 000 depuis sa création. « Nous avons travaillé sur deux normes, fondées sur les normes européennes et internationales, explique Abderrahim Taïbi. La première concerne les spécifications et caractéristiques des masques en tissu non tissé et la deuxième est à propos des masques en tissu réutilisable. »
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14 SOCIÉTÉS ENGAGÉES DANS L’OPÉRATION
Désormais, plus aucun entrepreneur dans le domaine ne peut ignorer la norme NM/ST 21.5.200. « Plus de 40 entreprises sont déjà certifiées pour les deux masques, et une vingtaine de dossiers est en cours d’instruction », a précisé au quotidien L’Économiste le directeur de l’Imanor, le 23 avril. « Il a fallu à peine 10 jours pour mettre en place tout le dispositif et 24 jours pour élaborer une norme », complète Abdelaziz Lazrak, entrepreneur et président de l’Association marocaine des fabricants du tissu non tissé. Plusieurs usines situées à Tétouan, Tanger, Salé, Casablanca, Marrakech ou encore Chichaoua, appartenant à 14 des 20 sociétés que compte cette association, sont engagées dans l’opération. Micagricol, à Casablanca, et IKS, à Marrakech, ont été parmi les premières à décrocher la certification, laquelle a une durée d’un mois. Dans le quartier de Sidi Maârouf, Micagricol, qui fabrique 600 000 masques par jour actuellement, vise une production de 1 million, assure son cogérant Abdelaziz Lazrak. À Casablanca toujours, Soft Tech, spécialisée dans le textile technique, a commencé par produire 600 000 unités par jour, avant de monter graduellement à 2 millions, pour désormais, depuis la mi-avril, être à une capacité journalière de 3 millions de masques, a assuré le ministre de l’Industrie lors d’une visite du site. Dans la capitale économique du royaume, où réside 80 % de la production, Mustang Workwear, spécialisée dans les vêtements de protection, s’est elle aussi reconvertie dans la fabrication de masques certifiés, « en tissu réutilisable, lavables jusqu’à 15 fois, avec des performances de filtration supérieures à 70 % », annonce un communiqué de l’entreprise. « Nous avons la capacité de produire jusqu’à 10 000 unités par jour, » affirme Siegfried Rouan, le directeur général. Les fabricants visent ainsi une production totale de 80 millions de masques. Pour éviter les trafics et l’explosion des prix, la vente est réglementée. Ils sont vendus par boîte de 10 unités, à 8 dirhams (0,75 euro). Toutefois, au 23 avril, les 12 000 pharmacies, canal officiel de vente avec les épiceries, n’avaient reçu que 1,2 million de masques sur les 6 millions promis. Le Conseil national de l’Ordre des pharmaciens assure cependant qu’à partir de la fin du mois d’avril, les officines seront « inondées », avec au moins 3 millions d’unités en vente quotidiennement. « Lorsque les besoins nationaux seront couverts, le Maroc pourrait exporter ses masques made in Morocco en Europe », prédit le ministre de l’Industrie. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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BADRE JAAFAR MET DE L’ÉNERGIE POUR LES RESPIRATEURS L’industriel fabrique un produit 100 % made in Morocco.
BADRE JAAFAR, directeur de la Société d’étude et de réalisations mécaniques de précision (SERMP) depuis 2016, s’est engagé à produire un premier lot de 500 respirateurs 100 % marocains, dans le but de combler le manque d’équipements destinés à ventiler les malades du Covid-19 dans le royaume. « La conception est totalement marocaine, de la fabrication du moteur réducteur aux cartes électroniques, en passant par les pièces mécaniques, et jusqu’à l’assemblage », a précisé Badre Jaafar, le 7 avril, lors du lancement de la production, en présence du ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Économie verte et numérique, Moulay Hafid Elalamy. Pour donner vie au projet, ce dernier a réuni un comité scientifique composé de médecins réanimateurs, de chercheurs, d’ingénieurs et d’entrepreneurs marocains. Les 500 respirateurs ont été produits en une quinzaine de jours. « Ils sont fabriqués conformément aux normes aéronautiques de hauts standards », souligne Badre Jaafar, ingénieur diplômé des Arts et Métiers de Paris en 2004 et entré dans le groupe comme chargé d’affaires en 2005. Implantée près de l’aéroport de Casablanca, la SERMP est une filiale du groupe Le Piston Français (LPF), qui fabrique depuis 2005 des ensembles mécaniques pour l’aéronautique. Badre Jaafar pilotera la construction d’une seconde usine de LPF à Casablanca – un investissement de 5 millions d’euros. De son côté, Moulay Hafid Elalamy poursuit un autre objectif : « Nous envisageons de produire toutes les quantités de respirateurs dont aura besoin le Maroc. Et si les conditions le permettent, pourquoi pas en exporter. » ■ Le ministre de l’Industrie, Moulay Hafid Elalamy (au centre), et Badre Jaafar, directeur de la SERMP (à droite), lors du lancement de la production, le 7 avril dernier, à Casablanca.
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SPÉCIAL L’AFRIQUE AU FRONT
interview
Maud-Salomé Ekila « Le danger va au-delà de la maladie »
Journaliste congolaise, elle a son franc-parler. Et elle est l’autrice de Kesho, un livre audio de comptines pour enfants. Eux aussi font face à la pandémie. par Anne-Cécile Huprelle
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ournaliste et documentariste congolaise, Maud-Salomé Ekila a travaillé pour des programmes d’information télévisés en République démocratique du Congo (RDC) et a été rédactrice en chef de la chaîne Tele Haïti, à Port-au-Prince. La majeure partie de son travail documentaire se concentre sur l’histoire du continent. En 2009, avec son court-métrage Congos de Martinique, Maud-Salomé Ekila a montré la force de son militantisme contre la marginalisation des Africains dans le monde.
AM : Que vous inspire cette crise sanitaire que le monde traverse, et qui atteint désormais l’Afrique et la RDC ? Maud-Salomé Ekila : Je pense que nous devrions profiter de ce
moment inattendu pour se poser des questions sur les actes que nous posons dans la société et sur la façon dont nous traitons notre environnement. Il y a probablement plusieurs scénarios possibles pour expliquer la crise actuelle, mais ce qui est sûr, c’est qu’elle constitue un véritable drame pour beaucoup de familles. Je pense à ces millions de personnes qui se retrouvent sans emploi, après un licenciement – leur compagnie ne pouvant plus suivre financièrement –, ou qui vivaient du secteur informel. Il faut aussi être attentif, car cette crise sert le grand profit, en particulier dans le monde occidental : ces personnes plus ou moins âgées qui meurent, ce sont des retraites et des soins médicaux en moins à payer, et ça représente des sommes colossales pour un pays. On vit dans des sociétés où l’argent passe très largement avant l’humain. Il faut porter un regard critique sur ce qu’il se passe aujourd’hui, en prenant en compte le fonctionnement ultralibéral et prédateur de nos sociétés. Sinon, on risque de se tromper dans nos analyses. Les médias mainstream imposent souvent insidieusement une façon de penser linéaire, ne tenant pas compte de tous les paramètres endogènes et exogènes. On repère bien ceux qui cherchent à tout prix à utiliser cette crise au bénéfice de leur capital. Lorsque cela concerne une petite entreprise qui fabrique des masques, c’est bien, mais lorsqu’il s’agit d’un gros trust pharmaceutique, c’est beaucoup plus inquiétant. Et puis, cette crise met en exergue et creuse 72
encore un peu plus les inégalités. Aux États-Unis, les Afrodescendants sont, et de très loin, les plus touchés par l’issue dramatique que prend la pandémie de Covid-19. Il faut donc se poser de réelles questions sur le racisme systémique dont sont victimes les populations africaines et afro-descendantes dans le monde, sur la façon dont les Afro-Américains sont paupérisés. Ils ne bénéficient pas des mêmes accès aux soins de santé ou à des conditions de vie dignes, ce qui les rend plus vulnérables. En Afrique, on estime que moins de 5 % des individus ont plus de 60 ans, ceux-ci constituant la tranche de la population la plus à risque face à une évolution grave de l’infection par le Covid-19. Cependant, dans les grandes villes, où se concentre la majorité des gens, même les plus jeunes développent des maladies, comme le diabète et l’hypertension à cause d’une mauvaise nutrition. Ces comorbidités les rendent également plus vulnérables à la maladie. Mais je pense surtout à toutes ces familles qui ne peuvent plus sortir de chez elles pour travailler et se débrouiller pour manger. C’est le cas de la majorité… Pouvez-vous définir le ressenti, l’état d’esprit qui prévaut en RDC ?
Je pense qu’il y a encore une certaine inconscience de la part d’une grande partie de la population. Il y a également cette tendance au fatalisme qui est désormais presque imprimée dans notre ADN et dont l’on peine souvent à se départir. Vous savez, afin de se détacher de l’asservissement mental colonial et postcolonial, il faut faire un travail profond et sérieux sur les traumatismes vécus. Par exemple, il est incroyable que dans beaucoup d’hôpitaux de Kinshasa, nous ne procédions même pas aux manœuvres de base de réanimation. On s’en remet à la fatalité. De toute façon, dans certains pays, le choix est en train de se faire entre mourir de faim et peut-être mourir du virus. Le prix des denrées alimentaires augmente doucement et, même si j’ai vu que certaines mesures gouvernementales étaient élaborées pour protéger les employés d’un licenciement, il faut dire qu’elles peinent à être mises en œuvre. À certains endroits, une vraie solidarité s’est installée. Dans des quartiers de la ville de Bukavu par exemple, on fabrique des masques AFRIQUE MAGAZINE
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pour les voisins. Mais on ne peut pas demander aux gens de ne pas sortir de chez eux. La majorité des lieux de vie ne sont absolument pas configurés pour que l’on puisse être confinés, comme en Europe.
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Vous vous adressez aux enfants dans un livre audio, Kesho, 13 Histoires et comptines d’Afrique (disponible sur kesho-book.com). Comment leur parler de cette menace du Covid-19 ?
Nous avons cette tendance au fatalisme presque imprimée dans notre ADN, dont l’on peine à se départir.
Je crois d’abord qu’il faut profiter de cette période pour leur expliquer que nous sommes tous interdépendants, peu importe le milieu social, les frontières ou les origines. Il faut tenter de leur faire comprendre avec des mots simples que se protéger soimême, c’est protéger les autres. C’est important de le formuler dans ce sens-là, parce que les gens pensent d’abord à se protéger eux-mêmes. Le sens du sacrifice pour un projet commun et la communauté qui les entoure n’est plus un automatisme en Afrique depuis qu’il y a eu cette rencontre violente avec le monde occidental. On a tendance à penser pour soi et pour son petit cocon familial. Il faut expliquer à nos enfants que ce n’est pas censé se passer comme ça. Que pour être heureux, il faut s’assurer du bonheur de ceux qui nous entourent. Le danger aujourd’hui pour l’être humain va bien au-delà de la maladie elle-même, et c’est évidemment beaucoup plus compliqué à appréhender. Quand on pense à des membres d’un même foyer qui se retrouvent bloqués chez eux, face à leurs réalités, à leurs désaccords, et qui ont du mal à vivre ensemble, c’est dramatique. On entend qu’il y a une augmentation fulgurante de femmes et d’enfants battus, d’incestes. Pendant que l’on réalise cette interview, des enfants sont enfermés avec des fous aux quatre coins du monde, sont maltraités, et donc sont exposés à une autre forme de danger. AFRIQUE MAGAZINE
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Que conseillez-vous de mettre en place pour qu’ils se protègent ?
On peut leur apprendre, par exemple, à faire des masques très simples et sans coutures pour toute la famille. Et en distribuer dans le quartier, parce que porter seul un masque en tissu protège les autres, mais ne les protégera pas eux. Pour que cela soit efficace, tout le monde doit en porter. Il faut en outre leur montrer comment bien se laver les mains, le faire avec eux et leur expliquer que cela doit durer 20 secondes. Et trouver des astuces, comme chanter une chanson, pour qu’ils comprennent ce que cette durée représente. Ma fille de 5 ans a fait un tuto vidéo pour montrer aux gens comment fabriquer un masque avec un morceau de tissu et deux élastiques. Et j’ai récemment vu que la chanteuse militante Khadja Nin avait également sorti une super vidéo. C’est amusant, on fait du bricolage avec eux, c’est une très bonne idée. D’une manière plus globale, j’ai toujours dit à mes enfants que les arbres et les océans étaient vivants, qu’ils respiraient et communiquaient. C’est un paramètre important qu’ils doivent comprendre : les humains doivent être considérés comme des animaux au même niveau que les autres êtres vivants. Les humains ne sont plus assez en osmose avec leur environnement, comme le disait très justement l’essayiste franco-béninois Kémi Séba dans une récente interview. ■ 73
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interview
FREDDY TSIMBA LA CRÉATION EN RÉSISTANCE L’artiste congolais utilise des matériaux de récupération pour prôner un message de paix. Ses sculptures monumentales sont un hommage à la vie. À l’espoir de la jeunesse africaine aussi, symbole de richesse et de dynamisme, qui crée et s’épanouit dans un contexte improbable. propos recueillis par Fouzia Marouf
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er de lance d’un art en résistance, Freddy Tsimba est un plasticien et un sculpteur humaniste ancré dans l’effervescence artistique et la complexité des déséquilibres de Kinshasa, sa ville natale. L’artiste est né en 1967 dans la commune de la Gombe, puis a grandi dans le quartier de Matonge, le cœur musical de la capitale. À 22 ans, il est diplômé de l’Académie des beaux-arts de la mégalopole. Curieux, touche-à-tout, il apprend ensuite la ferronnerie avec les artisans locaux. Fortement marqué par les conflits qui frappent son pays, il rend hommage à la mémoire des victimes anonymes des guerres dans ses œuvres : dans une urgence de création, il détourne des douilles usagées récoltées sur des zones de combat et les soude afin d’en faire des sculptures monumentales. Une pulsion héritée de l’art de la débrouille (appelé « article 15 » selon une expression congolaise), un art singulier qui a contribué à forger sa renommée internationale. Ses pièces font partie d’illustres collections. En 2018, La Porteuse de vies a intégré les espaces publics du Théâtre national de Chaillot, à Paris. AFRIQUE MAGAZINE
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Cette année, son exposition solo « La Terre est plus jouissive que le paradis » devrait être accueillie au Bozar, à Bruxelles. Récompensé par de multiples prix, Freddy Tsimba, qui aurait pu s’installer aux États-Unis, a choisi de rester à Kinshasa au contact d’un vivier de créateurs, plasticiens, performers, car « l’art et la culture ne sont pas la priorité du gouvernement ». Après avoir participé à l’exposition itinérante panafricaine « Prête-moi ton rêve » à Abidjan, de retour à Kinshasa, il s’est confié à Afrique Magazine. AM : Comment êtes-vous arrivé à l’art ? Freddy Tsimba : Dès ma prime enfance, je dessinais sans cesse
et partout. Comme je suis gaucher, je pense que j’ai peut-être eu une facilité pour le tracé. J’avais aussi une prédisposition à fabriquer des voitures avec des fils de fer. Je suis issu d’une fratrie de 15 enfants, et nous n’avions pas de jouets. C’est moi qui les fabriquais dans la rue avec des pneus brûlés, pour mes frères et sœurs dans un premier temps, puis pour les enfants de mon quartier. Leurs parents me passaient commande. C’est devenu un moyen de survie pour moi. Avec l’argent récolté, je m’achetais des vêtements. J’avais 14 ans. Je donnais aussi des jouets aux petits qui n’en avaient pas. À l’époque, les cinémas de Kinshasa disposaient rarement d’affiches. Les directeurs du Vénus et du Tungue m’appelaient pour visionner les films qu’ils diffusaient. Le projectionniste les arrêtait pour que je dessine les différents acteurs – des stars comme Louis de Funès, Yves Montand, ou les héros des films de kung-fu –, et ensuite, mes dessins devenaient les affiches des longs-métrages, qu’ils disposaient sur la devanture de leurs salles. Ses pièces mesurent jusqu’à plusieurs mètres de hauteur. Ici, une partie de son œuvre Les Amants du fort de Romainville.
Je suis issu d’une fratrie de 15 enfants, et nous n’avions pas de jouets. C’est moi qui les fabriquais dans la rue.
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Pourquoi avez-vous décidé de vous inscrire à l’Académie des beaux-arts de Kinshasa ?
J’hésitais entre deux métiers : journaliste à la télévision ou artiste. Mais j’ai un zézaiement et je me suis dit que c’était compromis pour le journalisme… J’ai alors confié à mon père que je souhaitais me consacrer à l’art. Par chance, l’une de mes sœurs avait un petit ami qui fréquentait les Beaux-Arts. Il a montré l’un de mes dessins à une personne qui y travaillait, et comme il lui a plu, j’ai insisté pour quitter l’enseignement traditionnel et entrer à l’Académie. J’y ai suivi mes études alors que j’avais 13 ans, jusqu’à l’obtention de mon baccalauréat. Parlez-nous de votre attrait pour la sculpture. Ousmane Sow avait déclaré, à vos débuts, que vous deviendriez le plus grand sculpteur africain…
Je voulais réaliser des œuvres monumentales et j’avais une forte inclination pour les pièces en 3D. Ainsi qu’une idée fixe : réaliser le buste de mon père. Mais avant d’être prêt, je devais m’attacher à en créer un grand nombre. Ce que j’ai fait. J’ai une profonde admiration pour Ousmane Sow, il m’a beaucoup marqué. Je vais réaliser une œuvre monumentale en résidence artistique qui rendra hommage à cet immense sculpteur et devrait être exposée l’été prochain à l’abbaye de Fontfroide, près de Narbonne, en France. 77
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Votre art rend hommage aux femmes, que vous représentez souvent enceintes, à travers des bustes réalisés avec des matériaux de récupération, comme des clés. Est-ce important pour vous de rappeler qu’il faut célébrer la vie après le chaos ?
Les femmes sont plurielles, si différentes les unes des autres et uniques, en fonction de leur tempérament, leur morphologie, leur sensibilité. Mes bustes féminins rappellent à la fois leur force et leur fragilité. J’aime me lancer dans de nouvelles tentatives, utiliser diverses matières lorsque je m’attelle à un nouveau buste. Cela change également la connotation de l’œuvre. J’aime créer avec des clés parce qu’elles représentent l’ouverture et la fermeture, elles sont ambivalentes. J’avoue que ce que j’ai vécu dans mon pays m’a appris que la force de la vie triomphe toujours, c’est pourquoi je crée des bustes de femmes qui sont enceintes. Car même si le sol est jonché de douilles et qu’il y a eu des combats, la vie reste souveraine. Il ne faut pas oublier que les femmes donnent naissance à des enfants qui incarnent l’avenir. C’est aussi une manière de donner corps et existence aux victimes anonymes de la guerre. J’ouvre dès lors un autre horizon, afin que mon travail ne se réduise pas uniquement à des œuvres qui incarnent la mort et les combats. Je me souviens du premier buste de femme que j’avais réalisé, intitulé Silhouette effacée. Cette pièce avait été présentée à la Biennale de Dakar en 2006. Votre démarche est effectivement singulière, vous avez choisi de travailler avec des matériaux ramassés sur des champs de bataille.
Vous faites partie des artistes du continent qui, marqués par un contexte politique difficile, produisent des œuvres fortes…
Les bouleversements qui ont frappé la République démocratique du Congo m’ont aidé. J’ai eu envie de rendre hommage à ceux qui se retrouvent aux prises avec la guerre et avec l’adversité partout dans le monde. Et de rappeler que l’être humain s’est toujours battu. Même s’il répète les mauvaises histoires et qu’il n’est pas en quête de paix, le prix de la vie est sacré, intact. Je veux aussi rappeler que notre pays, en particulier, brûle. Et les jeunes artistes de la scène kinoise créent en résistance.
J’avoue que ce que j’ai vécu dans mon pays m’a appris que la force de la vie triomphe toujours.
Pour moi, au-delà de leur sens premier, ils sont révélateurs d’une forme de vie. Et leur utilisation fait sens, elle est liée à mon rapport à l’art. Après avoir vu un reportage sur la Somalie en période de guerre, j’ai été profondément marqué : ça a éveillé chez moi l’envie de ramasser des douilles de cartouches pour les utiliser à des fins artistiques. En 2000, lorsqu’un dépôt de munitions a explosé à l’aéroport de Kinshasa, j’ai voulu récupérer les douilles pour en faire des sculptures. L’ami qui devait m’accompagner à l’aéroport a eu un grave problème à la jambe à cette période, et je suis, du coup, devenu le parrain de sa famille, alors que sa femme était enceinte. Je me suis retrouvé face à une urgence, une nécessité doublée d’un besoin vital. Ces douilles, qui tuent, étaient exportées, elles voyageaient tout simplement. Cette idée inattendue bouscule le fondement de la vie, et la place de l’humain est alors totalement remise en question. Vous avez d’ailleurs échappé à la mort parce que vous saviez fabriquer des marmites.
En 2000, je me suis rendu dans la zone dévastée de Kisangani, dans le nord-est du Congo, pour récupérer des douilles. Un jour, un militaire m’a abordé pour savoir ce que je faisais. Il m’a arrêté et j’ai été mis en prison, puis au bout de quatre jours, 78
j’ai expliqué que je fabriquais des marmites avec des matériaux de récupération. Le commandant m’a alors demandé de quoi j’avais besoin, et on m’a apporté des tuyaux, des moteurs de frigo, des cartouches. J’ai fait une première marmite et il m’a offert une bouteille d’alcool. Il parlait anglais et a exigé que je fabrique 200 marmites pour qu’il les vende en Ouganda. Je me suis exécuté, mais au bout de trois mois, il a fallu me battre pour lui expliquer que je devais rentrer chez moi. Après enfin être revenu à Kinshasa, j’ai pris conscience que ce que j’avais vécu était très grave !
Vous apparaissez longuement dans Système K, un documentaire réalisé par Renaud Barret, qui suit au quotidien la nouvelle garde artistique (comme Géraldine Tobé), avec comme décor principal la capitale congolaise, une mégalopole aussi fascinante qu’impitoyable…
J’ai eu envie d’y participer, car avant ce documentaire, qui est aujourd’hui le porte-voix de notre art, j’ai eu une véritable rencontre humaine avec Renaud Barret. C’est un personnage vraiment incroyable. Il a mis cinq ans à faire Système K : il a vécu à Kinshasa durant de nombreuses années à nos côtés et a pris le temps de connaître chaque artiste à qui il donne la parole. J’aime l’idée de partage qui traverse son film, c’est une porte ouverte qui laisse éclore de nouveaux talents, pour montrer le triomphe de la création et de la jeunesse qui incarne notre avenir. On vous qualifie d’artiste humaniste. Et vous êtes également père de neuf enfants, dont quatre que vous avez adoptés…
Les enfants représentent la vie. Ils ne naissent pas avec les mêmes chances. Certains sont livrés à eux-mêmes, vivent très jeunes dans la rue. Si l’on peut leur apporter protection et éducation, c’est important : ce sont des socles qui élèvent l’humain, qui l’éclairent et l’amènent à découvrir l’autre. Pour moi, il est naturel d’avoir adopté quatre enfants. AFRIQUE MAGAZINE
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Avec ses plus de 12 millions d’habitants, Kinshasa est difficilement confinable.
Que faites-vous lors de votre temps libre, hors production artistique ?
J’ai une passion pour Haïti. En 2003, j’y suis rendu pour récupérer des obus à la suite d’un bombardement. J’y ai côtoyé une scène artistique foisonnante, engagée : des architectes, des musiciens, mais aussi des prêtres vaudous, des voyous, des artistes de tous bords ! C’est un pays envoûtant, qui est plein de potentiel. Son histoire est incroyable. J’aimerais y retourner. Je passe également du temps avec mes enfants, j’adore aller au bord du fleuve Congo. C’est un endroit qui m’apaise réellement, où j’oublie tout. Et j’aime la rumba, son rythme langoureux.
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Dans de nombreux pays africains, des mesures de couvre-feu et de confinement sont entrées en vigueur. Croyez-vous à la distanciation sociale à Kinshasa, qui compte plus de 12 millions d’habitants ?
La Gombé, la commune des affaires de la ville, a été totalement confinée en avril car elle abritait les rares personnes atteintes du Covid-19, placées en quarantaine. À Kinshasa, la plupart des commerces et des banques ont fermé. La vie est au ralenti. Tous les bars sont clos, on croise moins de monde dans les rues, les gens sont confinés chez eux. Les jeunes ont déserté la ville et le foot de rue. Au moment où je vous parle, je viens de croiser une dame qui porte un châle sur le visage et des gants. À l’entrée AFRIQUE MAGAZINE
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des petits commerces et des cybercafés, il y a toujours de l’eau et du savon pour nous rappeler de nous laver les mains. Je ne sais pas comment va se dérouler la suite de cette progressive distanciation sociale, mais je crains tout de même une rébellion. Ici, les gens vivent au jour le jour, ils ont des jobs informels, ça va être très difficile pour eux. Afin de lutter contre le tabou du Covid-19, Vidiye Tshimanga, conseiller spécial du président Félix Tshisekedi, a témoigné de son expérience personnelle. Atteint par la maladie, puis guéri après une prise en charge difficile, il a confié que certains soignants avaient refusé de s’occuper de lui…
Nous avons besoin de ce type de témoignages, car le Covid19 ne touche pas uniquement les Européens, contrairement aux fake news véhiculées ici par certains. Plus nous disposerons d’informations justes au sujet du virus, mieux nous serons préparés pour y faire face. En ce qui me concerne, j’observe les mesures de confinement imposées à Kinshasa avec sérieux, tout comme ma famille. Je ne sors que rarement. Et je profite de ce temps pour créer une nouvelle sculpture monumentale. Mon inspiration reste la même, elle se nourrit de mes angoisses, de ma vie, de mes espoirs. Je ne suis pas un politicien, je suis juste un artiste, un rêveur. ■ 79
SPÉCIAL L’AFRIQUE AU FRONT
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Yassin Adnan « Le Maroc vit un tournant décisif »
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é à Safi en 1970, Yassin Adnan est un enfant de Marrakech, où il a grandi. Sa passion pour la littérature se forge entre la foisonnante bibliothèque de son père, instituteur, et les conteurs de la trépidante place Jemaa el-Fna. Poète, nouvelliste, il est notamment le coordinateur de La Shéhérazade marocaine : Témoignages et analyses sur Fatima Mernissi (2016), un ouvrage collectif sur la sociologue et écrivaine, et a cosigné Marrakech : Secrets affichés (2008) avec Saad Sarhan. Producteur et animateur pendant treize ans de l’émission culturelle Macharif sur la première chaîne nationale, Al Aoula, ce journaliste passionné est aujourd’hui aux commandes de Beit Yassin, diffusée sur la chaîne arabe télévisée Alghad (qui émet à partir du Caire). 80
Salué par la critique, Hot Maroc, son premier roman, est paru en français il y a peu chez Actes Sud. Il y narre l’histoire de Rahhal, un antihéros incapable d’investir sa vie réelle, entre destin individuel et destin collectif. Sous couvert de pseudonymes, il défoule sa frustration sur le Net et se venge de la réussite des autres en proférant calomnies et propos haineux sur les journaux en ligne et les réseaux sociaux. Son talent diffamatoire et son pouvoir de nuisance sont récupérés par les services de sécurité, en vue d’influencer l’opinion publique. À qui profite le crime ? Avec un humour corrosif, le roman livre une satire de la société marocaine actuelle, une « comédie animale » dénonçant ces phénomènes numériques, véritables freins à la démocratie. Cette puissante fresque n’épargne rien ni personne. Elle se déploie à travers une langue riche de nuances et de registres. L’auteur brise ici l’image mythique figée de Marrakech et la révèle formidable territoire de fictions contemporaines. AFRIQUE MAGAZINE
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Premier roman de l’écrivain et journaliste, Hot Maroc est la brillante satire d’une certaine société marocaine actuelle. Il y dénonce le pouvoir nuisible des cyber anonymes, proférant leurs propos haineux et diffamatoires sur la Toile, véritables entraves à la démocratie. propos recueillis par Astrid Krivian
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SPÉCIAL L’AFRIQUE AU FRONT
AM : Tout d’abord, pouvez-vous nous dire comment vous occupez votre confinement ? Yassin Adnan : Je lis des œuvres qui s’accumulaient sur les éta-
La plage d’Aïn Diab vide, à Casablanca, le 26 avril 2020.
gères de ma bibliothèque par manque de temps. J’ai passé en revue mes publications Facebook sur mes déplacements, écrites pour la plupart dans des hôtels ou des aéroports, retrouvant ainsi l’atmosphère de mes voyages, de mes observations. J’envisage de les rassembler dans un livre. Je doute que l’on puisse voyager après cette crise avec la même facilité. C’est la prédiction noire d’un passionné du voyage. Qu’est-ce qui va changer pour l’humain ?
Nous nous déplacions comme si la Terre et le ciel nous appartenaient. Avec cette distanciation physique, nous craindrons le corps des autres : ceux que l’on croise, les accolades et les poignées de main amicales, les baisers… Tous ces gestes suscitent désormais prudence et suspicion. Nos contacts avec l’autre seront changés, ils ne seront plus spontanés. L’humain est à l’origine de toutes les menaces, et nous croyons que la nature, que nous détruisons de manière systématique, persiste dans son impuissance. Les expressions de sa colère, à travers les tempêtes, les inondations, les tremblements de terre, les volcans et les ouragans, restent limitées dans le temps et l’espace. L’humain a élaboré des moyens de les affronter, de les négocier, parfois de les anticiper. Mais nous avons sous-estimé notre environnement, et nous devons mettre fin à nos actions arrogantes envers la nature, en tant qu’individus, États et sociétés. Je ne pense pas que nous reviendrons dans les bras de la nature avec confort et tranquillité, en éprouvant la même sécurité qu’avant. Dans Hot Maroc, votre personnage principal, incapable d’agir dans la vie réelle, se venge de ses frustrations en diffusant son venin dans le monde virtuel d’Internet. Qu’est-ce qui vous a intéressé ici ?
DAVID RODRIGUES
Rahhal Laaouina est d’abord une victime. De son physique ingrat. Du milieu social pauvre dont il est issu. À l’école primaire, des enfants l’agressaient, l’humiliaient. Il a beaucoup souffert. L’arrivée d’Internet a été pour lui un moyen extraordinaire de défouler sa frustration et de prendre sa revanche. Il profère des propos haineux, des insultes et des calomnies en postant des commentaires sur différents médias en ligne et réseaux sociaux. J’insiste sur ce fait : c’est la vengeance d’une victime. Comme il est très lâche, il ne peut affronter les gens et leur parler ouvertement. Il a commencé par régler ses comptes dans ses rêves, puis en écrivant des injures et des diffamations sur le mur des WC au cours de sa scolarité – un lieu où les gens s’expriment avec malveillance et vulgarité sous couvert d’anonymat. J’ai choisi ce prénom, Rahhal, qui désigne un grand voyageur, car il navigue à travers le Net, le « royaume bleu » de Facebook, sans quitter son cybercafé. Et son nom, Laaouina, veut dire « petit œil ». On peut l’utiliser en dialecte marocain pour nommer un indicateur, une taupe. Ses propos médisants sur le Web sont la continuité de ceux écrits sur les murs des lieux publics…
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SPÉCIAL L’AFRIQUE AU FRONT
Ces inscriptions – en général, des insultes, des règlements de compte – que l’on peut lire dans la rue, les lieux publics m’ont toujours intéressé. À l’école, les élèves injuriaient les professeurs les moins populaires (souvent les plus stricts, et les plus compétents aussi !) sur les murs des WC, ou sur les vitres poussiéreuses. C’était primordial pour moi de faire le pont entre la gravité de ces écrits et ceux présents aujourd’hui sur les médias électroniques et les réseaux sociaux. Ce pouvoir de nuisance n’a pas commencé avec l’avènement d’Internet. Mais aujourd’hui, ces phénomènes sont plus flagrants, accessibles à un public beaucoup plus important. La liberté d’expression qu’offre Internet est dans votre roman une liberté de diffamation.
Absolument. C’est vrai que la Toile est un moyen pour s’exprimer librement. Un journaliste peut écrire sur Facebook ou sur un site ce qu’il ne peut pas dire dans les médias officiels. La société civile marocaine y mène des actions extraordinaires pour le développement, pour plus de démocratie, etc. Hélas, Internet permet aussi la liberté de diffamation, des gens empoisonnent la vie des autres à travers l’espace cybernétique. Plus grave encore, cela devient systématique, on manipule, on utilise ces « Rahhal » pour conditionner, falsifier l’opinion publique, intimider des militants, des voix libres. C’est devenu pesant sur la scène marocaine. Qui compose cette mafia électronique ? À qui profite cette impunité ?
Le roman fait une critique féroce des médias, avec Hot Maroc, où officie Rahhal, et ses méthodes racoleuses : diffusion de calomnies, de fake news, de scoops mensongers, le tout écrit dans une langue pétrie de fautes d’orthographe et de grammaire…
Dans la pandémie du nouveau coronavirus, les journaux télévisés font la chasse aux fake news. Les autorités ont compris le danger qu’elles représentent.
Ce phénomène est d’abord d’ordre psychique : une personne n’a pas pu se réaliser, elle en veut aux autres. Elle tente alors de détruire leur réussite, leur image à coups de mensonges. Et il y a la dimension sociale, leur récupération par des individus dans un but précis, pour leur propre compte. Je me demande en effet : qui exploite ces médisants ? Nous avons bénéficié d’une impunité totale au niveau électronique. Et comme l’appétit vient en mangeant, des gens mal intentionnés publient des informations, des photos et des vidéos privées, intimes, de célébrités, sans leur consentement. Ainsi, ils ont établi un véritable business en faisant du chantage. Au Maroc, des journalistes, des chanteuses, des hommes d’affaires, des policiers sont poursuivis dans l’affaire « Hamza mon BB » [les gestionnaires de ces comptes Facebook, Instagram et Snapchat publiaient des données personnelles de célébrités et leur faisaient du chantage, ndlr]. Ces délateurs anonymes ont-ils un important pouvoir d’influence au Maroc ?
Oui, et mon roman témoigne de ces formes de manipulation. Des gens sont lynchés publiquement dans tel ou tel journal, simplement parce qu’ils ont fait une déclaration qui dérange. Mais on a le droit de s’exprimer, on a même le droit à l’erreur ! 84
On ne peut pas punir les personnes ainsi, de manière arbitraire. Au lieu de débattre sérieusement et publiquement avec un opposant, on préfère le neutraliser en portant atteinte à sa vie privée. Nous ne méritons pas ça. Nous sommes un peuple dynamique, très attaché à la liberté. On dit que le Maroc fait l’exception dans la région, mais ce n’est pas avec ces méthodes-là que l’on va le rester.
Il faut réinvestir le métier de journaliste, le professionnalisme, ne pas le détruire au profit de la médiocrité. J’ai produit et animé pendant treize ans l’émission culturelle Macharif sur Al Aoula, la première chaîne de télévision publique du pays. Malgré tout ce que l’on reprochait à cette chaîne, je l’ai toujours défendue pour sa tolérance, mon programme disposait d’un ton libre. Nous devons aller davantage dans cette direction positive. Le Maroc vit un tournant décisif. Dans l’actuelle pandémie du nouveau coronavirus, les journaux télévisés font la chasse aux fake news et les déconstruisent. Les autorités ont compris le danger qu’elles représentent. Via leurs chaînes YouTube, des ignorants sans formation ni culture, mais avec un certain following, balancent de fausses informations nocives, comme « le virus n’existe pas », « ce n’est pas nécessaire de se confiner »… Ils influencent l’opinion publique, récoltent un nombre impressionnant de vues. Ils sont prêts à dire n’importe quoi pour gagner des followers. Il ne faut jamais s’arranger avec les faiseurs de bêtise. Ce serait une grande erreur d’avancer avec la stupidité à nos côtés. Après cette crise du Covid-19, les choses doivent changer. Vous racontez le désintérêt du peuple pour la politique, et les alliances incohérentes entre les partis opposants.
Je faisais partie de la gauche et nous débattions sur le concept d’individu, de la nation, de l’État, de la démocratie, sur les modèles de sociétés, les choix idéologiques… La politique était basée sur des idées, des pensées, une vision de la société. Il y avait les libéraux, les sociaux-démocrates, les communistes, les progressistes, les conservateurs, les religieux… Aujourd’hui, on observe des techniciens de la politique, très carriéristes, qui assument leur désengagement et se fichent des grands débats. Ils sont prêts à changer de parti comme ils changent de veste. Quand ils rencontrent leurs opposants, faute d’idées, ils se contentent d’insultes. C’est pour cela que j’ai écrit cette comédie animale. AFRIQUE MAGAZINE
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Votre narrateur écrit : « Ce peuple attaché à son analphabétisme politique. »
Nous avons perdu l’âme, le sens de la politique. Nous avons tué sa noblesse. Les gens pensent que les politiciens sont des opportunistes. Ils vont en profiter lors de la campagne pour obtenir une contrepartie à leur soutien. On ne parle pas de politique mais d’opportunités, pas de parti mais de contrepartie financière en échange d’une voix électorale. Je connais des citoyens qui votent pour des partis dont ils ignorent le nom. Alors que les Marocains sont intelligents, ils demandent le progrès, des projets sérieux. Aujourd’hui, chaque branche est représentée au sein du gouvernement : islamistes, libéraux, communistes, socialistes… Parce que tout le monde veut sa place, justement. Chacun gouverne avec l’autre sans problème. Personne n’incarne l’opposition. Vous inscrivez votre récit dans une profondeur historique, en évoquant le passé millénaire de Marrakech, l’exode rural causé par la sécheresse dans les années 1980…
du XIIe siècle, les jardins de l’Agdal et de la Ménara sont les plus anciens du monde arabe aujourd’hui, ceux d’Égypte et de Damas ayant été détruits. Et l’hôtel de la Mamounia était à l’origine un jardin du XVIIIe siècle. Pourquoi ce recours aux animaux pour caractériser et nommer vos personnages ? Le ton du roman est également très ironique.
Pour construire mes personnages, tant dans leurs traits physiques que psychologiques, j’ai pensé aux bêtes. L’animal m’a aidé à comprendre l’humain. J’ai pris cet ingrédient de ma cuisine d’écrivain et je l’ai prêté à mon antihéros, qui assimile chaque personne à un animal. De même que les partis politiques ont adopté des symboles animaliers (« la Pieuvre », « la Chamelle »), qui donnent cette comédie animale. Les Marrakchis sont connus pour leur sens de l’humour. Ils aiment faire des blagues, utiliser des métaphores. Je vis dans un jardin extraordinaire de l’oralité, une ville de conteurs, de poètes. Ce n’est pas un hasard si la place Jemaa el-Fna est classée patrimoine oral et immatériel de l’Unesco. En tant que produit local, mon roman se devait d’être imprégné d’humour, une marque déposée marrakchie !
Le romancier est aussi un peu historien. Quand je lis Dostoïevski, j’apprends beaucoup sur les bouleversements de la Russie au XIXe siècle. De même sur l’Égypte, avec l’œuvre de Vous faites d’ailleurs Naguib Mahfouz : j’avais le sentiment de appel à différents registres connaître par cœur l’ancienne médina de la langue arabe. du Caire ! J’ai essayé d’être proche de Je me suis inspiré de cette oralité. Et mon personnage principal, qui vit des de cette richesse, cette pluralité : l’arabe Hot Maroc est paru chez Actes Sud années 1970 jusqu’à aujourd’hui en traclassique, standard, coranique, littéraire, en mars 2020. versant les époques. Rahhal est mon poétique, le dialecte marocain, le marcontemporain. Son époque est aussi la mienne. Pour donner rakchi pur aussi… La traductrice d’Actes Sud, France Meyer, de la crédibilité au récit, j’ai dû livrer ma version de l’histoire. connaît très bien le Maroc, et elle a eu son bac au lycée français « L’histoire est écrite par les vainqueurs », disait Robert BrasilVictor Hugo, à Marrakech. J’étais très satisfait du résultat, elle lach. Le roman est sans doute écrit par les vaincus. a parfaitement saisi et retranscrit toutes les nuances.
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Vous montrez les différents visages de votre ville, des bidonvilles aux nouveaux quartiers.
Marrakech est une ville d’écriture. Une muse pour les romanciers. Elle est multiple, il y a plusieurs villes en elle. En tant que fils de la ville, je parle de la médina mais aussi de ces quartiers que le touriste ne connaît pas : le bidonville d’Aïn Itti, où Rahhal a grandi, et Massira, ces nouveaux quartiers tous identiques où vit la petite bourgeoisie. Ces autres facettes de Marrakech lui restituent sa complexité, sa dimension plurielle. Notre ville a été réduite à son image mythique. Même si je travaille au Caire, j’effectue la navette pour rentrer chez moi. C’est une ville gaie, chaleureuse, je m’y sens très bien, elle m’inspire. L’abattage de ses arbres me chagrine beaucoup. Alors qu’elle a toujours été la cité-jardin. On y recense 30 espaces verts. Datant AFRIQUE MAGAZINE
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Qu’est-ce qui vous a éveillé à la littérature ?
Mon père était instituteur. C’est grâce à sa bibliothèque que nous avons pris goût à la lecture, mon frère jumeau, Taha, et moi, dès l’école primaire. Taha est d’ailleurs écrivain, poète et dramaturge, à Bruxelles, en Belgique. Le livre le plus marquant de notre enfance a été Les Mille et Une Nuits, écrit dans une langue arabe très ordinaire, facile, accessible. Une oralité faisant écho à celle des conteurs de Jemaa el-Fna, qui puisaient dans ces histoires, les racontaient différemment pour faire rire l’audience… Quel voyage extraordinaire ! Je n’ai cessé de lire depuis. De toute façon, la lecture est devenue mon métier. Je reçois des écrivains dans mes émissions culturelles depuis plus d’une décennie. Je me sens très chanceux d’avoir un métier aussi extraordinaire que celui de la lecture. ■ 85
VIVRE MIEUX Pages dirigées par Danielle Ben Yahmed, avec Annick Beaucousin et Julie Gilles
RENFORCER SON IMMUNITÉ POUR MIEUX RÉSISTER AUX VIRUS POUR COMBATTRE LE NOUVEAU CORONAVIRUS, appelé Covid-19, il est capital de renforcer les défenses de son organisme : à elles seules, elles combattent efficacement les virus en général (comme celui de la grippe), que ce soit pour s’en prémunir ou les éliminer plus facilement. Pour booster les cellules immunitaires, l’alimentation a un rôle majeur ! En effet, afin d’agir vite et au mieux, celles-ci ont de grands besoins nutritionnels. On oublie donc les régimes sévères et les modes restrictives qui suppriment des familles d’aliments entiers. La médecin nutritionniste Laurence Plumey (qui vient de publier Le Monde merveilleux du gras, présenté ci-après et dans lequel elle aborde entre autres la relation entre le gras et l’immunité) livre les recommandations suivantes : « Les cellules immunitaires ont des besoins 86
importants en protéines (viande, poisson, œufs, laitages, légumes secs), en fer (viande, poisson, œufs, légumes secs), en zinc (poisson et fruits de mer), en vitamine C (agrumes, kiwis, fruits rouges, certains légumes riches, poivron rouge, radis noir, choux crus) et en vitamine D (poissons gras, saumon, sardine, maquereau, truite, hareng). Au quotidien, les aliments cités sont à répartir sur les trois repas et une collation l’après-midi. » Il faut donc, dans l’idéal, prendre des repas conséquents et réguliers, en évitant les produits industriels, qui sont plus pauvres en nutriments. En pratique, voici un exemple de menu donné par la nutritionniste. Au petit-déjeuner : céréales (müesli, flocons d’avoine) ou pain aux céréales ; yaourt, fromage blanc, lait ou jus végétal enrichi en calcium ; miel, amandes, AFRIQUE MAGAZINE
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COMMENT BOOSTER SES DÉFENSES ET PERMETTRE À L’ORGANISME DE MIEUX FAIRE FACE : ALIMENTATION ÉQUILIBRÉE, VITAMINES ET UN SOMMEIL RÉPARATEUR !
fruit riche en vitamine C (ou jus), thé ou café. Au déjeuner : une belle assiette de viande, de poisson ou des œufs, avec moitié légumes (crus ou cuits) et moitié féculents ; pain et fromage, ou laitage ; fruit frais. L’après-midi : fruit frais et amandes. Au dîner : un peu de viande ou poisson ou œufs, avec surtout des légumes (crus ou cuits), laitage et fruit frais. Sans oublier de boire au moins 1,5 litre d’eau par jour, que ce soit du thé, du café, des tisanes ou des soupes. À noter que les personnes avec des symptômes d’infection, ayant alors moins d’appétit, doivent manger de façon plus fractionnée, répétitive, en privilégiant les aliments précités.
Le Covid-19 est une urgence sanitaire majeure. Respectez les mesures barrières, protégez-vous. Mais rester en forme au quotidien, ça compte aussi. D’où ces quelques conseils de notre rubrique historique.
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QUELQUES ASTUCES EN PLUS
Faut-il prendre des suppléments de vitamines ? Oui pour la vitamine C. Le besoin quotidien d’ordinaire est de 100 mg et est couvert par un verre de jus d’orange le matin et deux agrumes dans la journée. « Mais pour booster les défenses immunitaires, il faut une dose bien plus importante. On prend un comprimé de 500 mg chaque jour en période d’épidémie », conseille le Dr Plumey. La vitamine D joue aussi un rôle dans le système immunitaire. Le médecin ou pharmacien peut conseiller un complément, faute d’exposition au soleil (qui en fournit), et sans consommation de poissons gras deux à trois fois par semaine et de laitages enrichis en vitamine D. Et les probiotiques ? Ces bactéries sont essentielles à la flore intestinale, acteur clé de l’immunité. Il est démontré que lorsque la flore est optimale, elle peut augmenter le nombre de cellules immunitaires dans les poumons. Une alimentation riche en légumes et en yaourts est importante. Si chacun peut prendre un complément de probiotiques, la nutritionniste le conseille notamment aux personnes à la flore instable (dont le transit est souvent perturbé) : les souches pouvant varier, on juge de leur efficacité au bout de 2 à 3 jours, quand le transit est plus serein. Il faut faire des cures d’au moins un mois et, en cas de diarrhées, y ajouter de l’Ultra Levure. Il existe d’autres compléments adaptés en prévention antivirale, utilisables au choix : huile essentielle de ravintsara ou tea tree (2 gouttes trois fois par jour sur du miel, du sucre ou un comprimé neutre), extraits de pépins de pamplemousse ou encore échinacée. Enfin, n’oublions pas l’importance d’un bon sommeil pour des défenses au top ! Il faudrait dormir au moins 7 à 8 heures par nuit, et ne pas se coucher trop tard afin que le corps récupère au mieux. Et à cela, on ajoute un peu d’activité physique : elle aussi renforce le système immunitaire. ■ Annick Beaucousin AFRIQUE MAGAZINE
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COMPRENDRE LES DOULEURS DE CROISSANCE NOMBRE D’ENFANTS S’EN PLAIGNENT, MAIS C’EST EN GÉNÉRAL BÉNIN. BRÈVES OU DURANT QUELQUES HEURES, les douleurs dites de croissance touchent l’avant des jambes, parfois d’une seule, et rarement les bras. Elles surviennent plutôt en fin de journée ou à la suite d’une activité physique plus intense que d’ordinaire, voire la nuit. Mais rien ne prouve en fait que ces douleurs soient dues à la croissance. On a longtemps pensé qu’elles venaient du fait que les os grandissaient plus vite que les muscles et les tendons, mais ce scénario a finalement été écarté. On évoque désormais davantage un apport insuffisant en calcium et vitamine D, éléments dont le squelette a grand besoin quand il grandit. Il faut donc que l’enfant ne boude pas les produits laitiers. Pour la vitamine D (qui permet d’absorber le calcium et de le fixer sur les os), la prescription d’une supplémentation est conseillée durant les saisons sans soleil. À savoir : les douleurs ne doivent pas faire cesser le sport, car cela pourrait les accentuer. Et en cas de plaintes fréquentes, on consulte pour rechercher une autre cause. ■ A.B. 87
VIVRE MIEUX
RÉAGIR À TEMPS FACE À LA MALADIE DE DUPUYTREN
MÉMOIRE : SES BONS AMIS ET… SES ENNEMIS LES CONNAÎTRE PERMET DE L’OPTIMISER ! NOUS AVONS TOUS une plus ou moins bonne mémoire dans certains domaines, liée à nos centres d’intérêt. Mais globalement, pour entretenir au mieux nos neurones sur le long terme, on peut agir. Commençons par l’alimentation. Pour son énergie, le cerveau a besoin d’un peu de sucres lents (pain, pâtes, riz…) à tous les repas. Et pour son oxygénation, de fer : de la viande rouge deux fois par semaine et, de temps en temps, des abats, comme le foie, et du boudin noir, très riches. La communication entre les neurones nécessite des oméga 3 : poissons gras, huile de colza ou de noix, oléagineux. Le jaune d’œuf contient aussi d’excellentes graisses. Les vitamines et les minéraux essentiels seront apportés par une alimentation diversifiée – si elle est méditerranéenne, c’est parfait. 88
Les jeux d’entraînement cérébral, type mots croisés, sont de bons stimulants. Mais il faut surtout diversifier ses activités et entretenir de bonnes relations avec les autres, discuter faisant travailler les réseaux cérébraux. Du côté des ennemis maintenant, il faut compter les excès de mauvaises graisses et de sucres (néfastes au bon fonctionnement du cerveau), vite provoqués par les produits industriels. Les interruptions non-stop dans la journée (SMS, notifications) entraînent une baisse d’attention, une « saturation », et un moins bon enregistrement des infos. Un sommeil insuffisant empêche aussi la consolidation des informations. Enfin, la sédentarité est mauvaise, le cerveau ayant besoin d’être bien oxygéné en bougeant. ■ Julie Gilles
D’ORIGINE GÉNÉTIQUE, la maladie de Dupuytren touche davantage les hommes que les femmes. Celle-ci se caractérise par un épaississement fibreux anormal d’une membrane sous la paume de main. De petits nodules durs et des « cordes » fibreuses se forment alors. Puis, les doigts (souvent l’auriculaire et l’annulaire au début, mais tous peuvent finalement être atteints) se rétractent peu à peu en flexion vers l’intérieur de la main. Cela entraîne des difficultés, parfois importantes, dans les gestes du quotidien. Étant donné les déformations caractéristiques, le diagnostic peut être établi par examen clinique. Quand un ou plusieurs doigts commencent à se rétracter et que l’on ne peut plus mettre sa main complètement à plat sur une table, il faut intervenir, avant une aggravation. On recourt alors à l’aponévrotomie percutanée à l’aiguille : sous anesthésie locale, à l’aide d’une aiguille spécifique, le spécialiste va sectionner les cordes fibreuses à travers la peau. Cette technique est efficace dans la majorité des cas, et redonne l’extension complète aux doigts ainsi qu’une bonne mobilité à la main. On peut reprendre ses activités aussitôt, sauf pour les travailleurs manuels qui doivent s’arrêter quelques jours. En cas de récidive avec le temps, le geste médical peut être répété. Mais lorsque la maladie est à un stade avancé, la chirurgie classique peut être nécessaire afin d’ôter le plus possible de tissus malades. Cette intervention doit être suivie d’une rééducation, et le port d’une attelle la nuit peut ensuite être préconisé durant deux à trois mois. ■ J.G. AFRIQUE MAGAZINE
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CETTE AFFECTION ENTRAÎNE PEU À PEU UNE FLEXION GÊNANTE DES DOIGTS DE LA MAIN.
COMMENT TENIR LE DIABÈTE
À DISTANCE
VOILÀ DES DONNÉES D’ÉTUDES PLUS QU’ENCOURAGEANTES, À METTRE EN PRATIQUE ! AU NIVEAU MONDIAL, le nombre de personnes diabétiques augmente continuellement. La sédentarité et la prise de poids apparaissent comme des éléments essentiels dans la fréquence de cette maladie, laquelle se caractérise par un taux de sucre sanguin trop élevé et peut notamment conduire à des complications cardiovasculaires. Les données d’études internationales portant sur sa prévention ont été présentées en amont du 46e congrès de la Société francophone du diabète (reporté en septembre). Beaucoup de ces recherches ont montré une diminution de 30 % de la survenue du diabète, à condition de faire de l’exercice physique 2 h 30 par semaine – cela peut être simplement 30 minutes de marche quotidienne soutenue, cinq fois par semaine. Chez des personnes à haut risque ou en prédiabète, toujours grâce à l’activité physique, une étude finlandaise a même mis en avant une réduction du risque de 50 %. Des chercheurs chinois, eux, ont démontré qu’il était possible, avec l’association exercices physiques et diététique, de diminuer dans la durée le risque de 46 %. Le recul étant de cinq à dix ans, la démonstration est faite que la réduction de l’incidence du diabète passe par la perte de poids. L’activité physique agit favorablement sur ce plan, ainsi que via son action sur l’insuline, hormone qui « pompe » le sucre dans le sang. Seconde donnée à connaître : il y a un lien entre cette maladie et la diminution du temps de sommeil. Plus précisément, le risque est minimal lorsque l’on dort en moyenne 7,7 heures, et plus élevé avec des nuits de 6 heures : on augmente ainsi son risque de 20 à 30 % avec un sommeil insuffisant. En effet, même durant quelques jours, celui-ci peut entraîner des perturbations métaboliques : il diminue alors la quantité d’insuline produite et son efficacité ; il réduit la tolérance aux glucides ; et l’hormone responsable de la sensation de satiété est moins sécrétée, d’où une augmentation de l’appétit, et ainsi de la prise alimentaire, avec une influence sur le poids. À noter, a contrario, qu’un temps de sommeil trop long (9 heures) élève également le risque de diabète. ■ A.B.
À lire Le gras et ses aspects méconnus ◗ Que l’on veuille gérer son poids ou se débarrasser d’un surpoids, cet ouvrage inédit est à découvrir. S’appuyant sur les dernières données scientifiques, il nous donne les clés pour comprendre le fonctionnement du tissu graisseux, son impact, et apporte de multiples réponses pour améliorer sa santé. Le Monde merveilleux du gras, par le Dr Laurence Plumey, Eyrolles, 20 euros.
Un nouveau regard sur la médecine
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◗ Ce livre révèle les liens profonds entre santé et relations sociales. Il expose l’effet placebo, ce phénomène de guérison qui opère sans médicaments, lorsqu’un docteur prend le temps de s’intéresser à nous. C’est la raison du succès de médecines qui proposent de longues consultations, la médecine moderne ayant perdu cela. Le Pouvoir de guérir, par Michel Raymond, HumenSciences, 17 euros.
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« Heureux », « faly » en malgache. C’est tout ce qui compte !
9 Prodigue ou économe ? En ces temps de confinement, je suis très économe, je n’ai pas trop le choix ! Sinon, j’adore gâter Vanyoh, mon fils de 4 ans, et mon mari, Sylvano [le batteur, ndlr].
10 De jour ou de nuit ? De nuit, assurément. C’est là que je ressens le plus de vibrations, de connexions avec la Terre, avec moi-même.
11 Twitter, Facebook, e-mail,
coup de fil ou lettre ?
Christelle Ratri
Entre sonorités urbaines, pop acidulée et rock, la chanteuse et bassiste du trio malgache Kristel exprime sa joie et sa fureur de vivre sur le nouvel EP du groupe, Let’s Be Happy. par Astrid Krivian
Facebook pour communiquer avec mes proches. Et les e-mails pour les échanges professionnels. J’adore écrire mes chansons avec un stylo sur du papier, mais pas pour mes correspondances.
12 Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ? La musique ! C’est ma drogue, ma thérapie, mon médoc. Que je sois triste, contente, déçue… J’en écoute toujours.
13 Votre extravagance favorite ? Je n’aime pas l’extravagance, je préfère la simplicité.
1 Votre objet fétiche ?
14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ?
Un collier avec une croix en pendentif en bois d’ébène. Il m’a permis d’avoir toujours foi en ce que je faisais et en celui qui m’a créée.
Je ne savais pas trop ce que je voulais faire. Mais j’étais très attirée par la musique. C’est elle qui m’a choisie.
2 Votre voyage favori ? À Praia, au Cap Vert. Ses habitants sont tellement ouverts, gentils, aimables. Les humains m’intéressent plus que les endroits.
15 La dernière rencontre qui vous
a marquée ?
Mister Adam Clayton, le bassiste du groupe légendaire U2 ! Un homme tellement simple, sympathique. J’en suis marquée à jamais !
3 Le dernier voyage que vous avez fait ?
16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?
À Paris, pour des concerts et la promotion de notre EP. Hélas, tout a été annulé à cause du Covid-19. Mais ce n’est pas le moment de rassembler. La santé d’abord !
4 Ce que vous emportez toujours avec vous ?
Kristel, Let’s Be Happy, Libertalia Music.
Ma famille et ma musique restent constamment dans mon cœur et dans ma tête. Ils me rappellent que je suis heureuse et chanceuse.
5 Un morceau de musique ? « Sing to the Moon » de Laura Mvula. La Lune me parle, me transmet une certaine énergie.
6 Un livre sur une île déserte ?
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De la bonne nourriture ! Comme les plats typiques malgaches composés de tsaramaso (haricots blancs), de riz, de porc ou de zébu.
17 Votre plus beau souvenir ?
Il y en deux : la naissance de mon fils et mon mariage.
18 L’endroit où vous aimeriez vivre ? Peu importe, tant que je suis avec mon mari et mon fils et que je peux faire de la musique. Mais si c’est en bord de mer, c’est un plus !
19 Votre plus belle déclaration d’amour ?
Plutôt un cahier, car j’aurais beaucoup à raconter !
Celle que l’on se fait avec ma famille, chaque soir avant de dormir. Ça fait toujours chaud au cœur.
7 Un film inoubliable ?
20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne
Je ne suis pas très cinéma, mais je suis accro aux séries ! Je recommande particulièrement See, dont j’attends avec impatience la saison 2 ! Elle nous apprend beaucoup sur l’humain, ses actes, ses erreurs.
Ma musique, le reflet de mon âme. La musique est immortelle. Et soyons heureux d’avoir vécu, plutôt que tristes de disparaître. ■
de vous au siècle prochain ?
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