114
LA MONNAIE MÉTALLIQUE
Comme le miracle, elles sont au-dessus de la nature ; elles croissent et s'épanouissent librement dans les cerveaux, mais le choc est rude quand elles se heurtent à la réalité. Il n'y a pas, dans le monde réel, de place pour les chimères ; elles s'y volatilisent. Et rien n'est plus réel que l'activité économique, celle de l'individu comme celle de l'État. Elle est énergie et matière ; tout ce qui s'en écarte constitue un vain produit de l'imagination. C'est le cas de la valeur. La science bâtie sur le mirage de la valeur n'engendrera que des illusions ; elle est vouée à la stérilité. Dans tous les autres domaines, la science améliore la pratique et la guide comme une étoile ; la vie économique, elle, en est toujours réduite à se baser sur sa propre expérience ; sa science n'est même pas encore capable de s'exprimer, puisque, «à commencer par la terminologie, tout en est encore au stade de la discussion». La science échafaudée sur la théorie de la valeur n'a pas encore de théorie de l'intérêt, pas de théorie du salaire, pas de théorie de la rente, pas de théorie des crises, pas de théorie monétaire. Ce ne sont pourtant pas les essais qui ont fait défaut. Elle ne peut fournir l'explication scientifique du moindre fait quotidien, ni prédire aucun phénomène ; elle est incapable de prévoir les conséquences d'aucune mesure économique, comme l'incidence de l'impôt foncier et des droits d'entrée sur les blés. Aucun commerçant, aucun boursier, aucun chef d'entreprise, aucun banquier, aucun journaliste, aucun député, aucun homme politique ne peut utiliser cette science comme arme ou comme boucher ; aucune entreprise commerciale allemande, même pas la Reichsbank, n'est gérée scientifiquement. Dans les parlements, la science qui a pris pour fondement la valeur passe inaperçue : aucune de ses théories ne peut se prévaloir d'avoir inspiré la législation. Pas une seule ! Ce qui caractérise cette science, c'est sa complète stérilité. Si cette stérilité ne présentait pas d'autre inconvénient, on se rassurerait facilement. Des milliers et des milliers de nos meilleurs penseurs n'ont-ils pas perdu un temps précieux en spéculations théologiques ? Que quelques douzaines d'hommes, maintenant, ne puissent se délivrer de l'obsession des spéculations sur la valeur, c'est peut-être regrettable ; mais pour un peuple comptant des millions d'hommes, la perte est minime. Malheureusement le culte de la valeur nous coûte plus que la perte de ces précieux collaborateurs. Malgré la stérilité de cette doctrine, beaucoup en attendent encore quelque chose ; sans cette vaine expectative, ils auraient apporté aux recherches une utile contribution. La doctrine de la valeur nuit donc par sa seule existence. Nous avons en Allemagne bien des commerçants intelligents et possédant l'érudition nécessaire à l'étude du problème, mais qui redoutent toute discussion sur les questions scientifiques relatives à leur profession (car tel est bien le rôle de l'économie politique vis-à-vis du commerçant). Ces hommes subissent les premiers les méfaits de toute erreur législative et en payent les frais (ou du moins les avancent) ; ils servent véritablement de tampon entre la législation et les réalités