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LA MONNAIE FRANCHE
Et pourtant cette « réalisation » devait s'effectuer à perte. La vente de ces titres n'influençait-elle pas la cote ? Plus ces ventes étaient importantes et plus les pertes devaient grossir. Après quelque temps, quand je jugeais qu'il n'y avait plus rien à en tirer, je lançais quelque nouvelle rassurante. Alors les petits bourgeois s'aventuraient hors de leurs retranchements, et faisaient remonter de leurs propres deniers le cours des titres qu'ils avaient vendus à vil prix à mes compères ; c'était alors pour moi la bonne affaire. Voyez maintenant cette misérable monnaie franche. Avant de vendre les titres qu'il possède, le petit bourgeois se demande ce qu'il devra faire de son argent, du produit de la vente. Cet argent ne lui laisse plus de repos : on ne peut plus rentrer chez soi avec lui et attendre les événements. La monnaie n'est plus qu'une simple halte. Que deviendra, nous disent les gens, lé produit de la vente des titres' que nous croyons menacés ? Certes, nous voulons bien croire que ces titres sont un mauvais placement, mais l'argent que vous nous donneriez en échange offre-t-il plus de sécurité ? Dites-nous donc ce que nous devons acheter avec cet argent : alors nous vendrons. Nous ne voulons pas de rente d'État, parce que d'autres s'en sont déjà emparés et en ont fait monter le cours. Ce serait vendre nos Litres à perte, pour en acheter d'autres dont le prix est déjà surfait, ce qui serait une nouvelle perte. Comme en achetant des titres de l'emprunt d'État nous perdrions de l'argent, autant vaut en perdre sur les titres que nous possédons. Mieux vaut donc attendre un peu pour vendre. C'est ainsi que le petit bourgeois parle maintenant : et c'est ce qui gâte nos affaires. Cette maudite attente ! Elle commence par effacer l'impression produite par les bruits que nous lançons ; et puis parviennent, d'autres sources, des nouvelles rassurantes sous le jour desquelles nos cris d'alarme apparaissent comme de grosses exagérations. Alors il n'y a plus rien à faire. C'est de la première impression, du moment psychologique, qu'il faut tirer profit. Le métier d'attrape-nigaud est gâté. Et puis, nos fonds de roulement ne sont-ils pas aussi engagés dans cette monnaie de malheur ? L'argent fond dans nos coffres. Il est évident que je dois toujours disposer de mon capital pour ne pas rater les belles occasions. Lorsque je fais ma caisse après quelque temps, je constate qu'une partie appréciable de mon avoir s'est volatilisée. Perte certaine et régulière, contre un bénéfice problématique. Au début de l'année, j'avais un capital de 10 millions en espèces; avec l'idée que, comme jadis, j'aurais pu m'en servir au moment propice, je le gardais dans mon coffre. Nous voilà déjà fin juin et la Bourse ne s'est pas encore décidée à une vente importante, de sorte que mes fonds sont encore là, intacts. Que dis-je, intacts ? Non, il y manque déjà 250.000 marks. C'est une perte importante et irréparable, et les perspectives ne s'améliorent pas. Bien au contraire,