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LA MONNAIE FRANCHE
temps, pourquoi la prétendue cause, constante et régulière, (la répartition inégale des revenus), avait des effets intermittents (alternatives de prospérité et de crise). Si la cause avait été la répartition des revenus, on aurait dû assister à un phénomène ininterrompu, et sans heurts ; tel qu'une pléthore de main-d'œuvre remontant à des temps immémoriaux ; c'est-à-dire au contraire de ce que l'on observait. Mais l'affirmation selon laquelle le revenu des classes possédantes dépasse leurs besoins se révélait contraire aux faits : l'endettement hypothécaire des grands et petits propriétaires fonciers, et leur appel constant à l'assistance de l'État en sont la preuve. Les besoins n'ont d'ailleurs pas de limites ; ils vont à l'infini. Les besoins des tisserands de de l'Eulengebirge n'étaient pas précisément satisfaits avec des épluchures de pommes de terre ; et la dignité ducale, acquise par les « rois » américains pour leurs filles, et payée en milliards, ne rassasiait pas encore l'appétit de ces magnats. Ils convoitaient la couronne impériale d'Allemagne, et accumulaient milliard sur milliard, travaillaient jour et nuit, se privaient peut-être eux-mêmes et privaient certainement leurs ouvriers pour atteindre cette couronne. Fussent-ils parvenus à la ceindre, un prêtre à son tour aurait surgi pour leur rappeler que tout est éphémère et qu'ils auraient à peiner, à épargner, à entasser les milliards, pour les léguer à l'Église, afin d'être jugés dignes d'entrer dans le royaume de Dieu. Des épluchures de pommes de terre au tronc des offrandes, il y a une mer de besoins capable d'engloutir tout ce que peut produire l'humanité. Aussi nul ne fût assez riche pour ne point rêver de le devenir davantage, l'ambition croissant avec le succès des affaires. Comment se seraient édifiées les énormes fortunes des temps modernes, si leurs possesseurs s'étaient dit, au premier million : cela nous suffit; laissons travailler d'autres I Nul riche ne laissa improductif ses excédents aussi longtemps que s'offrit une occasion de lucre. L'argent du capitaliste ne s'offrait jamais sans intérêts, mais sous ce rapport, l'homme le plus riche n'agissait pas autrement que le plus petit épargnant. Pas d'intérêt, pas d'argent ; c'était partout le mot. Tous faisaient dépendre de l'intérêt la remise en circulation des excédents. Le nivellement des revenus de tous les citoyens n'aurait rien changé au fait que l'épargnant, qui produisait et vendait plus qu'il n'achetait, ne consentirait à remettre en circulation l'excédent de son argent que moyennant intérêts. Cette réaction de l'épargnant devait à chaque coup créer un excédent de marchandises (bloquant la vente et le travail) dès que l'industrie et le commerce cessaient de rapporter de l'intérêt. La cause de la crise se trouvait donc dans le fait que d'une part les capitalistes faisaient dépendre de l'intérêt le placement de l'argent, et que d'autre part quand la création d'immeubles, d'installations industrielles et d'autres moyens de production dépassait une certaine limite, on voyait tomber les intérêts qui constituaient la condition indispensable à la souscription à ces entreprises.