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LE CHOIX DE MACKY

Le président Sall ne se représentera pas pour un nouveau mandat en février 2024. Une décision historique qui ouvre un immense champ des possibles politiques.

SÉNÉGAL
N° 442 - JUILLET 2023 L 13888 - 442 H - F: 4,90 € - RD CLIMAT UNE PLANÈTE EN ÉTAT D’URGENCE France 4,90 € – Afrique du Sud 4 9,95 r ands (taxes incl.) – Algérie 3 20 D A – Allemagne 6 ,90 € – Autriche 6 ,90 € – Belgique 6 ,90 € – Canada 9,99 $C D OM 6,90 € – Espagne 6 ,90 € – États-Unis 8 ,99 $ – Grèce 6 ,90 € – Italie 6 ,90 € – Luxembourg 6 ,90 € – Maroc 3 9 D H – Pays-Bas 6 ,90 € – Portugal cont. 6 ,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0
CHANGEMENT DE STRATÉGIE
BARTHÉLÉMY
ŒUVRES ET
RUSSIE-AFRIQUE
? PORTFOLIO
TOGUO EN
EN IMAGES BUSINESS
BEN HANIA ET LES FILLES D’OLFA
GEORGES MOMBOYE LA DANSE EN HÉRITAGE
DIVERSIFICATION IMPÉRATIVE CINÉMA KAOUTHER
RYTHMES

édito

ET PENDANT CE TEMPS-LÀ…

En Russie, un mercenaire, ancien cuisinier du Kremlin, que l’on croyait sous contrôle, a failli renverser le régime du tsar Vladimir Poutine. Sans vraiment le vouloir d’ailleurs, ses chars et ses camions ont tout simplement pris la route. Le pouvoir central, d’apparence si puissant, omnipotent, paraît lézardé. Les clans, dit-on, sont en compétition. Et personne ne peut vraiment dire où va cette très grande puissance nucléaire. On ne peut pas exclure qu’un aventurier prenne la main. En Ukraine, la guerre fait rage, civils et soldats meurent tous les jours. Aucune perspective de paix, de sortie de crise, malgré les risques majeurs de dérapages et les coûts pour le monde entier.

Aux États-Unis, un « r écidiviste », i nculpé quasiment de trahison, empilait les notes « s ecret défense » dans les salles de bains en marbre de son palais rococo de Floride… Milliardaire à ses heures perdues, malgré une montagne de dette, Donald Trump, 77 ans, teint de peau carotte, caracole en tête des sondages de la primaire républicaine. Et pourrait être à nouveau président de la première puissance mondiale. On en frémit… S’il ne va pas en prison d’ici-là. Avec des conséquences tout aussi imprévisibles. Face à lui, un homme raisonnable, Joe Biden, d’un âge encore plus respectable. 80 ans… Le locataire de la Maison Blanche paraît un peu fragile tout de même. Il trébuche et bugge de temps en temps. Des dizaines de millions de jeunes Américains sont perdus, désemparés. Ce n’est pas enthousiasmant, mais c’est lui, Old Joe, le rempart contre le chaos. L’élection présidentielle est prévue pour novembre 2024. Dans près de quinze mois. Une éternité…

Les mêmes États-Unis sont engagés dans un bras de fer assumé avec la Chine. Beijing est devenu l’adversaire stratégique, économique, politique majeure. Les États-Unis veulent rester maîtres du système, maîtres du monde. En experts, ils reconnaissent le talent chinois, l’impact d’un pays qui en moins d’un demisiècle est passé du sous-développement au statut de challenger numéro 1. Côté Cité interdite, on s’arc-boute sur l’avenir de Taïwan, devenu le marqueur historique et légitimant du Parti communiste. Et l’Armée rouge montre ses muscles dans toute la région, irritant des nations voisines, comme le Viêt Nam, les Philippines,

l ’I ndonésie, l’Australie… Le conflit est possible. Mais surtout la rivalité États-Unis/Chine rend toute discussion globale quasiment impossible. Comment parler de développement durable et de changement climatique sans une coopération minimale entre les deux pays les plus importants (et les plus pollueurs) du monde ?

E n France, un motard de la police tire à bout portant sur Nahel, un gamin de 17 ans, lors « d ’un refus d’obtempérer ». Les images sont bouleversantes. Des soi-disant penseurs de droite et d’extrême droite trouvent pourtant toutes sortes de raisons qui justifient l’inacceptable. Écœurant. Les extrêmes gauches alimentent les braises. Irresponsables. Les banlieues se soulèvent, des nuits de folie vengeresse, d’une « violence rare », avec leurs cortèges de destructions, de pillages, d’agressions. C’est stupéfiant, littéralement. La France est encore un État de droit. La justice fonctionne. Il y a une enquête sur le policier impliqué. Mais la France refuse aussi de voir le malheur des cités périurbaines, gangrenées par les trafics, de comprendre également à quel point elle change, à quel point elle devient une nation multiraciale, multiculturelle, multireligieuse. Le déni est puissant. Et l’extrême droite monte tranquillement dans les sondages. L’élection présidentielle est dans quatre ans. Et entre-temps, il y a les Jeux olympiques de Paris. Ça va swinguer…

En Israël, un gouvernement d’ultradroite fait sa loi, dans le silence gêné du reste du monde. La nouvelle majorité, menée par l’inoxydable Benjamin Netanyahou, lui-même inculpé depuis la nuit des temps dans un certain nombre de dossiers de corruption, veut mener tambour battant sa révolution identitaire et religieuse. Il faut « éteindre » la Cour suprême, installer la primauté du sacré. Et poursuivre la colonisation, coûte que coûte et au plus vite. En Cisjordanie, la répression s’accentue, la situation est incandescente et les civils, comme à Jénine, payent le prix de la guerre. L’armée déploie tout son arsenal face à de jeunes militants qui n’ont plus rien à perdre. La perspective de deux États sur une même terre n’a jamais été aussi lointaine, aussi inatteignable. Celle d’un seul État, sous régime d’apartheid, n’a jamais été aussi proche. Le dialogue avec les États arabes dans le cadre des accords d’Abraham est au point mort. Le processus de paix est une fiction… ■

AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 3

3 ÉDITO

Et pendant ce temps-là… par Zyad Limam

6 ON EN PARLE C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN Ekiti Sound : La force de la musique

24 PARCOURS Sabine Pakora par Astrid Krivian

TEMPS FORTS

28 Sénégal : Une histoire en marche par Zyad Limam et Cédric Gouverneur

36 Planète en état d’urgence par Zyad Limam

46 Changement de stratégie ? par Emmanuelle Pontié

52 Kaouther Ben Hania : « Raconter nos histoires de l’intérieur » par Astrid Krivian

60 Xavier Le Clerc : La rage créatrice par Astrid Krivian

P.06 P.36 P.52

66 Georges Momboye : Hériter et transmettre par Philippe Di Nacera

Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com

4 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
DRXINHUA/ICON SPORTPHILIPPE QUAISSE/PASCO
N°442 JUILLET 2023
27 C’EST COMMENT ? Climat, c’est quoi ? par Emmanuelle Pontié 44 CE QUE J’AI APPRISPierre-Édouard Décimus par Astrid Krivian 72 PORTFOLIO Éclectique Barthélémy Toguo par Emmanuelle Pontié 88 VIVRE MIEUX L’activité physique, c’est la santé ! par Annick Beaucousin 90 VINGT QUESTIONS À… Fredy Massamba par Astrid Krivian

BUSINESS

78 Diversification impérative

82 Estelle Brack : « Le commerce en dollars n’est pas à l’avantage des pays émergents »

84 En Namibie, l’hydrogène vert devient concret

85 Eau potable : La tech israélienne débarque

86 Le Kenya au régime des lourdes taxes

87 Ashok Leyland s’implante en Côte d’Ivoire par Cédric Gouverneur

P.78

FONDÉ EN 1983 (39e ANNÉE)

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Jean-Marie Chazeau, Philippe Di Nacera, Catherine Faye, Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.

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AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 5 JIHANE ZORKOTDRSHUTTERSTOCK
P.66 P.72
PHOTOS DE COUVERTURE : CARMEN ABD ALI/THE NEW YORK TIMES/REDUXRÉA - JIHANE ZORKOT - PHILIPPE QUAISSE/PASCO

ON EN PARLE

C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage

6 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023

SOUND

La force de la musique

Basé ENTRE LE NIGERIA ET L’ANGLETERRE, Leke Awoyinka mêle rap, électro et afro-juju dans son épatant second album. Rencontre avec une âme en or.

AM : En quoi le Nigeria vous inspire-t-il ?

Ekiti Sound : Je trouve beaucoup d’inspiration dans les musiques fuji, apala ou highlife pour les ambiances plus folk ou les éléments percussifs. Mais j’aime également les vastes expérimentations de l’Afrique de l’Ouest des années 1970, des formations comme Ofege ou Blo… Le Nigeria est un pays béni par une vaste gamme de sons, qu’ils proviennent d’un groupe de l’Église pentecôtiste ou de l’intense street-pop, forte de producteurs aussi intéressants que Rexxie. Quelle était l’ambition artistique de ce nouvel opus ?

Souhaitant que l’on me connaisse mieux, j’ai davantage parlé et partagé. J’avais envie d’étreindre mes auditeurs avec ma musique, de proposer un disque plus ambitieux mais avec un groove accessible. Bref, j’ai voulu oser sans choquer. Tout en restant fidèle aux piliers d’Ekiti Sound (culture, amour, identité, famille), et sans compromis sur la notion de fidélité. Il s’agissait de repousser les limites de l’électronique africaine, et je crois qu’avec le format Dolby Atmos de l’album, nous avons créé une nouvelle expérience sonore.

Pouvez-vous nous expliquer cette très belle pochette ?

Quand j’étais enfant, j’étais passionné par les missions spatiales, je lisais tout à ce sujet ! Au sein de la sonde Voyager, chacun emportait avec lui une « capsule temporelle » unique. Le message était porté par un enregistrement phonographique, gravé sur un disque en cuivre plaqué or contenant des sons et des images sélectionnés pour décrire la diversité de la vie et de la culture sur Terre. Ce dont l’album s’est inspiré, c’est du monde qui m’entoure. Je trouve du réconfort dans les musées, les reliques et l’analogique, mais je suis fasciné par le progrès et le futur. Cette contradiction se retrouve sur la pochette, qui représente une pièce d’or, le métal le plus précieux – car nous avons tous de la valeur –, qui incarne par ailleurs l’esprit du hip-hop. Ce qui nous renvoie au titre du disque, Drum Money !

Parce que nous sommes tous beaux et uniques, et une fois que nous puisons dans notre horloge interne ou nos âmes, nous en extrayons de l’or… Il n’est pas question de richesse matérielle, mais de sentiments. Pour cela, le roulement de tambour d’un battement de cœur, l’instinct intrinsèque du rythme, l’amour des sons de notre pays et l’accomplissement du voyage suffisent. ■ Propos recueillis par Sophie Rosemont

AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 7
EKITI
INTERVIEW DJ BREEZEDR
EKITI SOUND, Drum Money, Crammed Discs.

CONCERTS « MÉDITERRANÉE », Festival d’Aix-en-Provence, Rabat (France), du 4 au 24 juillet. festival-aix.com

SOUNDS

À écouter maintenant !

Meshell Ndegeocello

The Omnichord

Real Book, Blue Note

FESTIVAL

DE RAVEL À GAMAL ABDEL-RAHIM

Située aux portes de la Méditerranée, la VILLE D’AIX-EN-PROVENCE valorise la créativité

DE WAJDI RIAHI, pianiste d’exception, qui combine son héritage tunisien et sa passion pour le jazz, à Walid Ben Selim, chanteur et compositeur originaire de Casablanca, en passant par le jeune tromboniste d’origine libanaise Robinson Khoury, la programmation des concerts « Méditerranée », essentiellement instrumentale, déploie une grande variété de dispositifs et de langages. Et donne la voix aux cultures bordant la mer, tout comme aux artistes qui, aujourd’hui, en sillonnent les rives.

À l’image des Gharbi Twins, trio tunisien de cordes (oud, violon, qanûn), stars au Maghreb et au Moyen-Orient : ambassadeurs des traditions musicales d’un pays dans lequel on apprend et compose aussi en famille, ils se produiront le 21 juillet à l’Hôtel Maynier d’Oppède. Soit le lendemain de l’Orchestre des jeunes de la Méditerranée, où plus d’une centaine de jeunes instrumentistes, auditionnés dans les conservatoires du bassin, seront menés par le chef et compositeur britannique Duncan Ward, au Grand Théâtre de Provence. ■ Catherine Faye

Déjà trois décennies d’une carrière irréprochable et en perpétuelle réinvention : l’autrice-compositrice et multi-instrumentiste américaine explore la musique qu’elle écoutait enfant dans un merveilleux nouvel album foisonnant, The Omnichord Real Book. Autour d’elle, des complices tels que Joan Wasser (Joan As Police Woman), Jason Moran, Jeff Parker, ou encore Thandiswa Mazwai. Variations jazz et trouvailles sonores…

Kassa Overall Animals, Warp

Ça balance pas mal à Seattle, où réside ce virtuose batteur, rappeur et songwriter accompli, formé auprès de grands noms du jazz, et dont les propositions témoignent d’une hybridité sonore allergique aux étiquettes. Convoquant hip-hop, post-rock et même bossa-nova, cet Animals qui interroge le paradigme humaniste invite, entre autres, Laura Mvula, Lil B, le groupe Shabazz Palaces, le trompettiste Theo Croker…

Fredy Massamba

Trancestral, Hangaa

Music/RFI Talent

Enregistré entre Yaoundé, Bruxelles, Paris et Montréal, le nouvel album de l’artiste congolais [voir son « 20 Questions » en p. 90] passe avec souplesse de la rumba au hip-hop en passant par le jazz, sans oublier les traditions de son pays natal et ses racines musicales : chanté en lingala, kituba ou encore kikongo, le bien nommé Transcestral résonne de la belle âme d’un artiste aussi bien influencé par Manu Dibango que par Tiken Jah Fakoly. ■ S.R.

ON EN PARLE 8 AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
❶ ❷ ❸ DR (4)
musicale de son ancrage territorial.

CINÉMA

MÈRE COURAGE… ET ABUSIVE

Une Tunisienne espère toujours le retour de ses filles radicalisées et emprisonnées en Lybie. Dans ce documentaire hybride, Olfa Hamrouni raconte AUX CÔTÉS DE SON DOUBLE incarné par Hend Sabri les violences qu’elle a subies… et infligées.

« JE DÉTESTE LES FILLES ! » lance Olfa Hamrouni au début de ce vrai-faux documentaire. Elle en a pourtant eu quatre, dont deux sont enfermées depuis des années dans une prison libyenne après avoir cédé aux sirènes toxiques de l’État islamique… Son histoire avait été largement médiatisée en 2016 lorsqu’elle avait accusé le gouvernement tunisien de ne rien faire pour les rapatrier. En vain. Elle a donc accepté de se raconter devant la caméra de Kaouther Ben Hania [voir son interview en pp. 52-59], dans l’espoir de relancer son combat, mais aussi de comprendre comment sa famille en est arrivée là… Dans son premier long-métrage, Le Challah de Tunis (2014), la réalisatrice – qui a depuis été nommée aux Oscars en 2021 pour L’homme qui a vendu sa peau – mélangeait déjà fiction et réalité en enquêtant sur un agresseur de femmes. Ici, elle a fait appel à de jeunes comédiennes pour incarner les deux absentes aux côtés de leurs sœurs, mais aussi de Hend Sabri, qui joue Olfa dans les situations les plus traumatiques (violente première nuit de noces, disputes, coups…), reconstituées pour les caméras. Sont aussi filmées les discussions sur le tournage entre Olfa et son double, et

entre les quatre filles et leur mère, alternant scènes écrites et improvisations. Superbement mis en lumière et en musique, ce dispositif hybride mélangeant théâtre, cinéma et thérapie embarque le spectateur dans la recherche d’une vérité difficile. Car Olfa le reconnaît : victime de la violence de son mari (incarné par Majd Mastoura [voir son interview en pp. 58-59], qui joue avec justesse tous les rôles masculins), elle l’avait également été de celle de ses parents, avant de devenir bourreau à son tour et de battre ses filles sous tous les prétextes. Peu à peu, pour les adolescentes, le hijab est devenu une protection, puis le niqab une solution, par jeu, par mode, puis par conviction pour deux d’entre elles, sous l’emprise d’un imam salafiste : « Un petit Daech à la maison », raconte l’une d’elles en riant. Car on sourit aussi. Et avec cette mise en scène pourtant artificielle, ce film radical ne triche jamais. « J’ai eu trop peur pour mes filles, je les ai perdues », constate Olfa. Courageux et captivant. ■ Jean-Marie Chazeau

LES FILLES D’OLFA (Tunisie-France), de Kaouther Ben Hania. Avec Hend Sabri, Olfa Hamrouni, Majd Mastoura. En salles.

AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 9 TANIT FILMS

L’AVENTURIER DU FILM PERDU

Un

IL Y A SOIXANTE-DIX ANS était tourné le tout premier film de fiction en Afrique noire francophone, quelques mois avant celui retenu par les historiens (Afrique sur Seine, de Paulin Soumanou Vieyra) : un moyen-métrage réalisé en Guinée par Mamadou Touré, Mouramani, que personne n’a vu depuis longtemps. Le réalisateur guinéen Thierno Souleymane Diallo est parti à sa recherche en se filmant, traversant son pays les pieds nus (pour montrer qu’« on n’a pas d’argent pour acheter des chaussures, ni faire des films après des études de cinéma »). On pénètre dans des salles noires en ruine, dans un marché où l’on trouve des DVD indiens en version soussou… Une enquête passionnante qui en dit long sur l’histoire d’un pays autrefois à l’avant-garde cinéphile. Qui fait preuve aussi d’un optimisme particulièrement créatif. ■ J.-M.C.

AU CIMETIÈRE DE LA PELLICULE (Guinée-France), de Thierno Souleymane Diallo. En salles.

LE PLUS BEL ÂGE

Récompensé au dernier Festival d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, RIAD SATTOUF pose dans cette série un regard plein de justesse sur la fin de l’adolescence.

L’UN DE SES RÊVES ? Ouvrir la « dernière librairie du monde ». À 17 ans, Esther, dont l’auteur de L’Arabe du futur chronique le quotidien depuis ses 10 ans, aborde maintenant l’âge adulte. Le huitième et avant-dernier tome de la série (vendue à plus de 1,5 million d’exemplaires pour les sept premiers) brosse un portrait intime de l’ado brune au long nez, avec tout ce qui fait de cette phase de l’existence l’une des étapes les plus troublantes : vague à l’âme, avenir incertain, désirs flous… Chaque planche dépeint, avec authenticité et drôlerie, les réflexions et le quotidien de la jeunesse contemporaine, à travers des personnages souvent croqués en noir et blanc. Ici ou là, des couleurs primaires se répandent sur les pages, venant intensifier une émotion, une expression : jaune et bleu, par exemple, lorsqu’Esther nous explique sa technique de relaxation mentale (« Déjà, j’imagine que je suis en vacances en Bretagne, mais une Bretagne avec du réchauffement climatique »). Le ton est donné. ■ C.F.

RIAD SATTOUF, Les Cahiers d’Esther : Histoire de mes 17 ans, Tome 8, Allary Éditions, 56 pages, 17,90 €.

ON EN PARLE 10 AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 DR (3)
RICHARD DUMAS
-
BD
DOCU
cinéaste guinéen part à la recherche d’un moyen-métrage africain OUBLIÉ.

BLICK BASSY Fables

aquatiques

Son

C’EST À MINTABA, en pays bassa, au Cameroun, que Blick Bassy a vu le jour, avant de grandir entre Yaoundé et son village natal – où il noue un lien très fort avec la nature comme la musique. Après avoir rencontré le public avec son groupe Macase, il officie en solo depuis 2009, construisant une trame narrative musicale aux multiples chapitres, convoquant le passé d’esclavagisme du continent africain, le bluesman américain Skip James, ou encore le résistant anticolonialiste camerounais Ruben Um Nyobe. Sans oublier de signer un très beau roman, Le Moabi cinéma… Aujourd’hui, il signe un Mádibá d’une grande épure mais émotionnellement saisissant, aux arrangements imaginés avec le musicien français électro-pop Malik Djoudi. Entouré de cordes, de cuivres et de claviers, il y raconte, en bassa, le pouvoir de l’eau, si vitale, qui peut terriblement manquer. Tantôt chat, tantôt fleur ou oiseau, Blick Bassy confirme être un magnifique conteur. ■ S.R.

GABRIEL DIADR
MUSIQUE
CINQUIÈME ALBUM met à l’honneur la langue bassa, tout en électronisant à bon escient sa folk acoustique. Superbe !
BLICK BASSY, Mádibá, InFiné/ Othantiq AA.

AVENTURES

LES PASSAGERS DU TEMPS

En tuk-tuk au Maroc ou à cheval dans le métro de New York, INDIANA JONES retrouve une certaine jeunesse à près de 80 ans, dans le DERNIER VOLET DE LA SAGA…

IL Y A QUINZE ANS, les trucages numériques et la surenchère scénaristique d’Indiana Jones et le Royaume du crâne de cristal avaient assommé le public et la critique : explosion atomique, invasion d’extraterrestres, un fils incarné par Shia LaBeouf… Cette fois-ci, Indy retrouve ses vieux ennemis, les nazis, dans un prologue haletant, en pleine débâcle allemande, Harrison Ford apparaissant avec un visage lifté par de subtils effets spéciaux qui lui donnent l’âge de son personnage en 1944. Vingt-cinq ans plus tard, on le voit prendre sa retraite de professeur d’archéologie à New York avec son visage d’aujourd’hui (79 ans au moment du tournage), amer et rattrapé par son passé via l’irruption d’une filleule très sportive, vénale et peu amène à l’égard de son parrain. Ils se retrouvent pourtant au Maroc, sur les traces d’une moitié d’antiquité conçue par Archimède, permettant de voyager dans le temps pour y changer le cours de l’histoire, et convoitée par un

scientifique hitlérien (Mads Mikkelsen), reconverti en responsable du programme Apollo ! Avec l’aide d’un ado (incarné par un jeune Français d’origine mauricienne, Ethann Isidore), ils vont aller de bagarres en poursuites épiques dans les rues de Tanger (tournées dans la médina de Fès) et en Méditerranée. Loin des polémiques sur le comportement colonial d’Indiana Jones, le réalisateur James Mangold, qui a pris le relais de Steven Spielberg pour cet ultime épisode, a su moderniser la franchise en insufflant une réflexion sur le temps. Et en conservant des personnages récurrents comme Sallah, l’ami égyptien, toujours incarné par l’acteur gallois John Rhys-Davies qui, il y a quelques années, se félicitait « d’incarner enfin un personnage arabe positif dans la culture populaire occidentale » ! ■ J.-M.C. INDIANA JONES ET LE CADRAN DE LA DESTINÉE (États-Unis), de James Mangold. Avec Harrison Ford, Phoebe Waller-Bridge, Ethann Isidore. En salles.

ON EN PARLE 12 AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 JONATHAN OLLEY/LUCASFILM LTD
Harrison Ford et Phoebe Waller-Bridge incarnent le célèbre aventurier et sa filleule.

AUTRES REGARDS

À Bordeaux, KAPWANI

KIWANGA, lauréate du prestigieux prix Marcel Duchamp 2020, invite à la réflexion.

JEUX DE TRANSPARENCE, asymétrie, dégradés de couleurs, voilages ou bulles de verre… Les nouvelles installations de Kapwani Kiwanga, exposées au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, proposent une lecture du monde à la fois lucide et onirique, en déconstruisant les récits originels. Ce projet inédit a été pensé en relation avec l’histoire du lieu, l’Entrepôt lainé (autrefois appelé Entrepôt réel des denrées coloniales), destiné au xixe siècle au stockage sous douane des marchandises en provenance des colonies, avant leur expédition à travers l’Europe. Un espace tout en vastes volumes, pierres blanches et arcades, devenu en 1973 un lieu de création contemporaine, où la légèreté et la fluidité des créations de l’artiste canadienne, d’origine tanzanienne, viennent déconstruire les récits qui sous-tendent la géopolitique contemporaine et les asymétries de pouvoir. Une œuvre engagée, mise en lumière à la dernière Biennale d’art contemporain de Venise, au New Museum of Contemporary Art, à New York, à la Haus der Kunst, à Munich, ou encore au Museum of Contemporary Art Toronto. ■ C.F.

« KAPWANI KIWANGA, RETENUE », CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux (France), jusqu’au 7 janvier 2024. capc-bordeaux.fr

SEBASTIANO PELLION DI PERSANO
EXPOSITION
Vue de l’exposition « The Milk of Dreams » à la Biennale de Venise 2022.

JEAN-CHRISTOPHE BERLIN A BON DOS !

60 exercices pour prévenir et soulager le « MAL DU SIÈCLE ».

JEAN-CHRISTOPHE BERLIN est un étonnant personnage. Kinésithérapeute de renom, il exerce à Paris, où il reçoit à la fois une clientèle de quartier et aussi quelques VIP du monde des arts, du business et de la politique. Ancien rugbyman au Stade français, il en a gardé la carrure, la jovialité et le goût des bonnes choses. Diplômé de médecine du sport et de pathologies du rugby, il s’est impliqué fortement sur la question des accidents, en particulier sur les joueurs les plus jeunes en milieu scolaire et universitaire. Il a aussi vécu en Afrique, à Dakar, pour son service militaire à l’hôpital général, une aventure de vie dont il s’est inspiré pour son roman Babacar a disparu, paru en 2020 aux éditions Sémaphore. Spécialiste du dos, Jean-Christophe Berlin est l’auteur d’une bonne quinzaine d’ouvrages sur le « mal du siècle » : la sédentarité, l’absence d’exercice physique, les mauvaises postures esquintent doucement mais sûrement toute notre structure dorsale, sans parler des atteintes plus graves, comme l’arthrose lombaire ou la hernie discale. Dans son nouveau livre, Jean-Christophe Berlin propose une approche simple, pratique pour prévenir et soulager les douleurs, renforcer la structure articulaire et musculaire : 60 exercices qui sont construits autour de sa méthode A4R (assouplissement, relâchement musculaire, renforcement musculaire, respiration, retour au calme). Et quelques bons conseils aussi pour s’adapter, à long terme, aux situations courantes : au volant, devant son ordinateur, en passant l’aspirateur… Une lecture indispensable et facile pour rester « debout » et en forme ! ■ Zyad Limam

JEAN-CHRISTOPHE BERLIN, Exercices pour prévenir et soulager le mal de dos, Le Courrier du livre, 192 pages, 18 €

Babacar a disparu, Le Sémaphore, 202 pages, 20 €

RÉCIT

ÉRIC MUKENDI, Mes deux papas, Gallimard, 192 pages,

« DITES-MOI MADAME, pourquoi je dois m’expliquer devant vous là. Si j’étais un petit Blanc, je n’aurais qu’à raconter. Je vous le jure. » D’entrée, Éric Mukendi, né en République démocratique du Congo et professeur de français à Rouen, affiche le dilemme de son personnage : la langue est pour le jeune homme un enjeu social. Les tournures et les mots n’ayant ni la même saveur, ni la même portée, selon la sphère d’où ils viennent. Depuis son arrivée en France à 7 ans, près de quatre décennies se sont écoulées, mais l’écrivain n’a pas oublié ses premiers pas en Europe. D’où une exploration sans complaisance et pleine de piquant de l’entre-deux métissé dans lequel le héros de son récit évolue. Un télescopage entre deux mondes, deux cultures, deux modes de vie, deux langues. Et deux papas. Car en réalité, celui qui l’élève en banlieue parisienne est son oncle. Et celui qui vient un jour frapper à la porte n’est autre que son père biologique… Cruel dilemme. ■ C.F.

ON EN PARLE AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
SANTÉ FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARDDR
18,50 €
Double « je »
Un premier roman sur les heurs et les malheurs de l’immigration, porté par le TALENT DE CONTEUR d’Éric Mukendi.

LITTÉRATURE

UN PAYS EN COLÈRE

D’ENTRÉE DE JEU, François-Henri Désérable cite en exergue son mentor, Nicolas Bouvier, avant de nous emmener sur ses traces, en Iran. Soixante-dix ans après le voyage effectué de la Yougoslavie à l’Afghanistan de l’écrivain suisse (L’Usage du monde), l’auteur de Mon maître et mon vainqueur (Grand prix du roman de l’Académie française 2021) relève le défi de traverser la république islamique, au plus fort de la répression contre les manifestations qui suivent le décès de Mahsa Amini. Arrêtée en septembre 2022 par la police des mœurs pour « port de vêtements inappropriés », quelques semaines avant l’arrivée de Désérable, cette jeune femme est morte des suites d’une hémorragie cérébrale, causée par des violences policières. Malgré les mises en garde alarmistes du ministère des

Affaires étrangères, l’ancien joueur de hockey sur glace professionnel – qui a écrit son premier livre à 25 ans et décidé de se consacrer à la littérature –a quand même décidé de partir prendre le pouls d’un pays aux abois. De Téhéran aux confins du Baloutchistan, sa narration s’appuie sur la grande tradition du récit de voyage, au fil de rencontres, d’anecdotes, d’observations, du quotidien comme du contexte politique. Parti dans l’esprit de Bouvier (« le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir »), il est entré en contact avec un peuple meurtri et révolté,

dont l’écrasante majorité souhaite la fin du système en place. « J’espère seulement vivre assez longtemps pour voir tomber ce régime, pour voir le jour où l’Iran qui a réprimé devra soutenir le regard de l’Iran qu’il aura réprimé », lui confie son guide dans la plus grande mosquée sunnite du pays, Makki, à Zahedan. C’est dans cette même ville, autre chaudron de la contestation, que plus de 90 manifestants ont été tués par les forces de sécurité, lors du « vendredi sanglant », le 30 septembre dernier. Entre littérature et reportage, le récit de l’écrivain français prête ainsi la main à une révolution en marche. Femmes iraniennes en tête. ■ C.F.

FRANÇOIS-HENRI DÉSÉRABLE,

L’Usure d’un monde : Une traversée de l’Iran, Gallimard, 160 pages, 16 €

CLAIRE DESERABLE
Dans son dernier ouvrage, L’Usure d’un monde, une traversée de l’Iran, FRANÇOIS-HENRI DÉSÉRABLE rend hommage à une population en révolte.

ÉVÉNEMENT

À VENISE, L’AFRIQUE POUR REBÂTIR LE MONDE

Tournée vers un futur durable et décolonisé, la BIENNALE D’ARCHITECTURE exhorte à changer de perspective.

LE 18 MAI DERNIER, c’est sous un ciel changeant que Venise a accueilli sa Biennale d’architecture, rendez-vous incontournable pour tous ceux qui s’interrogent sur l’évolution et l’impact de cet art. Intitulée « Le Laboratoire du futur », cette 18e édition est particulière, puisque, pour la première fois depuis sa création en 1980, les projecteurs sont braqués sur les pratiques des professionnels issus du continent et de ses diasporas : près des trois quarts des 89 participants, sélectionnés par la première commissaire noire Lesley Lokko, sont ainsi d’origine africaine. Parmi eux, on trouve les bâtisseurs, comme David Adjaye, Francis Kéré, Koffi et Diabaté, ou encore Mariam Kamara, mais aussi des noms méconnus, repérés autour du globe par l’équipe de la commissaire ghanéenne et écossaise.

Être à Venise, avec ses ponts, ses ruelles denses d’histoire et sa lagune, est pour beaucoup un rêve devenu réalité. Fiers et reconnaissants de l’invitation, ils échangent de manière enthousiaste avec les visiteurs et la souriante et affairée Lesley Lokko. Entre deux rencontres, celle-ci assiste à l’inauguration de la magnifique exposition « Tropical Modernism: Architecture and Power in West Africa », présentée par le Victoria and Albert Museum, ou chaperonne les visites guidées dans les grandioses halles de l’Arsenal et les pavillons des Giardini. Ce sont notamment dans ces deux lieux historiques de la ville que s’articule cette immense expo internationale diffuse, qui brouille les frontières entre art et architecture. C’est le cas pour les pavillons nationaux, comme celui de la Grande-Bretagne, mention spéciale du jury, mais aussi pour les jeunes professionnels invités :

ON EN PARLE 16 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
ANDREA AVEZÙ/COURTESY OF LA BIENNALE DI VENEZIALUISA NANNIPEIRI
Ci-dessus, la commissaire Lesley Lokko. Ci-dessous, Muluku: 6 Bone Temple, de Yussef Agbo-Ola, invité par la Grande-Bretagne.

en mélangeant matières et technologies (vidéo, dessin, réalité augmentée, etc.), ils présentent leurs réflexions en faveur d’une architecture décarbonisée et décolonisée, qui intègre le contexte historique-social et les besoins des usagers. Certains petits cabinets ont privilégié une approche très conceptuelle, quand ils auraient pu mettre en avant leurs projets déjà sortis du sol, mais l’ensemble des participants a globalement su articuler une proposition différente. Des voix jusque-là considérées comme marginales ont désormais toute leur place sur la scène vénitienne.

Même s’il les découvre à peine, le milieu très occidentalisé de l’architecture est enfin prêt à les entendre. C’est le cas pour le Nigérian Demas Nwoko, 88 ans, venu retirer un Lion d’or récompensant sa carrière et accueilli par des cris et des applaudissements émus. Ce prix et la petite exposition qui lui a été dédiée au cœur des Giardini visent à mieux faire connaître ce précurseur de l’architecture africaine durable, ancrée dans les traditions locales dès les années 1970. Tout comme les travaux des grands bâtisseurs dans la section « Force majeure » démontrent que d’autres modèles que celui du « starchitecte » fonctionnent… Relançant ainsi l’idée d’un art plus collectif, résolument tourné vers le futur, et au service des personnes et de la planète. ■ Luisa

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Ci-dessus et à droite, l’exposition consacrée à Demas Nwoko, récompensé d’un Lion d’or pour sa carrière. Le projet, tout en bois, de David Adjaye.
XXXXXXXXXXXXXX ANDREA AVEZÙ/COURTESY OF LA BIENNALE DI VENEZIAMATTEO DE MAYDA/ COURTESY OF LA BIENNALE DI VENEZIA (2)

COMÉDIE

FAUX GUN ET VRAI GAME

Un FEEL-GOOD MOVIE dans une banlieue parisienne : quand des mères tentent de

LES MÉDIAS les avaient surnommés « les bébés rappeurs » : en 2015, une vidéo virale de gangsta rap montrait des écoliers brandissant une arme (factice) et des liasses de billets en faisant l’apologie du sexe, de la drogue et du meurtre dans un langage ordurier… Ces enfants de Sarcelles ont inspiré ce (premier) film tourné sur les lieux mêmes, dans lequel les mères de trois garçons du clip décident de leur donner une leçon en s’y mettant à leur tour, avec un flow d’enfer ! Coaché, le trio (qui pour faire bonne mesure regroupe une femme noire, une arabe et une blanche) va faire plus de vues que leur progéniture… Si l’abattage de Claudia Tagbo fait toujours merveille, la révélation du film est Zaho : la chanteuse algéro-canadienne incarne

son premier rôle au cinéma avec une fougue et une drôlerie irrésistibles. Autour, les hommes jouent les seconds rôles, dont Jean-Pascal Zadi, qui incarne un producteur de showbiz décalé (« Le rap, c’est pas un jeu, c’est un game »), et deux guests : Guy2Bezbar dans son propre rôle, et Stomy Bugsy dans celui… du maire de Sarcelles ! Parfois bancal et trop plein de bons sentiments, mais heureusement épicé d’un flow percutant. ■ J.-M.C. YO MAMA (France), de Leïla Sy et Amadou Mariko. Avec Claudia Tagbo, Zaho, Sophie-Marie Larrouy. En salles.

ON EN PARLE 18 AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 MIKA COTELLON
retrouver de l’autorité sur leurs enfants… grâce au rap !

Ensoleiller son intérieur

Avec leur touche de folie, les PIÈCES COLORÉES de la marque marocaine

Noun Design animent les espaces.

QUE CE SOIT À PARIS, New York ou Milan, les créations de Noun Design ont voyagé dans les villes les plus branchées au monde ces derniers mois. Avec ses tables insolites, ses couleurs éclatantes et ses poufs rigolos, la jeune marque basée à Casablanca a obtenu le soutien de la Maison de l’artisan (qui promeut le savoir-faire marocain) et la consécration du public. Les clients s’arrachent par exemple la table basse Aïn, où terracotta et céramique, mate et brillant, s’allient pour former un œil envoûtant. Ainsi que les poufs Matisha, tout en rondeurs et pompons, qui tournent sur eux-mêmes et offrent une assise confortable. Depuis vingt-cinq ans dans l’archi d’intérieur, et déjà directrice d’une grande entreprise familiale spécialisée dans la menuiserie en bois, sa fondatrice Dorothée Navarro a un penchant pour les objets animés par un reflet de lumière, des couleurs vives ou la juxtaposition des textures et des matières. Ses pièces, conçues pendant le confinement et disponibles depuis fin 2021, regorgent de vitalité. À travers leurs noms, celles-ci célèbrent en outre la tradition marocaine, que la designeuse revisite avec des artisans et artisanes du bois, du textile et de la poterie d’exception. Dans un esprit joyeux et hors des sentiers battus. ■  L.N.

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DESIGN
ALESSIO MEI
La table basse Aïn.

Hamaji,MODE

l’élégance au naturel

Les pièces pastel et eco-friendly de cette petite MAISON

KENYANE subliment

les savoir-faire nomades.

AVEC SES COLLECTIONS contemporaines aux silhouettes éthérées et intemporelles, qui respectent l’environnement et financent directement les petits artisans, Hamaji (signifiant « nomade » en swahili de la côte est du continent) est devenue en quelques années une petite maison de mode kenyane au style unique et à la qualité rare. Le label était à l’origine un projet de fin d’études de la créatrice Louise Sommerlatte. Après des études au Cap et un séjour à Berlin, celle qui est née et a grandi au Kenya est revenue s’installer en 2018 à Kilifi, une ville côtière, laquelle lui a inspiré plusieurs de ses pièces. Le survol annuel des Guêpiers carmins est par exemple figé dans un motif qui égaye des

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ON EN PARLE
DR (2)
La styliste Louise Sommerlatte.

Une partie de la garde-robe est créée à partir de vêtements vintage ou recyclés.

trenchs, des pantalons, ainsi que de petites robes vert menthe. Le dessin a été travaillé sur des blocs de bois, puis imprimé, avec des teintures végétales, préservant un savoir-faire ancestral.

Une partie de la garde-robe de la marque est créée à partir de vêtements vintage ou recyclés : celle-ci comprend surtout des pièces estivales aux couleurs pastel (caftans, petits hauts, pantalons palazzo, combinaisons), mais aussi des blazers et blousons automne-hiver (fantaisistes vestes Kantha, par exemple). La designeuse travaille également avec du coton et du Tencel, un tissu soyeux en fibres d’arbres, produit dans une petite usine à zéro émission située dans la réserve naturelle kényane de Rukinga. Certaines créations, comme la jupe en dentelle de soie et coton filée à la main au pied du mont Kenya, ou le top perlé Antassia, réalisé par un groupe de femmes Samburu dans le nord du pays, témoignent directement de la richesse de l’artisanat traditionnel. De la conception des dessins au tissage, jusqu’à la réalisation des broderies qui rehaussent les petits détails, c’est principalement le travail des femmes qui permet à Hamaji d’exister. Et c’est pour elles que la marque propose des créations centrées sur une féminité nomade, à l’élégance fluide. hamajistudio.com ■ L.N.

Les créations, plutôt estivales, témoignent de la richesse de l’artisanat traditionnel.

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DR (3)

SPOTS

DANS LE VENTRE DE LAGOS

La ville lagunaire bouillonne de CRÉATIVITÉ CULINAIRE, et les gastronomiques se multiplient. Comme ces

deux tables à tester sur Victoria Island.

PARMI LES NOUVELLES ADRESSES de Lagos, le Ona mérite une mention spéciale. Ouverte par la cheffe nigériane Obehi Ekhomu et son mari il y a un peu plus d’un an, cette table gastronomique à la déco minimaliste et à la vaisselle artisanale a pour objectif de donner ses lettres de noblesse à la cuisine locale et aux techniques de cuisson ancestrales, comme la fermentation ou le fumage. L’une des recettes phares, servie dans une assiette bleue en verre soufflé agrémentée de coquillages, sublime les escargots africains. Les mollusques fumés, de terre et de mer, arrivent avec une crème d’ail rôti à la noix de muscade, huile de piment fermentée et chips de manioc. L’été, la cuisine met à l’honneur les céréales de saison, comme le fonio,

le millet et le sorgho, et toute l’année, sont proposés plus de 50 boissons maison et des spiritueux distillés sur le continent. Y compris l’ogogoro et le vin de palme. Pour s’extraire du brouhaha métropolitain, on peut passer chez The House. Un lieu de socialisation chaleureux, à destination de la population cosmopolite et dynamique qui aime se détendre ailleurs que dans les clubs. Dans cet univers inclusif, chaque pièce a son ambiance, son thème et sa carte. Les créateurs du lieu invitent à se laisser guider par ses envies du moment : des plats gastronomiques dans la White Room ou d’inspiration caribéenne sur un canapé dans l’une des autres pièces ? Et pourquoi pas de la fusion afro, comme les cuisses de dinde avec riz jollof fumé maison – connu dans tout Lagos –, ou le Blackened Suya Burger ? Détendez-vous, et faites comme chez vous ! thehouseng.com ■ L.N.

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À
gauche et
ci-dessous,
le Ona redonne ses lettres de noblesse à la cuisine locale. Ci-contre et ci-dessus, The House accueille une population cosmopolite.

Au Nobu Hôtel, Marrakech en majesté

MÊME DANS LE QUARTIER glamour de L’Hivernage, réputé pour ses magnifiques palaces, la structure circulaire et la carapace d’acier du Nobu Hôtel Marrakech (ancien The Pearl) attirent les regards. Premier établissement en Afrique du groupe cofondé par Robert de Niro et le chef japonais Nobu Matsuhisa, l’hôtel a été officiellement inauguré fin mai par l’acteur hollywoodien en personne. Les trois étages du bâtiment, son spa de 2 000 m2 et ses 71 chambres et suites (nuit à partir de 390 euros) ont été entièrement rénovés, intégrant au décor signé Jacques Garcia des éléments plus frais et lumineux conçus par Stevani & Silva. Ces derniers ont réinterprété la signature esthétique japonisante de Nobu, des murs

en bois clair et du mobilier sur mesure aux lignes épurées, avec des touches modernes et traditionnelles. Le nouveau design crée une continuité d’ambiance entre le bar lounge, le restaurant signature au rez-de-chaussée, où l’on célèbre la cuisine fusion du célèbre chef, et le Rooftop Garden. Ce second restaurant aux influences méditerranéennes et marocaines est aussi un cocktail bar intime et chaleureux, avec solarium et piscine en zellige. Réaménagé avec goût, le toit-jardin est l’une des places to be de la ville : on peut y venir profiter d’un DJ set ou se régaler les yeux avec une vue à 360° sur les montagnes de l’Atlas, la médina et l’iconique minaret de la Koutoubia. marrakech.nobuhotels.com ■

ARCHI
Le groupe commence son AVENTURE AFRICAINE fort d’un rooftop d’exception qui offre une vue imprenable sur la ville ocre.
L.N.
DR

Sabine Pakora

DANS SON SPECTACLE AUTOBIOGRAPHIQUE

La Freak, journal d’une femme vaudou, la comédienne d’origine ivoirienne questionne l’altérité en mettant au jour les clichés sur les minorités. Intime et politique, émouvant et satirique, ce seule en scène est présenté au festival d’Avignon. par Astrid Krivian

Mama africaine, maraboute, prostituée, femme de ménage, sommée de tchiper et de parler avec un « accent africain »… Sabine Pakora a longtemps souffert des rôles stéréotypés, essentialisés, qu’on lui proposait d’incarner au cinéma et à la télévision française. Des personnages empreints d’un regard exotisant, hérités d’un imaginaire colonial : « Je me sentais réifiée. J’ai beaucoup joué la prêtresse vaudoue, laquelle représente le fantasme de la société française sur l’Afrique. J’étais la cerise exotique sur le gâteau », raconte l’actrice, entre deux gorgées de soda, sur une terrasse parisienne ensoleillée. Forte de ses études en anthropologie et en sociologie, qui lui ont permis d’affûter et de nourrir ses réflexions, de politiser ses expériences artistiques et professionnelles, elle a écrit un spectacle inspiré de son parcours : La Freak, journal d’une femme vaudou, qu’elle interprète seule et met en scène. « Il pose la problématique de l’assignation, des stéréotypes, des stigmatisations. Je questionne l’altérité, la relation de la norme et de la périphérie. Dès que tu es un peu différent, tu es ostracisé, “freakisé” », s’indigne celle qui a témoigné dans l’ouvrage collectif Noire n’est pas mon métier, initié par Aïssa Maïga en 2018. Si rien ne la prédestinait à être comédienne, l’art dramatique constitue pourtant le fil rouge de son existence. Née en Côte d’Ivoire, où son père a fait fortune dans l’exploitation du bois, Sabine Pakora arrive en France à 4 ans avec sa famille, à Paris, puis dans le Sud. Ne trouvant pas de compagnon de jeu au sein de sa fratrie, la cadette s’invente des histoires avec ses poupées et s’évade à travers la télévision, rejouant par cœur des scènes de films face au miroir. Quand son père fait faillite, il abandonne ses enfants à l’Aide sociale à l’enfance. À 7 ans, le lien avec sa mère, que ce dernier a répudiée, est aussi coupé. Le cinéma revêt alors un sens encore plus vital, nécessaire. « Je vivais un traumatisme ; c’était compliqué de mettre des mots sur la douleur. Le septième art me permettait de rêver, de me projeter, de suivre des personnages qui exprimaient émotions et pensées », confie cette fan de Sergio Leone, de Romy Schneider, et du film musical Les Demoiselles de Rochefort Après un bac théâtre, une formation au Conservatoire d’art dramatique de Montpellier, puis à l’École supérieure d’art dramatique, à Paris, l’actrice s’éprend de danse africaine : « Je me suis ainsi réapproprié ma propre culture. » Elle tourne dans le monde entier avec la compagnie Montalvo-Hervieu, est à l’affiche de la comédie musicale Kirikou. Puis, suite à une blessure, et mue par un désir profond de travailler des textes, elle revient à ses premières amours : sur les planches, elle joue notamment sous la direction de Hassane Kassi Kouyaté et, sur grand écran, de Lucien Jean-Baptiste et de Toledano et Nakache. Actuellement, elle tourne un projet américain : « Un rôle qui n’est pas stigmatisé. Je me sens libre. C’est donc possible ! » Et planche sur l’écriture de l’histoire de ses parents, qu’elle n’a quasi pas connus. « Je veux découvrir quelle était leur jeunesse pendant la période coloniale. C’est aussi mon héritage. » ■ La Freak, journal d’une femme vaudou, du 7 au 26 juillet, à la Chapelle du verbe incarné, à Avignon (France).

PARCOURS 24 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
MARINE LÉCROART
«Le septième art mede rêverpermettait , de me projeter.»

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CLIMAT, C’EST QUOI ?

Le Sommet pour un nouveau pacte financier mondial s’est déroulé en juin dernier, à Paris. La plupart des chefs d’État africains étaient là. Et… de nouvelles promesses pour aider le continent à lutter contre le changement climatique et à réduire les inégalités ont été faites. Après toutes celles qui les ont précédées lors des multiples COP, et pas vraiment encore suivies d’effets. Mais il n’empêche, c’est bien, il faut être là, montrer que l’on est concernés, préoccupés, demander encore et encore, pour obtenir un jour les fonds nécessaires à la « survie » de l’Afrique. Même si le continent ne participe qu’à 3 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, il récolte de plein fouet les conséquences de la pollution générée par les autres. Et il faut urgemment des sous pour mettre en place des politiques intelligentes, innovantes, efficaces, afin d’éviter les terres brûlées, les récoltes anéanties, l’eau raréfiée, etc.

Cela dit, avant de disposer des fonds nécessaires et de mettre en place les solutions adaptées, le premier travail serait de conscientiser les populations. Et c’est peut-être le plus grand chantier. Dans des pays où la pauvreté frappe la plus importante partie des habitants, faire comprendre qu’il faut changer de comportement pour lutter contre la déforestation, abandonner des pratiques ancestrales pour des nouvelles technologies coûteuses, ou encore tout simplement faire le tri des déchets alors que le ramassage des ordures n’existe peu ou pas, devrait être un combat de tous les jours pour les gouvernements. Pourtant, les affiches, messages, articles, réunions locales explicatives sur le sujet ne sont vraiment pas légion. Dans des sociétés qui vivent au jour le jour, où l’urgence, c’est encore manger et se soigner, les méfaits des comportements sur l’avenir du climat, on s’en moque comme de sa première igname. Et c’est malheureusement assez normal. C’est donc aux mêmes gouvernements qui viennent demander des fonds dans les réunions mondiales sur le sujet de travailler déjà chez eux, d’augmenter les budgets de leurs ministères concernés, d’instaurer des programmes à l’école, de sensibiliser et d’éduquer les populations. C’est là l’urgence. Et accessoirement de montrer l’exemple.

Les enfants de présidents ou les milliardaires locaux qui empruntent un avion pour sillonner leur propre pays, alors qu’il y a des routes, c’est tout à fait contre-productif. Ceux qui le font aujourd’hui dans la plupart des pays « riches » sont au minimum épinglés par les médias. C’est donc une profonde refonte des mentalités et des comportements qui doit s’opérer. De haut en bas. Avant même d’imaginer pouvoir lutter utilement à la préservation du continent. ■

AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 27
DOM
PAR EMMANUELLE PONTIÉ C’EST COMMENT ?

SÉNÉGAL

UNE HISTOIRE EN MARCHE

La situation est unique depuis l’indépendance. Le président n’est pas candidat à sa réélection. D’ici février 2024, tout est possible dans l’un des pays précurseurs de la démocratie africaine.

CARMEN ABD ALI/THE NEW YORK TIMES/REDUX-REA
enjeux
Macky Sall au palais présidentiel, à Dakar, en décembre 2022.

1. Le choix de Macky

L’histoire du Sénégal retiendra cette date du lundi 3 juillet. À la télévision, le président Macky Sall, qui a soigneusement entretenu le suspense sur ses intentions, annonce, enfin, sa décision. Et le pays reste comme stupéfait. Ainsi que son entourage. Le président a décidé seul, ou presque. Son discours n’a pas circulé. Il prend quasiment tout le monde par surprise. Y compris, et surtout, ceux de son camp, de son parti, tous persuadés qu’il irait…

Macky Sall est un combattant, un « politique », un vrai, qui vit et respire de la compétition électorale, qui a foi en son étoile, et qui a foi en son jugement. Au cours des derniers mois, il a pesé le pour et le contre, brouillant les pistes, refusant de « céder aux injonctions ». Il a évidemment contemplé la perspective d’un second quinquennat, de ce qui aurait été un troisième mandat. Constitutionnellement, lui et ses équipes soutenaient en avoir le droit. Des professeurs spécialisés s’étaient exprimés, confortant cette approche.

Les tensions, les manifestations, l’épuisement de la vie démocratique, les émeutes parfois, la popularité d’Ousmane Sonko, le leader des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF, parti panafricaniste créé en janvier 2014), décidé à gravir les marches du palais et imposer au pays une révolution des « sans-culottes », des « laissés-pour-compte de la croissance », de la jeunesse en éruption, rendaient le pari complexe. Mais le président avait les cartes en mains. Sa popularité dans le Sénégal rural est réelle. Il peut compter sur la solidarité des populations pulaar et le soutien plus ou moins indirect des confréries, embarrassées par l’apparition justement d’un Sonko désireux de renverser les élites traditionnelles, y compris religieuses. Enfin, il n’est pas dépourvu d’alliés régionaux et d’amis internationaux. En plus d’une décennie, il s’est tissé un réseau de relations de haut niveau. Son bilan est contrasté, mais le pays a beaucoup changé, il a renoué avec la croissance et l’ambition. Les perspectives de demain sont prometteuses, que ce soit, dans un paradoxe sénégalais, sur le changement

durable ou par l’exploitation des champs de gaz et de pétrole. L’homme est complexe, un mélange de rationalité, d’efficacité, d’intuitivité, un adepte du one to one personnalisé tout en étant au fond assez solitaire. Il se sentait capable d’aller plus loin.

Et pourtant, il n’ira pas : « Ma décision, longuement et mûrement réfléchie, est de ne pas être candidat à la prochaine élection du 25 février 2024 », et ce, a-t-il précisé, « même si la Constitution m’en donne le droit ». Le président ajoute face caméra : « J ’ai un code d’honneur et un sens de la responsabilité qui me commandent de préserver ma dignité et ma parole. […] J’ai une claire conscience et mémoire de ce que j’ai dit, écrit et répété. »

Le discours va loin, il est historique. Par son « renoncement positif », Macky Sall écrit une nouvelle page de la démocratie sénégalaise. Le message vibre aussi un peu partout en Afrique, où la question des mandats indéfinis reste posée. À la fin de l’allocution en français, il bascule dans une déclaration en wolof, pour que tout le monde le comprenne, y compris ses partisans, ceux du Sénégal au-delà des villes. En quelques minutes, la situation du pays est bouleversée. « C’est comme si une brise de paix était descendue sur la ville. Certains de ceux qui voulaient l’étrangler le matin même sont émus », souligne un observateur. Le président est à la hauteur du moment, le Sénégal redevient le Sénégal. Devant les grilles du palais, les militants se rassemblent, il sort pour les saluer.

Évidemment, les motivations de Macky Sall restent à décrypter. Certainement la volonté de sortir par le haut. Certainement la volonté d’éviter des tensions encore plus vives dans le pays, d’autres victimes. Certainement une analyse des rapports de forces politiques. Et peut-être, au fond, intimement, une part d’usure.

En ce lendemain de discours, personne ne parle encore de politique, mais la situation est unique dans l’histoire du Sénégal. Pour la première fois, un président installé annonce qu’il ne sera pas candidat à sa réélection. Senghor avait transmis le pouvoir à son

ENJEUX 30 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
CAPTURE D’ÉCRANSADAK SOUICI
Premier ministre, Abdou Diouf. Diouf avait été
Ils sont jeunes. Ils rêvent de révolution ou d’exil. Ils sont pourtant la clé de la stabilité.
Théâtre de violents affrontements, l’université Cheikh Anta Diop, dans la capitale, est fermée jusqu’à nouvel ordre. Ici, la cité universitaire. Le président annonce sa décision de ne pas se représenter, le 3 juillet dernier.

battu par Abdoulaye Wade. Wade avait été battu par Macky Sall. Et Macky Sall ne sera battu par personne. Il ne se représentera pas. Et il reste sept mois avant l’élection – une éternité en politique. Comme le souligne un observateur : « Tout est possible. Les ambitions vont se révéler. On pourrait avoir des dizaines de candidats. Et même si Macky cherchera probablement à pousser un successeur adoubé, même s’il restera une personnalité politique centrale, rien ne prouve que son parti restera cohérent, soudé face aux enjeux. »

Macky Sall se retire, mais dans son discours du 3 juillet, le président envoie des messages. Il parle de cette jeunesse nombreuse, qui rêve d’exil ou de révolution, et qui pourtant est au centre des enjeux. Et il cible son adversaire, il s’adresse à la classe politique, et en particulier aux troupes d’Ousmane Sonko. L’acte d’accusation est sans appel. Il condamne la violence inacceptable, le radicalisme, les « menaces insurrectionnelles de ceux qui veulent détruire notre modèle de société » « L’objectif funeste des instigateurs était clair » : « semer la terreur et mettre le pays à l’arrêt », a-t-il également affirmé, parlant d’un « crime organisé contre la nation sénégalaise, contre l’État, contre la république »

2. Le cas Sonko

Le 1er juin 2023 aussi est une date que l’histoire retiendra. Celle où la rue a basculé dans la violence et la tragédie, pour soutenir son héros, l’opposant Ousmane Sonko et l’incarnation de la rupture politique. Ce jour-là, l’annonce de sa condamnation à deux ans de prison pour « corruption de la jeunesse » dans l’affaire du salon de massage Sweet Beauty a engendré une déflagration de Dakar à Ziguinchor (la capitale de Casamance, dont il est maire depuis 2022). Selon l’organisation non gouvernementale Amnesty International, au moins 24 personnes ont perdu la vie dans des affrontements avec les forces de l’ordre, qui ont annoncé quant à elles plus de 500 interpellations. Barricades, jets de pierres, dégradations et pillages du côté des émeutiers ; tirs à balles réelles de la part de la police, parfois assistée par de mystérieux individus, en civils et en armes. À Ziguinchor, la contestation a même pris une inquiétante tournure séparatiste : cette région méridionale – séparée du reste du pays par l’enclavement de la Gambie, anglophone – reste fortement travaillée par l’irrédentisme, sans parler d’une guérilla plus ou moins latente depuis le début des années 1980.

Depuis deux ans et demi, la trajectoire politique fulgurante d’Ousmane Sonko est entravée par la justice. Le 8 mai dernier, le bouillant opposant a déjà été condamné en appel à six mois de prison avec sursis et 200 millions de francs CFA de dommages et intérêts pour « diffamation » et « i njures publiques », après avoir accusé, sans la moindre preuve, le ministre du Tourisme, Mame Mbaye Niang, de détournement

de fonds. Les audiences de cette affaire s’étaient déroulées, entre février et mai, dans un climat extrêmement tendu : deux reports, des affrontements entre jeunes et forces de l’ordre, des violences au sein même du palais de justice de Dakar, Sonko aux yeux rougis par des gaz lacrymogènes, et son jeune avocat français (le remuant Juan Branco, proche de la gauche radicale) refoulé à l’aéroport après avoir qualifié Macky Sall de « t yran » sur les réseaux sociaux… Un autre de ses avocats, Macodou Ndour, dénonçait lors de l’audience du 16 mars, des juges « en service commandé », pour « empêcher que [son client] soit candidat ».

Deux ans auparavant, le 3 février 2021, Adji Sarr, une jeune femme de 19 ans, porte plainte pour viols et menaces de mort contre un client du Sweet Beauty, le salon de massage où elle travaille. L’homme n’est autre qu’Ousmane Sonko. Cette plainte écorne une image, méticuleusement façonnée depuis

ENJEUX 32 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
SEYLLOU/AFP
Adji Sarr accuse l'opposant de viols et de menaces de mort. Ici, au tribunal de Dakar, le 6 décembre 2022.
Sonko clame son innocence, il dénonce une cabale pour l’écarter de la présidentielle de 2024.
Ousmane
Sonko, à Ziguinchor, le 24 mai dernier.

2016, de musulman pieux (aux yeux des conservateurs) et de héros du peuple parfaitement intègre (à ceux de la gauche).

L’homme a toujours nié ces accusations, admettant juste avoir fréquenté l’établissement pour des « raisons médicales ». Affirmation qui prêterait à sourire si l’avenir de la démocratie n’était pas en jeu : personne, au Sénégal ou ailleurs, ne se fait d’illusion quant à la nature des prestations discrètement dispensées par beaucoup de « salons de massage »… Et racontées dans les moindres détails par Adji Sarr au cours du procès.

Le 1er juin, l’opposant a donc été condamné à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse », mais acquitté des autres charges. Alors que la plaignante envisage de faire appel, il n’hésite plus à l’insulter publiquement, déclarant notamment, au lendemain du procès : « Si je voulais violer, je choisirais une femme autre qu’une guenon frappée d’AVC. » Des propos abjects, qui ne grandissent pas leur auteur, et

que l’association Réseau des féministes du Sénégal a qualifiés d’« indignes d’un homme qui aspire à la plus haute fonction ». Ousmane Sonko clame son innocence. Il dénonce une cabale menée par Macky Sall, afin d’écarter sa candidature à la présidentielle en 2024 : selon le code électoral, une condamnation judiciaire définitive entraîne en effet la perte des droits civiques, et donc la possibilité de se présenter. L’affaire du salon de massage constituait, pour le camp présidentiel, l’occasion rêvée de l’éjecter du ring, avant même le premier round : K arim Wade, ex-ministre et fils de l’ancien président Abdoulaye Wade, n’a-t-il pas été incarcéré en 2013 pour enrichissement illicite ? Et l’ex-maire de Dakar, Khalifa Sall, n’a-t-il pas subi le même sort en 2017, l’empêchant de se présenter à la présidentielle de 2019 ? Dans les deux cas, les autorités s’étaient défendues de toute instrumentalisation de la justice. Refusant de subir le même sort, le leader du Pastef

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MUHAMADOU BITTAYE/AFP

crie au complot politique et, depuis, ne dévie pas de cette ligne de défense. Dès le 7 février 2021, il appelle ses partisans à se préparer à un « combat mortel » pour le défendre. En septembre, il fédère une partie de l’opposition au sein de la coalition Yewwi Askan Wi (YAW, « libérer le peuple » en wolof). Et conquiert en janvier 2022 la mairie de Ziguinchor avec 56,31 % des voix, face au maire sortant.

En tout état de cause, le climat de tension permanent épuise le pays. Ces violences impactent durement une économie déjà fragilisée par les années de pandémie, puis par la guerre en Ukraine et ses conséquences. L’économie est en pause, en attente. Il faut réparer les blessures et les plaies des pillages. Diffusées dans le monde entier, les images des affrontements plombent les perspectives du secteur touristique. L’université Cheikh Anta Diop (UCAD), à Dakar, théâtre de violents affrontements – y compris entre étudiants –, est fermée jusqu’à nouvel ordre. Ziguinchor est coupée du reste du pays. Dans une Afrique de l’Ouest globalement agitée par des crises (djihadisme, banditisme, coups d’État…), le Sénégal paraît sur le point de basculer. Le choc est particulièrement traumatisant pour une nation qui se veut à l’avant-garde des démocraties continentales, qui se prévaut de l’héritage de Léopold Sédar Senghor, d’une vraie tradition culturelle et intellectuelle. Depuis l’indépendance ou presque, les Sénégalais votent, s’expriment, le débat politique est vif, animé, des présidents ont quitté le pouvoir après avoir été battus dans les urnes et, d’un seul coup, tout cela paraît vaciller, se fissurer.

La réalité, c’est que Sonko pèse dans l’arène politique. Lors de l’élection présidentielle de février 2019, il était arrivé troisième, avec 15,67 % des voix. Insuffisant pour battre Macky Sall, réélu dès le premier tour avec 58,27 % des suffrages. Mais suffisant pour se positionner face au chef de l’État et au parti au pouvoir, l’Alliance pour la République (APR). L’homme apparaît alors comme un politicien de nouvelle génération, en rupture avec les élites traditionnelles, avec un discours patriotique, nationaliste, anti-FCFA, anti-Françafrique, et anti-corruption. Sonko, c’est à la fois la lutte des classes et la lutte des générations, avec une sorte de projet miraculeux qui pourrait renverser la table et rebattre les cartes…

Le « sonkoisme » s’installe et ratisse large, c’est ce qui fait sa force. Il entraîne avec lui la jeunesse déshéritée des quartiers périurbains et des cités, les enfants de l’exode rurale, de la démographie, et de l’échec des systèmes scolaires. Des jeunes qui estiment que ces aspirations au changement, exprimées lors du mouvement citoyen Y’en a marre (lancé en janvier 2011, dans le sillage du Printemps arabe), sont restées en rade. Mais il séduit aussi une certaine gauche néomarxiste, altermondialiste, à la recherche de nouveaux héros (et orpheline depuis la mort de Thomas Sankara). Il parle à ceux, classes moyennes, élites urbaines, pas forcément politisés, qui s’opposent par principe à l’éventualité d’un troisième mandat pour Macky Sall.

Mise

Idéologiquement, politiquement « à gauche », Sonko se positionne aussi, « en même temps », comme un conservateur intransigeant sur les valeurs traditionnelles. En mars 2022, il promettait qu’élu président, l’une de ses priorités serait de durcir la loi criminalisant l’homosexualité (passible actuellement d’un à cinq ans de prison), dans « un souci de préservation de [l’]humanité ». Les relations de ce musulman, polygame (il a deux épouses), avec une partie des femmes sénégalaises, soucieuses d’émancipation et de modernité, ont lourdement pâti de l’affaire Adji Sarr.

Enfin, s’il s’affiche avec son guide religieux de la confrérie mouride, les accusations d’activisme islamiste ne sont jamais bien loin. À l’université Gaston Berger, à Saint Louis, le jeune Ousmane militait au sein de l’Association des élèves et étudiants musulmans du Sénégal, proche des Frères musulmans. Il a d’ailleurs reçu l’appui de l’islamologue suisse Tariq Ramadan, petit-fils du fondateur de l’organisation. Mi-juin, l’hebdomadaire satirique français Le Canard enchaîné – souvent très bien informé –, citant des sources diplomatiques marocaines et françaises, écrivait que « l’argent du Qatar inonde le Sénégal pour convaincre les mourides de voter Sonko » ! Pour le pouvoir, la messe est dite : derrière ses discours égalitaires, l’homme est avant tout un islamiste militant dont l’objectif est de remettre en cause les fondements de l’État moderne. À ceux qui l’accusent, au palais présidentiel comme à l’Élysée, de rouler pour Doha, Moscou ou même Pékin, Sonko réplique qu’il n’entend pas balayer l’influence française pour lui substituer une autre puissance intrusive. En novembre dernier, il a même taclé les Burkinabés qui défilaient avec des drapeaux russes : « Certaines nouvelles puissances ont des pratiques plus nocives à notre endroit que la France », avait-il estimé. « On ne remplace pas la France par la Russie, […] on veut surtout être libre et digne. » Avant d’ajouter une référence à la Chine et au piège de ses infrastructures financées par la dette : « Si vous ne payez pas, je prends le port. »

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Même avec tout l’or du monde, il faudra de l’expérience et de la raison pour retrouver de la cohésion.
à l’eau, fin avril 2021, du premier des 21 caissons béton du projet Grand Tortue Ahmeyim, sur la frontière maritime sénégalo-mauritanienne.

3. Le long chemin de la présidentielle

À l’heure où ces lignes sont écrites, Ousmane Sonko est toujours en résidence surveillée à son domicile dakarois de la cité Keur Gorgui. Le jugement dans l’affaire Adji Sarr a été publié, et à tout moment, le leader du Pastef pourrait se retrouver en prison. Le discours et le retrait de Macky Sall créent une situation entièrement nouvelle. Sur les plateaux de télévision ou de radio, les lieutenants du « président Sonko » crient victoire. La révolution est en marche contre la dictature… Le ton et la stratégie de la tension ne changent pas. Mais le troisième mandat n’est plus un chiffon rouge. Le recours à la rue devient intolérable, et Sonko doit faire face aux conséquences de ces procès. La prison n’est pas exclue. Pourtant, il maintient sa ligne. Il appelle à la mobilisation, à la résistance, il sera candidat, et donc président…

Son intransigeance, ses appels à la violence et ses insultes l’isolent. Même si son poids politique est indéniable, certains opposants ne verraient pas d’un mauvais œil son élimination directe avant la compétition électorale. Ou la mise en place d’une sorte de « front républicain », d’un front anti-Sonko, qui rassemblerait un spectre assez large de la classe politique, soucieuse avant tout de s’en défaire. Le dialogue national, qui s’est conclu le 24 juin, a ouvert la voie au retour sur la scène de Khalifa Sall et de Karim Wade. Barthélémy Dias (maire de Dakar) et Habib Sy (président de la conférence des leaders de la coalition YAW) ont de l’influence. Même affaibli par ses multiples changements de cap, Idrissa Seck reste un personnage d’influence, et sa candidature est acquise.

Macky Sall, on l’a dit, est un homme essentiellement politique. On peut difficilement imaginer que le président n’a pas prévu son propre rôle dans le processus pour les mois à venir. Et qu’il se soit retiré sans un master plan, pour essayer de faire gagner son parti et son camp. C’est le sens de sa déclaration à Paris, le 21 juin dernier, devant les militants, à l’occasion du

Sommet pour un nouveau pacte financier mondial : « Soyez rassurés. Je m’adresserai au pays dans peu de temps. Après cette déclaration, nous aurons beaucoup à faire pour aller vers la marche du progrès et vers la victoire en 2024 ! » Et d’ajouter : « Ce que je peux vous promettre, c’est que, grâce à notre travail, nous nous maintiendrons au pouvoir avec la volonté du peuple. » Les candidats ne manquent pas. On pense au Premier ministre Amadou Ba. Ou au président du Conseil économique, social et environnemental Abdoulaye Daouda Diallo, au ministre de l’Agriculture Aly Ngouille Ndiaye, ou encore au ministre du Pétrole et de l’Énergie Mouhamadou Makhtar Cissé. Mais il faudra pourtant « tenir » un parti où les expertises et les ambitions plus ou moins déclarées ne manquent pas. Et trouver, adouber et mettre sur orbite un successeur en l’espace de quelques mois relève du pari risqué.

Les sept mois qui séparent les Sénégalais de l’échéance présidentielle de février 2024 promettent d’être tempétueux… Et les enjeux sont réels : le pays se remet tout juste des impacts économiques de la pandémie de Covid-19, laquelle a stoppé net sa croissance économique (6 % en 2019). La guerre en Ukraine a déclenché une forte inflation (9,5 % en rythme annuel), et l’endettement a grimpé de 64 % du PIB en 2019 à 75 % aujourd’hui. Le front social reste brûlant. La jeunesse, qui représente les trois quarts de la population, est trop souvent frustrée dans ses aspirations et rêve d’exil. Mais l’exploitation, dès 2024, des gisements d’hydrocarbures de Sangomar et de Grand Tortue Ahmeyim (GTA) changera la donne : « On est dans l’ère de la production du pétrole et du gaz », s’est félicité début juin le ministre des Finances et du Budget, Mamadou Moustapha Ba. Mais même avec tout l’or du monde, il faudra de l’expérience et de la raison pour remettre le Sénégal sur la voie de la croissance et de la cohésion. Il faudra aussi de la confiance de la part des citoyens pour retisser les liens de la nation, le vivre-ensemble, reconstruire une démocratie pour tous les habitants. Quel que soit le président élu en février prochain, la tâche sera immense. ■

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GILLES VANDERSTICHELE/SAIF IMAGES

ruptures

PLANÈTE EN ÉTAT

Au sommet de Paris, fin juin, les dirigeants du monde ont cherché des

D’URGENCE

solutions pour répondre aux « polycrises » qui nous menacent tous.

XINHUA/ICON
SPORT
Cérémonie de clôture du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial, le 23 juin dernier.

Certains pensaient qu’il ne serait qu’un sommet de plus, une réunion de chefs d’État sans véritables conséquences réelles, tangibles. Pourtant, le Sommet pour un nouveau pacte financier mondial, qui s’est tenu les 22 et 23 juin derniers dans la capitale française, aura marqué une véritable étape. Un moment de prise de conscience. Dans les économies occidentales, au sommet des pouvoirs du G7, le dépassement de l’égoïsme, la prise de conscience progressent. Il n’y aura pas de solution face à ces crises systémiques du xxie siècle sans impliquer toute l’humanité. Et plus encore lorsque l’on parle du changement climatique, qui par nature n’a pas de frontières… Les 900 millions de Terriens du monde riche ne pourront pas préserver leur « confort actuel » si les 7 milliards de Terriens des mondes émergents et pauvres ne trouvent pas de solutions effectives aux « polycrises » qui les menacent : assèchement des crédits, piège de la dette, et impacts de plus en plus manifestes du changement climatique. Impacts d’autant plus cruels que la plupart de ces pays ne sont pas responsables des dérèglements, et encore moins émetteurs de carbone.

Au Sud, la sensation d’impasse est réelle. Les modèles de croissance des vingt dernières années, qui ont permis de sortir de la pauvreté des centaines de millions de personnes, sont remis en cause. Les financements se raréfient. Pour tenir les objectifs de développement durable, il faudrait plus ou moins renoncer à toute croissance carbonée, à toute exploitation des énergies traditionnelles dès aujourd’hui… Se baser sur des modèles d’énergie propre, coûteux, insuffisants, alors que l’urgence est de changer la vie de milliards d’êtres humains. Comme le souligne un expert, si l’Afrique devait, dans vingt ou trente ans, atteindre le niveau de développement et de revenus d’un pays comme le Brésil (7 000 dollars par an et par habitant), ce saut ne pourrait pas se faire dans les contraintes de développement durable posées par les pays riches… Le débat est réel, incontournable. À cette contradiction essentielle pourrait s’ajouter les répercussions des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle et de la robotisation sur les délocalisations. Si dans un futur proche, les pays riches peuvent construire des usines sans ouvriers, aucune raison particulière de les installer dans des pays du Sud global… Et si ce Sud global devait fléchir ou se fragmenter sous le poids des polycrises, le

prix à payer pour les économies riches pourrait être plus que douloureux : accentuation des migrations sauvages, des trafics, menaces terroristes, trafics en tout genre… Sur un plan moins stratégique, moins long terme, les pays du « Nord » – la France peut-être plus que d’autres –ont conscience aussi que leur ascendant traditionnel sur les affaires du monde s’affaiblit. Les instruments mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sont contestés, les procédures d’aides au développement, les financements, les taux sont critiqués en bloc. De nouveaux acteurs, indépendants, comme la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Arabie saoudite, la Turquie, dessinent un futur monde multipolaire, probablement instable, et hors du contrôle effectif des puissances traditionnelles. Au Sud, un certain nombre de chefs d’État ont pris le dossier à bras-le-corps. Pour reprendre l’expression d’un participant, « le niveau du leadership africain a fortement évolué », et le Nord se trouve face à des interlocuteurs qui ont des arguments, qui maîtrisent leurs dossiers et qui ont aussi la capacité de s’adresser à une opinion publique mondiale.

La clé de l’histoire reste évidemment celle du financement. Les chiffres sont stupéfiants. Selon un rapport commandité par la présidence de la COP27, les pays du Sud (hors Chine) doivent trouver 2 400 milliards de dollars par an, d’ici 2030, pour financer leurs actions climat. La moitié devra venir de ressources internes, le reste de financements internationaux. Et cela, sans parler du reste, des autres urgences, des infrastructures, des besoins sanitaires, d’éducation, de formation, etc.

Voilà, disons 16 000 milliards d’ici sept ans… Un effort unique dans l’histoire de l’humanité. Mais après tout, c’est juste un peu plus que ce qu’aura coûté la pandémie de Covid-19 à l’échelle mondiale sur 2020 et 2021 (sans compter les effets à long terme…). ■

Un système traditionnel contesté

À la tribune, Melinda Gates, coprésidente avec son ex-mari de la fondation à leur nom.

À l’écoute, le nouveau président de la Banque mondiale Ajay Banga. Aux côtés d’Emmanuel Macron, Kristalina Georgieva et le président kényan William Ruto. Pour de nombreux pays émergents, les mécanismes actuels de financement sont inadaptés. Et traduisent la domination du Nord sur le Sud global.

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ABD RABBO
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Rendez-vous au château

Le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, aura marqué de sa présence le sommet de Paris. L’affaire Khashoggi semble bien loin… État « carboné » incontournable, le royaume wahhabite s’est aussi engagé dans une très ambitieuse transformation de son économie. C’est également l’un des principaux bailleurs de fonds de la région. Le président al-Sissi a été reçu au château privé du prince, à Louveciennes. Au menu probable des discussions, la dette stupéfiante de l’Égypte.

Dans le jardin de l’Élysée

Mohamed Bazoum a participé à la cérémonie d’ouverture du sommet. Dans un discours sobre et percutant, le président nigérien a décrit les impacts du changement climatique sur son pays. Le Niger est un État clé pour la stabilité du Sahel, et l’une des rares démocraties de la région. De quoi alimenter un entretien en tête-à-tête dans les jardins du palais présidentiel.

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BALKIS PRESSDIRCOM PRN

La dame de Bridgetown

Mia Mottley est la Première ministre de la Barbade et la coorganisatrice du sommet de Paris. La dirigeante de ce petit État insulaire des Caraïbes, menacé par la montée des eaux, est devenue la figure des pays du Sud dans la lutte contre le changement climatique. Ses discours sont francs et directs : « Si je pollue votre propriété, vous vous attendez à ce que je vous indemnise », avait-elle lancé en novembre 2022 à la tribune de la COP27, à Charm el-Cheikh (Égypte). Elle défend l’agenda de Bridgetown, avec des mécanismes de financements publics et privés à long terme.

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LUDOVIC MARIN/POOL/MAXPPP OUT/EPA-EFE

Première sortie

Pour Bola Tinubu, ce voyage à Paris aura constitué une première officielle. Le président nigérian connaît bien la ville à titre privé, mais ses pairs ont pu cette fois s’entretenir avec le chef d’un pays de près de 200 millions d’habitants, la « nation la plus riche d’Afrique », où les inégalités sont criantes, et qui concentre tous les enjeux du siècle : climat, sécurité, migrations, urbanisation…

Le baisemain de DSN

Le président congolais, lui, est l’un des doyens du continent. Il compte près de quarante ans de pouvoir effectif. De 1979 à 1992, puis depuis 1997. Son pays est au cœur des enjeux financiers (poids de la dette) et climatiques. Avec la protection de la forêt équatoriale. Inamovible et élégant, Denis Sassou-Nguesso a soigné son entrée au dîner de gala par un baisemain très classe à Brigitte Macron.

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AMMAR ABD RABBO/BALKIS PRESS (2)

Les discours de William Ruto

Président du Kenya depuis septembre 2022, il dirige un pays de quelque 57 millions d’habitants, en voie de modernisation rapide, mais également en grande difficulté financière. Et où les impacts du changement climatique sont particulièrement visibles. Efficace et sans complexe, le chef d’État n’aura pas ménagé ses pairs : « Nous voulons avoir le droit de parler et de décider comme les autres. Si nous ne faisons pas cela, cette planète va couler. Le Nord avec le Sud, ensemble. » Sur le Champ de Mars, face à des dizaines de milliers de jeunes, il a su insuffler de l’espoir : « Quand je vous vois ici, tous rassemblés, je vois aussi les solutions aux défis auxquels fait face notre planète… »

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KRISTY SPAROW/GETTY IMAGES EUROPE VIA AFP

Pierre-Édouard Décimus

LE MUSICIEN GUADELOUPÉEN A COFONDÉ

le groupe Kassav’, inventeur du zouk. Dans son autobiographie, ce pionnier retrace son parcours musical, sa quête identitaire et spirituelle, sa démarche d’affirmation culturelle. propos recueillis par Astrid Krivian

Dans mon enfance, ma mère avait un transistor qui captait les radios des autres îles de la Caraïbe. Je m’endormais bercé par le cha-cha-cha, le mambo, la pachanga, le calypso… Mon âme était réceptive, la musique imprégnait mon subconscient. Ma passion est née ainsi, et nourrie par les orchestres de carnaval. Le Mas a Senjean était un groupe de carnaval des quartiers populaires de Pointe-à-Pitre, où j’ai grandi. Les tanbouyés (joueurs de tambour) se déguisaient à partir de feuilles de bananiers, de bric et de broc. Leur musique minimaliste, véritable science rythmique, me fascinait. Je suis d’abord devenu percussionniste, batteur, puis bassiste. Un phénomène mystérieux, que j’appelle la « prière des oiseaux », est teinté de magie : un peu avant le crépuscule, une nuée de merles piaille, virevolte. Tel un chef d’orchestre, l’un d’entre eux se pose sur un fil électrique, les autres face à lui, auxquels il indique le silence, puis l’envol. Selon les anciens, ces oiseaux viennent porter une nouvelle. Un jour, j’ai senti qu’ils m’annonçaient la rénovation urbaine prochaine de mon quartier. Je devais donc profiter de nos arbres fruitiers, des plantes médicinales, du jardin de notre case créole… En effet, peu après, les bulldozers ont détruit nos maisons, remplacées par des HLM. Un proverbe rural guadeloupéen dit : si un chien vous mord, vous guérirez avec les poils de ce chien. La solution se trouve dans le problème ! Cette maxime universelle m’aide tous les jours. Pour expliquer le succès de Kassav’, nous étions en résonance avec une époque. Beaucoup de gens de ma génération prenaient conscience de leur intégration dans un monde plus vaste que leur espace naturel. Nous étions dans une quête identitaire, pétris d’interrogations, avec un besoin de reconnaissance de nos cultures. Le modèle occidental commençait à s’essouffler.

J’ai aussi eu la chance d’être entouré de grands musiciens, comme Jacob Desvarieux et mon frère Georges. Notre musique puisait dans nos rythmes guadeloupéens (gwoka…) et les styles occidentaux. Nous menions une recherche esthétique. Allier la puissance du groove du Mas a Senjean à des chansons dans une production phonographique moderne, c’était révolutionnaire !

Quand j’arrive en Afrique, je suis ébloui : c’est la terre de mes ancêtres ! Cela renforce ma prise de conscience sur le passé, le présent et l’avenir du continent. Je me raccroche à l’espoir un peu fou de remonter à la source de mes origines africaines, très lointaines. Je ne sais pas d’où sont partis mes aïeux, pourtant j’ai l’impression d’être chez mes parents. Je suis envahi d’émotions, j’ai envie d’embrasser la terre. J’ai aussi un grand-père breton, pourtant je n’ai jamais eu le sentiment d’être sur ma terre ancestrale en Bretagne. Je refuse de restreindre ma relation à l’Occident au seul prisme de l’esclavage. Je le dénonce, mais si je ne veux pas qu’il se reproduise, je dois trouver des moyens d’échanges et de partenariats, assumer cette relation à l’autre, lui donner du sens. Et non pas maintenir un rapport d’ancien esclave à ancien bourreau. ■ Pou zòt, Kassav’– Love and Ka-dance, Jasor, 204 pages, 20 €.

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«Allier la puissance du groove à des chansons dans une production moderne, c’était révolutionnaire!»

CHANGEMENT DE STRATÉGIE ?

Du 26 au 29 juillet se tiendra le deuxième sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg. Sur fond de guerre en Ukraine et quelques semaines après la rébellion lancée par le leader du groupe paramilitaire Wagner. Le professeur Roger Koudé* fait le point sur les relations à ce jour entre le continent et la fédération. propos recueillis par Emmanuelle Pontié

perspectives
VLADIMIR ASTAOKOVICH/SPUTNIK/KREMLIN POOL/EPA-EFE
Discours du président Vladimir Poutine à la Douma, à Moscou, le 20 mars dernier, pour annoncer l’événement.

La présence russe en Afrique, principalement déployée dans le domaine de la sécurité, s’est progressivement intensifiée depuis les années 2010. Certains pays, dans un souci de diversification de leurs partenariats et jouant le rejet, entre autres alliés, de la France, travaillent avec la milice privée Wagner, fer de lance du nouvel expansionnisme de la fédération. Véritable « créature du Kremlin », le groupe paramilitaire se distingue par des méthodes sur le terrain régulièrement décriées par la communauté internationale. Sa stratégie : monnayer une offre sécuritaire en échange de l’exploitation de ressources naturelles locales. Mais le 23 juin dernier, son leader, Evgueni Prigojine, a mené une rébellion contre Moscou et Vladimir Poutine, avortée au bout de 24 heures. Le président russe a annoncé abandonner les poursuites contre son ancien allié et ses troupes, qui seraient réfugiés en Biélorussie. Jusqu’à quand ?

De quoi lancer le débat sur l’avenir de l’action de Wagner sur le continent, à la veille du sommet de Saint-Pétersbourg consacré aux relations Russie-Afrique (26-29 juillet). Dès le

26 juin, Fidèle Gouandjika, ministre conseiller spécial du président centrafricain, précisait : « La république centrafricaine a signé un accord de défense avec la Fédération de Russie et non avec Wagner. » À ce jour, nul ne doute que la présence russe sur le continent continuera de se déployer, au moment où Vladimir Poutine, mis au ban de la communauté internationale depuis l’invasion de l’Ukraine, a plus que jamais besoin du soutien des pays africains. Avec ou sans Evgueni Prigojine.

AM : La Russie mène actuellement une véritable guerre d ’influence en Afrique. Selon vous, depuis quand, pourquoi, et avec quel intérêt pour Poutine ?

R oger Koudé : Le « retour » de la Russie en Afrique remonte au tout début des années 2010, après une période où sa présence sur le continent était réduite au strict minimum (durant l’effondrement de l’Union soviétique). L’ambition de Poutine ayant toujours été de redonner à la Russie toute la grandeur de l’Union soviétique, l’extension de l’influence du pays au-delà de « l’étranger proche » relevait de cet agenda. Ainsi, c’est seulement après avoir restauré l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire national (notamment en Tchétchénie et au Daghestan) et repris pied dans une partie

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NACER TALEL/ANADOLU AGENCY/AFP

de l’espace de l’ex-Union soviétique – considérée d’ailleurs comme une nécessité relevant de la politique intérieure – que la Russie va chercher à étendre son influence dans d’autres régions du monde. Les sanctions occidentales, consécutivement à l’annexion de la Crimée en 2014, vont la contraindre à développer de nouveaux partenariats commerciaux et à trouver de nouveaux débouchés. C’est dans ce contexte qu’elle va chercher à renforcer sa présence en Afrique (ainsi qu’en Asie et en Amérique du Sud), et ce, pour plusieurs raisons : le continent représente non seulement un important marché de 1,3 milliard de consommateurs (le troisième marché mondial, après la Chine et l’Inde) et un réservoir de matières premières stratégiques, mais également 54 États membres des Nations unies pouvant peser dans la gouvernance des affaires internationales. C’est tout cela qui semble justifier ce regain d’intérêt, à un moment où les pays africains euxmêmes cherchent à diversifier leurs partenariats commerciaux et diplomatiques.

Comment et au moyen de quels outils la Russie réussit-elle à influencer les populations africaines ? Car finalement, elles n’ont pas de passé commun avec elle.

Au-delà des outils utilisés dans une stratégie de communication à ciel ouvert, l’influence de la Russie sur le continent

prend aussi appui sur un certain nombre de facteurs, historiques et actuels. Tout d’abord, elle cherche à tirer bénéfice, autant que possible, du rôle joué par l’ex-Union soviétique dans la décolonisation du continent et dans la lutte contre l’apartheid en Afrique australe. De même, de nombreux cadres africains formés à l’époque de l’Union soviétique (qui restent attachés à la Russie, notamment par la langue) forment un réseau humain non négligeable. Ce « retour » se fait dans un contexte marqué par une forte contestation sur le continent de l’Occident, sur laquelle surfe habilement le pays, suivant une certaine pratique qui date de l’époque soviétique : connaissant parfaitement les ressorts de ce mécontentement des masses populaires africaines, il se présente comme en étant lui-même victime ! Dans la même logique, l’image de l’Occident est constamment associée à son passé esclavagiste, colonial, raciste, etc., alors que la Russie prétend être une puissance anti-impérialiste et ne pas avoir de passé colonial. Enfin, Moscou prétend proposer aux États africains un partenariat de type gagnant-gagnant, basé sur l’égalité et le respect mutuel, sans condescendance ni autres postures généralement reprochées à l’Occident (c’est le même discours que tient également la Chine dans son positionnement sur le continent). Le pays, qui compte actuellement une quarantaine d’ambassades en Afrique (contre 52 pour la Chine, 48 pour les États-Unis et 47 pour la France), cherche en outre à diversifier ses moyens d’influence en matière de soft power… Bien que l’argumentaire de ce repositionnement soit récusable sur plusieurs points, cela semble néanmoins séduire sur le continent.

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Des mercenaires de Wagner lors d’un meeting du président centrafricain Faustin-Archange Touadéra, au stade UCATEX, à Bangui, en prévision des élections de décembre 2020.
« Les sanctions occidentales contre Moscou contraignent le pays à développer de nouveaux partenariats commerciaux et à trouver de nouveaux débouchés. »

Quelle est la réalité à ce jour des relations commerciales et économiques entre ces deux acteurs ?

Même si le volume des échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique a connu une croissance spectaculaire (passant de 760 millions de dollars en 1993 à 20 milliards en 2018), Moscou n’apparaît qu’en sixième position des principaux partenaires du continent, derrière l’Union européenne, la Chine, l’Inde, les États-Unis et la Turquie. Avec un peu plus de 55 milliards de dollars par an, la France à elle seule triple presque son poids commercial… Bien que la Russie, qui ambitionne de doubler le volume de ses échanges avec l’Afrique, tente d’étendre son influence commerciale dans d’autres domaines (l’agroalimentaire, la santé, l’énergie, etc.), le constat global est que son offre reste pour le moment essentiellement sécuritaire.

La question des armes et de la sécurité est en effet au cœur de leurs relations. Pourquoi ? Comment cela fonctionne-t-il et quel est le véritable poids de Wagner ?

Il est difficile d’évaluer son poids, qui est l’une des pièces maîtresses de la stratégie sécuritaire russe en Afrique. Il faut aussi rappeler que l’économie du pays est en grande partie basée sur l’exportation des armes, et que le continent en est l’un des principaux acheteurs. Outre les procédés classiques, de nouveaux contrats que l’on qualifie de « packages sécuritaires » prévoient des livraisons d’armes en échange d’une exploitation minière, gazière ou pétrolière par des conglomérats russes, qui s’intéressent aux matières premières dont regorge l’Afrique. Ce repositionnement intervient également dans un contexte où cette dernière est confrontée à de nombreux défis sécuritaires, notamment la lutte contre le terrorisme. Or, en la matière, Moscou met généralement en avant son expertise acquise entre autres en Tchétchénie, au Daghestan, ou encore en Syrie, tout récemment. Ce qui ne peut pas laisser indifférents les États africains victimes du terrorisme…

Quels sont les pays que Poutine peut considérer aujourd’hui comme de vrais alliés ?

Dans le contexte international actuel, marqué par la guerre d’agression lancée en février 2022 contre l’Ukraine, les États africains ont jusque-là observé, à quelques rares exceptions près, une position de non-alignement et d’attachement au respect du droit international. Les différents votes aux Nations unies en sont des éléments de preuve, et c’est ce qu’a d’ailleurs rappelé le président sud-africain Cyril Ramaphosa lors de la récente mission africaine de médiation

entre l’Ukraine et la Russie, en juin dernier. Cependant, et au-delà de la personne du président Poutine, certains d’entre eux ont une proximité avec Moscou depuis l’époque de l’Union soviétique et de la guerre froide : c’est le cas de l’Éthiopie, l’Angola, l’Algérie, le Mali, le Burkina Faso, le Bénin, la Libye, le Mozambique, Madagascar, la Guinée, etc. Il y a aussi des pays où la Russie a des intérêts économiques importants, comme l’Égypte, le Soudan, l’Algérie, le Zimbabwe ou encore l’Afrique du Sud. Il est à noter que c’est notamment par ces derniers que s’est opéré son fameux « retour » sur le continent dans les années 2010. Pour autant, il serait difficile d’en conclure que ce sont de vrais alliés pour Moscou, en les distinguant des autres.

Au-delà de la diversification des partenariats commerciaux, et probablement de la volonté de s’affranchir du « joug » historique français pour certains, quel est l’intérêt des pays africains à choisir la Russie ? Elle semble moins regardante sur l’organisation des scrutins post-coups d’État et les droits de l’homme…

Moscou apparaît comme un axe important dans cette stratégie de diversification, laquelle, en réalité, ne consiste pas seulement à contrebalancer le poids de l’Occident, mais aussi à faire face au rouleau compresseur chinois dont on parle peu en ce moment. À cela, il faut ajouter le fait qu’en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies (ayant donc le même statut et les mêmes prérogatives que la Chine, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni),

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TASS/ABC/ANDIA.FR
Evgueni Prigojine, leader de la milice privée russe. Jusqu’à quand ?

la Russie peut user de ses pouvoirs au sein de cette instance pour défendre les intérêts de ses alliés africains ou autres. Par ailleurs, en ce qui concerne les changements anticonstitutionnels, l’État de droit, la démocratie ou les droits de l’homme, il n’est pas certain que les populations africaines attendent la Russie ou la Chine sur ces terrains ! D’autant plus que ces deux pays disent justement ne pas chercher à donner des leçons en la matière, prétendument au nom du respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il y a en Afrique une certaine incompréhension de l’attitude parfois ambiguë des démocraties occidentales – qui sont pourtant considérées comme des modèles ou se présentent comme telles –, laquelle joue nettement en leur défaveur, surtout quand on sait que les populations africaines aspirent justement à ces valeurs d’État de droit, de respect des droits de l’homme, etc. D’ailleurs, elles en donnent la preuve à chaque fois qu’elles sont confrontées aux dictatures ou à d’autres formes de confiscation du pouvoir de l’État, non seulement au travers des contestations populaires, qui sont souvent durement réprimées, mais aussi par des appels incessants aux soutiens extérieurs afin de préserver la démocratie. Comme on peut facilement le constater, y compris dans l’actualité la plus récente, ces appels sont généralement adressés aux pays occidentaux, et non à la Russie ou à la Chine.

Comment une telle relation peut-elle évoluer, et est-elle une bonne ou une mauvaise chose pour l’Afrique ?

Dans le domaine des relations internationales, on peut se permettre de dire qu’aucune relation n’est a priori bonne ou mauvaise pour les États. Fondamentalement, la question est donc de savoir ce que les pays africains attendent exactement de la Russie, tout comme des autres partenaires, quels qu’ils soient. Quels sont les principes, les valeurs et la vision – en tenant dûment compte des aspirations profondes de leurs populations – qu’ils doivent inscrire dans leurs relations avec le reste du monde ? De même, au-delà des questions sécuritaires et économiques actuelles, quelle est la vision globale russe pour le continent sur le long terme ? C ’est sur la base de ces éléments fondamentaux que l’on peut bâtir des véritables partenariats qui soient holistiques, structurels et pérennes. Or, pour le moment, ce partenariat demeure axé essentiellement sur des questions purement conjoncturelles, sécuritaires, et parfois économiques. Bien que ces préoccupations soient absolument légitimes, elles laissent néanmoins entières des questions de fond qui sont en réalité des éléments de divergence idéologique entre l’Afrique et la Russie. Il va falloir un jour ou l’autre les aborder, et elles sont nombreuses… Le groupe Wagner a mené un bref coup d’État le 23 juin dernier contre Vladimir Poutine, à la surprise générale. En attendant d’éventuelles suites ou représailles, quelles sont les retombées à court et moyen terme sur l’influence russe en Afrique et la présence de la milice ?

Les déclarations du chef du groupe paramilitaire, Evgueni Prigojine, contre les dirigeants russes au cours de ces derniers mois avaient clairement montré qu’une crise couvait. Mais il aurait été difficile d’imaginer le scénario du 23 juin, qui a surpris plus d’un observateur, y compris parmi les plus avertis. En ce qui concerne les conséquences à court et moyen terme, tout dépendra de celles de cette crise en Russie. Le groupe Wagner continuera-t-il d’exister en tant que tel, comme le souhaitait son leader, ou sera-t-il incorporé dans l’armée officielle, comme le voulait déjà Moscou avant cet épisode ? En cas d’incorporation, il serait difficile pour la Russie de ne pas admettre sa présence effective militaire dans certains pays africains – tel qu’elle a essayé de le faire par le passé en s’appuyant sur le fait que Wagner était une société privée. Dans tous les cas, si l’idée que le groupe paramilitaire est l’une des pièces maîtresses de la stratégie sécuritaire russe en Afrique était fondée, le scénario le plus plausible serait celui d’une reprise des choses en main par l’armée officielle. Mais de nombreuses interrogations subsistent concernant l’avenir de Wagner et de son chef, qui serait désormais en Biélorussie. C’est évidemment une affaire à suivre pour le continent. ■

* Titulaire de la chaire Unesco « Mémoire, cultures et interculturalité », Roger Koudé est professeur de droit international à l’Institut des droits de l’homme de Lyon. Son dernier ouvrage, intitulé La Justice pénale internationale : Un instrument idoine pour raisonner la raison d’État ?, est paru aux éditions L’Harmattan, et est préfacé par Fatou Bensouda (procureure générale de la Cour pénale internationale, de 2012 à 2021).

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« Les populations africaines aspirent aux valeurs d’État de droit, de respect des droits de l’homme. Elles en donnent la preuve à chaque fois qu’elles sont confrontées aux dictatures. »

Kaouther Ben Hania

« Raconter nos histoires de l’intérieur »

Avec Les Filles d’Olfa, présenté en compétition officielle au dernier Festival de Cannes, la réalisatrice tunisienne questionne la transmission mère-filles et le patriarcat. Une œuvre puissante à la forme hybride, singulière. propos recueillis par Astrid Krivian

entretien
PHILIPPE QUAISSE/PASCO

Depuis son premier long-métrage Le Challat de Tunis, en 2014, la réalisatrice aime expérimenter les genres, jouer avec les frontières entre fiction et documentaire. Présenté au Festival de Cannes en sélection officielle, son nouveau film, Les Filles d’Olfa, s’attache à l’histoire vraie de la Tunisienne Olfa Hamrouni et de ses quatre filles, dont les deux aînées sont parties grossir les rangs de Daech en Libye, en 2016. Pour tenter de comprendre le parcours complexe de cette famille, faire la lumière sur ses drames, remonter à leurs sources, la cinéaste a imaginé un dispositif original, mêlant reconstitution et témoignages. Ce huis clos expérimental, documentaire sur la préparation d’une fausse fiction, suit Olfa et ses deux cadettes, Eya et Tayssir, et les confronte à des comédiennes professionnelles : Hend Sabri, qui campe le double de la mère, et Nour Karoui et Ichraq Matar, qui jouent les disparues. En convoquant leur passé, en rejouant des scènes familiales intimes, ce processus hybride exhume les traumas, fait émerger la vérité et jaillir l’émotion viscérale. Explorant les nuances, la complexité de ses personnages, le film interroge la transmission mère-filles, le patriarcat intériorisé par les femmes, les tourments de l’adolescence, et soulève des questions métaphysiques et politiques. Le film a remporté l’Œil d’or, le prix du meilleur documentaire, au Festival de Cannes, toutes sections confondues. Formée à

l’École des arts et du cinéma, à Tunis, puis à la Fémis, à Paris, Kaouther Ben Hania a notamment signé La Belle et la Meute en 2017, ainsi que L’homme qui a vendu sa peau, présenté en sélection officielle à la Mostra de Venise 2020 et nommé pour l’Oscar du meilleur film international 2021.

AM : Pourquoi vous êtes-vous intéressée à l’histoire d’Olfa et de ses filles ?

Kaouther Ben Hania : Cette histoire a été médiatisée en Tunisie, en 2016. Quand je l’ai entendue à la radio, elle m’a tout de suite interpellée : le parcours complexe d’Olfa avait tous les ingrédients d’une histoire forte. Les médias posaient inlassablement la question pour découvrir pourquoi deux de ses filles avaient pris ce chemin, mais les réponses apportées n’étaient pas satisfaisantes à mon sens. Je voulais creuser du côté de l’intime, du cheminement de l’adolescence, de la transmission.

Comment avez-vous eu l’idée de ce dispositif : faire un documentaire sur la préparation d’une fausse fiction qui ne verrait jamais le jour ? Et confronter ainsi des comédiennes avec les vrais protagonistes ?

En me questionnant sur la manière de raconter, je me suis très vite aperçue que cette histoire était constituée de plusieurs niveaux, très complexes, et nécessitait des outils élaborés. Pour plonger dans l’intime des protagonistes, dans leur passé, tenter de révéler les raisons de leurs actes, il me fallait recomposer leur vie avec des comédiennes. En documentaire, on parle souvent de reenactment – la reconstitution,

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TANIT FILMS
Les actrices Ichraq Matar et Nour Karoui jouent les deux absentes, parties rejoindre Daech en Libye.

procédé très cliché, devenu galvaudé. Mais pour citer Alfred Hitchcock, mieux vaut partir d’un cliché que d’y arriver. Je suis donc partie de celui-ci, que j’ai essayé de déconstruire, et d’utiliser différemment. Ce n’était pas de la reconstitution pour de la reconstitution, mais je voulais creuser, comprendre ce qu’il s’était réellement passé. Ce choix narratif était-il aussi motivé afin d’atteindre une profondeur, sortir Olfa de son rôle de mère éplorée formaté par le récit médiatique ?

En effet, je voulais m’éloigner de ce dernier, qui n’apportait pas vraiment de réponses. Je voulais aller plus loin, explorer ses nuances, ses contradictions, ses ambiguïtés, ses zones troubles…

Ce film est conçu comme un laboratoire thérapeutique de convocations de souvenirs, avec des actrices qui servent de révélateurs aux personnes réelles sur leur vérité intérieure…

Le processus d’introspection, le fait de revenir sur son passé, a une vertu thérapeutique, mais il est très difficile à traverser également. Cela peut s’avérer salvateur, à la fin. J’avais aussi cette intention : je ne voulais pas juste remuer le couteau dans la plaie, mais examiner leurs blessures, comprendre leur origine, dans un processus de « guérison ».

Pourquoi avez-vous choisi la célèbre actrice tunisienne Hend Sabri pour incarner le double d’Olfa ?

C’est Olfa qui m’a insufflé l’idée, sans le savoir. Elle avait vu Fleur d’Alep, dans lequel Hend Sabri jouait la mère d’un fils parti en Syrie. Bien entendu intéressée par ce sujet, elle

m’a parlé de cette comédienne. Je me suis dit : s’il y a un double pour l’incarner, avec son bagage, son expérience, cela pourrait être elle ! J ’avais besoin de cet alter ego fort qui la questionne, la mette face à ses contradictions, la pousse dans ses retranchements.

La violence parcourt le film…

C’est une composante de leur histoire. Olfa a grandi dans un milieu violent, donc elle l’a intégrée en elle, l’a perpétuée. Elle l’a aussi exercée sur ses filles en croyant les protéger. C’était le seul outil qu’elle avait en main, qu’elle connaissait. Au fur et à mesure du film, on en constate les conséquences. Ici, la violence ne vient pas vraiment des hommes. Dans l’une des scènes, c’est Olfa qui frappe son mari, lors de leur nuit de noces. C’est ce qu’elle qualifie de malédiction : le fait d’intégrer en soi le patriarcat toxique pour éduquer ses filles.

Est-ce une forme de fatalisme – sa fille Eya l’appelle l’« ordre des choses » – cette transmission de la violence et d’un système oppressif ?

En effet, Eya explique que sa mère n’est pas méchante, mais que c’est dans l’ordre des choses. Sans ses deux cadettes, je n’aurais pas pu faire ce film. Car elles apportent une lumière, un espoir ; elles opposent une résistance à leur mère et à cet ordre-là, à cette malédiction.

Est-ce dû à son origine sociale modeste, qui a réduit son champ des possibles ?

Oui. Les premières années de notre vie nous conditionnent fortement. Olfa le raconte, elle a grandi avec sa mère et ses sœurs ; ces femmes, seules, étaient des proies. Elle a dû

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« Pour plonger dans l’intime des protagonistes, dans leur passé, tenter de révéler les raisons de leurs actes, il me fallait recomposer leur vie avec des comédiennes. »
DR
Les Filles d’Olfa est sorti dans les salles françaises le 5 juillet.

s’entraîner, faire de la musculation pour se défendre, adopter les codes du patriarcat… Ces conditions difficiles ont préparé une forme de violence.

La beauté de ses filles est-elle également une forme de malédiction ?

Au-delà de la beauté, c’est la féminité qui est accusée d’être aguicheuse, en général. C’est l’histoire de l’humanité depuis Adam et Eve, les femmes seraient tentatrices et pourraient « mal tourner »… Ce postulat de départ n’aidait pas ses filles. Il fallait se défendre contre lui, de manière consciente ou inconsciente, d’où le choix extrême de certaines d’entre elles.

C’est aussi l’histoire des corps féminins, « honteux », que l’on doit cacher, qui appartiendraient à la société, aux hommes avant tout ?

La jeune Eya s’élève contre cette idée : « Mon corps m’appartient ! » Une révolution est à l’œuvre au sein de la famille : les enfants résistent contre ces valeurs très archaïques portées par leur mère.

« Ce sont des filles de Ben Ali », estime Olfa. Qu’entend-elle par là ?

Elle le dit dans un lapsus assez drôle. À mes yeux, ce sont plutôt des enfants de la révolution, car elles étaient petites sous le régime de Ben Ali. La révolution a chamboulé la vie de chacun (et de chacune), et fait naître une résistance à cette forme de patriarcat, de domination, représentée par les dictatures, mais aussi intériorisée dans la psyché, et notamment ici dans celle d’Olfa.

Porter le hijab était un acte de résistance sous Ben Ali, alors qu’il est imposé par les islamistes, observent les deux sœurs…

C’est toujours un diktat des hommes envers les femmes : ne pas être autorisées à porter le voile ou, au contraire, être obligées de le porter. Les hommes veulent les manipuler, les contrôler, comme des poupées, des marionnettes, regrette l’une d’elles. C’est très juste.

Pourquoi avez-vous constitué une équipe technique majoritairement féminine ?

La nature du film, porté sur l’intime, sur des sujets très sensibles, a orienté ce choix. Je voulais créer un espace où les protagonistes se sentent en sécurité, en créant une équipe à majorité féminine, dans un esprit de sororité. Sans la hiérarchie classique, sans les tensions que je rencontre habituellement sur les plateaux. J’ai tout fait pour que ce tournage ne soit pas un lieu de jugement, mais au contraire un endroit d’échange et de confiance.

Avez-vous été émue, voire ébranlée, par ce qui se déroulait devant vos yeux ?

Oui, plus d’une fois, j’ai été très remuée. Cette émotion-là devait absolument transparaître dans le résultat final. J’ai découvert beaucoup de choses sur le plateau. C’est toute la magie du documentaire : si certains éléments étaient

préparés, j’ai donné en revanche aux personnages toute la liberté d’évoluer dans les scènes et de libérer leur parole. Aviez-vous des films de référence, d’inspiration lors de la préparation de cette œuvre ?

Dogville, de Lars von Trier, The Act of Killing, de Joshua Oppenheimer – dans un registre complètement différent –, et Close-up, d’Abbas Kiarostami. J’aime l’idée du regretté cinéaste iranien : peu importe ce qui est vrai ou faux, on peut utiliser le mensonge pour dégager une vérité. C’est très juste et pertinent.

Vous avez tourné dans un lieu unique, transformant un vieil hôtel bas de gamme de Tunis en studio de cinéma. Ce film introspectif nécessitait cette unité visuelle ?

L’authenticité des décors n’était pas importante. Comme le spectateur assiste à la fabrication du film, assumer un décor non réaliste faisait partie du dispositif.

Le film soulève le thème de l’adolescence, de ce mal-être, entre quête d’une transcendance, rejet de l’autorité parentale, et aussi parfois prise de risques, fascination pour la mort…

C’est intéressant de comprendre l’adolescence, un âge où l’on a un idéal qu’on ne se formule pas intellectuellement.

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Poussé par un déchirement entre l’enfance et l’âge adulte, on tente par tous les moyens de le réaliser. Ces filles étaient dans cette dynamique que connaissent les adolescents dans le monde entier.

Tourner ce film a permis à Olfa et ses cadettes de s’exprimer. Était-ce une expérience thérapeutique pour elles, une catharsis ? Une façon de faire porter leurs voix ?

En effet, cela a été une forme de catharsis de parler, de revenir sur leur histoire, de l’appréhender, d’avoir les comédiennes avec elles, qui les aidaient à se questionner, à saisir des choses. C’était aussi une manière pour Eya et Tayssir de dire des choses profondes à leur mère.

C’est en outre une réflexion sur le travail des acteurs… Oui, il faut qu’un comédien comprenne son personnage. Ici, ils m’aidaient également à saisir ces personnes réelles qui étaient en face d’eux.

Pourquoi les liens ténus entre fiction et documentaire vous intéressent-ils depuis vos débuts ?

L’innovation se trouve dans les frontières. Je m’y sens libre d’expérimenter des choses. Aujourd’hui, nous sommes inondés d’images, dont on sait reconnaître la nature, qu’elle soit

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Montée des marches à Cannes, le 19 mai 2023.
JACOVIDES-MOREAU/BESTIMAGE
« Je voulais créer un espace où les protagonistes se sentent en sécurité, en créant une équipe technique à majorité féminine, dans un esprit de sororité. »

documentaire ou fictionnelle, au premier coup d’œil. Jouer avec ces frontières entre les genres et les attentes des spectateurs me passionne.

Un drame pèse sur les héroïnes, pourtant, leurs rires rythment votre œuvre…

Leur humour, leur autodérision, leurs éclats de rire leur permettent, je pense, de garder la tête froide et de traverser la tragédie. C’est très fort. Cela donne un aspect très inattendu au film.

Votre geste de cinéma est-il animé par un besoin de comprendre les choses ?

Oui. Dans le processus de recherche et de fabrication d’un film, j’aime plonger au-delà des préjugés, des idées préconçues, qui volent en éclats dès que l’on navigue dans la réalité d’une histoire. Ça me permet de partir d’un cliché et de le briser en morceaux. En réalisant ce dernier long-métrage, j’ai compris des choses, mais elles ont soulevé d’autres interrogations. C’est ce cheminement qui m’intéresse.

Les questions de la foi en Dieu, de son regard, de son jugement, parcourent le film…

Elles structurent l’humanité. Les filles d’Olfa représentent l’humanité entière. La question de Dieu a formé les civilisations, l’inconscient collectif. C’est très intéressant lorsque l’une des deux cadettes dit : « Je me croyais pistonnée par Dieu, personne ne m’écoutait car je donnais des leçons à tout

le monde. Du coup, j’ai changé de stratégie, je suis passée de Dieu à la loi. » Ça résume un peu l’histoire de l’humanité. Un personnage avance l’idée que, paradoxalement, cette voie vers l’obscurantisme a représenté un chemin de liberté…

C’était la première voie qui se présentait à elles. Cela peut sembler contre-intuitif, mais dans cette quête de la mort, on peut chercher une forme de liberté. Mourir, c’est aussi se libérer du poids de l’existence. Cette chose très obscure, pas forcément formulée comme telle, a séduit ces filles. Les différents protagonistes masculins sont incarnés par un seul et même acteur, Majd Mastoura [voir son interview ci-dessous]. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

Les hommes qui ont traversé la vie de ces femmes ont une nature quelque peu interchangeable. Ils sont éjectés de leur groupe. Et je voulais raconter une histoire féminine, sans m’arrêter sur les personnages masculins. Comment Olfa et ses filles ont-elles vécu l’aventure du Festival de Cannes ?

C’était pour elles un moment magique. Mais la douleur de cette mère demeure. Lors de la conférence de presse du film, elle a lancé un appel aux autorités tunisiennes pour qu’elles rapatrient ses deux filles de Libye. Pour qu’elles soient jugées dans leur pays, et surtout, pour sauver sa petite-fille, qui a grandi en prison.

MAJD MASTOURA

« Quelque chose de délicat par rapport à la violence subie »

Récompensé par l’Ours d’argent du meilleur acteur à la Berlinale 2016, il est le seul acteur à jouer ici les (rares) rôles masculins…

AM : Vous incarnez tous les hommes du film !

Majd Mastoura : J’en ai joué huit en tout, mais ils n’ont pas tous été retenus au montage. J’ai fait le premier mari d’Olfa, son second, un imam salafiste, un policier, mais aussi un juge, un deuxième flic, etc. Dans ce va-et-vient entre la fiction et la réalité, on était à la fois dirigé par Kaouther et par Olfa ! Celle-ci arrêtait parfois le tournage en disant : « Non, c’est pas exactement ça

qui se passait », et rectifiait des répliques. Dans la scène de la première nuit face à son mari, elle nous a expliqué : « Je n’étais pas aussi douce que ça, j’ai eu une réaction plus violente ! » C’est déjà très particulier pour un comédien de jouer huit personnages, mais encore plus avec ce dispositif-là. En outre, le film est complètement centré sur Olfa et ses filles, il s’agit de leur point de vue : tous les hommes sont donc plutôt « méchants », pour le dire vite.

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ALA BENHAMAD

Comment vivez-vous le fait qu’il soit le premier film tunisien sélectionné en compétition officielle depuis cinquante ans ?

C’est une consécration, quand on sait que ce festival est très sélectif : il reçoit des milliers de films pour en garder en compétition une vingtaine seulement. Votre cinéma est-il un enfant de la révolution du jasmin ?

Effectivement. Avec la révolution, nous nous sommes débarrassés de la censure institutionnelle et institutionnalisée, en vigueur sous la dictature. On peut ainsi s’emparer du réel, en parler, sans masque, sans fard, sans propagande. C’est une chance inouïe, qui m’a permis de me lancer. Un film peut-il faire avancer une société, nourrir les débats publics ?

On demande trop aux cinéastes. Ils ne font pas les lois, ce ne sont pas des politiques. Ce n’est pas de leur ressort de changer le destin des gens, ils n’ont pas ce pouvoir. Ils peuvent juste donner à regarder, et insuffler une prise de conscience. Comment est né votre désir de réaliser ?

Ma première envie était d’écrire des histoires, d’être romancière. Dans mon entourage, personne ne faisait du cinéma. C’était un milieu tellement lointain, qui appartenait à une autre sphère… Quand j’ai découvert ce médium dans un club de cinéastes amateurs, j’ai tout de suite compris qu’il

serait mon moyen d’expression de prédilection. Moi qui suis une personne très visuelle, j’aime raconter des histoires à travers les images.

Travaillez-vous déjà sur un prochain projet ?

Oui. Le tournage devrait commencer l’an prochain. Ce sera une fiction située en Tunisie, se déroulant sur deux époques (les années 1990 et 1940) : une jeune fille amatrice de cinéma découvre un secret de famille, une légende fabriquée par sa grand-mère, laquelle a poussé son village à vouer un culte à un marabout. Il s’intéressera à la manière dont se construisent les légendes, les croyances d’un groupe de personnes, et ce qui se cache derrière un culte, un mythe. Est-ce important pour vous d’incarner un modèle pour les jeunes Tunisiens ?

Être un modèle me fait un peu peur, mais j’espère que cela suscite l’envie de cinéma chez des jeunes. Il est difficile de faire un film, encore plus en Tunisie, en arabe. Les projets disposent de moins de financement, suscitent moins d’intérêt, le marché est plus faible. Pourtant, c’est important de raconter nos histoires de l’intérieur, à travers nos points de vue. Quelle serait votre filmothèque idéale ?

Je vais oublier certains cinéastes, mais je citerais les œuvres de Michael Haneke, Ingmar Bergman, Gus Van Sant, Lars von Trier, Martin Scorsese, Brian De Palma, Abbas Kiarostami ou encore Asghar Farhadi… ■

Vous avez pu apporter des nuances ?

C’était très intéressant parce que, par exemple, Wissem, son second mari (et l’amour de sa vie), était présent sur le tournage ! J’ai beaucoup discuté avec lui pour connaître ses motivations et sa version des choses. Il y a des moments où j’étais au milieu, entre Wissem et Olfa, avec des versions différentes de plusieurs souvenirs.

C’était précieux d’avoir devant soi la personne qu’on incarne, mais c’était à la fois amusant et compliqué d’avoir des contradictions – c’est-à-dire de faire face à mon personnage qui se défend… La réalité devenait alors encore plus complexe et plus floue pour moi. Qui arbitre alors entre les deux versions ?

Il n’y a pas vraiment d’arbitre, il y a les deux versions qui se confrontent. Nous, on est au milieu, et la réalisatrice derrière la caméra enregistre… Avec ces rôles d’hommes difficiles, vous avez quand même été bien accueilli dans la famille ?

Oui, et on s’est même amusés avec ça. Ce tournage et tout ce processus avaient un côté vraiment

cathartique pour Olfa et sa famille. Le fait que j’incarne tous ces hommes, avec mon jeu d’acteur, et qu’elle s’amuse à me diriger en me donnant des précisions sur eux – qu’elle connaît mieux que quiconque –, était ludique pour elle. Cela lui a en quelque sorte permis de prendre sa revanche. Parce qu’au final, ce que je joue, c’est essentiellement sa version des choses. Psychologiquement, elle s’est peut-être vengée symboliquement des personnes qui la dérangeaient. On s’est bien amusés, mais j’étais conscient que j’étais entouré de gens très sensibles, qui avaient vécu beaucoup de violence, dans leur famille comme à l’extérieur. C’était à la fois un plaisir pour l’acteur et un plaisir pour l’humain de rencontrer ces femmes, qui sont très généreuses et pleines de vie, malgré tout ce qu’elles ont vécu. Il y avait quelque chose de délicat par rapport à la violence et à la souffrance qu’elles ont subi. ■ Propos recueillis par Jean-Marie Chazeau

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« C’est déjà très particulier pour un comédien de jouer huit personnages, mais encore plus avec ce dispositif-là. »

Le Clerc interview

La rage créatrice

Dans son

dernier ouvrage, l’écrivain franco-algérien retrace le parcours bouleversant de son père, depuis la Kabylie des années 1930, ravagée par la pauvreté, à son exil en France, où il fût ouvrier. Un cri de révolte contre l’injustice et une réflexion apaisée sur l’intégration. propos recueillis par Astrid Krivian

Il lui a légué une rage, nécessaire pour écrire, et « une grammaire du manque ». Dans Un homme sans titre, Xavier Le Clerc retrace le parcours de son père, homme mutique et courageux, depuis son Algérie natale à son arrivée en France, en 1962. À la lecture du reportage d’Albert Camus Misère de la Kabylie, écrit en 1939, l’écrivain découvre le contexte de grande pauvreté, de famine dans lequel son père a grandi. Travaillant dès l’enfance, Mohand-Saïd AïtTaleb, qui a emporté en quittant son pays les traumatismes de la guerre, est devenu manœuvre à la Société métallurgique de Normandie, près de Caen. Né en Algérie en 1979,

Xavier Le Clerc raconte avec force et poésie ce chemin d’exil, cette vie minée par les injustices. Il évoque aussi son amour salvateur pour les livres, sa rupture forcée avec sa famille, qui a violemment rejeté son orientation sexuelle, sa démarche de changement de nom. Recruteur dans le domaine du luxe pendant des années, il dirige une agence de recrutement et de consulting, partagé entre Londres et Paris. Sous son premier nom, Hamid Aït-Taleb, il a signé un premier roman, De grâce, puis sous celui de Xavier Le Clerc, Cent vingt francs, sur son aïeul mort pour la France lors de la Première Guerre mondiale. À travers ses livres, il s’attache à tisser le récit de la relation complexe entre ses deux pays, pour bâtir une mémoire collective apaisée.

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Xavier
FRANCESCA MANTOVANI/EDITIONS GALLIMARD

AM : Comment est née la nécessité d’écrire ce livre ?

Xavier Le Clerc : En lisant des articles d’Albert Camus sur les conditions de vie dans les hameaux de Kabylie dans les années 1930, j’ai eu l’idée de rendre hommage à mon père, qui venait de disparaître. Ces écrits m’ont permis de mieux comprendre l’enfance de mon père, dont je disposais seulement de bribes. Quand il me disait que, enfant, il mangeait des racines, ça ne voulait pas dire grand-chose pour moi. À la lecture de ce reportage, tout a alors pris du sens. Devenir adulte, c’est aussi prendre conscience que nos parents ont été des enfants.

Il a travaillé dès son enfance ?

Toute sa vie, il n’a fait que besogner. Petit, il brûlait du bois pour en faire du charbon et le vendre au marché ; i l traversait le pays à pied pour les récoltes agricoles, les vendanges. Dans les années 1930, une famine absolue a ravagé les villageois. Ils n’avaient plus la force de creuser des tombes et déposaient des cailloux sur les dépouilles. Albert Camus était affligé par cette misère, organisée notamment par le code forestier qui interdisait aux villageois la collecte du bois pour se chauffer ou cuisiner, et des glands pour faire de la farine. Il fallait aussi un permis de marchandage, qui était payant, pour avoir le droit de travailler. Beaucoup étaient emprisonnés pour simplement avoir commis le « crime » de travailler. Un système de double taxation pesait également directement sur les salaires des indigènes, qui bûchaient ainsi trois à quatre mois par an sans être payés. Beaucoup de pères de famille tombaient dans la folie. Il a grandi dans cet environnement de la faim. Pour écrire ce livre, j’avais faim moi aussi, notamment de réponses. J’ai pris 15 k ilos en quatre mois. Au-delà du deuil, l’écriture était une plongée dans l’empathie avec lui, enfant de la faim. « Le voyage vers le passé coûte cher », écrivez-vous…

C’est très douloureux. Je ne voulais pas que mon père disparaisse sans un remerciement, comme tous les hommes de sa génération. On leur doit beaucoup, à tous ces Africains, ces immigrés, et à leurs épouses, toujours en arrière-plan mais tout aussi importantes. Ils se sont sacrifiés pour leur famille, dans un altruisme total. Ils ne se sont jamais plaints. Ces hommes très dignes sont nourris de principes quasiment chevaleresques, ceux du sacrifice, de l’honneur. Votre père était très attaché à son statut d’ouvrier, à sa carte professionnelle ?

Il gardait précieusement cette carte dans son portefeuille. Il était très attaché à son unique titre, très humble, de travailleur. C’est beau et digne de se contenter de si peu, et pourtant d’avoir tellement à offrir. Comme neuf indigènes sur dix, mon père n’a pas été à l’école, mais il était très intelligent et sensible. Ce livre pose aussi la question du gâchis : qu’est-ce que ces hommes auraient été s’ils avaient eu accès à l’école ? Peut-être serait-il devenu artiste, découvrant qu’avec l’argile, on peut faire autre chose que de réparer les tuiles des

toits… C’est le drame de ces vies exploitées, broyées comme du minerai : elles ne peuvent jamais découvrir à quel point elles sont riches. Mon père n’avait aucune conscientisation politique, ce qui était lié à son manque d’instruction, et il était dans une abnégation telle qu’il s’interdisait la révolte. Il portait ce sacrifice, l’obligation de subvenir aux besoins de sa famille. Il ne se permettait pas le luxe de se plaindre, cela lui aurait causé des ennuis. Cette génération a appris à raser les murs. Il a emmené la guerre d’Algérie dans sa valise en carton : elle n’était pas encore terminée en lui, même après l’indépendance. Il y avait toujours cette relation, en France, à toute forme d’autorité ou d’institution (école, police…) portée par des forces dominantes.

Il était hanté par les traumatismes de cette guerre…

Il a été torturé. J’avais 18 ans quand il a fait une tentative de suicide. Sur son lit d’hôpital, je l’ai vu fondre en larmes pour la première fois de ma vie. Je l’ai poussé un peu à parler, et il m’a décrit les tortures qu’il avait subies. J’étais abasourdi. Il ne se plaignait pas de la France car, pour lui, ses tortionnaires n’étaient pas de vrais Français. Il posait un interdit à tout ressentiment à l’égard de ce pays. Il avait compris que même les bourreaux étaient victimes du conflit. La guerre rend fou, elle transforme des individus à peu près normaux et décents en monstres. J’ai de l’empathie pour le jeune homme qui a torturé mon père, il a dû retourner chez lui avec ce lourd secret, et ensuite le passer aux générations suivantes dans des silences infernaux. Cela réverbère dans le temps. Mon livre ne raconte pas l’histoire de l’Algérie, mais celle de la France. L’histoire de tabous qu’il est temps de régler, pour un apaisement collectif.

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Je ne voulais pas qu’il disparaisse sans un remerciement, comme tous les hommes de sa génération. On leur doit beaucoup.

Il vous a légué une rage, un moteur pour écrire…

Sa rage, qu’il n’a jamais exprimée, était dans ses silences. L’air perdu, les yeux vitreux, il pouvait s’absenter de très longues minutes dans son propre monde, saisi dans une intensité, une réminiscence lourde. En grandissant, j’ai compris un peu mieux les tenants et les aboutissants de ces silences. Cette rage est créatrice comme le feu – avec lequel on peut aussi réchauffer, apaiser les gens. On n’est pas obligés de tout brûler. Ce livre n’est pas un réquisitoire, il dépasse tout ressentiment. Je voulais remercier, honorer mon père, pour que ses sacrifices ne soient pas vains, lui qui s’est battu toute sa vie pour que l’on puisse s’en sortir. Ma gratitude lui revient de manière ultime. Le problème colonial n’est pas forcément la France, mais son absence justement, l’absence de sa devise républicaine « L iberté, égalité, fraternité »…

L’entreprise coloniale était tout l’inverse de cette idée profondément généreuse : on parlait de sujets et non de citoyens, on hiérarchisait les personnes selon leur religion ou leur origine. Pourquoi devez-vous tout à ce pays ?

Je dois tout à une certaine France, humaniste, celle de Camus par exemple. Une France de l’exigence, de la rigueur, de la discipline, de l’honnêteté intellectuelle et morale, capable de dénoncer l’injustice qu’elle commet. Une France ouverte sur le monde, accueillante, à l’opposé des programmes politiques de l’extrême droite. Ma France n’est pas réduite à une carte postale du passé. Au contraire, c’est l’avenir, c’est sa diversité, une nation de « sang-mêlé », la francophonie aussi, cette générosité culturelle, ce brassage des cultures. Une France de l’immigration. La ville nouvelle où j’ai grandi, à Hérouville-Saint-Clair, en banlieue de Caen, réunissait plus de 55 nationalités. C’est à cette France que je dois tout, à ses enseignants, à ses bibliothécaires. En tant qu’humaniste, on doit se réapproprier son amour, ne pas le laisser aux fachos. Nous nous sommes sacrifiés pendant très longtemps pour elle : mon arrière-grand-père tirailleur est mort dans les tranchées à Verdun, en 1917. Pourquoi preniez-vous des cours de soutien scolaire en français, comme pour « nourrir un père affamé », décrivez-vous ?

J’étais très bon élève, donc ces cours n’étaient pas nécessaires. Mais avec le recul, j’avais besoin d’accumuler une triple ration de mots pour ceux qui en avaient besoin. Je faisais des réserves, notamment pour mon père : il ne parlait pas français, il était presque muselé socialement, à cause de cette barrière linguistique. Son français était très rudimentaire

mais il parlait un kabyle magnifique. Je voulais réparer cette injustice, naïvement certes, en maîtrisant cette langue, pour la transmettre à mon tour. Et c’était également une

forme d’humiliation d’avoir un père qui n’était pas en mesure de s’exprimer correctement. J’avais compris que les mots, la littérature contenaient des trésors, je rêvais de les partager avec lui. C’est déchirant, en réalité, car c’est aussi la langue des dominés, du pouvoir, du contrôle. Ne pas la maîtriser vous condamne à être asservis, exploités. Cette tragédie est tapie dans l’ombre de ces cours.

En quoi votre amour des mots vous a-t-il rendu étranger au sein de votre famille ?

Par un processus très lent, l’éducation, l’instruction vous font glisser vers un autre monde, une autre classe sociale. On ne le décide pas. Un jour, vous réalisez que vous avez traversé le miroir. Ça vous rend étranger dans votre propre famille. Être transfuge de classe n’est pas une victoire, mais une vraie déchirure. C’est terrible de comprendre sa famille, mais de ne pas être compris en retour. Comme si vous étiez dans un autre pays, où la frontière n’est plus franchissable.

Un homme sans titre, Gallimard, 128 pages, 13,50 €.

Cent vingt francs, Gallimard, 152 pages, 15 €.

Vous avez été contraint de rompre définitivement avec votre famille, laquelle rejetait violemment votre homosexualité – à leurs yeux une déviance, un déshonneur –, et avez subi agressions et harcèlements. Mon père était très compréhensif, il ne portait pas de jugement, mais il était inquiet. En effet, j’ai été la cible de rumeurs, de menaces, d’agressions. Aujourd’hui, j’ai dépassé tout ça. Je leur souhaite à toutes et tous d’être heureux. Quand vous êtes pauvres, vous n’avez que l’honneur en trésor. Vous vous inquiétez alors de toute forme de déshonneur. Cela peut pousser des personnes bienveillantes vers la violence, à rejeter cette source de déshonneur, que je représentais alors. Ce qui ne justifie en rien l’agressivité, mais avec le temps, j’ai

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Mon

compris ce terrible cheminement. Je pardonne aux personnes qui m’ont menacé ou agressé, et j’espère qu’elles comprennent qu’on a tous été broyés par la pauvreté. Je leur souhaite d’avoir dépassé cette représentation du monde et d’être enfin en paix. Pourquoi avez-vous changé votre nom ?

C’était nécessaire à cause des discriminations à l’emploi. Malgré mes diplômes, je ne recevais pas de réponse à mes demandes d’entretien. J’ai fini par comprendre qu’aux yeux de certains employeurs, des noms étaient plus propres que d’autres. J’ai été, hélas, contraint de changer mon nom « A ïtTaleb » par « Le Clerc », sa traduction littérale. Et ensuite, c’est devenu une source de réflexion et d’apaisement. En traversant le miroir, j’ai mieux compris les représentations de notre monde. Aujourd’hui, ma démarche suscite des malentendus. Je ne prétends pas que c’est la solution, je n’encourage personne à le faire. C’est déchirant de changer de nom. C’est un traumatisme. Mais je ne l’ai pas fait par reniement, ni pour suivre le discours de certains politiques estimant qu’il faudrait faire ce changement pour s’assimiler… J’étais déjà parfaitement intégré. J’ai fait ce que j’ai pu pour m’en sortir, je viens d’une famille de neuf enfants, je suis né de parents analphabètes, et je suis arrivé sur le marché du travail sans l’aide de personne.

Était-ce plus dur il y a quinze ou vingt ans de décrocher un emploi qualifié ?

Je reviens de très loin. À mon époque, il n’y avait pas de diversité. C’était anecdotique, rarissime dans les entreprises, le paysage médiatique… Il y avait quelques exceptions, mais dans le showbiz et le foot. Avec mon succès et mes sacrifices – dont mon changement de nom –, j’espère avoir ouvert la voie. Parfois, la jeune génération se hâte de me juger sans prendre en compte la perspective historique. Je fais partie des pionniers qui, grâce à leur résilience, ont permis de recruter des personnes issues de la diversité et d’ouvrir ces conversations. Ne soyez pas ingrats à l’égard des générations précédentes, qui ont lutté chacune à leur manière. C’est mon itinéraire, il n’appelle ni leçon de morale ni jugement. Les propositions ont-elles afflué avec votre nouveau nom ?

Oui, la différence était frappante. Ce changement sera toujours le marqueur d’une inégalité entre les personnes. Mon patronyme était considéré comme celui de sous-hommes : on nous vouait à des métiers manuels, d’exploitation, on ne voulait pas de nos noms dans les bureaux. Je me suis affranchi. Ma démarche était libératrice, le contraire d’une soumission. J’ai pris ma vie en main, j’ai refusé d’être une énième victime. C’est aussi le changement d’un « non » – que l’on m’a tant renvoyé – en « oui ». C’est moi qui ai changé les paradigmes. Je n’avais plus besoin de postuler, on venait me chercher, de poste en poste. C’était une sensation extraordinaire. Ma carrière a évolué très vite. J’ai travaillé pour les plus grands groupes du luxe, les maisons les plus prestigieuses. J’en suis

des discriminations

très heureux et reconnaissant. Mais c’est un témoignage qu’il faut entendre, ce problème de diversité dans les entreprises. Cela reste encore d’actualité, en dépit des améliorations depuis quinze ans. Et il faut voir à quel niveau la diversité est recrutée : c’est souvent pour des postes junior, et plus rarement pour des postes de cadre de haut niveau, au sommet de la hiérarchie. Par diversité, j’entends celle de l’origine, de l’orientation sexuelle, du genre, du handicap… Nous en sommes tous un maillon. Enfant, vous étiez vêtu d’habits provenant d’œuvres de charité ou de fripes. Comment avez-vous vécu cet écart avec le monde du luxe, assistant parfois à des scènes absurdes ou indécentes ?

C’est mon devoir d’écrivain de raconter ce décalage. C’est également une source de réflexion sur les valeurs profondes qui animent nos sociétés occidentales portées sur l’avoir, l’individualisme, l’égoïsme. Et qui laissent peu de place aux valeurs africaines, que ces immigrés nous ont apportées : la solidarité, le savoir-vivre en commun, la décence, la pudeur, le courage… Nous les perdons avec l’individualisme forcené, encouragé par la société de consommation. Quel est votre lien à l’Algérie ?

Il est très fort. J’ai beaucoup d’amour et une foi immense dans ce pays très jeune, avec une grande intelligence, une immense générosité. Son économie est un réservoir de potentiels fabuleux – son tourisme, ses paysages, sa superficie, ses ressources naturelles… Je crois au partage des compétences entre les deux rives de la Méditerranée. Cela augure une ère

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changement de nom était nécessaire à cause
à l’emploi. Malgré mes diplômes, je ne recevais pas de réponse.

nouvelle, pour l’Afrique en général. La crise récente du gaz nous l’a montré : l’Europe a besoin de l’Algérie. Cette amitié nouvelle doit naître sur une base d’apaisement entre les nouvelles générations, prêtes à dialoguer, à s’enrichir mutuellement. Elle ne peut qu’augurer de bonnes nouvelles. Mon pays de naissance est aussi un pays d’avenir, à l’image de l’Afrique. Ce continent peut nous apporter beaucoup sur le plan des valeurs de solidarité, de l’économie, avec sa démographie très importante, son dynamisme, sa jeunesse. Je ne crois pas au « grand remplacement », mais au grand dialogue. Beaucoup de jeunes Algériens tentent de rejoindre l’Europe, risquant leur vie sur des embarcations de fortune…

C’est triste de ne pas entendre la crise de ces jeunes Africains. Elle nous dit un sentiment d’injustice, d’horizon bouché. Il faut accompagner cette jeunesse, de part et d’autre de la Méditerranée. L’échange permettra un brassage, dans tous les domaines, l’art, la littérature, la restauration… Le dialogue peut amener concrètement des débouchés professionnels, des créations d’entreprises, d’import-export, des collaborations, dans des relations égalitaires. La nouvelle génération n’a pas vécu la colonisation, elle n’a hérité que des fantômes et des non-dits. Mon travail d’écrivain est de les apaiser et de créer une base de dialogue, de sérénité, un désir de se retrouver sans se juger. Il faut éteindre une bonne fois pour toutes l’incendie de la guerre. Accepter qu’elle soit terminée, et trouver un chemin de paix. L’Algérie et la France sont des pays amis.

Dans votre précédent livre, Cent vingt francs, consacré à votre arrière-grand-père mort à Verdun en 1917, vous écrivez : « Sans ton histoire, ma génération ne saurait trouver la paix. »

Nos parents ont connu la guerre, dont ils ne peuvent parler. Nous héritons de leurs silences, de leurs douleurs, placés dans un entre-deux, les limbes. Il faut se libérer de cette souffrance, mettre des mots dessus, raconter ces épisodes douloureux. Parler du passé pour le dépasser, ne plus être un fantôme. Pour habiter sa vie, aller vers l’autre sereinement. Des centaines de milliers de tirailleurs se sont battus avec courage, ont disparu sans un mot, malaxés dans la boue des tranchées. On leur avait beaucoup promis, notamment la nationalité française. Cette promesse n’a pas été tenue. Mon arrière-grand-père était mort à Verdun, et moi, cent ans plus tard, je n’étais pas français ? Cela pose la question d’être perçu comme un étranger dans ce pays, et de l’absence de mots pour raconter la mémoire collective. Brisons un mythe : non, nous ne venons pas d’arriver. Notre présence ne se limite pas aux années 1960. C’est important de resituer notre ancienneté, la présence africaine est très profonde en France. On n’a pas à s’excuser d’exister, on ne va remplacer personne. L’idée du « grand remplacement » ne se posait pas au moment des tranchées, de la chair à canon ! Connaître l’histoire de mon aïeul m’a donné une légitimité et m’a apaisé dans mon identité française. La jeunesse a besoin de se rasséréner en connaissant son histoire, ses origines. C’est l’ambition de mon écriture. ■

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COLLECTION PARTICULIÈRE
Une famille algérienne dans son épicerie, à Levallois-Perret, en France, dans les années 1950.
SAMIA MESSAOUDI

rencontre

GEORGES MOMBOYE HÉRITER ET TRANSMETTRE

JIHANE ZORKOT POUR AM

Chorégraphe ivoirien de stature

internationale, il parcourt le globe pour ses innombrables projets, mais revient toujours à ses racines. Avec son centre de formation

multidisciplinaire à Abidjan, il veut découvrir les artistes de demain et leur donner les moyens de réussir.

propos recueillis par Philippe Di Nacera

Ce qui frappe d’abord quand Georges Momboye pénètre dans le lieu où se tient l’entretien qu’il nous a accordé, c’est son incroyable présence. Une impalpable résonance, qui change positivement l’atmosphère d’une pièce. C’est ensuite l’économie de ses gestes et leur précision, comme si chacun était pesé, pensé. Et puis, une bienveillance et une profondeur de la pensée s’expriment dès ses premiers mots. Le travail de ce chorégraphe ivoirien de classe mondiale l’amène à fréquenter les plus grands danseurs, les plus grandes compagnies, sur tous les continents. Il a créé des chorégraphies pour des événements planétaires, des cérémonies d’ouverture de plusieurs Coupes du monde. Sans jamais oublier d’où il vient, sa chère Côte d’Ivoire, qui a su le retenir et où il s’assigne désormais une mission : découvrir les futurs talents, et leur faire bénéficier de sa riche expérience. Une démarche de « transmission » en parfaite adéquation avec sa culture, son parcours, sa vision de la vie. Il évoque sa fierté d’être ivoirien, son éducation, ainsi que le travail de fond qu’il a engagé dans son pays à travers la direction du Ballet national, la création d’un centre de formation artistique à Abidjan et l’ouverture d’un cabaret. Sans oublier le grand projet auquel il a commencé à s’atteler : la parade de la cérémonie d’ouverture de la prochaine Coupe d’Afrique des nations de football, qui se tiendra en Côte d’Ivoire en janvier prochain.

AM : Il y a un an, vous avez créé le Centre Georges Momboye Arts pluriels, à Abidjan. Il se veut un lieu de soutien et de perfectionnement pour les jeunes artistes, et cela dans toutes les disciplines. Que vont-ils y trouver ?

Georges Momboye : Notre ambition, avec ce centre, est de trouver les perles de la Côte d’Ivoire, parmi ceux qui veulent embrasser notre métier des arts vivants. Aussi bien dans la danse, le cirque, la peinture, la chanson, que dans les arts graphiques. C’est pour moi une occasion de partager la formation que j’ai reçue ainsi que mon expérience. Le centre propose une formation à des jeunes, des moins jeunes, des amateurs, des professionnels, qui ont envie de redécouvrir ou d’exceller dans leur art. Nous voulons leur offrir une possibilité de se réaliser.

À 55 ans, vous êtes un chorégraphe internationalement reconnu. Ce projet, vous l’avez longuement mûri. Quelles réflexions sont à la base de cette initiative ?

Quand j’ai quitté mon village de Kouibly, dans l’ouest du pays, je me suis retrouvé vulcanisateur à Abidjan. Un jour, alors que je regardais la télévision, j’ai été subjugué par une chanteuse, derrière laquelle des danseuses évoluaient. C’était

fascinant. Je suis allé la voir. « Est-ce que vous avez une formation ? » m’a-t-elle demandé. Je n’en avais pas. Je n’avais vu que des personnes qui bougeaient sur scène, et je pensais que cela suffisait. Je n’avais pas réalisé tous les efforts que ces danseuses avaient déployés, la formation qu’elles avaient dû suivre pour en arriver là. Elle a ajouté : « Vous devez franchir certaines étapes pour y parvenir ! » C ’est à ce moment que j’ai compris qu’on ne gagne le monde que par l’apprentissage, le travail et la réalisation de soi. C’est ce chemin que j’ai ensuite suivi en Côte d’Ivoire, puis aux États-Unis. Tout ce que j’ai appris, c’est ce qui m’a conduit là où je suis aujourd’hui. C’est très important que je porte ce message.

Il s’agit donc pour vous de restituer aux jeunes pousses tout ce que vous avez appris ?

La transmission de ce qu’on m’a donné, le partage de ce que j’ai reçu… Dans un espace quelconque, cela ne marcherait pas, mais dans un lieu dédié à cet objectif, c’est magique… D’où la création de ce centre.

Comment repérez-vous ces fameuses « pépites » ?

Et comment recrutez-vous les professeurs ?

Les enseignants sont issus de rencontres que j’ai faites dans différentes compagnies de danse. Ils sont tous ivoiriens.

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LUIS ROBAYO/AFP

J’ai repéré les meilleurs, et je les ai appelés. Avec beaucoup d’humilité, ils viennent et disent qu’ils continuent à apprendre. Certains refusent, de peur de perdre leur place de chef, mais ce n’est pas grave. Quant aux élèves, soit ils poussent simplement la porte du centre, soit ils passent des castings. Quel âge ces derniers ont-ils ?

Les plus jeunes ont 5-6 ans, mais cela peut aller jusqu’à 18 ans, voire 25, 30, 35 ans… Vous avez basé ce centre de formation à Abidjan, mais compte tenu de votre carrière internationale, vous auriez tout aussi bien pu décider de l’installer autre part sur le continent. Pourquoi était-elle la ville la plus adaptée ?

En 1998, j’ai créé un centre qui était dédié à la danse africaine contemporaine à Paris, dans le 20e arrondissement, et qui s’appelait « Danses pluri-africaines ». Pour le centre Arts pluriels, j’ai cette fois-ci choisi Abidjan car c’est de là que tout est parti pour moi. C’est ici que j’ai vu mon étoile briller : je l’ai saisie et suivie jusqu’aux États-Unis, en Europe, en Asie… Aujourd’hui, je continue de la suivre, mais je la ramène chez moi. J’aime tellement mon pays ! À un point que l’on ne peut pas comprendre… La Côte d’Ivoire m’a tout

donné. Quand j’étais jeune, j’étais bègue, je ne pouvais pas aligner deux mots. C’est la danse qui m’a permis à respirer pour parler. Abidjan, c’est ma respiration, une inspiration et un ancrage. Cette ville m’a vu éclore. On dit souvent : « On n’est pas roi chez soi. » Moi, je me sens roi chez moi, et j’en suis fier. Je veux remercier le président Ouattara et son épouse,

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Une performance de la compagnie du chorégraphe à la Biennale internationale de la danse de Cali de 2015, en Colombie.
« Quand j’étais jeune, j’étais bègue, je ne pouvais pas aligner deux mots. C’est la danse qui m’a appris à respirer pour parler. »

la première dame, Dominique Ouattara, qui m’ont considéré comme leur fils.

Vous venez d’ouvrir Le Grand Cabaret Momboye d’Abidjan, où vous proposez un spectacle dînatoire mensuel qui s’inspire des divertissements de ce type à Paris et à New York. Quel en est le public ?

Il est vrai que le mot « cabaret », sur le continent, peut parfois être mal perçu. Les gens pensent que ce sont des lieux de mauvaise vie, qui viennent heurter la culture africaine. C’est un sujet sensible. Mais pour moi, c’est la forme la plus démocratique, la plus ouverte, la plus « cocktail » du spectacle vivant. Un cabaret, vous y mettez tout ce que vous voulez.

C’est comme une fresque, une revue. Chaque page que l’on tourne est une histoire explosive, féerique. J’y ai mis beaucoup de dynamisme, de poésie, de créativité, et ce dans toutes les disciplines – la danse, le cirque, la mode, la chanson… Le dernier week-end de chaque mois, les gens peuvent venir en famille s’installer à une table, face à la scène, déguster un bon repas et assister à un spectacle qui va les faire rêver. En 2018, vous avez remporté le Prix d’excellence en arts vivants. La même année, vous avez pris la direction du Ballet national, qui était tombé un peu en désuétude, et que vous aviez intégré au début de votre carrière, en 1985. Comment avez-vous vécu ce retour aux sources ?

Avec beaucoup d’émotion. Au départ, j’hésitais, mais ce qui m’a toujours motivé, c’est mon pays. Comment lui apporter ce que je sais faire de mieux ? Quand on m’a appelé pour prendre la direction du Ballet national, j’ai demandé à avoir les mains libres. Je ne voulais pas crouler sous le poids de l’administration. Et on m’a laissé faire. J’ai eu la liberté de pouvoir apporter ce que je voulais. J’ai senti de l’amour et du respect à mon endroit.

Vous avez dû tout rebâtir, la troupe, les choix artistiques…

Oui. Même l’organisation et l’administration. Nous travaillons sur plusieurs spectacles chaque année : certains sont spécifiquement créés pour répondre aux invitations de la présidence ivoirienne quand un chef d’État est reçu, tandis que d’autres sont dédiés au jeune public, par exemple pour Noël. Nous créons aussi des spectacles pour des festivals un peu partout dans le pays, mais également dans le monde entier. Quel est votre programme pour 2023 ?

Puisque je ne serai pas éternel, j’espère le placer à un niveau tel que mon successeur se devra d’aller encore plus loin dans la créativité, l’inventivité, pour parler de nos traditions. Le Ballet national est le garant de nos danses traditionnelles. Mais il doit leur donner une lumière de modernité. Pour la saison 2023-2024, nous préparons un spectacle qui s’appellera

– je ne sais pas si je devrais le dire, car le titre est encore en gestation – Le Labyrinthe des lianes… noires. Les lianes sont le symbole des peuples qui se tiennent la main et avancent vers le meilleur, parce qu’elles serpentent dans un mouvement ascensionnel : elles s’entremêlent et montent ensemble, vers la lumière, comme des milliards de bras humains qui viennent de nulle part, mais s’élèvent quels que soient les chemins empruntés ou les embûches rencontrées. Durant vos années d’apprentissage, vous avez intégré des troupes prestigieuses, comme celle de Marie Rose Guiraud ou de Souleymane Koly. Vous avez aussi côtoyé Wêrêwêrê-Liking. Puis vous avez rejoint Alvin Ailey, à New York. Que vous ont apporté chacun de vos maîtres ?

Marie Rose Guiraud m’a transmis de l’amour : celui pour mon pays, pour la danse ivoirienne. Souleymane Koly, lui, m’a appris l’envol, parce qu’il pratiquait des danses plutôt aériennes de Guinée. Malheureusement, je n’ai pas eu la chance de passer chez ma grande sœur Wêrêwêrê-Liking, mais j’assistais tous les jours à ses répétitions. J’observais cette énergie, cette créativité, sa vision, et je les absorbais. Elle formait des jeunes qui venaient de toute part, je l’admirais beaucoup. Quant à l’Américain Alvin Ailey, il m’a apporté le respect et surtout la redécouverte de ma propre culture. Quitter votre pays et vous retrouver étranger en Occident vous a-t-il renvoyé à ce que vous étiez ?

Incroyablement, oui ! Q uand j’étais aux États-Unis, je voyais des stars parler de ma propre culture, moi qui voulais être comme eux. Mais on m’obligeait à rester ce que j’étais. Alors, effectivement, Alvin m’a donné cette fierté, cette joie d’être africain, cette assurance que je n’avais pas. Je n’ai plus eu peur. J’ai senti que j’étais un élément rare, et j’en étais fier. C’est un processus que vous avez beaucoup intellectualisé, semble-t-il. Est-ce la danse, qui s’y prête, ou votre personnalité ?

J’y ai beaucoup réfléchi. Il est vrai que je suis passé par l’initiation. J’étais rejeté par ma famille car je suis né avec des malformations, on ne pensait pas que je vivrais longtemps. Mon père, qui vient d’une famille royale, ne voulait pas prendre la succession de mon grand-père. Le seul moyen d’y échapper a été pour lui de se convertir à l’islam. Et il m’a choisi à sa place pour sacrifier à la tradition. J’ai donc découvert ce qu’est, chez nous, une forêt. Il m’a rendu, sans le vouloir, le plus grand service de ma vie. Votre famille a un rôle traditionnel à Kouibly, localité dans la région montagneuse de l’ouest du pays. Vous appartenez à la population des Guérés, qui sont détenteurs du masque Gla. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?

RENCONTRE 70 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
DR
Le Centre Georges Momboye Arts pluriels a ouvert ses portes à Abidjan en 2022.

Vous voulez que les Guérés m’attaquent [rires] ? Comme le disait le doyen, paix à son âme, Alphonse Tiérou, dans un livre : « Le masque Gla, c’est la conciliation du cœur, du corps et de l’esprit. » Ces trois éléments se retrouvent dans la religion catholique. Et constituent la troisième canne, le troisième pied, quand on est vieillissant. C’est toute cette philosophie qu’on apprend doucement dans le « bois sacré » : le masque Gla. L’objet, c’est le masque, la figuration physique, le corps. Le cœur est l’intérieur. On ne sait pas qui est le cœur. L’esprit est ce qui anime le masque. Ce qui lui donne cette force et cette divinité. C’est sa spiritualité et sa complexité. Vous avez été initié à cette connaissance. Qu’implique cet apprentissage spirituel dans la pratique de la danse et de la musique ?

C’est ce niveau de profondeur qui m’amène à intellectualiser beaucoup de choses. Cela m’a beaucoup aidé dans la compréhension de mon corps, dans le sens où chaque mouvement que j’exécute est vraiment pensé. Par exemple, je comprenais mieux, durant mes années d’apprentissage, ce que les professeurs ou les chorégraphes me demandaient d’exécuter. Je l’ai compris au fur et à mesure de mon parcours et des lieux que j’ai traversés. Je me souviens avoir posé une question à Judith Jamison, l’assistante d’Alvin Ailey : « Pensez-vous que je serai un jour un grand danseur ? » Elle ne m’a rien répondu pendant une semaine. Quand j’ai insisté, elle m’a emmené à l’extérieur, devant une plante que l’on avait contrainte avec une sorte de couvercle. Malgré tout, celle-ci avait poussé et trouvé son chemin pour sortir. Elle m’a dit : « Tu vois comment est cette plante ? Est-ce qu’elle a posé une seule question ? Elle a trouvé seule son chemin. Trouve le tien. »

Vous avez côtoyé de grands danseurs provenant des quatre coins du globe. Ont-ils la même approche, quasiment spirituelle, de leur art ? Ou est-ce dû à votre spécificité d’Africain et d’initié ?

J’ai été très étonné de retrouver cela au Brésil, ainsi qu’un haut niveau de spiritualité chez les Chinois. Mais mon parcours, mes expériences, mon vécu me font paraître différent des autres. Souvent, les chorégraphes, même les plus grands, ont une approche plutôt « technique » de la danse. Mais pas spirituelle.

Cela vous donne-t-il un style particulier ?

J’ai toujours dit que ma danse est comme l’eau qui ne s’arrête devant rien. C’est ce qui coule dans mes veines que je retranscris à l’extérieur. Une envie de briser les frontières, d’aller partager avec l’autre, d’aller toujours plus loin. C’est quelque chose qu’on ne peut pas attraper. Tant que j’aurai ce souffle, je le partagerai.

Vous avez été choisi pour orchestrer la parade d’ouverture de la CAN 2023, qui va se tenir en Côte d’Ivoire. Comment abordez-vous ce nouveau défi ?

Je ne suis pas seul. L’État a également choisi un organisateur. Ensemble, nous formons une équipe rompue à ce

type d’exercice. Une parade chorégraphiée est prévue pour les cérémonies d’ouverture et de clôture. En tant qu’enfant du pays, je suis chargé de la direction artistique, en proposant des fresques au public.

Vous avez déjà chorégraphié de grandes cérémonies d’ouverture : le cinquantenaire de l’indépendance de la Côte d’Ivoire en 2010, le Festival mondial des arts nègres de Dakar la même année, la Coupe du monde 2006 en Allemagne, ou encore l’inauguration du stade olympique d’Ebimpé en 2020. Vous êtes devenu un véritable spécialiste. Pourquoi cet exercice au long cours, qui mobilise des centaines, voire des milliers de danseurs, vous intéresse-t-il particulièrement ?

Le partage ! C’est ça qui m’anime. Cela a toujours été mon moteur. Plus jeune, j’étais fasciné par ces grands mouvements chorégraphiques, impeccables, mobilisant des centaines de personnes dans des stades, en Chine, en Russie… Avec ce côté « carré » ou « unanime » dans l’exécution, on embrasse la population entière, comme un seul homme. C’est ce qui manque à l’Afrique. Cette union, cette force. Une dernière question : qu’est-ce que la danse contemporaine africaine, dont vous portez haut les couleurs, apporte au niveau mondial ?

Un souffle de renouveau… Dans le sens où la nouvelle génération de danseurs apporte d’autres manières de penser, une autre Afrique. Elle arrive avec force, détermination, fierté, et elle inspire le reste du monde. Tous les grands chorégraphes contemporains se sont inspirés du continent à un moment ou à un autre. Quand j’arrive avec ma manière de faire, on considère que c’est du sang neuf. Aujourd’hui, les compagnies européennes, qui ont beaucoup de marchés dans le monde, emploient de nombreux danseurs africains. Même si je déplore qu’on les déshabille pour montrer leurs torses nus, leurs corps nus sur scène. Cela me gêne. Mais le continent est encore et toujours là ! ■

AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 71
« La nouvelle génération apporte d’autres manières de penser, une autre Afrique. Elle arrive avec force, détermination. »

Éclectique Barthélémy Toguo

Cet été, le célèbre plasticien camerounais pose ses valises à Nantes, dans la région des Pays de la Loire, en France.

À la HAB Galerie d’abord, pour une exposition personnelle autour du thème « Habiter la Terre ». S’intéressant aux déséquilibres fondamentaux du monde, Barthélémy Toguo passe ici d’une technique à l’autre (sculpture, photographie, vidéo…) pour réunir des œuvres monumentales et des acryliques ou aquarelles, graves, gaies, clivantes. Dans le même temps, il est l’invité du musée d’histoire de la ville : au fil des salles, ses travaux dialoguent avec les collections permanentes. Offrant un regard croisé sur la traite négrière – dont Nantes fut l’un des plus importants comptoirs –, cette 3e édition de la manifestation « Expression(s) décoloniale(s) »

éclaire le présent avec le passé et permet à l’art contemporain de raviver une histoire commune. ■

« Habiter la Terre », HAB Galerie, Nantes, jusqu’au 17 septembre.

« Expression(s) décoloniale(s) #3 », Château des ducs de Bretagne, musée d’histoire de Nantes, jusqu’au 12 novembre. chateaunantes.fr

PORTFOLIO 72 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
présenté par Emmanuelle Pontié

Vue in-situ

« Expression(s) décoloniale(s) #3 »

• Natural Flow of Energy (2022), encre et acrylique sur toile.

73
DR
PORTFOLIO 74 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 MARTIN ARGYROGLO

Vue de l’exposition « Habiter la Terre »

• Road to Exile (2015-2023), barque en bois, ballots de tissus, sacs en plastique, bouteilles, dimensions variables (au premier plan). Les Pleureuses (1999), bois (en arrière-plan).

« Habiter la Terre »

• The Voice Of The Artist (2015), encre, acrylique et aquarelle sur toile.

AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 75
FABRICE GIBERT/GALERIE LELONG

Vue de l’exposition « Habiter la Terre » • The Generous Water Giant (2022), encre et acrylique sur toile.

« Habiter la Terre » • Une autre vie (1996), photographie (offset et pochoir).

PORTFOLIO 76 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
MARTIN ARGYROGLO
DR

Interview

Estelle Brack

En Namibie, l’hydrogène vert devient concret

Eau potable : la tech israélienne débarque

Le Kenya au régime des lourdes taxes

Ashok Leyland s’implante en Côte d’Ivoire

Diversification impérative

De trop nombreuses économies continentales restent piégées dans un format postcolonial, matières premières contre produits transformés. L’industrialisation et le développement de chaînes de valeurs locales et régionales sont l’une des clés de la croissance. par Cédric Gouverneur

Le 22 mai dernier, dans la zone franche de Lekki, au sud-est de Lagos, le président nigérian sortant

Muhammadu Buhari a inauguré la méga-raffinerie de l’homme le plus riche du continent et apôtre de l’industrialisation du pays Aliko Dangote, en sa compagnie. La présence à leurs côtés des chefs d’État sénégalais Macky Sall et nigérien

Mohamed Bazoum démontre l’importance accordée dans la région à ce complexe industriel, qui « permettra au Nigeria d’obtenir l’autosuffisance en matière de carburants, et même d’avoir des surplus destinés à l’export », a estimé Buhari. Une semaine avant de passer la main à son successeur

fraîchement élu, Bola Tinubu, le président sortant a procédé à cette cérémonie afin de redorer son bilan, le complexe industriel de 2 635 hectares n’étant pas encore en service – seule fonctionne l’usine d’engrais, d’une capacité de 3 millions de tonnes, attenante à la fameuse raffinerie. Cette dernière devrait amorcer sa production d’essence fin juillet ou en août, selon le groupe Dangote, qui pronostique un lancement complet fin 2024. D’après les calculs du Fonds monétaire international (FMI), elle devrait raffiner 100 000 barils par jour en 2024, puis 200 000 en 2025, et 300 000 en 2026-2027. À terme, ses capacités devraient être de 650 000 barils journaliers,

à comparer avec les besoins quotidiens des 213 millions de Nigérians, évalués à 450 000 barils. Après des années de retard (notamment en raison du Covid-19) et le doublement de son coût global (de 9 à 20 milliards de dollars !), le complexe devrait faire économiser environ 3 milliards de dollars par an en importations de carburant au pays. Et permettre au poids lourd ouest-africain d’en finir avec cet insupportable paradoxe : l’importation, à prix d’or, de produits transformés issus de l’exportation des richesses de son sous-sol (les hydrocarbures). Une situation évoquant le cynique « pacte colonial » jadis imposé par les métropoles, et qui assignait

BUSINESS 78 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
SHUTTERSTOCK
Des ouvrières du textile en Éthiopie.

BUSINESS

à leurs colonies les rôles de sources de matières premières et de débouchés commerciaux… Soixante ans après les indépendances, « trop d’économies africaines demeurent dépendantes de l’exportation de matières premières non-transformées, ce qui les laisse vulnérables à une demande globale fluctuante », déplore l’Observatoire africain de l’industrie, créé l’an dernier par l’Union africaine et l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI), avec le soutien de la Banque africaine de développement (BAD). En moyenne, le continent « ajoute de la valeur à 14 % de ses exportations, a calculé la BAD, contre 27 % dans les économies émergentes asiatiques. Cela représente une opportunité manquée de tirer davantage de bénéfices de nos ressources naturelles »

TROIS DÉCENNIES DE RECUL

L’Afrique postcoloniale est longtemps demeurée la région du globe la moins dynamique dans le domaine de l’industrialisation. L’ONUDI relève que la part de

la production manufacturière a même reculé en Afrique subsaharienne entre les années 1980 et 2010, passant de 18 % du PIB en 1981 à 10 % en 2017. Dans les années 1980 et 1990, faute de financement et de volonté politique, les Décennies du développement industriel de l’Afrique (IDDA I et IDDA II) annoncées par l’ONUDI avaient échoué. Il a fallu attendre 2016 pour que se lance enfin sur le continent une action concertée : « Les objectifs de l’IDDA III sont désormais liés à ceux de l’Agenda 2063 et aux objectifs de développement durable, se félicitait l’ONUDI en 2020. Cet engagement à grande échelle se traduit par un élan et des possibilités de financement sans précédent », la BAD ayant par exemple injecté 8 milliards de dollars pour appuyer l’industrialisation. L’agence de

l’ONU souligne aussi « des progrès indéniables » dans l’agroalimentaire, le textile, l’automobile et la machinerie, notamment au Maroc, au Rwanda, en Éthiopie et à l’île Maurice, où les autorités exercent une politique industrielle volontariste et planifiée. La diversification demeure cependant « encore insuffisante pour étayer un véritable essor industriel ».

Les chocs extérieurs de la pandémie, puis de la guerre en Ukraine, sont venus cruellement rappeler la vulnérabilité qu’implique la dépendance excessive à des fournisseurs et des marchés extérieurs : fin avril 2020, le cours du pétrole était même devenu négatif, à -40 dollars (l’offre excédentaire contraignant les pays producteurs à payer les acheteurs pour des barils qu’ils ne pouvaient plus stocker). Ces deux crises globales, associées au changement climatique et aux enjeux démographiques, raffermissent le consensus sur la nécessaire industrialisation du continent. L’ONUDI conseille même de percevoir la crise sanitaire comme « une opportunité pour impulser le changement » et de développer « les chaînes d’approvisionnement locales et régionales, afin de tirer parti d’un marché intérieur en pleine expansion », en profitant notamment de la mise en place de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) : le commerce entre États ne représente

PIUS UTOMI EKPEI/AFP
La pandémie et la guerre en Ukraine sont venus rappeler la vulnérabilité qu’implique la dépendance excessive à des fournisseurs et des marchés extérieurs.
Inauguration de la méga-raffinerie de Lekki par le président nigérian sortant Muhammadu Buhari (en bleu), aux côtés (de gauche à droite) d’Aliko Dangote et des chefs d’État sénégalais Macky Sall et nigérien Mohamed Bazoum.

ainsi que 17 % des échanges (contre deux tiers au sein de l’Union européenne…), du fait de l’étroitesse des marchés intérieurs et de l’existence de barrières tarifaires.

« Le rythme du développement industriel demeure trop lent », regrette la BAD dans un rapport de novembre dernier. « Les emplois ne sont pas créés au rythme requis par la croissance de la population », ce qui permettrait de « tirer parti d’un dividende démographique [lorsque les enfants et les anciens, à charge, deviennent moins nombreux dans la pyramide des âges, permettant aux jeunes actifs d’investir et de consommer davantage – ce fut l’une des clés de la réussite de la Chine à partir des années 1980, ndlr] ». La transition énergétique constitue cependant une formidable opportunité pour accélérer cette industrialisation.

En témoigne la future zone économique spéciale de 2 000 hectares, à la frontière entre la République démocratique du Congo (RDC) et la Zambie, où sera érigé un complexe industriel de batteries pour véhicules électriques. Le projet avance à un bon rythme, un an seulement après la signature à Lusaka de l’accord de coopération entre les deux pays, détenteur de 80 % des minerais nécessaires à ces batteries. Dès septembre devraient être connus les résultats de l’étude de faisabilité, lancée en mars par la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies et la Banque africaine d’import-export (Afreximbank). La décarbonation des transports devrait élever le marché des voitures électriques jusqu’au montant astronomique de 7 000 milliards de dollars en 2050 : « Capter 10 % de ce marché représente déjà 700 milliards », a rappelé Julien Paluku, ministre congolais de l’Industrie. ■

LES CHIFFRES

51 %, c’est l’augmentation des exportations africaines de gaz naturel liquéfié qui est prévue d’ici 2035.

88 % des Africains sondés par la Banque mondiale estiment que le changement climatique impacte leur vie quotidienne.

La dette représente 80 % du PIB de la Tunisie, dont la note souveraine a été dégradée de CC+ à CCC-.

à la pompe.

5,1 MILLIONS DE TOURISTES ONT VISITÉ LE MAROC ENTRE JANVIER ET FIN MAI 2023. C’EST DÉJÀ 20 % D E PLUS QUE POUR TOUTE L’ANNÉE 2019, AVANT LA CRISE SANITAIRE.

AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 81
En Afrique subsaharienne, la croissance économique devrait être de 3,2 % en 2023 et de 3,9 % en 2024, estime la Banque mondiale.
Au Nigeria, la fin des subventions étatiques a entraîné une multiplication par 3 du prix de l’essence
SHUTTERSTOCK (2)
La mosquée Koutoubia, à Marrakech. Les ravages d’une tempête au Cap, en Afrique du Sud.

Estelle Brack « Le commerce en dollars n’est pas à l’avantage des pays émergents »

commune. La fondatrice du cabinet de conseil en stratégie KiraliT et experte en paiements et services financiers nous explique pourquoi ce projet intéresse déjà une quarantaine de nations.

AM : Comment la hausse des taux directeurs de la Réserve fédérale des États-Unis impacte les monnaies, notamment africaines ?

Estelle Brack : Elle rend les placements en dollars plus attrayants, ce qui devient plus intéressant pour les investisseurs aux États-Unis. Cela apprécie le dollar et contribue au dévissage des autres monnaies. Pour les pays émergents – et en particulier les africains, dont les performances économiques ne permettent pas de compenser cette hausse –, la dépréciation de leur monnaie nationale accentue l’inflation des produits importés. Les acteurs économiques du continent vont placer leur argent en dollar, plutôt que dans leur monnaie, plus instable. Certains pays ont une stricte réglementation des changes : la banque centrale veut garder le contrôle sur le cours de la monnaie nationale (à taux de change fixe par rapport

à une devise internationale ou un panier de devises). Sa capacité à obtenir des dollars est limitée par la capacité exportatrice de l’économie du pays, et elle doit alors puiser dans ses réserves d’or… Cette difficulté à obtenir des dollars est un problème pour les entrepreneurs africains, dont les fournisseurs exigent d’être payés dans cette devise. D’où l’appétit pour le change sur le marché parallèle et les cryptoactifs. La facturation en dollars n’est donc pas à l’avantage des pays émergents. Le fait qu’une quarantaine d’États soient intéressés par le projet des BRICS démontre l’existence d’un vrai besoin. Récemment, la Tanzanie et l’Inde ont signé un accord bilatéral pour se passer du dollar dans leurs transactions. Quels sont les bénéfices d’une telle entente ?

Ce type d’accord – qui existe également entre la Chine, l’Argentine et le Brésil – favorise les transactions dans l’une des monnaies des deux pays. La Tanzanie, sur la côte de l’océan Indien, est un point de sortie des matières premières africaines vers l’Asie. Mais ces transactions d’import-export se font en dollars, alors qu’elles sont sans rapport avec les États-Unis. Le vendeur peut demander à être payé dans cette devise, car il lui sera ensuite facile d’effectuer d’autres opérations avec ces fonds. Cela implique que l’acheteur s’approvisionne en dollars, ce qui peut poser un problème s’il est dans une zone à réglementation des changes contraignante, mais aussi parce que ces transactions sont assujetties au caractère extraterritorial des lois américaines : Washington peut « mettre son nez dans vos affaires » Cette extraterritorialité peut avoir des conséquences en cas d’embargo ou de sanctions internationales. Concrètement, comment créer une monnaie ?

Cela implique de résoudre des questions techniques : sa composition, son taux de change, l’infrastructure la régissant et la garantissant (banque centrale), son nom

BUSINESS 82 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) se réuniront en août à Johannesbourg, pour notamment discuter de la possibilité de créer une monnaie

[les Européens ont longtemps hésité entre « euro » et « écu », ndlr]… S’agira-t-il d’une monnaie existante ou d’une nouvelle ? Son taux de change sera-t-il fixe ? Des billets et des pièces seront-ils en circulation, ou bien la monnaie sera-t-elle virtuelle, informatique ? Cela prendra du temps : trois ans se sont écoulés entre l’euro scriptural (1999) et sa mise en circulation (2002). Aussi, créer une monnaie, appuyée sur un panier de devises existantes et des banques centrales, n’est pas seulement un acte politique : il faut convaincre les acteurs économiques de l’utiliser, ce qui implique qu’ils y trouvent un intérêt, que cela facilite les transactions au quotidien et qu’ils aient confiance. Cela n’est pas anodin lorsqu’il s’agit d’être payé pour l’export de tonnes de matières premières ! En 2002, le lancement de l’euro avait-il remis en cause l’hégémonie du dollar ?

La part de ce dernier dans les échanges mondiaux a un peu diminué. Mais la moitié du commerce mondial demeure facturée en dollars, et 87 % des opérations de change l’impliquent. Par exemple, les importations françaises hors Union européenne demeurent facturées en dollars à 57 %, alors que seulement 16 % d’entre elles viennent des États-Unis : ce qui signifie que 40 % sont sans rapport avec les États-Unis, et que donc l’euro n’est pas parvenu à s’imposer. Le dollar, au même titre que l’or, se positionne comme une valeur refuge. Comment fonctionnerait cette monnaie des BRICS ?

fixe basé sur un panier de devises (rand, rouble, yuan, roupie…), convertible librement avec celles-ci, servant aux échanges internationaux. Seraient également mis en place des systèmes adaptés, utilisant les travaux pilotes sur les CBDC crossborder (monnaies numériques de banque centrale), permettant des paiements, par exemple, entre l’Afrique du Sud et la Russie sans l’intermédiation du dollar. C’est une hypothèse plausible. Quels sont les avantages pour les pays utilisateurs ? En s’appuyant sur cette construction, les acteurs économiques pourraient utiliser la blockchain pour régler les transactions quasi instantanément et les tracer. Si le système englobe une zone d’échanges assez équilibrée, les importations et exportations se compenseraient (par exemple, minerais africains et gaz russe contre produits manufacturés chinois), et le jeu serait à somme nulle vis-à-vis du reste du monde, en particulier dans les zones euro ou dollar. Dans le contexte géopolitique, adopter cette monnaie (aux côtés de Moscou et Pékin…) pourrait-il avoir des impacts pour les États en question ?

« L’adoption d’une nouvelle devise physique est un projet très structurant et, à mon avis, peu réaliste sans union monétaire. »

On ignore encore comment ils voudraient procéder. L’adoption d’une nouvelle devise est un projet très structurant et, à mon avis, peu réaliste sans union monétaire. Mais le fait qu’elle soit émise par une banque centrale régionale impliquerait sa reconnaissance par les autres États. Cette mise en place d’une devise physique – dans l’hypothèse d’une union monétaire – serait complexe : en Afrique occidentale, le projet Eco traîne et bute sur le fait que le Nigeria représente 40 % de l’économie régionale, ainsi que sur des considérations politiques ou de souveraineté. Mais il est aisé de créer une monnaie numérique, 100 % digitale et accessible depuis une application sur téléphone mobile ou ordinateur. Dans le cas des BRICS, cela pourrait alors être un « stablecoin » ( jeton de cryptomonnaie) ad hoc, avec un cours relativement

Difficile pour le moment d’appréhender les conséquences géopolitiques. Mais un retour de balancier paraît possible, étant donné la volonté de Washington de rapatrier un maximum de fonds vers les États-Unis. Le volume des BRICS dans le PIB mondial est en passe de dépasser celui du G7 : cette dynamisation du commerce élargit le champ des possibles. Il est étonnant que les BRICS doivent encore et toujours passer par le dollar pour commercer entre eux ! Le yuan prend progressivement le rôle du challenger, après que l’euro a tenté sa chance mais buté sur les mêmes limites que le dollar : c’est une monnaie extérieure aux pays émergents… La réussite et l’adoption de cette nouvelle devise, quelle que soit sa forme, sera liée à la confiance qu’elle inspirera aux acteurs économiques (en fonction de sa stabilité, sa liquidité, sa robustesse) et à sa capacité à résoudre les problèmes de règlement des factures et de transfert de fonds internationaux entre pays émergents. ■

AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 83
ONEFIFTYFOR

Le pays, qui importe 40 % de son électricité, espère à terme devenir autosuffisant.

En Namibie, l’hydrogène vert devient concret

Les autorités ont signé, fin mai, un accord avec la société Hyphen pour développer une nouvelle phase de ce mégaprojet à 10 milliards de dollars.

«Nous avons démarré un processus qui a le potentiel de transformer la vie de beaucoup de gens dans le pays, dans la région, et même dans le monde entier », s’est enthousiasmé le président namibien Hage Geingob, le 24 mai, après la signature, à Windhoek, et au terme de dix-huit mois de discussions, d’un accord de faisabilité et de mise en œuvre avec la société Hyphen Hydrogen

Energy (joint-venture entre le fonds d’investissement suisse Nicholas Holdings Limited et le groupe allemand de production d’énergies renouvelables Enertrag) concernant un projet d’hydrogène vert. D’un coût total de 10 milliards de dollars (presque autant que le PIB du pays, estimé à 12,3 milliards !), le complexe industriel sera construit dans le parc national de Tsau Khaeb, dans le sud-ouest du pays, et devrait produire, à l’horizon 2030, 2 millions de tonnes

annuelles d’hydrogène dit « vert » (c’est-à-dire par électrolyse de l’eau, au moyen d’électricité produite sans émission de gaz à effets de serre). Le PDG d’Hyphen, Marco Raffinetti, a estimé que le projet permettrait de créer 3 000 emplois directs et 15 000 indirects. Aussi, la Namibie, qui importe encore 40 % de son électricité, entend à terme devenir autosuffisante. Hyphen a également signé un accord avec la société portuaire néerlandaise Koole Terminals,

BUSINESS 84 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
ALAMY

afin de garantir l’acheminement de l’hydrogène jusqu’à Rotterdam, et prospecte les entreprises européennes susceptibles d’en acheter 750 000 tonnes par an, pour une utilisation dans les transports poids lourds, le chauffage et l’industrie.

Le pays d’Afrique australe, peuplé de seulement 2,5 millions d’habitants pour 825 000 km2, entend profiter de la transition énergétique pour valoriser son incroyable capital en énergies décarbonées, notamment ses plus de 300 jours d’ensoleillement par an. « La Namibie possède le potentiel pour devenir l’un des principaux hubs en énergies renouvelables sur le continent africain et dans le monde entier », avait déclaré la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lors d’une rencontre avec le président Geingob pendant la COP27 en Égypte, en novembre dernier. La Namibie avait alors signé un protocole d’accord établissant un « partenariat stratégique » avec l’UE, pour « assurer la mise en place d’un approvisionnement sûr et durable en matières premières et raffinées, ainsi qu’en hydrogène renouvelable, afin de soutenir la transformation écologique et numérique de [ses] économies ».

L’Europe parie sur l’hydrogène vert pour parvenir à décarboner son industrie et ses transports, avec comme objectif la production, en 2030, de 10 millions de tonnes et l’importation de 10 autres millions de tonnes, notamment depuis la Namibie, le Maroc, l’Égypte et le Kazakhstan. Des ambitions immenses pour un secteur qui se trouve, certes, en pleine croissance, mais qui n’en est pas moins encore à ses balbutiements : en 2022, la production mondiale d’hydrogène vert dépassait tout juste les 100 000 tonnes… ■

Eau potable : la tech israélienne débarque

Trois start-up de l’État hébreu, expertes du secteur, vont déployer leurs solutions sur le continent.

L’ONG israélienne Innovation: Africa a annoncé fin mai que trois start-up, spécialisées dans l’accès à l’eau potable, allaient travailler à ses côtés sur le continent. Fondée par l’entrepreneuse Sivan Yaari en 2008, cette organisation a permis à 4 millions d’Africains d’accéder à l’eau potable dans 10 pays (Sénégal, Cameroun, République démocratique du Congo, Afrique du Sud, Eswatini, Zambie, Malawi, Tanzanie, Ouganda, Éthiopie).

Elle a choisi les sociétés EZMEMS (détection), NanoClear Water Solutions (purification naturelle) et SoLED (purification via l’énergie solaire) pour expérimenter leurs technologiques innovantes sur ses projets africains.

Les performances d’Israël dans le domaine de la gestion de l’eau

sont unanimement reconnues. Depuis sa création en 1948, l’État hébreu, en partie désertique et en conflit avec la plupart de ses voisins, se trouve confronté à une équation complexe. En 2015, il existait encore une différence de 1 milliard de mètres cubes entre la demande et l’offre, obligeant les autorités et les entrepreneurs à rivaliser d’imagination pour trouver des solutions : recyclage par distillation, irrigation goutte à goutte, traque des fuites souterraines, etc.

Aujourd’hui, malgré l’aggravation des sécheresses due au changement climatique, l’offre en eau est supérieure de 20 % à la demande : Israël parvient à recycler 86 % de ses eaux usées (contre 17 % en Espagne, et moins de 1 % en France) et s’est fixé comme objectif d’atteindre un taux de 95 % d’ici 2025. ■

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ALAMY

Le Kenya au régime des lourdes taxes

Moins d’un an après l’élection de William Ruto, la pression fiscale exaspère la population. Un impératif pour rétablir les finances publiques.

Entré en fonction en septembre 2022 après une élection sur le fil, William Ruto entend multiplier les taxes pour accroître les recettes publiques. Le Kenya est en effet affecté par les conséquences de la guerre en Ukraine et par une sécheresse historique, alors que les finances publiques sont plombées par 65 milliards de dollars de dettes, en partie contractées par le précédent président, Uhuru Kenyatta (2013-2022), pour bâtir

des infrastructures. Le 12 mai, l’agence de notation Moody a dégradé de B3 à B2 la note du poids lourd économique d’Afrique de l’Est. Le projet de loi de finances 2023 prévoit des taxes sur des produits de base (les pâtes alimentaires, le sucre, le poisson importé…), mais également sur les cryptomonnaies (que plus de 8 % des Kenyans utilisent), et même sur les revenus des influenceurs (à hauteur de 15 %).

Un projet de taxe de 3 % sur l’ensemble des salaires concentre

particulièrement la colère des fonctionnaires, du personnel soignant, ainsi que les critiques de l’opposition, comme de certains députés de la majorité présidentielle. Le président Ruto justifie cette contribution en parlant de « situation gagnant-gagnant » : cette taxe permettrait de « bâtir jusqu’à 200 000 logements par an », dans un pays où manquent, selon la Banque mondiale, 2 millions d’habitations. Leur construction entraînera « des opportunités d’emploi à

86 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
ALAMY
Nairobi, capitale du pays et de l’innovation.

1 ou 2 millions de jeunes ». « Je ne vois pas pourquoi quiconque a le privilège d’avoir un travail salarié [alors que l’économie est majoritairement informelle, ndlr] aurait un problème à contribuer à un plan national pour aider les moins favorisés. », a-t-il estimé. Lors de sa campagne électorale, William Ruto se présentait justement comme le candidat des « débrouillards », c’est-à-dire de tous les microentrepreneurs de l’économie informelle africaine, face aux « élites » Dans sa jeunesse, l’homme avait effectivement été vendeur de rue, avant de faire rapidement carrière dans la politique (aidé par ses indéniables compétences de meneur et d’orateur), puis de faire fortune [voir Afrique Magazine n° 433]

Face à la contestation grandissante, le chef d’État s’en prend également aux fonctionnaires du fisc, la Kenya Revenue Authority (KRA), l’accusant de corruption et de collusion avec les fraudeurs, ainsi que de sabrer les efforts du gouvernement pour accroître les recettes fiscales. Ruto reproche par exemple à l’organisme public de ralentir les récents efforts de digitalisation de la collecte des impôts qui, en réduisant l’usage des formulaires papiers, rendent par conséquent les malversations plus difficiles.

Raila Odinga, candidat malheureux lors des élections de 2022, dénonce un « tsunami de taxes » f rappant une population déjà paupérisée par l’inflation. Le leader de l’opposition organise régulièrement des manifestations de contestation, dont certaines ont tourné à l’émeute, occasionnant plusieurs décès. Si elle est adoptée, la loi de finances 2023 entrera en vigueur le 1er septembre prochain.

Ashok Leyland s’implante en Côte d’Ivoire

Le constructeur indien de véhicules industriels va ouvrir une nouvelle usine d’assemblage à Abidjan.

Le ministre ivoirien des Transports Amadou Koné et le vice-président du conglomérat indien Hinduja, Rajesh Ranganathan, ont signé le 31 mai à Abidjan un accord de partenariat pour mettre en place une usine de montage de la marque Ashok Leyland. Elle devrait être opérationnelle dans douze mois, et environ 1 700 véhicules (bus, minibus, camions…) en sortiront par an. Le ministre a précisé que certains éléments seront fabriqués sur place, le pays « disposant de tous les éléments nécessaires pour la production de pneus », notamment le caoutchouc. Il s’est félicité de la création de centaines d’emplois, de la réduction des coûts d’acquisition des véhicules (par rapport à ceux assemblés en Inde) et de l’accélération du rajeunissement du parc automobile ivoirien.

Filiale de Hinduja (créé en 1914 et basé à Mumbai), Ashok Leyland est spécialisée dans la production de véhicules industriels et d’autobus, et contrôle environ un tiers du gigantesque marché indien du transport routier. Le constructeur automobile, présent dans une cinquantaine de pays du globe, a ouvert ses premiers bureaux à Abidjan, dans la zone industrielle de Vridi, en 2017, puis une usine de montage en janvier 2022. D’une capacité de 1 000 minibus par an, cette structure a pour objectif de faire de la Côte d’Ivoire sa base de déploiement en Afrique de l’Ouest. Ashok Leyland a également annoncé, en mai dernier, la signature d’un accord avec l’Égypte portant sur la construction, en partenariat avec la société locale Nasr, d’une usine de véhicules électriques. ■

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L’entreprise a installé son siège régional dans la zone industrielle de Vridi en 2017.

L’activité physique, c’est la santé !

SES BIENFAITS SONT EXTRAORDINAIRES. Elle est d’abord préventive, mais aussi curative. Marche, exercices, natation…

Elle est indispensable à notre mode de vie, qui entraîne fatigue et douleurs de notre organisme surchargé.

Désormais reconnue comme une thérapeutique, l’activité physique régulière a des effets bénéfiques validés scientifiquement. Outre le fait que l’exercice brûle des calories et limite la prise de poids ainsi que les facteurs de risque associés (diabète, cholestérol, hypertension artérielle), il est maintenant démontré que, lors des mouvements, la contraction musculaire libère des myokines : ces substances se diffusent partout dans l’organisme et ont pour effet de diminuer le niveau d’inflammation et de stress oxydatif, et d’améliorer l’immunité et la circulation sanguine. Voilà pourquoi l’exercice prémunit contre tant de maladies extrêmement diverses, se développant notamment sur un terrain d’inflammation. À l’inverse, la sédentarité déstabilise le corps et peut rendre malade. Bonne nouvelle, quel que soit l’âge où nous commençons une activité physique, nous en tirons des bénéfices !

30 minutes au quotidien, même moins, c’est tout bon

Pour ces affections en constante augmentation, l’effet préventif de l’exercice est important. Les personnes qui bougent 30 minutes cinq fois par semaine réduisent de façon significative le risque de diabète, l’effort permettant aux muscles de mieux capter le sucre dans le sang et de le brûler, donc de diminuer la glycémie. Il limite aussi le surpoids, terrain favorable pour l’élévation anormale du glucose sanguin. Ainsi, une personne en prédiabète (zone limite avant la maladie) qui fait plus d’exercice a 30 à 40 % de risque en moins de devenir diabétique ! Le mouvement protège également de l’hypertension artérielle : avec l’effort, les vaisseaux sanguins se dilatent, ce qui a pour résultat d’abaisser la tension. Et il réduit fortement le risque d’être victime d’un infarctus, puisqu’il augmente le taux de « bon » cholestérol (HDL) et limite le développement de l’athérosclérose (dépôt graisseux dangereux sur les artères) grâce à ses effets anti-inflammatoires. Si vous êtes déjà concerné par une affection cardiovasculaire, il ne faut pas baisser les bras : se mettre en mouvement fera toujours du bien ! En cas d’hypertension, cela peut permettre d’alléger le traitement en prenant un médicament de moins, voire parfois de ne plus en prendre du tout. Pour les personnes atteintes de diabète, l’activité physique peut éviter de devoir augmenter les médications dans le temps, comme souvent nécessaire. Et après un infarctus, elle fait chuter le risque de récidive.

Soulager les douleurs

Pour ce qui est de la lombalgie (mal en bas du dos), elle permet indéniablement d’aller mieux et de prévenir l’installation d’un problème récurrent. En stimulant la production d’opioïdes naturels (endorphines ayant un effet antidouleur), l’effort permet de bouger mieux, de retrouver une meilleure condition physique, ce qui rompt la chronicité du mal. Par ailleurs, des effets bénéfiques ont été constatés sur la fibromyalgie, qui se caractérise par des douleurs diffuses persistantes. Et pour les rhumatismes, l’exercice est un vrai médicament !

VIVRE MIEUX 88 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
P ages dirigées par Danielle Ben
Yahmed

En cas d’arthrose, cela améliore la nutrition du cartilage et stimule sa reconstruction (alors qu’avec la sédentarité, au contraire, il devient peu résistant et s’use plus vite). Il permet également de réduire les douleurs, toujours grâce à la sécrétion d’endorphines, et, en cas de polyarthrite rhumatoïde, a un effet anti-inflammatoire et diminue la souffrance. Les risques de chute et de fracture sont diminués, grâce à l’acquisition d’une bonne force musculaire. Enfin, en ce qui concerne les os, il les rend plus solides en augmentant l’activité des ostéoblastes (cellules qui les construisent). C’est donc une excellente prévention de l’ostéoporose, et si cette perte de densité osseuse commence à s’installer avec l’âge, il permet de la freiner.

Booster le bien-être

Très présents dans la société actuelle, le stress, l’anxiété et les problèmes de sommeil se révèlent un véritable cercle vicieux, les premiers troubles favorisant un mauvais sommeil, et vice-versa. L’activité physique est une arme efficace pour lutter contre tous ces soucis : elle apporte un plus grand bien-être psychologique et une meilleure tolérance aux contraintes de la vie. Divers mécanismes entrent en jeu… En premier lieu, elle améliore le repos nocturne. Elle stimule aussi la production d’endorphines, qui procurent la sensation de bien-être, voire une euphorie. Et réduit la libération des « hormones du stress ». Selon plusieurs études, chez les personnes souffrant d’une dépression légère à modérée, elle est aussi efficace qu’un antidépresseur ! Autres données intéressantes, cette fois par rapport aux effets du vieillissement : avec l’âge, les personnes qui bougent conservent de meilleures capacités de mémoire et performances intellectuelles (avec une plus grande vitesse de traitement de l’information, par exemple). Il est même démontré que l’exercice régulier a un effet préventif sur la maladie d’Alzheimer, le risque pouvant être diminué jusqu’à 45 %. Chez les sujets touchés par cette affection, il en ralentit même l’évolution. Ces bienfaits s’expliquent notamment par plusieurs facteurs : bouger réduit les phénomènes inflammatoires et oxydatifs au niveau du cerveau – des phénomènes susceptibles d’altérer les capacités intellectuelles –, booste la vascularisation cérébrale et induit la libération d’éléments neuroprotecteurs (cytokines).

Et même faire face aux cancers…

Contre ces maladies graves, l’exercice agit formidablement bien également. Son effet préventif est prouvé : les personnes qui pratiquent un sport au moins tous les deux à trois jours diminuent leur risque de 20 à 35 % de développer tous types de cancers, et notamment ceux du sein, du côlon, de l’utérus, de la prostate, de l’estomac. Chez les plus sportifs, le risque peut même être réduit de près de 50 %. Lorsqu’un cancer est déjà là, l’activité physique a encore des vertus remarquables. Elle combat les effets secondaires des traitements (notamment la fatigue) et permet de mieux les supporter. Elle allège aussi leur toxicité en maintenant la condition physique et la masse musculaire. De plus, elle favorise le sommeil, aide à garder un meilleur moral, et, c’est énorme, réduit en moyenne de moitié le risque de récidive ! D’où viennent de tels bénéfices ? Grâce au mouvement, l’organisme a de meilleures défenses immunitaires et sécrète moins d’hormones facteurs de croissance des tumeurs. Il y a enfin une diminution du tissu graisseux et des adipokines pro-inflammatoires, qui favorisent la prolifération des cellules cancéreuses. ■ Annick Beaucousin

Négative en excès

Attention, l’activité physique n’est pas forcément du sport intensif. Pour qu’elle procure des bénéfices, le minimum recommandé est 30 minutes de marche d’un bon pas, de préférence d’affilée, cinq fois par semaine. Tout ce qui s’y ajoute (montée des escaliers, jardinage…) est du bonus. L’idéal étant d’alterner différentes disciplines : vélo, yoga, natation, gym… Plus nous bougeons, plus les bienfaits pour notre santé sont grands. La régularité sur la semaine est également importante, faire du sport (même beaucoup) uniquement le week-end étant moins profitable.

AFRIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023 89
SHUTTERSTOCK

Fredy Massamba

Entre traditions d’Afrique centrale, hip-hop et rumba, le CHANTEUR, MUSICIEN ET DANSEUR CONGOLAIS

célèbre des valeurs ancestrales et livre son regard sur le monde dans son dernier opus. propos recueillis par Astrid Krivian

1 Votre objet fétiche ?

Pas un objet, mais la tradition bantoue qui bouillonne en moi, que je partage avec les autres et dans ma musique.

2 Votre voyage favori ?

Une tournée avec le groupe Zap Mama, du Congo à l’Australie, en passant par Bruxelles, Amsterdam, Singapour, Sydney, Adélaïde… Rencontrer les peuples autochtones en Nouvelle-Zélande m’a bouleversé.

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?

Au Bénin, à Cotonou, pour le concert Rumba en majesté, dans le cadre de l’événement Kwabo Congo.

4 Ce que vous emportez toujours avec vous ?

Une flûte pygmée et un calepin.

5 Un morceau de musique ?

Ma chanson « Ngoma » rend hommage au tambour d’Afrique centrale éponyme. C’est aussi un parolier, qui ouvre la discussion entre les familles lors d’un événement. Il a fait de moi l’homme que je suis, et m’a mené à la danse.

6 Un livre sur une île déserte ?

Nations nègres et culture, de Cheikh

Anta Diop. Marquant !

7 Un film inoubliable ?

Break Street 84, sur le hip-hop et le breakdance, a changé ma vie. J’ai appris par cœur les pas des danseurs !

8 Votre mot favori ?

« Humanité ».

9 Prodigue ou économe ?

Prodigue. Je viens d’une grande famille. J’aide aussi les amis. J’aime voir les gens heureux, quitte à me retrouver dans le rouge !

10 De jour ou de nuit ?

De jour. J’aime sa lumière. Lors de la guerre en République du Congo, seul le jour nous rassurait, telle une lueur d’espoir vers des lendemains possibles de paix et de joie. La nuit, c’était le moment des attaques, des incertitudes.

11 Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ? Réseaux sociaux, e-mail et WhatsApp.

12 Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ?

Regarder un match de foot ! Plus jeune, j’ai pratiqué ce sport.

13 Votre extravagance favorite ?

Je n’ai pas de petite folie. Mais je ris beaucoup !

14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ? Médecin, instituteur ou avocat.

15 La dernière rencontre qui vous a marqué ?

Manu Dibango, paix à son âme, au JazzKif, à Kinshasa. Il partageait la scène avec le pianiste Ray Lema. Les deux légendes de la musique ! C ’était extraordinaire.

16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?

Le sourire d’un enfant.

17 Votre plus beau souvenir ?

La naissance de ma fille. Je voyais ma jeunesse partir, je devenais un papa… Très émouvant.

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?

En Afrique, pour retrouver mes parents, mes souvenirs, mes couleurs, ma poussière.

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?

Top secret, désolé [rires] !

20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ?

Que j’ai été fidèle à ma culture bantoue, que j’ai honoré mes racines, les musiques qui ont bercé mes parents. L’authenticité est importante, pour savoir qui l’on est et ne pas se perdre. ■

20 QUESTIONS 90 AF RIQUE MAGAZINE I 442 – JUILLET 2023
LES
ORPHÉE LUTULA OKITO
Trancestral, Hangaa Music/RFI Talent.

Lancée en 1953, la Fifty Fathoms est la première montre de plongée moderne. Créée par un plongeur et choisie par des pionniers, elle a joué un rôle fondamental dans le développement de la plongée sous-marine. Elle est le catalyseur de notre engagement en faveur de l’océan.

«Création» Wildlife Photographer of the Year 2021 Grand Prix © Laurent Ballesta
*En chaque Blancpain, l’éternité | L’esprit de préservation 83, rue Moussa Ben Noussair · Casablanca Tél. +212 522 47 00 08 - Fax + 212 522 47 00 07 Boulevard Principal, Les Berges du Lac 1 · Tunis · Tél. +216 71 860 475 Rue Lac Victoria, Les Berges du Lac 1 Tunis · Tél. +216 71 963 555
Une Fifty Fathoms est pour l’éternité.

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