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BUSINESS La bataille contre les plastiques PORTFOLIO ABBAS POUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE ÇA SLAME À ABIDJAN! RYTHMES MOUNIA MEDDOUR INTERVIEWS+ KAOUTHER ADIMI MAMADOU DIOUF France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0 L 13888 - 438 H - F: 4,90 € - RD N°438 - MARS 2023 Soft Power Africa NOTRE CLASSEMENT EXCLUSIF des 15 pays du continent qui projettent de la « puissance douce », qui s’adressent le mieux au monde, qui se positionnent comme des « influenceurs » incontournables.

L’UKRAINE, LA RUSSIE ET NOUS

Le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine. Une « opération spéciale », prévue pour durer quelques semaines tout au plus. La guerre totale, pourtant, s’est installée depuis plus d’un an, avec son cortège de tragédies. Le conflit a bouleversé le désordre établi du monde. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) a resserré les rangs, les États-Unis et l’Europe soutiennent Kiev, avec des moyens sans limites. Les sanctions se sont abattues sur une Russie, brutalement coupée du marché global, mais toujours aussi menaçante.

Moscou joue la carte de la contre-hégémonie. Il s’agirait de résister à l’impérialisme, à la domination, à l’arrogance de Washington et de ses alliés. On s’appuie sur la tradition anticoloniale de la défunte URSS. Se dessinerait, dit-on, une nouvelle séquence de l’histoire, avec l’émergence d’un « camp du refus » se structurant autour de Moscou, Beijing, New Delhi, Brasília, et d’autres… L’Afrique serait alors l’un des enjeux stratégiques de cette bataille entre l’Occident et la « rébellion des nouveaux mondes ». Le continent serait sommé de choisir son camp. Le résultat des votes successifs aux Nations unies, le nombre d’abstentions lorsqu’il s’agit de condamner la Russie, montre l’ampleur de l’embarras continental.

Pour de nombreux Africains, ce conflit n’est pas le leur, ils ne veulent pas être sommés de s’aligner, de prendre parti dans une « bataille lointaine », à des milliers de kilomètres, qui n’entre pas dans leur intimité géographique ni stratégique. Les conséquences économiques pour des pays fragiles sont particulièrement lourdes, et personne non plus dans le « camp du bien » n’est véritablement venu les soutenir… Certains, enfin, ont des relations anciennes avec la Russie. Et la plupart ne se retrouvent pas dans les arguments de principe sur la souveraineté et la liberté défendus par l’Occident.

L’époque coloniale n’est pas si lointaine, avec son cortège d’humiliations et de spoliations. Les grands discours n’ont pas empêché les Occidentaux de soutenir des régimes infréquentables. La souveraineté des nations n’a pas pesé lourd lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak en 2003, en accumulant les

mensonges. Imposant des embargos qui ont affamé des millions de civils. Déclenchant des conséquences désastreuses (dont la naissance de Daesh…). En Afrique, on n’oublie pas non plus la « liquidation » de la Jamahiriya arabe libyenne en 2011, perçue comme étant l’une des causes – sinon « la » cause – de la déstabilisation de tout le Sahel.

Certains conflits seraient plus importants que d’autres. On parle de l’Ukraine, en évoquant à peine ce qui s’est passé au Tigré (600 000 morts, 2 millions de déplacés) ou pendant les innombrables guerres du Congo. On dépense sans compter des dizaines de milliards de dollars pour soutenir Kiev, mais chaque million qui devrait être alloué à la sécurité sur le continent fait l’objet d’âpres discussions… Sans parler évidemment des budgets d’aide au développement faméliques. Ou des fonds promis pour lutter contre le réchauffement climatique…

Le monde est injuste, mais rien n’empêche pourtant l’Afrique de prendre position. Rien n’empêche l’Afrique de se libérer des tutelles occidentales, d’adhérer pleinement à la stratégie de construction d’un monde multipolaire. Rien n’empêche de maintenir pour certains un dialogue avec Moscou (la France a bien tenté de le faire). Mais il faut reconnaître la situation telle qu’elle est. Et mesurer le cynisme de l’approche de Vladimir Poutine, « défenseur des victimes de l’impérialisme », tout en menant une politique de conquête, de mise sous tutelle d’un pays voisin. Rien n’empêche de constater que la Russie alimente par ailleurs une véritable campagne de grande ampleur informationnelle et digitale pour manipuler les opinions publiques, en Afrique et ailleurs… Que la force Wagner est avant tout une milice, qui se charge certes de la protection des régimes, mais surtout du pillage de leurs richesses.

On pourrait simplifier plus encore le raisonnement. La guerre d’Ukraine est une « mauvaise » guerre, aberrante, « illégitime » et coûteuse. Comme le fut l’invasion de l’Irak en 2003. L’une ne justifie pas l’autre, et une Afrique libre et souveraine doit pouvoir condamner ce qui doit l’être. ■

AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023 3
édito
PAR ZYAD LIMAM

N°438 MARS 2023

TEMPS FORTS

30 Soft Power Africa par Zyad Limam, Thibault Cabrera, Cédric Gouverneur et Emmanuelle Pontié

44 Ça slame à « Babi » par Philippe Di Nacera

54 Mamadou Diouf : « La culture doit guider le politique » par Astrid Krivian

60 Mounia Meddour : « J’aime le cinéma utile » par Astrid Krivian

66 Kaouther Adimi : « La fiction permet tout » par Astrid Krivian

P.08

Soft Power Africa

Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps

Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com

6 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
DRAYMAN AREF/NUR PHOTOS/AFP
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P.30
NOTRE CLASSEMENT EXCLUSIF des 15 pays du continent qui projettent de la «puissance douce», qui s’adressent le mieux au monde, qui se positionnent comme des influenceurs» incontournables PHOTOS DE COUVERTURE : JIHANE ZORKOT - ABBAS/FONDS ABBAS PHOTOS/ MAGNUM PHOTOS - SHUTTERSTOCK - PATRICE NORMAND/LE SEUIL - COADIC GUIREC/BESTIMAGETHIBAUT CHAPOTOT/MUSÉE DU QUAI BRANLYJACQUES CHIRAC - SHUTTERSTOCK
3 ÉDITO
et nous
Limam 8 ON EN PARLE C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN Ramsès superstar 26 PARCOURS Amina Richard par Astrid Krivian 29 C’EST COMMENT ? Hydratez le continent ! par Emmanuelle Pontié 52 CE QUE J’AI APPRIS Yasmine Chouaki par Astrid Krivian 70 PORTFOLIO Abbas : Pour la liberté par Emmanuelle Pontié 88 VIVRE MIEUX Douleurs articulaires : comment mieux les contrer ? par Annick Beaucousin 90 VINGT QUESTIONS À… Ablaye Cissoko par Astrid Krivian
L’Ukraine, la Russie
par Zyad

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AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023 7 76 Recycler le plastique, le rocher de Sisyphe 80 Edem d’Almeida : « Il faut distiller un autre regard » 82 Les assureurs du continent veulent convaincre 83 Une nouvelle cimenterie pour Dangote au Nigeria 84 Mounir Laggoune : « C’est le Far West » 86 EACOP : bras de fer entre des ONG et TotalEnergies 87 Un gazoduc Algérie-Italie sans la Tunisie par Cédric Gouverneur
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BUSINESS
P.44 P.70 P.76

ON EN PARLE

C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage

8 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023 DR

ÉVÉNEMENT

RAMSÈS SUPERSTAR

Une exposition qui célèbre le PLUS GRAND DES PHARAONS et présente d’incroyables trésors,

APRÈS AVOIR accueilli la grande expo sur Toutânkhamon en 2019, Paris se remettra à l’heure de l’Égypte antique en avril prochain. Avec « Ramsès & l’or des pharaons », c’est cette fois-ci l’un de ses rois les plus connus qui est mis à l’honneur : Ramsès II. Entre son intronisation en 1279 av. J.-C., à l’âge de 25 ans, et sa mort, à 91 ans, le guerrier et grand bâtisseur a marqué à jamais la civilisation égyptienne. L’empire, qui vivait son apogée, était submergé de richesses, comme le témoignent de nombreux trésors en or, argent, lapis-lazuli, obsidienne, et bien d’autres matériaux précieux. Des objets de plus de 3 000 ans seront mis en valeur dans un décor somptueux : les visiteurs pourront admirer des bijoux exceptionnels, comme un collier d’or de plus de 8 kg, ou encore un colosse en calcaire à l’effigie de Ramsès – exposé pour la première fois hors d’Égypte – et son précieux

cercueil en bois de cèdre. Ces chefs-d’œuvre complètent un parcours ponctué de présentations multimédia uniques et enrichi par des ateliers, un escape game, ainsi qu’une expérience de réalité virtuelle dans le temple d’Abou Simbel et le tombeau de la reine Néfertari. ■ Luisa Nannipieri

« RAMSÈS & L’OR DES PHARAONS », Grande Halle de la Villette, Paris (France), du 7 avril au 6 septembre. expo-ramses.com

Des chefs-d’œuvre de plus de 3 000 ans, à l’image de l’amulette de la déesse Bastet et l’obélisque, ci-contre, et du buste en granit de Mérenptah (fils de Ramsès), à gauche.

AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023 9
dont certains pour la première fois hors d’Égypte.
DRSANDRO VANNINI (2)

SUPPLÉMENT

LES BONUS DE BLACK PANTHER II

La sortie TRÈS ATTENDUE en DVD de

la suite du blockbuster Marvel.

ALORS QUE la successeure du roi T’chala tente de s’imposer à la tête du Wakanda, un royaume sous-marin mystérieux menace de s’allier aux puissances ennemies qui convoitent les ressources en vibranium du pays africain high-tech. Letitia Wright remplace Chadwick Boseman, mais l’acteur ivoirien Isaach de Bankolé joue toujours le chef de la tribu de la rivière. Pour ceux qui l’auraient déjà vu au cinéma, la sortie en DVD de ce deuxième épisode permet de prolonger le plaisir en le revisionnant avec le commentaire du réalisateur. Autres suppléments : un (court) bêtisier, quatre scènes coupées (dont une dans les toilettes de la NSA, l’Agence nationale de la sécurité américaine…), ainsi que deux reportages sur le tournage qui racontent les coulisses de la conception du royaume sous-marin Talokan et expliquent l’évolution, d’un épisode à l’autre, des costumes et des décors, inspirés de toute l’Afrique. ■ Jean-Marie Chazeau

BLACK PANTHER: WAKANDA FOREVER (États-Unis), de Ryan Coogler. Avec Letitia Wright, Angela Bassett, Danai Gurira. En Blu-ray et DVD.

SOUNDS

À écouter maintenant !

Merve Dasdemir est toujours au micro, entourée de musiciens tous plus doués les uns que les autres. Entre les bazars d’Istanbul et les errances psyché seventies, on ne sait plus où donner de la tête. Pour cet excellent cinquième album, le groupe néerlandais préserve son inspiration et son énergie électrique. Coup de cœur pour la version perchée de « Rakıya Su Katamam », de l’écrivain turc Mustafa Öztürk.

Nouveau projet enthousiasmant pour le roi du tambour ka, batteur et compositeur antillais Sonny Troupé : la musique de film ! Séduit par 2 semaines krono, du réalisateur guyanais Stéphane Floricien, il a proposé à ce dernier que ses protagonistes soient incarnés par des instruments, chacun doté de sa mélodie. Ce qui fait de Romance un écrin de morceaux instrumentaux expressifs.

YellowStraps

Tentacle, Haliblue Records/Universal Music France

C’est à Bruxelles que les frères Yvan et Alban Murenzi, nés au Rwanda et élevés en Ouganda, férus de soul et de hip-hop, ont lancé YellowStraps. Aujourd’hui, le duo est devenu solo, et Yvan propose le réussi Tentacle, dans lequel il façonne un mélange de R’n’B et d’electronica doté d’une belle ambition pop. En bonus, deux featurings avec Sofiane Pamart et Roméo Elvis. ■ Sophie Rosemont

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ELI ADÉ/2022 MARVELDR (4)

RYTHMES

LE KOLOGO POWER DE KING AYISOBA

« JE SUIS LE ROI DU KOLOGO. Notre musique, c’est le kologo power ! Nous préservons notre musique, nos instruments, nos chansons, nos vêtements et nos danses. Quand on joue en Europe, nous semblons différents des autres, mais chez nous, nous sommes comme tout le monde. » Ainsi parle King Ayisoba, dont le formidable nouvel album, Work Hard, se veut fédérateur, accessible, mais sans compromis. En guise de fils rouges, l’universalité, le gurenne (langue parlée entre autres dans le Haut Ghana oriental), et le kologo donc, cette fameuse guitare à deux cordes. Ainsi, les neuf morceaux se déroulent avec une énergie contagieuse : « Quand les Européens dansent sur notre musique, ils en font partie intégrante. Oui, j’ai mon propre style, mais quand je joue, tous les humains s’assemblent. »

L’album a été en grande partie enregistré à Bongo Soe (près de la frontière du Burkina Faso), le foyer de King Ayisoba et le chef-lieu du studio Top Link, appartenant au producteur et batteur émérite Francis Ayamga.

« Je lui ai enseigné la musique, commente l’artiste. Francis m’a accompagné en tournée, s’est familiarisé avec le corpus du Ghana et d’Europe. Il a travaillé avec Zea [du groupe The Ex, ndlr] aux Pays-Bas, avec Adrian Sherwood au Royaume-Uni. Quand on voyage, la règle, c’est d’apprendre. Aujourd’hui, ce studio est devenu très important, car il sait comment mixer les mélodies traditionnelles aux sonorités internationales actuelles. » Et il en offre une belle démonstration ici.

Or, si l’on est emportés par une énergie volontiers joyeuse, King Ayisoba n’oublie pas ses convictions : « Je ne peux pas chanter sur l’amour ou le sexe : nous sommes censés montrer le bien ou le mal. Aujourd’hui, je dis aux gens qu’ils doivent enseigner à leurs enfants leur langue locale. Je dis aux dirigeants de notre pays et du monde entier qu’ils ne doivent pas abuser de leur pouvoir et ne pas céder à la corruption. Je dis aux gens qu’au lieu de trop parler, ils devraient agir et travailler dur. » En écoutant le bien nommé Work Hard ! ■ S.R.

AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023 11
Le Ghanéen revient avec un ALBUM CHATOYANT, fort de multiples expériences sonores…
NICK HELDERMANDR
KING AYISOBA, Work Hard, Glitterbeat/ Modulor.

LITTÉRATURE

AKWAEKE EMEZI Être ou ne pas être

Une exploration du genre, par l’une des VOIX SINGULIÈRES DE LA LITTÉRATURE NIGÉRIANE.

DÈS LES PREMIERS MOTS, les dés sont jetés. Vivek Oji est mort. Cette disparition devenant la clé de voûte du dispositif littéraire d’un récit polyphonique troublant. Où passé, présent, réalité et au-delà s’entremêlent. Dès le départ, la dépouille du héros suscite mille interrogations. Et invite à une exploration de l’intime, de l’identité et du genre. Autant de questions sensibles, touchant à l’individu comme à la société nigériane, et auxquelles la personnalité mystérieuse et poignante de Vivek, fauché en pleine jeunesse, donne chair. « Je ne suis pas ce qu’on croit. Je ne l’ai jamais été », confesse au lecteur celui qui n’a pas pu vivre ouvertement ce qu’il a toujours voulu être : un jeune adulte en quête de lui-même, aimant s’habiller en femme, avec une attirance pour les hommes. Mais comment se faire accepter au sein d’une société où chacun essaie de faire de sa réalité une réalité dominante ?

C’est dans cet écartèlement, entre désaveu et tolérance, entre violence et reconnaissance, que ce roman, encensé par la presse anglo-saxonne lors de sa sortie aux États-Unis en 2020, s’inscrit.

Comme en écho au parcours pugnace et singulier d’Akwaeke Emezi, 35 ans, qui se définit comme non-binaire (personne ne se sentant ni homme ni femme), transgenre, se vit comme étant plusieurs. Né-e à Umuahia d’un père nigérian et d’une mère malaisienne, l’artiste et vidéaste habite aujourd’hui New York. De cette mosaïque identitaire, Akwaeke Emezi tire les fils des frontières réelles ou irréelles entre les genres et les cultures, tisse une œuvre texturée et profondément émouvante. Si son précédent roman, partiellement autobiographique, Eau douce, paru en 2018, s’intéressait aux ogbanje (des esprits qui habitent des âmes humaines dans la culture des Igbos, au sud-est du Nigeria), ce nouvel ouvrage pose un regard profond et tendre sur une famille qui s’effondre après la perte tragique et précoce d’un fils incompris. S’inspirant du réalisme magique de Toni Morrison et de Gabriel Garcia Márquez, ou des mondes étranges d’Helen Oyeyemi, Akwaeke Emezi n’a pas fini de nous surprendre. ■ Catherine Faye

AKWAEKE EMEZI

La Mort de Vivek Oji, Gallimard, 288 pages, 22 €.

ON EN PARLE 12 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
DR
FRANCES F. DENNY/THE NEW YORK TIMES/REDUX-RÉA

SÉRIE

EN PLACE (France),de Jean-Pascal Zadi. Avec lui-même, Éric Judor, Benoît Poelvoorde. Sur Netfl ix.

MÉMOIRE VIVE

Un émouvant hommage, tout en dessins subtils, aux victimes du NAUFRAGE DU JOOLA.

CAP SUR L’ÉLYSÉE !

Un éducateur de banlieue en lice pour devenir le premier présidentnoir de la République française ?

« MANGEZ BIEN, PAYEZ RIEN » ! C’est le slogan laborieux (pour du bio et du local à la portée des plus pauvres) trouvé par l’outsider d’une campagne présidentielle, à la recherche d’une idée pour se faire élire. Stéphane Blé, Français de parents ivoiriens, marié à une Sénégalaise, s’occupe des jeunes de sa cité, qui le poussent à se présenter pour mieux les défendre. Chacun des six épisodes raconte son improbable montée dans les sondages et voit fuser gags et bons mots qui n’épargnent personne, à commencer par le personnage incarné par Jean-Pascal Zadi avec sa bonhomie et son autodérision habituelles. Les rebondissements – plus ou moins attendus – sont portés par des seconds rôles de luxe, d’Éric Judor à Benoît Poelvoorde, en passant par Marina Foïs, et un impayable Sylvestre Amoussou en père du candidat débarquant d’Abidjan. La campagne électorale se déroule jusqu’en Corrèze, « à la rencontre des babtous dans les endroits pauvres » ! Pas besoin de connaître les arcanes de la politique française pour rire de cette satire des mœurs démocratiques, parfois bien dévoyées… ■ J.-M.C.

C’ESTL’HISTOIRE d’un bateau chaviré dans les eaux territoriales gambiennes, devenu le plus grand drame de l’histoire nationale du Sénégal. Le 26 septembre 2002, Le Joola, ferry assurant la navette entre Dakar, Karabane et Ziguinchor, vétuste et surchargé de plus de trois fois la jauge maximale de voyageurs, se retourne en moins de 10 minutes. Selon le bilan officiel, 1 863 personnes meurent, noyées ou écrasées sous le poids des autres passagers. Faisant ainsi plus de morts que le naufrage du Titanic Une tragédie qui aurait pu être évitée, et que la bande dessinée de l’auteur et illustrateur suisse Stefano Boroni transforme en une fable onirique inventive, en donnant la parole aux disparus, depuis un monde subaquatique imaginaire. Des vignettes dessinées à l’encre de Chine aux illustrations intermédiaires colorées, en passant par l’expressivité des visages des personnages, tout concourt à redonner une voix sensible, et plus que jamais vivante, à chacune des victimes. ■ C.F.

ON EN PARLE 14 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
BD
STEFANO BORONI, Que la mer vous soit légère, L’Harmattan, 144 pages, 20 €.
UNE
SATIRE POLITIQUE et drolatique !
DR

ANIMATION

EN TERRAIN MINÉ

Le traumatisme d’une guerre oubliée, sur trois générations de femmes… Un DESSIN ANIMÉ D’UNE GRANDE PUISSANCE.

COMMENT RACONTER une guerre qui a duré plus d’un quart de siècle, tué plus de 1 million de personnes, et laissé des millions de mines antipersonnel, qui continuent à exploser chaque année ? Une pièce de théâtre, deux voyages en Angola, cinq ans de recherches et de rencontres plus tard, voici le résultat proposé par José Miguel Ribeiro, sous la forme détonante d’un dessin animé aux couleurs puissantes, tirant sur le noir et l’hémoglobine… mais laissant entrevoir une certaine poésie et de superbes paysages. On suit trois personnages : d’abord une jeune femme à la recherche de son mari disparu dans la guerre civile qui déchire son pays, au lendemain d’une guerre d’indépendance déjà sanglante. Elle se retrouve plongée au cœur des combats, tour à tour prisonnière et meurtrière malgré elle, jusque dans le désert du Namib. Vingt ans plus tard, on découvre sa fille, rappeuse à la langue bien pendue, dans la Luanda à peine pacifiée des années 2010, ainsi que sa mère, fataliste et devenue obèse, comme pour amortir les coups du sort. Trois générations d’une même famille, trois regards de femmes qui permettent de s’immerger dans les traumas de la violence d’une guerre oubliée, et dont la portée universelle résonne aujourd’hui, de l’Ukraine au Nord-Kivu, du Yémen au Soudan du Sud… La richesse esthétique du film est soulignée par la musique angolaise, de David Zé à Bonga et son tube « Sodade », mythique chanson de l’Afrique lusophone, popularisée vingt-cinq ans avant Cesaria Evora. Avec toute la tristesse de la séparation qui suinte de ce court mot portugais… ■ J.-M.C.

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NAYOLA (Portugal-BelgiqueFrance),de José Miguel Ribeiro. En salles.
DR
Ce film poétique aux couleurs profondes est esthétiquement très riche.

LE PLUS BEL ORNEMENT

À la kasbah des Oudayas, à Rabat, un NOUVEAU MUSÉE dédié aux bijoux du royaume chérifien.

DIADÈME EN OR, pierres précieuses et perles, poignards de type Koummya en argent, cuivre, verroterie et émail, ou encore caftan en velours et fils d’or… Chaque pièce présentée dans le nouveau Musée national de la Parure (qui a ouvert en janvier) rend compte non seulement de l’identité régionale et culturelle du pays, mais également de la diversité des techniques de fabrication. Confectionnés à la main en utilisant les savoir-faire ancestraux, les 800 objets exposés, dont plus de la moitié provient de la collection personnelle de bijoux amazighs du roi Mohammed VI, rendent hommage au travail ingénieux des maâlems et des artisans marocains. La scénographie, quant à elle, situe les grands centres de production dans le pays : Essaouira, Marrakech, Fès et Tétouan pour les bijoux citadins, principalement réalisés en or ; Ighrem, Tiznit, Ida et Nadif pour les ruraux, exclusivement produits en argent. Le musée s’inscrivant dans un écrin historique, l’ancien palais du sultan Moulay Ismail, datant du XVIIe siècle, et son jardin andalou, inspiré de l’Alhambra, entièrement restaurés. ■ C.F. MUSÉE NATIONAL DE LA PARURE, kasbah des Oudayas, Rabat (Maroc).

ON EN PARLE 16 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
OUVERTURE DR
Plus de 800 objets rendent hommage au travail ingénieux des artisans du royaume.

COLLAB

MSAKI

& TUBATSI, DUO DE RÊVE

Les SUD-AFRICAINS s’allient au violoncelliste Clément Petit pour une PROPOSITION CHATOYANTE, entre organique et synthétique.

C’EST LE RAPPORT à l’autre, un thème ô combien universel, mais qui résonne particulièrement en Afrique du Sud, qu’explorent ici Msaki et Tubatsi Mpho Moloi. La première s’est déjà illustrée par l’hybridité de son corpus, de l’électro au folk, et la variété de ses collaborations, de Diplo à Prince Kaybee. En 2022, son album Platinumb Heart Open lui a valu deux prix aux South African Music Awards. Membre du quatuor

Urban Village et du collectif Keleketla, basé à Soweto, Tubatsi Mpho Moloi cultive également différents jardins sonores, du mbaqanga au rock. Sur ce premier album confectionné ensemble, le duo est guidé par les mélodies du violoncelliste et arrangeur français Clément Petit. Et c’est superbe. En témoigne le fervent « Zibonakalise » ou le cathartique « Hearteries ». ■ S.R.

MSAKI & TUBATSI, Synthetic Hearts, Nø Førmat.

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DR

L’ÉTOFFE DES SENTIMENTS

LE NOUVEAU FILM de Maryam Touzani prend son temps pour nous faire découvrir les gestes des derniers artisans de la médina de Salé : ceux qui savent tailler et broder les plus belles étoffes pour fabriquer les caftans traditionnels. La cinéaste marocaine avait filmé dans son premier long-métrage (Adam, 2019) la fabrication des pâtisseries dans une autre médina, celle de Casablanca. Un décor pétri d’authenticité dans les deux cas, pour mettre en valeur des personnages pris dans les mailles d’un conservatisme pesant.

On retrouve ici la même actrice, formidable Lubna Azabal, dans un rôle difficile : après avoir été une veuve particulièrement revêche face à la jeune mère célibataire qui frappait à sa porte dans Adam, la voici malade d’un cancer aux côtés d’un mari tailleur qui lutte contre sa nature homosexuelle (Saleh Bakri). L’irruption d’un jeune apprenti va alors bousculer le couple. L’épouse refuse de se soigner, mais protège un peu trop son mari, torturé par ses contradictions. Tout à sa pratique religieuse très rigoureuse, elle va pourtant l’aider à s’accepter… Cette situation difficile semble pousser vers le mélodrame, mais le film évite les écueils, chacun déjouant les prévisions :

l’époux, d’une belle douceur, recèle une grande force, la femme dépasse ses douleurs physiques et morales, et l’apprenti, dont les intentions sont floues, reste à distance… Au-delà des lenteurs du film – qui s’étirent parfois un peu trop sur deux heures –, les tensions au sein du trio tiennent solidement l’histoire. Et les qualités de l’image et de la lumière ajoutent de la sensualité aux rapports amoureux – très pudiques – et au travail des étoffes que l’on a l’impression de pouvoir toucher. Une ode à l’amour, quelle que soit son orientation, dans un contexte compliqué au Maghreb. Maryam Touzani l’explique elle-même avec conviction : « Malheureusement, au Maroc, l’homosexualité est punie par l’article 489 du Code pénal. La peine peut aller de 6 mois à 3 ans de prison. L’homosexualité est non seulement un tabou, mais elle est considérée comme un crime ! Cette loi est affligeante, et je pense qu’il faut s’insurger pour qu’elle soit abolie, au Maroc, et dans d’autres pays, il faut dire les choses et ne pas avoir peur. » La réalisatrice réussit là un beau film courageux. ■ J.-M.C. LE BLEU DU CAFTAN (Maroc),de Maryam Touzani. Avec Lubna Azabal, Saleh Bakri, Ayoub Missioui. En

ON EN PARLE 18 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
salles.
DRAME DRLES FILMS DU NOUVEAU MONDE/ALI N’ PRODUCTIONS/VELVET FILM/SNOWGLOBE
Derrière le drapé des derniers caftansfabriqués à la main au Maroc, un éloge de l’AMOUR ARC-EN-CIEL.
Lubna Azabal est formidable dans le rôle d’une femme atteinte d’un cancer, dont le mari tailleur, Saleh Bakri (à droite), tait son homosexualité. L’irruption d’un jeune apprenti (Ayoub Missioui) va bousculer le couple…

Djarabane : Au petit marché des amours perdues, Delcourt, 192 pages, 23,95 €.

TROIS QUESTIONS À…

ADJIM DANNGAR

Le dessinateur et auteur tchadien signe la SUPERBE

BD Djarabane : l’histoire d’un artiste débutant dans un pays en guerre, sous la dictature.

AM : Que raconte le tome 1 de votre bande dessinée ?

Adjim Danngar : « Djarabane » signifie « Que faire ? » en sara. Le premier tome narre le parcours de Kandji, qui rêve de devenir artiste peintre, de son enfance à Sarh, dans le sud du Tchad, jusqu’à son adolescence à N’Djamena. L’histoire débute en 1984 : en guerre contre la Libye, le pays est dirigé par Hissène Habré. Son règne, qui a duré huit ans, a été marqué par la terreur, des répressions, des crimes de masse, des enlèvements… Il sera condamné pour crimes contre l’humanité en 2016. Mon personnage traverse, ressent ce contexte politique, social, historique, économique. Malgré cette violence et les difficultés, il s’accroche à ses rêves, se construit, s’émerveille devant la beauté des tableaux de peinture. Il résiste. J’ai puisé dans mes souvenirs, insufflé des éléments autobiographiques, mais Djarabane est une fiction. De quelle façon êtes-vous devenu dessinateur ?

Autodidacte, je dessine depuis l’enfance. Je recopiais les vignettes des bandes dessinées : Tintin, Astérix, Lucky Luke… Et croquais ma famille. Au collège, j’ai imaginé l’histoire d’un superhéros africain qui vainquait les dictateurs. À 17 ans, j’ai intégré L’Atelier Bulles du Chari, où j’y ai appris le b.a.-ba du scénario. Je publiais dans la presse des dessins satiriques pleins de colère – j’exècre la politique de mon pays – et voulais soulever des montagnes. Je suis arrivé en France en 2004, où je vis désormais. Comment travaillez-vous ?

Il faut trouver l’équilibre entre le dessin et le texte, qui se complètent, influent l’un sur l’autre. Ma joie est de chercher la beauté graphique. Mon synopsis de départ évolue, rien n’est définitif. J’effectue les dessins à l’encre de Chine, les zones colorées aux crayons et à l’aquarelle, et les séquences de rêves avec des papiers découpés. Je voyage avec plaisir entre ces différentes techniques. ■ Propos recueillis par Astrid Krivian

AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023 19
DR (4) -
CHLOÉ VOLLMER-LO

MALIKA ZARRA DE VELOURS ET DE VOYAGE

Une belle BALADE ENTRE LES CONTINENTS pour ce nouvel opus de la chanteuse marocaine.

SI SES MÉLODIES brillent par leur fluidité, que les cuivres se mêlent avec grâce aux cordes et que le groove est toujours subtil, servant le superbe timbre de Malika Zarra, les racines de RWA (The Essence) sont beaucoup plus sombres : elles se situent entre l’Afrique, l’Amérique et l’Europe, telle la toile d’araignée dans laquelle étaient capturés les esclaves jadis kidnappés et déportés. S’ouvrant sur le magnifique « Feen », ce nouvel album solo profite de la production millimétrée du bassiste surdoué sénégalais Aluna Wade, et refuse la fatalité individualiste en s’aventurant dans différents territoires sonores, entre folk traditionnel africain et jazz d’obédience anglo-saxonne. La musique adoucit les âmes, et c’est encore plus vrai avec Malika Zarra… ■ S.R. MALIKA ZARRA, RWA (The Essence), DZL/L’Autre Distribution.

RÉFLEXION

La clé des songes

Un roman choral, porté par une langue imagée et des questionnements sur le temps et la mémoire. HISHÂM est marchand de livres anciens au Caire. Solitaire et tourmenté, il est obsédé par un rêve récurrent et poétique, dans lequel des anges descendent du ciel pour cueillir tout le jasmin des jardins de Basra (l’actuelle Bassorah en Irak). À la poursuite du sens de ce songe, il finit par se convaincre qu’il y aurait vécu dans une vie antérieure, au VIIIe siècle, et fréquenté d’illustres théologiens. Au fil des pages de ce récit de l’auteure égyptienne

RÉCIT

Cœur de femme

Un court roman sur la mère qui se retire. Et la genèse d’une vocation d’écrivain.

LA MAGIE suscite-t-elle un regard modifié qui fait naître l’extraordinaire de l’ordinaire ? Pour Kossi Efoui, dramaturge et romancier togolais exilé en France depuis 1992, cette magie pourrait être la parole, signe incontestable de la liberté et de ce qui fonde l’humanité. Une parole portée par la force mystérieuse de l’écriture et la puissance orale du théâtre. Son sixième roman, rythmé par une langue énergique et spontanée, aborde cette fois-ci les rivages du lien filial, de l’exil et de l’enracinement littéraire. Une tresse existentielle au

MANSOURA EZ-ELDIN, Les Jardins de Basra, Actes Sud, 224 pages, 22,80 €.

Mansoura Ez-Eldin, dont le précédent, Le Mont Émeraude, a obtenu le prix du roman du Salon du livre de Sharjae 2014, on croise des figures majeures de la pensée islamique. Telles que Hasan al-Basri, Abu Amr Ibn al-Ala, ou encore Ibn al-Rawandi. Seulement, un jour, en feuilletant Le Grand Livre de l’interprétation des rêves, de l’imam Muhammad Ibn Sirin, Hishâm tombe sur son propre rêve. Celui-ci serait le signe prémonitoire de la disparition de tous les penseurs de la ville… ■ C.F.

fil de laquelle, à l’approche de la mort de sa mère, il se souvient. D’une femme illettrée et aimante, d’un monde d’absolu dénuement, d’un spleen adolescent, de lectures, d’une conscience politique, d’un dessein : « C’était elle qui m’avait un jour révélé comme dans une vision ce que j’étais appelé à écrire : “Tu écriras sur le mensonge.” » D’un coup de baguette magique. ■ C.F.

ON EN PARLE 20 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
MUSIQUE
GABRIELA CAIS BURDMANNDR (3)
KOSSI EFOUI, Une magie ordinaire, Seuil, 160 pages, 17,50 €.

JOE CHAMBERS En grande forme

Le

IL A TRAVAILLÉ avec Max Roach, Charles Mingus ou encore Archie Shepp, et a enregistré pour la première fois chez Blue Note en 1963… Soixante ans plus tard, le compositeur, batteur, percussionniste et vibraphoniste Joe Chambers revient en grande forme (à 80 ans !) avec ce superbe Dance Kobina, enregistré entre New York et Montréal. La suite logique de Samba De Maracatu, paru en 2021 – sorti plus de vingt ans après un premier effort, Mirrors –, s’ouvre sur un sémillant et bien nommé « This Is New ». L’artiste reprend du Kurt Weill ou du Joe Henderson, mais brille aussi par ses propres compositions. L’objectif : danser, « kobina », comme on dit en lingala. Ainsi, il s’entoure de la crème de la crème, d’Andrés Vial à Ira Coleman, en passant par le percussionniste congolais Elli Miller Maboungou. ■ S.R. JOE

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VÉTÉRAN AMÉRICAIN revient avec un album aussi chaleureux que vibrant, et remarquablement interprété par des musiciens hors pair.
RANDY
DR
JAZZ
COLE

SARA CHRAIBI, DE RABAT À PARIS

C’EST

UN VÉRITABLE

travail d’orfèvre que les artisans de la Maison Sara Chraibi ont présenté pour la première fois sur les passerelles de la Fashion Week Haute Couture de Paris, en janvier dernier, captivant le public et les critiques. La marque marocaine, réputée pour ses minutieuses broderies, a travaillé pendant plus de six mois sur la collection « L’étoffe des songes » : elle reprend des techniques signature de la directrice artistique et fondatrice, mais donne un nouvel élan à la marque. Sara Chraibi, arrivée à la mode après une formation d’architecte, a gardé son esthétique « kaléidoscopique » : les structures des robes, des vestes et des tailleurs rassemblent à des projets architecturaux équilibrés et élégants, construits avec une main de maître à partir d’un travail sur le tissage et les textures. Tout participe à créer du volume, avec discrétion : les motifs étoilés brodés avec des fils d’or, les tops ajourés en fils de perles, qui rappellent les tenues des mariées marocaines, les jeux de franges et de cordes, ou encore

les capes, très graphiques, fabriquées selon une technique traditionnelle de tissage des caftans en soie et velours. Un exemple parfait de la capacité de la styliste de déconstruire les vêtements et les pratiques, qui ont fait l’histoire de la mode au Maroc, pour en faire quelque chose d’innovant. Et un mélange cosmopolite artisanal, entre Orient et Occident, qui célèbre les femmes contemporaines et sensuelles. Remarquables aussi, les sacs à main assortis aux robes. Et les bijoux en cuir de python et cristaux de la marque Azaly Private, sur dessin de Sara Chraibi. Cette dernière, seule styliste marocaine invitée à la Semaine de la haute couture, a réalisé un rêve d’enfance. Ce défilé parisien est un succès personnel pour celle qui a cousu ici ses premières créations en 2011, avant de rentrer à Rabat et de cultiver une clientèle de socialites d’Afrique du Nord et de princesses moyen-orientales. Mais confirme aussi que la mode du royaume a toute sa place – et son mot à dire – dans l’univers très select des grands couturiers. ■

ON EN PARLE 22 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
L.N.
MODE
Lors de sa PREMIÈRE FASHION WEEK française, la styliste marocaine a présenté une collection pleine d’élégance.
DOMINIQUE MAITRE
« L’étoffe des songes » propose des silhouettes fluides, avec des volumes discrets.
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Sara Chraibi.

TheUrbanative

Créer un héritage culturel

COMMENT

CRÉER du mobilier qui mélange fonctionnalité, design et héritage culturel ? C’est pour répondre à cette question que l’ex-ingénieure métallurgiste sud-africaine Mpho Vackier a lancé TheUrbanative, en 2016. La marque est née alors qu’elle souhaitait créer pour son fils, afroeuropéen, un héritage familial sous la forme de meubles marquants. Des objets du quotidien qui témoignent de la connexion qui existe entre les humains, mais également des multiples histoires et savoir-faire du continent. « Dessiner du mobilier, c’est aussi créer une atmosphère et inspirer des changements », avance celle qui a déjà réalisé cinq

collections, inspirées des tambours tama (« Dondo ») ou des magnifiques chevelures africaines (« African Crowns »). « Homecoming », créée après le confinement avec des céramistes, ciriers et experts du textile et du perlage, évoque quant à elle le confort et la chaleur qui font d’un habitat un « chez-soi ». Ce sentiment de bien-être, un brin nostalgique, se dégage aussi de la dernière capsule pour extérieur, dont fait partie la chaise cocon Wambo Outdoor Pod. Un clin d’œil aux meubles des années 1980 et aux étés d’enfance en famille dans les jardins. theurbanative.com

DR
Avec ses meubles modernes, simples et sophistiqués à la fois, cette MARQUE SUD-AFRICAINE raconte les savoir-faire du continent.
DESIGN
La chaise cocon Wambo Outdoor Pod.

RÉINVENTER LE TERROIR

Au Rwanda et à Madagascar,

À KIGALI, en 2020, a ouvert Nyurah dans le but de « redéfinir le paysage culinaire africain. » Le groupe des écoles hôtelières Vatel, qui est derrière le projet, a finement décoré le restaurant avec du mobilier et des œuvres d’art 100 % rwandais, et confié aux chefs Fidel Nshimiyimana et Odette Nyiranubaha la création d’une carte locale ouverte sur le monde. Avec des étudiants talentueux, ils manient les meilleurs ingrédients du pays, comme les petites écrevisses de lac des montagnes des Virunga en entrée, délicieuses, assaisonnées au citron vert puis cuites dans un bouillon d’herbes et d’épices. Que l’on soit plus filet de bœuf avec kaunga (polenta rwandaise) ou poisson tilapia sur lit de sauce à la citronnelle et tomates séchées, chocolat et fruits rouges s’imposent en dessert. nyurah.com

Autre adresse où l’on valorise les produits du terroir : le luxueux et contemporain Marais Restaurant, né en 2019 à Antananarivo, d’une idée du chef Lalaina Ravelomanana et des producteurs de caviar malgache Rova et Kasnodar. Ici, on met en avant la brède mafane (des fleurs à la saveur poivrée piquante), la vanille, les crevettes, le chocolat et, bien sûr, le caviar. Les deux se mélangent d’ailleurs pour créer un dessert inédit. Une curiosité qui ne laisse personne indifférent ! Parmi les plats signature, on retrouve des propositions plus exotiques, comme la Bible du chef : un carpaccio de noix de Saint-Jacques lustré au caramel, avec crème de poireau et éclats de fèves de cacao, le tout servi dans une bible en bois, d’où sort une fumée intrigante. Une véritable expérience pour tous les sens. marais-restaurant.com ■ L.N.

ON EN PARLE 24 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
Le luxueux Marais Restaurant, à Antananarivo, valorise les produits malgaches.
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Le Nyurah, à Kigali, a ouvert en 2020. SPOTS
deux ADRESSES CONTEMPORAINES cherchent à redéfinir la gastronomie locale.

La fondation Guest Artist Space s’installe à Lagos

LA FONDATION Guest Artist Space, de l’artiste britannico-nigérian Yinka Shonibare, a récemment inauguré son centre à Lagos. Un bâtiment inspiré par l’architecture yoruba et le style brutaliste (populaire dans les années 1950-1970), un lieu de création artistique et culturelle qui se veut également centre d’agrégation et d’expérimentation. Dessinée par l’architecte britannique d’origine ghanéenne Elsie Owusu et la Nigériane Nihinlola Shonibare, laquelle a dirigé les travaux et conçu les intérieurs, la résidence s’élève sur trois niveaux construits autour d’une cour centrale, et surmontés d’un toit-terrasse végétalisé et d’une piscine en surplomb. Le bâtiment est en béton, une matière dont Yinka Shonibare apprécie l’aspect neutre, qui n’interfère pas avec le travail des invités. L’opération très délicate du bétonnage a fait partie des défis techniques du projet et a été menée à bien par le personnel local, qui a réalisé 80 % des travaux. Un point fondamental pour l’artiste, qui est partiellement paralysé, est l’installation d’une rampe centrale reliant l’appartement familial au deuxième étage, les trois chambres des résidents au premier et le rez-de-chaussée. Accessible au public, cet espace comprend une cuisine, une salle d’exposition et deux chambres sur cour. Comme de coutume chez les Yorubas, celle-ci est le cœur battant de la maison et une agora culturelle ouverte sur la ville. guestartistsspace.com ■ L.N.

ARCHI
Cette nouvelle RÉSIDENCE D’ARTISTES s’élève autour d’une cour centrale traditionnelle, afin de mieux partager créativité et savoirs.
DR

Amina Richard

SON PREMIER ROMAN RACONTE LA QUÊTE

d’une jeune métisse française sur les traces de son père au Sénégal. Avec finesse, l’écrivaine suit le cheminement identitaire, ausculte la complexité de la psyché, sonde les abysses du manque. par

Comment réparer une carence d’amour paternel qui vous alourdit « du fardeau de la faute », d’un sentiment d’illégitimité ? Peut-on assouvir ce « besoin d’amour sans fond, terrifiant, vorace (...), dont nous voulons croire que l’autre pourrait le combler » ? Comment se réconcilier avec sa couleur de peau quand on grandit dans un pays où les Noirs sont dévalorisés ? Premier roman d’Amina Richard irrigué de son histoire personnelle, Dans un royaume lointain explore ces questions complexes. Élevée par une mère blanche dans les années 1970 en France, la narratrice, une jeune femme métisse, part au Sénégal à la recherche de son père, poussée par Ndiolé, sa voix interne, son enfant intérieur. Bercée par les mythologies des contes, cette petite fille attend d’être reconnue par lui : « Ndiolé est dans un élan de vitalité. Pénible car capricieuse, elle est aussi le moteur de la quête. Elle est cet enfant en nous qui ne meurt jamais, pour le meilleur et pour le pire », analyse l’autrice qui, gamine, passait des après-midi entiers à écouter des disques de littérature enfantine.

Convoquer le conte, c’est aussi inscrire ce roman dans le langage d’une quête universelle : « Au-delà de celle du père, c’est également une quête de soi, et plus largement une quête métaphysique. Toute vie est initiatique. On a tous nos différences, nos abandons à porter. » Par le regard des autres porté sur elle, son héroïne a appris à haïr sa couleur de peau : « Elle subit toute son enfance cette violence, ce paradoxe insupportable à vivre. C’est un phénomène sociohistorique ; on est nombreux à avoir été coupés de nos racines africaines. » Et lorsqu’elle pose le pied en terre sénégalaise, la tête pleine d’images d’Épinal, la narratrice vit un choc des cultures et des représentations. La réparation s’effectuera autrement de ce qu’elle avait espéré, après la rencontre avec son père. En sondant ses ressentis personnels, en travaillant ce matériau autobiographique pour le métaboliser en fiction, Amina Richard a trouvé un apaisement. Une appropriation de soi par l’écriture, par la langue, et qui mène à « dépasser cette problématique de l’identité, laquelle n’est pas si importante ».

Dès son enfance à Nancy, dans l’est de la France, elle se rêve autrice, écrit des poèmes. Après des études de lettres, puis en sciences de l’information, elle travaille dans le secteur de la communication à Paris. Tour à tour secrétaire de rédaction, journaliste d’entreprise, elle développe des « réflexes d’efficacité » dans l’écriture, pratique l’art de la synthèse. Mue par un désir de changer d’air comme de transmettre sa passion de la littérature, elle déménage dans le Sud, passe le Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (Capes) pour devenir professeure documentaliste dans un lycée. En parallèle de son métier, elle s’attelle à l’écriture de ce roman chaque jour, de façon à s’immerger pleinement, pour que « l’inconscient travaille, établisse des liens ». Ses voyages successifs au Sénégal sur les traces paternelles, à l’instar de son héroïne, lui ont permis de tourner la page et de se réapproprier sa couleur de peau. Mais sa curiosité pour le pays de la Teranga a été asséchée : là-bas, sa famille ne l’attendait pas, et personne ne lui a transmis cette culture : « Entre le Sénégal et moi, c’est un rendez-vous manqué. » ■

Dans un royaume lointain, Stock, 234 pages, 19,50 €.

26 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023 PARCOURS
DR
ASTRID DI CROLLALANZA
«Toute vie est initiatique. On a tous nos différences, nos abandons à porter.»

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HYDRATEZ LE CONTINENT !

La question alarmante de l’eau semble enfin surgir en tête des priorités, à en croire le nombre de conférences, rencontres et assises qui se succèdent en ce début d’année sur le sujet. Le 22 mars, à l’occasion de la journée mondiale qui lui est consacrée, c’est à la tribune des Nations unies, à New York, que le stress hydrique sera débattu, dans le cadre d’une large conférence de trois jours. De terribles chiffres circulent : en 2019, plus de 60 % des populations subsahariennes n’avaient pas un accès minimal à l’eau, et en 2022, 400 millions de personnes n’avaient pas accès à l’eau potable. Une litanie de raisons explique cela : croissance démographique galopante, mauvaise gestion des points d’approvisionnement, coût élevé des branchements, vétusté des infrastructures, etc.

Les 26 et 27 janvier, au cours du colloque international sur la viabilité financière des sociétés d’eau en Afrique, qui se tenait à Yaoundé, il a été révélé, au travers d’une étude de la Banque mondiale, que 16 milliards de m3 d’eau (sur les 32 milliards fournis aux clients sur le continent) ne sont pas facturés, pour cause de fraude. Un manque à gagner qui vient encore affaiblir les sociétés locales en charge du secteur. Et surtout, le réchauffement de la planète qui frappe de plein fouet l’Afrique exacerbe le manque d’eau au quotidien.

Face à cette réalité, de jeunes professionnels ont proposé des solutions innovantes et urgentes à Abidjan, fin février, lors du 21e congrès de l’Association africaine de l’eau. Comme la sensibilisation à la gestion des déchets au Mali, qui ont un impact direct sur les ressources en eau. Les unités et usines de dessalement pilotes se multiplient aussi, dans le but d’augmenter le volume de la matière première. L’enjeu de cette bataille s’avère majeur pour la mise en place des politiques de développement durable.

Bien au-delà de son évidente nécessité pour la santé des personnes, elle est indispensable à l’autosuffisance alimentaire, la modernisation des sociétés, l’industrialisation, etc. À la veille de la conférence de New York, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, prévient : « Nos progrès sur les objectifs et les cibles liés à l’eau restent alarmants. » Autrement dit, au-delà des programmes internationaux et financements du secteur qui en découlent, les gouvernements doivent également prendre le problème à bras-le-corps, en multipliant les initiatives locales, utiles, intelligentes, rapides, adaptées à leur terrain. Car il y a urgence. ■

AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023 29
C’EST COMMENT
DOM
PAR EMMANUELLE PONTIÉ
?
SHUTTERSTOCK

influencesSoft Power Africa

Pour exister, il faut séduire ! Quels sont les pays du continent qui projettent de la « puissance douce », qui s’adressent le mieux au monde, qui génèrent une image positive, attractive, ou qui se positionnent comme des acteurs incontournables ?

Voici notre liste, certes subjective et évolutive, des « 15 meilleurs ». dossier dirigé par Zyad Limam

Le « soft power » ! C’est ce que l’on appellerait en français la « puissance douce ». Le concept a été défini par le géopolitologue américain Joseph Nye en 1990, comme étant la capacité d’une nation, d’un État à séduire ou à attirer, à exercer une influence autre que par le « hard power », le « pouvoir dur ». La capacité à influencer le monde extérieur autrement que par la force, la contrainte, le bras de fer… Ce soft power se construit largement sur les valeurs, la culture, la diplomatie. Il permet de projeter une image attractive à travers le monde, une image d’autant plus nécessaire qu’elle contribue à attirer les énergies, la créativité, les investissements, les touristes… Ce soft power, ce nation branding (le renforcement des « marquespays ») ne sont pas forcément en contradiction avec le hard power. Les États-Unis, par exemple, sont capables de projeter sans complexe de la puissance dure (militaire, économique, stratégique…), mais aussi une formidable puissance douce ( Hollywood, l’American way of life, le mythe de

l’immigrant…). Tout comme la France avec son tourisme, sa gastronomie, ses vins, ses auteurs, la formidable richesse de son patrimoine historique… Dans une économie globalisée et ultra-compétitive, avec un système où les canaux de communication se sont démultipliés (télévision, réseaux sociaux, Internet…), le concept prend en tous les cas une valeur stratégique. Pour exister, il faut séduire ! En Afrique, nos pays sont fragiles, mais la nécessité d’exercer ce soft power, de le renforcer est tout aussi nécessaire que pour les grandes puissances. La « séduction » sous toutes ses formes est devenue l’une d’une clé du développement. Afrique Magazine a donc voulu établir son propre classement du soft power africain. Quels sont les pays qui projettent de l’attraction ou de l’influence, qui « dépassent leurs frontières », ou qui se positionnent au moins comme des acteurs incontournables ? Voici donc notre liste des « 15 relativement meilleurs », forcément subjective et évolutive. Certaines absences pourront surprendre, d’autres pays pourraient rapidement prétendre entrer dans ce top 15, rien n’est figé et vos réactions sont espérées. En attendant la prochaine édition de Soft Power Africa !

AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023 31

C’est le premier pays africain à atteindre la demi-finale d’un Mondial.

1 MAROC Sur tous les terrains !

LA COUPE DU MONDE de football au Qatar (en décembre 2022) aura eu un impact majeur sur l’image globale du royaume. En étant le premier pays africain à se qualifier pour les demi-finales de la compétition, en montrant l’image d’une équipe courageuse et talentueuse, en éliminant quelques grosses pointures (comme l’Espagne ou le Portugal), l’épopée lumineuse du onze chérifien aura entraîné dans son sillage une formidable couverture médiatique. En Afrique et dans le monde arabe, évidemment, en France, en Europe, mais aussi aux États-Unis, en Amérique latine, jusqu’en Australie, au Japon, bref aux quatre coins du monde… Pour être en tête de notre classement des pays africains à la plus forte « puissance douce », il ne suffit évidemment pas de bien jouer au football. Le Maroc a d’autres avantages. Casablanca est une grande capitale économique, l’un des hubs d’entrée vers le continent africain. Le royaume est également un pays majeur du tourisme, et des villes comme Marrakech, Fès ou Essaouira attirent des visiteurs et des VIP du monde entier. Le calendrier des festivals est particulièrement dense. La politique muséale animée par le tourbillonnant Mehdi Qotbi a permis de générer de nombreuses connexions entre les musées du Maroc (avec comme figure de proue, le MM6, le Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain) et les grandes institutions internationales. La diaspora est particulièrement active, impliquée, tissant des liens entre la mère patrie et l’extérieur. On pense aux écrivains

Leïla Slimani, Tahar Ben Jelloun, aux comédiens Jamel

Debbouze, Gad Elmaleh, au bourgmestre de Rotterdam Ahmed Aboutaleb… Sur le plan plus diplomatique, l’influence est réelle, mais elle va avec ses contraintes. En entrant dans le cadre des accords d’Abraham, le pays a solidifié sa position vis-à-vis des États-Unis, mais aussi d’Israël et des diasporas juives, en particulier d’origine marocaine. Il est devenu incontournable. Mais cette « centralité » s’accompagne d’une prise de « visibilité », qui peut provoquer des tensions réelles, comme l’a montrée l’affaire du Parlement européen ou les récents échanges musclés avec la France, entre autres. ■ Zyad Limam

INFLUENCES 32
AYMAN AREF/NURPHOTO/NURPHOTO VIA AFP
RWANDAN OFFICE OF THE PRESIDENT/HANDOUT VIA XINHUA/RÉA
Le président du Rwanda, Paul Kagame.

Un monument en barres d’acier en l’honneur de Nelson Mandela, près de Durban.

2 RWANDA

Le modèle autoritaire

MOINS DE TRENTE ANS après le génocide, la « terre des mille collines » est partout ou presque. Y compris sur les maillots des clubs d’Arsenal et du PSG, floqués du slogan « Visit Rwanda ». Carrément, pourrait-on dire ! Un modèle de communication et de développement avec finalement assez peu de moyens. Sous la poigne de Paul Kagame, ex-chef militaire du Front patriotique rwandais, ce pays minuscule et surpeuplé (13,5 millions d’habitants, pour 26 300 km2) est devenu le hub régional de la tech en attirant investisseurs, entrepreneurs et start-up par des incitations administratives et fiscales, encadrées par des plans quinquennaux.

3 AFRIQUE DU SUD

La nation arc-en-ciel dans la tourmente

« Travailler dur jusqu’à ce que cela fasse mal, car la pauvreté fait beaucoup plus mal », aime dire le président. En interdisant les sacs en plastique, Kigali s’est même imposée comme l’une des villes les plus propres au monde. Avec une note de 31,4/100 dans le Global Soft Power Index 2022, le Rwanda est classé 6e pays du continent en matière de soft power. Et sa résurrection a de quoi fasciner d’autres États africains ou non ayant subi une guerre civile. Reste que cette modernisation à marche forcée a pour revers une glaciation politique. Ce phœnix est paradoxal : la propreté de la capitale se fait au prix de travaux communautaires (obligatoires sous peine d’amende). Et le Centre pour la quatrième révolution industrielle, lancé l’an dernier à Kigali avec le soutien du Forum économique mondial, affiche sa volonté de bâtir une « intelligence artificielle éthique et inclusive », alors que la liberté d’expression fait défaut. Sans compter que son hard power exaspère ses voisins : sa brouille avec l’Ouganda de Yoweri Museveni bloque les projets d’intégration régionale. Et la République démocratique du Congo (RDC) l’accuse de piller ses richesses minières via le soutien à divers groupes armés, notamment le M23. Au risque d’une guerre ouverte. ■ Cédric Gouverneur

En interdisant les sacs en plastique, Kigali s’est imposée comme l’une des villes les plus propres au monde.

TROIS DÉCENNIES après la fin de l’apartheid, le système est en crise profonde : coupures d’électricité, scandales de corruption, mal gouvernance, criminalité… Et pourtant. Le Congrès national africain (ANC), quasiment assuré de s’éterniser au pouvoir du fait de la démographie et de l’éclatement de l’opposition, semble incapable de se renouveler. Son appareil politico-administratif n’arrive pas à surmonter les défis qu’affronte le poids lourd industriel du continent : sécheresse et inondations (le changement climatique les aggrave), mal-logement, chômage, xénophobie anti-immigrés, crise énergétique (ses centrales à charbon sont inefficaces et polluent), concentration agraire (les deux tiers des terres appartiennent à quelques milliers de descendants de colons). Reste que l’Afrique du Sud incarne toujours la lutte, universelle, contre le racisme et pour la dignité humaine, personnifiée par l’intégrité de Nelson Mandela (libéré après vingt-sept années d’injuste détention, sans jamais avoir exprimé une once de haine). Envers et contre tout, l’aura de la nation arc-en-ciel rêvée par Madiba perdure. L’Afrique du Sud continue d’attirer investisseurs, touristes, talents, étudiants et congrès internationaux. Et demeure le 2e pays africain (derrière Maurice) dans le domaine de l’innovation, selon le Global Innovation Index 2022. C’est un leader global en matière de recherche scientifique (on l’a vu pendant la pandémie de Covid-19). Sur le plan géopolitique, la nation cherche à préserver son indépendance, tout en restant fidèle à ses vieux alliés de la lutte anti-apartheid, n’en déplaise aux Occidentaux : soutien indéfectible au peuple palestinien, ou encore proximité avec Moscou (refus de condamner l’invasion de l’Ukraine, manœuvres navales conjointes avec la Russie et la Chine)… ■ C.G.

AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023 35
SHUTTERSTOCK

4 SÉNÉGAL Teranga concept

AVEC SA CAPITALE baignée par l’océan, la douceur de son climat et sa convivialité, c'est une terre de teranga, d’accueil, ouverte sur le monde. Le Sénégal bénéficie d’un formidable pouvoir de séduction historique et culturelle. Il y a l’île de Gorée et le souvenir poignant, universel, de l’esclavage. Il y a eu les années Senghor, l’homme politique, mais aussi le poète et écrivain. Une exposition au musée du quai Branly, à Paris, évoque d'ailleurs actuellement son rapport à l’art, avec notamment l’organisation à Dakar du premier festival mondial des arts nègres en 1966. Même si le secteur est en crise, le pays attire les touristes, lesquels rapportent chez eux des suweer (peintures sous verre) ou des pièces de pagne bleu. Mais ils peuvent aussi s’immerger dans une scène contemporaine très active, de la peinture à la musique, en passant par les contributions d’intellectuels remarqués, comme Felwine Sarr ou le prix Goncourt 2021 Mohamed Mbougar Sarr. Dakar, c’est encore la ville qu’a choisie Chanel en décembre dernier pour organiser son premier défilé sur le continent. Épargné à ce jour par l’insécurité, peut-être grâce aux confréries puissantes locales qui feraient barrage à l’extrémisme, le Sénégal cherche à se développer avec un effort massif en matière d’infrastructures. L’aéroport international Blaise Diagne, fleuron de la nouvelle ville Diamniadio, s’est imposé comme un hub incontournable. Au-delà de l’empreinte culturelle et du rayonnement de sa diaspora, de sa diplomatie active, le pays est en passe de devenir un acteur africain de poids dans le domaine du gaz et du pétrole, après la découverte de gisements prometteurs qui entrent en exploitation. Reste à relever le défi d’une vie politique qui se durcit, dans l’un des pays africains précurseurs de la démocratie. Avec la perspective d’une élection présidentielle complexe début 2024. Macky Sall serat-il candidat pour un troisième mandat ? ■ Emmanuelle Pontié

DÉMOCRATIE VIVANTE, puissance tech et touristique, diplomatie active… Il s’agit de s’imposer, tel Djibouti [voir p. 40], comme un espace de stabilité dans une région tourmentée, en adoptant une politique de bon voisinage, sans aucun conflit armé majeur depuis l’indépendance. Cette approche de « puissance douce » s’est récemment exprimée à travers les médiations successives dans l’est de la République démocratique du Congo et dans le conflit du Tigré. Des Casques bleus kényans ont ainsi participé à plusieurs opérations de maintien de la paix des Nations unies. Malgré ce rôle actif, le pays reste menacé par sa frontière nord avec la Somalie et l’activisme des shebabs, ainsi que par l’extension de la sphère du djihadisme en Afrique de l’Est. Les équilibres internes et ethniques sont toujours sous tension, mais la démocratie, très british dans son décorum, progresse, comme on l’a vu lors de l’élection du président William Ruto, en septembre 2022. Malgré ces incertitudes, le Kenya s’impose comme l’une des économies les plus dynamiques du continent. Les innovations attirent les géants mondiaux de la tech. Nairobi, malgré les risques de violences urbaines, est devenue l’un des centres du digital world. Et M-Pesa l’un des symboles de la réussite du secteur : ce système de paiement mobile lancé par Safaricom en 2007 est à la source de la révolution du mobile banking en Afrique. Enfin, il y a le tourisme. On attend pour cette année près de 2,5 millions de visiteurs attirés par la cinquantaine de parcs et de réserves naturelles reconnus du pays – un voyage dans l’un des « berceaux de l’humanité ». Et puis, évidemment, c’est tout de même le pays d’origine de Barack Obama, premier président noir des États-Unis… ■ Thibaut Cabrera

INFLUENCES 36 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
5 KENYA Smart power sur la côte est
Oshun Yoruba Crown, photo tirée de la série « God is a Woman », de l’artiste sénégalaise Delphine Diallo, 2020.
DELPHINE DIALLO
Lagos, ville de la démesure.

6 ÉGYPTE Face aux défis

LE DOUBLE HÉRITAGE est résumé sur ses billets de banque : une mosquée sur une face, et un monument de l’Égypte antique sur l’autre. Depuis un millénaire, Le Caire est l’une des villes phares du monde arabe, notamment grâce à l’université al-Azhar. Héritage pharaonique, Oum El Dounia, « mère du monde », l’Égypte reste, malgré les questions sécuritaires, une grande destination touristique (plus de 10 millions de visiteurs en 2022). Cette terre dominée par les pyramides a su faire de sa singularité historique un outil de puissance douce, en mobilisant au besoin ses ancêtres momifiés : en 2020, lors des tensions autour du barrage éthiopien sur le Nil, les Égyptiens citaient volontiers les pharaons et leurs armées, protecteurs du fleuve, source de vie… Le pays montre parfois la voie : en nationalisant le canal de Suez en 1956, le colonel Nasser remporte une victoire emblématique au nom du « tiers-monde ». Pendant ce temps, Oum Kalthoum et le cinéma égyptien partent à la conquête culturelle de l’arabité. Viendront les romans d’un Naguib Mahfouz ou d’un Alaa El Aswany, qui s’imposent et interpellent. Incontournable, le pays négocie ses alliances : après l’URSS, il devient, à la suite des accords de Camp David, en 1978, l’allié des États-Unis, ouvre une ambassade en Israël, et renforce depuis ses liens avec les riches des Émirats arabes unis. En février 2011, galvanisée par l’exemple tunisien, la rue renverse Hosni Moubarak. Mais le régime du maréchal al-Sissi, en place depuis 2013 après une parenthèse islamiste, s’avère plus répressif encore… Et les défis auxquels doit faire face la nation sont sidérants : démographie (109 millions d’habitants pour une surface viable comparable au Togo), changement climatique, crise économique, djihadisme… ■ C.G.

7 NIGERIA Le futur s’écrit ici aussi

AVEC 219 MILLIONS d’habitants, c’est le pays le plus peuplé d’Afrique. Et la première puissance économique en volume, juste devant l’Afrique du Sud et l’Égypte. C’est le deuxième producteur de pétrole du continent. 36 États, 250 ethnies, des richesses infinies dans le sous-sol… La nation des Green Eagles s’impose comme un géant incontournable, avec un potentiel immense, un marché hors normes. Mais le Nigeria vit également au rythme du chaos permanent, des pénuries de billets ou d’essence. Une nation aux inégalités sociales criardes, avec des citoyens immensément riches, et d’autres, les deux tiers, qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Les trafiquants multiples et inventifs qui sévissent sur Internet participent à la dégradation de l’image globale. La situation sécuritaire est particulièrement fragile avec des attentats réguliers. Le nouveau président Bola Tinubu, ancien gouverneur de Lagos, fraîchement élu le 1er mars dernier (et déjà contesté), aura la lourde tâche de redresser une barre bien compromise. Et pourtant ! Le Nigeria fascine, la démesure attire. Les aventuriers du business remplissent les classes affaires en provenance de Londres, de New York ou Paris. Et la puissance culturelle du pays s’étend aux quatre coins du monde. Il y a bien sûr l’industrie cinématographique, Nollywood, qui tourne à plein régime. Il y a le son, Fela Kuti, son fils Femi, les nouvelles stars de l’afrobeat, comme Burna Boy ou Wizkid. Il y a cette littérature foisonnante, de Wole Soyinka à Chimamanda Ngozi Adichie, traduite en de multiples langues. Et puis, l’art contemporain (foire Art X Lagos, Ben Enwonwu ou Ade Adekola), la photo (Obi Somto ou TY Bello), la mode… Une partie du futur s’écrit définitivement ici. ■ E.P.

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8 CÔTE D’IVOIRE Revendiquer son rang

TOUT COMMENCE par Abidjan. L’une des rares cités afro-globales du continent, creuset de cultures différentes, ivoiriennes, africaines, mais aussi métissée par des immigrations plus lointaines, européennes, orientales, asiatiques… Abidjan préfigure (comme Lagos) cette urbanité contemporaine de l’Afrique et son influence sur le monde. Ici, apparaissent des mouvements, des sons, des musiques, qui vont aller loin. Le coupé décalé et le zouglou sont nés sur les bords de la lagune Ébrié, le nouchi est devenu un français à part, les slameurs réinventent la langue de Molière [voir pp. 44-51]

Les enfants d’Anoumabo, les Magic System, font « bouger, bouger » aux quatre coins de la planète. Petit à petit se crée un marché de l’art, porté par des galeries ambitieuses et des artistes reconnus dans le monde entier : Jean Servais Somian, Ouattara Watts, Ernest Dükü, Aboudia, François-Xavier Gbré… Abidjan et la Côte d’Ivoire, c’est aussi l’image d’une ville et d’un pays en plein boom économique. Depuis 2011, sous la présidence d’Alassane Ouattara, le pays a plus que doublé son PIB, pour atteindre les 60 milliards de dollars. Et compte toucher les 100 milliards en 2030. À Abidjan se trouvent le siège de la Banque africaine de développement (BAD), mais aussi celui de l’International Cocoa Organization (témoignage du statut de premier producteur mondial de cacao du pays). Ce sentiment de dynamisme soutenu (malgré la situation au Sahel, l’impact du Covid et de la guerre en Ukraine) entraîne l’intérêt des grands groupes mondiaux à la recherche d’une plate-forme stable en Afrique. Étonnamment, ce soft power culturel, économique, sociétal, bien réel, reste comme insuffisamment exploité. Il y a comme une recherche du mode d’emploi pour développer cette visibilité. Les chantiers sont nombreux : diasporas, tourisme, événements, médias, créativité muséale… ■ Z.L.

Le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara.

Le groupe Jecoke, à Lubumbashi, qui s’inscrit dans la tradition des sapeurs congolais.

9 RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO Une ligne de crête

C’EST LE

DEUXIÈME PAYS

Une grande nation, un État sans État, au potentiel insolent, et qui cultive le paradoxe.

le plus vaste du continent, et le plus peuplé du monde francophone. Souvent qualifié de scandale géologique tant son sol regorge de minerais précieux insuffisamment ou mal exploités, le géant géographique absorbe à lui tout seul la plus grande partie du bassin du Congo, deuxième poumon vert mondial après l’Amazonie, et compte 160 millions d’hectares de forêt encore capables d’absorber le carbone. À la veille de chaque COP, les scientifiques et chefs de projets occidentaux ont les yeux rivés sur celle qui représente l’avenir de la planète. La République démocratique du Congo (RDC), c’est également une histoire de musique, berceau de la rumba congolaise, vénérée aux quatre coins du continent et bien plus loin, à travers les premières chansons de Wendo Kolosoy dans les années 1930, puis Grand Kallé et son African Jazz, Papa Wemba, Koffi Olomidé, et, plus récemment, les Fally Ipupa et Ferre Gola. C’est aussi une histoire de sapeurs, de la Société des ambianceurs et des personnes élégantes (SAPE), dont les tenues chics et excentriques ont été photographiées par le monde entier. La RDC, c’est enfin une histoire tout court, avec ses figures emblématiques comme Patrice Lumumba et son funeste destin en 1960, ou encore le match de boxe légendaire à Kin entre Mohamed Ali et George Foreman en 1974. Mais cette grande nation au potentiel insolent cultive le paradoxe. C’est un État sans État, où l’insécurité et l’anarchie administrative règnent, rendant pratiquement impossible l’obtention d’un passeport ou d’un visa pour y entrer. La guerre fait rage aussi dans l’est du pays depuis 2004, avec une succession de conflits armés. Les forces régulières combattent le mouvement rebelle M23 dans le Nord-Kivu, soutenu par le Rwanda. Sur fond d’enrôlement électoral optimiste pour la présidentielle prévue en décembre prochain… ■ E.P.

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ISSAM ZEJLY POUR JAGWENN DUBOURTHOUMIEU
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10 DJIBOUTI Sur la carte du monde

IL N’Y A PAS DE PÉTROLE, peu

d’eau aussi, voilà un espace de roches et de sable, de paysages immémoriaux qui remontent à la nuit des temps. Nous sommes à Djibouti, « petit » pays (23 000 km2), quarante-cinq ans d’indépendance, que le destin a placé à l’entrée du détroit de Bab el-Mendeb, un carrefour stratégique, sur l’une des routes commerciales les plus importantes au monde. En s’appuyant sur cette géographie, Djibouti a su construire en un peu plus de deux décennies un outil portuaire et logistique majeur. Et un lieu de transit incontournable entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Ici, c’est la porte d’accès à l’immense Éthiopie, mais aussi un chemin vers le Somaliland, la Somalie, le Sud-Soudan (et ses richesses pétrolières), et l’Afrique centrale… Avec si peu de hard power, le pays s’est inscrit comme un îlot de stabilité dans une région particulièrement tourmentée. Sur le plan stratégique, le pays s’impose comme un pivot entre la Chine (qui y a beaucoup investi) et le reste du monde. Djibouti sait maintenir sa position d’équilibre entre Washington et Beijing au moment où la rivalité entre les deux géants se durcit. Sa diplomatie habile a permis de faire cohabiter sur son territoire une grande base chinoise, une grande base américaine, une grande base française, mais aussi des forces de l’Union européenne contre la piraterie (opération Atalante), des éléments japonais, allemands… Djibouti s’est également imposé comme un centre logistique en matière d’aide humanitaire pour la région. Et on parle demain peut-être d’un site de lancement de satellite… Le pays peut s’appuyer sur une diaspora particulièrement dynamique, en connexion aussi avec toutes les populations de langue somalie du monde, qui voit en Djibouti un lieu de rassemblement et de dialogue idéal. Selon le langage onusien, c’est une « small nation », il faut gérer un contexte régional et économique complexe, faire face aux aléas du changement climatique. Mais le pays compte sur la carte du monde. ■ Z.L.

11 ÉTHIOPIE

L’émergence contrariée

C’EST LE SEUL PAYS AFRICAIN à avoir échappé au colonialisme, une terre « libre », à la très longue histoire, qui peut afficher l’une des plus anciennes continuités étatiques au monde. Jusqu’au dernier (Hailé Sélassié, renversé en 1974), les négus se voyaient comme les descendants du roi David, figure de la Bible (ce qui leur a valu d’être divinisés par les rastafaris). Ce prestige et cette continuité historique ont permis à l’Éthiopie d’entretenir une certaine aura, non seulement en Afrique subsaharienne, mais également aux Caraïbes et jusque chez les Afro-Américains. C’est presque de là finalement que viennent le reggae, les chansons de Bob Marley et des autres stars du genre… C’est donc assez naturellement qu’Addis-Abeba accueille, en 1963, le siège de l’Organisation de l’unité africaine (devenue depuis Union africaine). Après un quart de siècle de marxisme étatique, le pays s’est investi à partir des années 2000 dans une formidable course à la croissance pour lutter contre la pauvreté de masse. En 2019, l’attribution du prix Nobel de la paix à Abiy Ahmed aurait dû consacrer la renaissance de la nation. Les sages d’Oslo entendaient récompenser le jeune et dynamique Premier ministre pour avoir amorcé la démocratisation, après plus d’un quart de siècle de fédéralisme à poigne, et sa politique de réconciliation ethnique. Le Grand barrage de la renaissance (GERD), le développement industriel, le train Addis-Abeba-Djibouti, ainsi que la success-story de la compagnie aérienne nationale Ethiopian Airlines (véritable pont aérien entre l’Afrique et le monde) devaient sceller la transition industrielle du géant, deuxième pays le plus peuplé du continent (120 millions d’habitants). La guerre, pourtant, est venue rappeler tragiquement les fragilités de la nation. Entre novembre 2020 et novembre 2022, le conflit du Tigré – dont les élites ont longtemps dominé les instances politiques –, accompagné de son cortège d’atrocités et d’une alliance de revers avec l’Érythrée du sulfureux Issayas Afeworki, a bloqué l’essor de l’Éthiopie. ■ C.G.

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▼ VINCENT FOURNIER/JA
Le terminal pétrolier Horizon de Doraleh.

Le chef d’État Mohamed Bazoum, élu en avril 2021.

12 ÎLE MAURICE Changement de cap

67 KILOMÈTRES DE LONG, 46 de large, C’est l’un des plus petits États d’Afrique.

13 NIGER Carrefour du Sahel

En 2022, le pays est sorti de la liste noire de la Commission européenne en matières fiscales.

Et l’un des plus riches aussi. Louée pour sa stratégie de réponse à la pandémie de Covid-19, au prix de lockdowns sévères et d’un sabordage temporaire de l’industrie touristique, l’île peut se considérer comme miraculée. Les visiteurs sont de retour. Le « nation branding touristique » reprend en s’appuyant sur des sites naturels exceptionnels et une offre haut de gamme. La mixité et la diversité culturelle, la stabilité des institutions et des processus démocratiques renforcent encore un peu plus cette image d’exception mauricienne. Une exception en voie de diversification économique rapide. Au-delà du tourisme, l’île s’est affranchie de sa dépendance à l’égard du sucre et de l’économie « coloniale ». Elle s’impose, avec sa capitale Port Louis, comme une place financière internationale. Maurice est au cœur d’un solide réseau d’accords de libre-échange stratégique, notamment avec l’Inde et la Chine. Le Mauritius Freeport a été reconnu par le Financial Times comme la meilleure zone franche d’Afrique en 2022. Et la place de Port Louis est perçue comme une plate-forme fiable de commerce et d’investissement entre l’Asie et l’Afrique. Grâce à la mise en place d’un cadre juridique et fiscal favorable, Maurice est également une destination privilégiée des sociétés offshore, ce qui peut, évidemment, nourrir les polémiques. Les Mauritius Leaks, en 2019, ont confirmé son statut de paradis fiscal, attirant des entreprises soucieuses de recycler plus facilement leurs profits. Une politique de transparence et de diversification a été mise en place pour préserver la crédibilité de l’île, sévèrement menacée. Début 2022, le pays est sorti de la liste noire de la Commission européenne en matières fiscales, relançant son attractivité. Selon le Global Innovation Index (GII) de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, l’île Maurice est devenu le pays le plus innovant d’Afrique. ■ T.C.

On pourrait s’étonner de la présence de cette immense nation désertique dans notre classement. L’une des plus pauvres du monde. Soumis à une menace sécuritaire permanente, et au voisinage du Mali et du Burkina Faso (la tristement célèbre région des « trois frontières »). Mais le Niger, c’est aussi le dernier régime réellement civil du G5 Sahel. La transition entre les présidents Mahamadou Issoufou et Mohamed Bazoum (en avril 2021) a permis de renforcer une démocratie encore fragile. Stratégiquement, Niamey s’impose comme le carrefour du Sahel. C’est ici que l’on croise ceux qui comptent, les Américains (et leur impressionnante ambassade), les Chinois, les Français, les Algériens… C’est ici aussi que se fait le contact avec les États fédéraux du nord du Nigeria, entités quasi « autonomes » par rapport au pouvoir central d’Abuja. C’est ici surtout que l’on appréhende peut-être le mieux les complexités multiples des populations sahariennes. Et les différentes natures du djihadisme moderne. Le savoir et l’expérience sont réels. Le pays est pauvre, on l’a dit, mais fiable, crédible. Et les institutions internationales de développement se bousculent pour investir. Le Niger est l’un des principaux pays d’intervention de la Banque mondiale en Afrique subsaharienne. La production de pétrole s’organise (avec les risques en matière de gouvernance), et l’exploitation d’uranium pourrait connaître une nouvelle vie dans les années à venir avec la relance des projets d’énergie nucléaire aux quatre coins du globe. La capitale, Niamey, joue crânement son jeu comme carrefour de rencontres, de sommets, de forums, favorisant la création d’un réseau d’amitié aux quatre coins de la planète. Le président Bazoum lui-même, avec son franc-parler sur des questions essentielles, comme la démographie, la pauvreté, l’éducation, la gouvernance, participe activement à ce soft power nigérien. Tout cela ne tient que sur un fil, mais le pays croit en lui. Et l’intérêt global, régional, international est celui d’un Niger stable. ■ Z.L.

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VINCENT FOURNIER/JA/RÉA

14 BÉNIN Ascension culturelle

COINCÉ ENTRE LE TOGO et le géant

nigérian, dirigé par un « patron-président », ici, on a fixé la barre haut. Malgré la pandémie de Covid-19, le Bénin a maintenu des taux de croissance élevés, avec une véritable volonté de modernisation de son économie. Le port de Cotonou a pour ambition de concurrencer Abidjan et Lomé. En se positionnant comme un point d’accès au Nigeria, relativement plus « facile ». Mais pour le président Patrice Talon (ancien magnat du coton, dont le second mandat s’achève en 2026), l’objectif est aussi d’inscrire son pays sur la scène culturelle et touristique mondiale. En s’appuyant sur un héritage historique particulièrement riche. Nous sommes ici sur les routes de l’esclavage, sur les routes du vaudou, sur celles des rois et des reines d’Abomey. Cette stratégie a mené en particulier à la restitution par la France des trésors du royaume, opération au retentissement quasiment mondial. Autre exemple : le festival de musique WeLovEya, organisé en décembre dernier sur la toute nouvelle place de l’Amazone, à Cotonou. L’événement a accueilli certaines des plus grandes stars de l’afrobeat et du hip-hop francophone, sous le regard de cette statue de bronze haute de 30 mètres, inaugurée en juillet 2022. Parmi les projets d’envergure en cours et à venir, la création progressive d’une offre muséale unique en Afrique subsaharienne : le Musée international de la mémoire et de l’esclavage (Ouidah), le Musée de l’épopée des amazones et des rois du Danhomé (palais royal d’Abomey), le Musée international du vodun (Porto-Novo), et demain peut-être le Musée d’art contemporain (MAC, à Cotonou). Cette politique de fusion « culture-tourisme » reste contrainte par la situation sécuritaire au nord et les menaces des mouvements djihadistes sahéliens. ■ T.C.

Des trésors royaux exposés pour la dernière fois au musée du quai Branly, à Paris, en 2021, avant d’être rendus au Bénin.

15 TUNISIE Le modèle en crise

ON PEUT S’ÉTONNER de cette présence

dans notre classement. La crise politique et économique se double maintenant d’une crise migratoire avec le rejet brutal des migrants subsahariens en situation irrégulière. L’image « officielle » de la Tunisie, berceau des printemps arabes, se dégrade. Pourtant, malgré cette situation convulsive, le devenir de cette démocratie affaiblie reste un enjeu majeur, qui dépasse de loin les frontières du pays. Et les « autres Tunisie », en dehors de la sphère politique, restent autant de raisons d’espérer. Le pays s’est imposé comme l’une des places fortes de la tech émergente. Les success-stories se multiplient, comme celle d’InstaDeep, champion de l’intelligence artificielle né à Tunis, racheté (pour près de 630 millions d’euros) par BioNTech, créateur du premier vaccin anti-Covid. D’autres sont sur une même dynamique de développement avec un tropisme écoresponsable. Les magiciens de Kumulus transforment la rosée en eau jusque dans des hameaux perdus. La diaspora est particulièrement active avec des figures de pointe dans la médecine, l’ingénierie, les services informatiques… La société civile, recentrée sur les fondamentaux du vivre-ensemble, continue à agir dans un contexte difficile. Le domaine de la culture reste d’une étonnante audace. Le présent inspire, nourrit les récits. Au cinéma, comme avec le multiprimé La Belle et la Meute, de Kaouther Ben Hania. Dans la littérature, avec des œuvres marquantes, telles Bel abîme, de Yamen Manai, aux éditions Elyzad, ou Je jalouse la brise du sud sur ton visage, de Meryem Sellami, chez Cérès. On explore le territoire de la psychanalyse avec Nédra Ben Smaïl (dans son livre Écoutez vos enfants !). Les murs de Djerba sont une référence du street art, l’art contemporain gagne du territoire, y compris auprès des couches dites populaires. Ces cultures reflètent une identité changeante au contact d’une Europe toute proche, mais devenue aussi une rive inaccessible. L’héritière de Carthage brasse, malgré tout, des siècles d’échanges et d’influences. Mais la réserve d’énergie n’est pas inépuisable. La présence de la Tunisie dans ce classement est donc un pari optimiste sur l’avenir. ■ Z.L.

INFLUENCES 42 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
MEHDI CHEBIL/HANS LUCAS

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sons

Ça slame à « Babi »

Née à Chicago en 1984, cette « poésie rythmée de mots et d’émotions » a conquis le monde. Et s’installe maintenant à Abidjan, ville des fusions culturelles.

Pionniers et jeunes passionnés réinventent le genre avec enthousiasme.

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De gauche à droite, Bee Joe, Hélène Beket, Lyne Des Mots et Noubo.
JIHANE ZORKOT

C

omme nombre de mouvements artistiques, le slam nous vient d’Amérique : il a été « inventé » à Chicago, en 1984, par Marc Kelly Smith, toujours en vie. À l’époque, Smith cherche à promouvoir la poésie pour la rendre plus populaire. Une idée fait « tilt » et fonctionne immédiatement : il organise les premières compétitions entre poètes, avec des slogans comme « Rendre la poésie au peuple » ou « La poésie doit être aussi populaire que le foot ». Qui dit compétitions, dit règles : les candidats passent à tour de rôle devant un jury de cinq personnes, choisies au hasard dans le public, et doivent dire leur propre texte durant 3 minutes et 10 secondes, pas une de plus ! Le jury, lui, est chargé d’évaluer l’écriture et la performance du poète. Une future légende du slam émerge rapidement, Saul Williams, qui remporte de nombreuses compétitions. Contacté par l’industrie cinématographique, il coécrit Slam, qui est récompensé de la Caméra d’or, au Festival de Cannes 1998. La discipline artistique s’impose aux yeux du grand public… Et déborde, dès lors, des frontières des États-Unis.

Ce sont d’abord les Allemands qui embrayent, puis les francophones. En Côte d’Ivoire, c’est le comédien et metteur en scène camerounais, Binda N’Gazolo, qui va l’importer au tout début des années 2000. Impressionné par la pratique du nouchi (l’argot ivoirien), parlé à l’époque par les « gros bras » dans les quartiers populaires d’Abidjan, il entre en immersion à Abobo (l’une des communes les plus grandes et les plus pauvres de la ville) et constitue le premier collectif de slameurs, Vogo Soutra, qui signifie en nouchi « les vagabonds sauvés ». Et participera aux Jeux de la francophonie canadienne.

Mais c’est le collectif Au nom du slam, constitué en 2013 par Bee Joe, son premier président, qui fait décoller le style en Côte d’Ivoire. Si chacun de ses membres est laissé libre de poursuivre sa carrière solo à travers des concerts, disques, festivals sur le continent ou prestations privées, la règle veut qu’ils acceptent de se retrouver pour des spec-

tacles ou activités communes afin de promouvoir leur talent. Leur grand événement est le Festival international de slam d’Abidjan (Babi Slam). Chaque année, le vainqueur de cette compétition, considéré comme le champion national, est invité à représenter le pays dans des rencontres internationales, notamment à la Coupe du monde. En 2022, Cheick Ahmed est d’ailleurs monté sur le podium en obtenant une belle troisième place. Cette année, c’est une femme, Bérénice Saraka, qui représentera pour la première fois la Côte d’Ivoire au championnat du monde, ainsi qu’à la Coupe d’Afrique et à la Coupe ouest-africaine de slam. Car les femmes performent aussi, qu’on se le dise ! Elles challengent avec efficacité les hommes qui sont à l’origine de la pratique dans le pays.

Aujourd’hui, cette discipline s’est structurée. Bee Joe a laissé sa casquette de président de collectif pour prendre la tête de la Fédération ivoirienne de slam. Cinq clubs (Au nom du slam, École des poètes, Poètes et slameurs de Port-Bouët, École des poètes de Bouaké, Club de San Pédro) et deux associations de l’université Félix Houphouët-Boigny rassemblent quelque 2 500 professionnels qui disent vivre convenablement de leur art, même si, souvent, des activités annexes sont nécessaires pour mettre du beurre dans les épinards.

Existe-t-il un slam ivoirien ? « Pas vraiment », répond Bee Joe. « Les Burkinabés, par exemple, peut-être à cause de la révolution sankariste, sont par tradition plus politiques que nous. » Mais pour le président de la fédération, « il y a autant de slams que de slameurs […]. Il n’y a pas de canevas immuable, chacun a son style et sa manière de scander ses textes ». Et de citer pêle-mêle quelques figures émergentes qui portent haut le slam en Côte d’Ivoire : Amee Slam, Lyne Des Mots, L’Étudiant, Kapegik, ou encore Hélène Beket.

Certains s’expriment en « français courant », d’autre essentiellement en nouchi. Mais ce qui les rassemble tous, c’est l’amour des mots et des émotions qu’ils sont capables de transmettre au public. L’art du slam est né en Côte d’Ivoire à la même époque que le mouvement zouglou, et comme lui, il aborde souvent les questions sociales, les galères et les peines de la vie dans les quartiers. Sa valeur ajoutée réside dans le soin méticuleux que chaque slameur met à choisir ses mots, à écrire ses textes, et à déclencher ainsi, pour lui-même d’abord, et pour ceux qui l’écoutent ensuite, des émotions fortes. Tous se souviennent d’où vient leur art. S’ils ne se prétendent pas poètes, ils gardent de la poésie la recherche du mot juste, du rythme et de l’émotion. « On ne cherche pas seulement le beau, on cherche le cœur », confie Bee Joe. ■

SONS 46 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
ODILE MOTELET
Le comédien Binda N’Gazolo l’importe en Côte d’Ivoire au début des années 2000.

Bee Joe, le « papa »

Il est des hommes qui inspirent le respect. Bee Joe, alias Joseph Baffrou, est un pionnier en Côte d’Ivoire, fondateur en 2013 du premier grand collectif, Au nom du slam, et président de la Fédération ivoirienne de slam. On ne l’imagine pas comptable et marketeur (il est sorti d’un lycée d’excellence, celui de Yamoussoukro), mais Bee Joe a travaillé pendant quatorze ans pour les grandes entreprises Unilever et Agrisud. Depuis 1990, cet amoureux des mots écrit : « Entre chanson, rap, et poésie », explique-t-il. Et aime partager ses textes avec ses amis. En 2011, invité par-ci par-là, il arrête de travailler pour se consacrer au slam, essentiellement dans un cercle universitaire.

« Je travaillais sur la matière humaine, le quotidien des gens. J’écrivais sur l’espoir de s’en sortir en dépit des difficultés. » Il se souvient de la date de son premier spectacle, à La Case des arts, à Abidjan : le 25 mai 2013. Il y propose 20 titres. Puis enchaîne dans des salles réputées : l’Acoustique, le Stand Up (qui n’existe plus), l’Institut Goethe… Comme tous les slameurs, il souligne le rôle majeur joué par cette institution allemande dans le développement de ce jeune art dans le pays.

En décembre 2013, il a connaissance d’une compétition internationale qui se déplace dans une dizaine de grandes capitales africaines. Il s’inscrit, décroche une place en finale et remporte le prix spécial du jury. Avec les 10 finalistes, il constitue le collectif Au nom du slam, dont il prend la première présidence. La même semaine, l’organisateur du Festival international de slam et humour du Mali, Aziz Siten’K, qui se trouve dans la salle où se joue la finale, l’invite. C’est sa première sortie internationale. Elle sera suivie de beaucoup d’autres : Durban (2014), Bamako (2015), Niamey (2015 et 2016), puis N’Djaména, Dakar, Conakry, etc. Cela ne s’arrêtera plus. Avec son collectif, ils sortent l’album Au nom du slam en 2015, et écrivent le texte inaugural des Jeux de la francophonie de 2017, qui se déroulent à Abidjan.

Bee Joe a une âme de passeur. Beaucoup de jeunes slameurs ivoiriens se réfèrent à lui, car il en a encouragé, rassuré et lancé sur scène un certain nombre. Et d’aucuns continuent de lui demander conseil quand ils peinent sur l’écriture d’un texte. De son côté, il poursuit son chemin, travaille sur ses projets personnels. Avec l’Institut français de Côte d’Ivoire, il développe le concept « Un livre, un slam » consistant à écrire un texte à partir d’un ouvrage choisi, sur des thématiques données (immigration, éducation, environnement, violences faites aux femmes, etc.). Bee Joe prépare également son premier album ainsi qu’un livre, toujours en lien avec sa pratique artistique. L’année 2023 le « trouvera » (en bon français ivoirien) en studio et en librairie… ■

AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
« Parce qu’ils veulent ce qui marche, on a décidé de faire marcher ce qu’on veut. »
JIHANE ZORKOT

Lyne Des Mots, la conteuse

Elle aimait les mots, elle en vit aujourd’hui. Tout juste rentrée du Togo et du Kenya, cette valeur montante de Côte d’Ivoire en impose avec sa poigne de fer et son large sourire : « Je suis arrivée dans le slam comme un cheveu sur la soupe. J’ai fait ma première scène en 2015. Avant, j’écrivais de la poésie, j’étais conteuse, et je dirigeais une chorale au sein d’un club allemand à l’université. En 2014, nous avons été invités à un festival de contes, au Ghana. Nous devions animer une cession avec des slameurs, et là, ça a été un choc. Je ne comprenais pas ces jeunes Ghanéens, mais chaque mot me transperçait. Je suis tombée amoureuse de cette façon de porter la parole. » De retour à Abidjan, elle rencontre des professionnels : « Ils m’ont acceptée, adoptée, je suis montée sur scène avec eux, et je n’en suis plus descendue. »

Elle fait ses armes, écume les salles, inspirée par les autres.

Aujourd’hui, « Slam Mama », comme l’ont surnommée ses trois enfants, est elle-même une source d’inspiration pour d’autres jeunes artistes. « Le slam est accessible à tout le monde, mais il faut travailler, être au taquet… On ne dort pas. » Sa plume et son art du conte l’ont sûrement aidée. En 2020, elle remporte le concours international Slam rose, dans le cadre de la lutte contre le cancer du sein. Lyne Des Mots aime scander et l’image que véhicule cette discipline : « C’est un puissant outil de communication qui porte des messages forts. Slamer,

c’est toucher l’âme des gens. On part à la conquête de l’être. » Elle est très fière de son statut : « Je me sens privilégiée, particulière. Un slameur est une personne équilibrée, complète. Il faut être cultivé et bien s’exprimer. » D’autant que petite fille, l’experte des mots était bègue. C’est le slam, avec cette façon si particulière de lancer les mots, qui l’a libérée de son bégaiement. Est-ce pour cela qu’elle se présente comme une « docteure de l’âme » ?

Aujourd’hui, Lyne Des Mots vit de son art, a sorti trois singles, voyage dans toute l’Afrique. Quand on lui demande comment son mari a réagi face à son activité très exposée, elle éclate de rire : « Ça a été tout un combat ! Au début, il s’inquiétait, mais ça va maintenant. Il a fallu lui faire comprendre que j’aimais ce que je fais et que je n’arrêterai pas. On ne marchande pas ce plaisir de la scène, cette liberté, cette force qu’elle te donne. » Quant à ses enfants, ils sont fiers d’elle : ils la regardent à la télévision, mais elle aimerait qu’ils viennent plus souvent la voir en vrai. Se sent-elle féministe ? Pas vraiment. Disons qu’elle est « pour les femmes et pas contre les hommes » : « Je suis une femme libre, je veux être moi-même, inspirer les autres. » Car Lyne Des Mots se voit plus qu’une slameuse : « Je me considère comme une messagère : du vent, de la terre, de l’eau, du feu. Le slam apporte la joie où il y a de la tristesse, l’amour où il y a la haine, le rire où il y a les pleurs. » Un beau message. ■

SONS 48 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
« J’écris en blanc des lettres de sang qui bâtiront mon histoire en grand. »
DR
JIHANE ZORKOT

Noubo, le self-made-man

Il en avait assez qu’on l’appelle « Noucy Boss ». Trop « mauvais gosse des rues ». Alors, il a opté pour « Noubo » (« nou » pour « nouvelle », « bo » pour « bonne œuvre »). Un nouveau nom pour une nouvelle vie :

« C’est vrai, j’ai de la chance, j’aurais pu finir braqueur, voleur ou junky… » Lui slame en nouchi, cet argot qu’il parle depuis son enfance à Port-Bouët. Orphelin de père à 8 ans, il se retrouve seul à 17 ans, la perte de sa mère faisant de la rue sa maison : « La vie m’a imposé un environnement. » Pour survivre, il travaille comme manutentionnaire chez un sous-traitant au port. Puis à l’usine, chez SOTACI, où il dort souvent. « Vagabond du logement », il pose ses maigres affaires dans un centre commercial de Treichville, chez un vendeur de téléphonie. « Mais mes parents m’ont laissé trois choses : la musique, l’amour de la lecture, et une bible », dans laquelle il se réfugie et qui lui a « appris les mots ». Quand il se retourne sur son parcours et pense à ce qu’il est devenu, il est submergé par l’émotion. Comment fait-il pour slamer face à un public ? « Je parviens à contrôler mes larmes. Tout passe dans mon slam. » Tout a commencé par le rap. « Au début, j’écrivais en français, j’écoutais MC Solaar. Vers 2000, j’ai commencé à écrire en nouchi des textes assez profonds, que je disais avec un style particulier. » Il ne sait pas que c’est du slam. C’est l’un de ses amis, avec lesquels il aime partager ses textes, qui lui fait un jour écouter Grand Corps Malade, Kery James et Zaho. « Je me suis pris une claque en constatant que c’était ce que je faisais. » Il se met à écrire à temps complet. Avec le peu d’argent qu’il a, il entre en studio en 2013 et enregistre son premier disque. L’un de ses anciens collègues lui fait rencontrer un membre d’Au nom du slam, qui l’auditionne dans le centre commercial : Noubo fait un tabac devant un public inconnu. Il fait sa première scène avec le collectif. Et intitule son premier spectacle « Ma mère avait raison ». Un hommage à celle dont les valeurs lui ont permis de rester dans le droit chemin : « Elle m’a donné le chant et la lecture, et m’a appris à ne rien attendre des autres. Je vis de mon art, j’ai lancé une ligne de chemises pour hommes, et j’ai un studio d’enregistrement. » À 38 ans, Noubo va bientôt avoir un enfant et attend impatiemment d’ouvrir ce nouveau chapitre de sa vie déjà bien remplie. ■

* « Assis dans mon travail de grouillot, sans cela on ne mange pas, ma parole pour motiver ton esprit de petit malin, l’enfant qui est né au marché n’a peur de rien et rien ne l’arrêtera. »

AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
« Siguinapo dans mon grigali, sans ça Bo y’a pas grayali. Mon coumanli pour djaouli ta science yêrêli, l’enfant qui est né au marché n’a pas peur de bruit. » *
JIHANE ZORKOT

Hélène Beket, la petite fée

C’est déjà une ancienne à 24 ans. « Je fais du slam depuis mes 15 ans, mais je croyais faire du rap depuis le CM2 », sourit-elle. Elle a 7 ans quand son père décède, et 15 lorsque sa mère d’origine ghanéenne rentre au pays. Celle-ci la confie à une tante qui, trois ans plus tard, la met à la porte. « C’est le début de la galère. J’ai beaucoup dormi dans les mosquées, c’est plus sûr. Il n’y a pas d’agression là-bas. » Elle reste dans la rue deux ans et fait tout pour le cacher : « Je me levais tôt, je me lavais, je m’habillais correctement. »

C’est le slam qui lui permet d’avoir enfin un toit sur la tête. Elle se produit dans les bals de fin d’année des lycées. L’assistante de l’acteur Michel Bohiri lui dit un jour : « Tu ne fais pas du rap, tu fais du slam », et la met en contact avec Bee Joe, qui la reçoit lors d’une répétition à l’Institut Goethe. Elle qualifie sa prestation de « calamiteuse », mais ne se décourage pas. Bee Joe lui parle d’une scène, Plume libre, où elle pourra s’entraîner : « Et là, tout le monde apprécie. J’ai 15 ans, et je suis slameuse. » En 2017, ce dernier l’encourage à concourir au championnat national. Elle arrive en finale. C’est la première femme à atteindre ce niveau. Elle rejoint le collectif Au nom du slam, mais ne peut plus participer aux compétitions nationales, que celui-ci organise. En 2018, le slameur Philo le dompteur de mots la fait venir à Ouagadougou, au festival Un village dans la ville. Puis elle participe au championnat burkinabé et est invitée en guest-star au festival Pluie de mots. L’épidémie de Covid-19 empêchant d’autres déplacements, elle fait des scènes à Abidjan et est engagée pour des prestations ponctuelles par des institutions internationales. Sa réputation est faite.

2022 voit sa carrière prendre une autre dimension. Repérée par la chaîne 7info, elle est souvent invitée dans l’émission Droit dans les yeux. Elle anime aussi un show sur les musiques urbaines sur la radio La Voix de la diaspora : tout ce qu’Abidjan compte d’artistes R’n’B, rap, slameurs, passe dans son studio. Elle prépare d’ailleurs son premier single, « Solo », et son premier concert, qui se tiendra, comme en hommage à ses débuts, à l’Institut Goethe, en mai prochain. « Dans mon slam, je parle de tout ce qui me touche. Mais il y a des choses qu’on ne dit pas.

C’est honteux d’être pauvre, on culpabilise. » Ce qui l’a sauvée, ce sont « les belles rencontres et le slam ». Pourquoi n’a-t-elle pas pris de nom de scène ? « Parce que quand je me produis sur scène ou devant des personnalités, je parle à mon père et lui dis : “Tu vois où ton nom est arrivé ? Tu as réussi !” » ■

AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
« Je viens de là où les mères ne sont pas criminelles, mais demandent à leurs filles de ne pas finir comme elles. »
JIHANE ZORKOT

QUE J’AI

Yasmine Chouaki

DANS EN SOL MAJEUR, CETTE FEMME DE RADIO explore la dimension plurielle d’un être partagé entre l’ici et l’ailleurs. Contre les discours identitaires étriqués, elle donne la parole à des personnalités de double culture, recueillant leur histoire, leurs espoirs, leurs combats.

propos recueillis par Astrid Krivian

Née d’une mère française et d’un père musulman algérien, j’ai deux prénoms : Christine et Yasmine. En France, on m’appelait Christine – j’ai été baptisée à l’église. À mes 12 ans, j’ai demandé à mon père de m’emmener en Algérie. J’y ai rencontré ma famille. Durant toute mon adolescence, j’étais Christine en France, et Yasmine en Algérie. À 17 ans, j’ai décidé qu’il faudrait désormais m’appeler uniquement Yasmine. C’était non négociable !

J’ai grandi dans une famille où la culture n’avait pas sa place. Mon père voulait que je devienne avocate ou médecin. Or, je rêvais de musique, je chantais du matin au soir, je me nourrissais de livres, de théâtre. À 17 ans, un producteur a demandé à mon père de travailler avec moi. Celui-ci s’y est opposé fermement. En conflit avec lui, j’ai claqué la porte. Sur les conseils d’une amie, j’ai tenté ma chance à la Radio suisse romande, à Genève, en 1981. Une nouvelle station, Couleur 3, s’ouvrait alors. C’est là qu’a débuté la grande histoire de ma vie. La radio a pansé mes plaies et mes frustrations musicales, vocales.

J’ai appris sur le tas toutes les facettes de ce métier pluriel : écriture, interprétation, réalisation, programmation, reportage de terrain, interview. Couleur 3 était une école de la personnalité : comment la débusquer, la travailler, à travers la voix, l’écriture. Je suis une femme de radio plutôt qu’une journaliste. Je conçois des émissions avec une architecture de la tête et du corps, en intégrant la dimension du son, en tant que canal d’information. La mise en ondes est proche de la mise en scène.

J’ai vécu cinq ans en Algérie, des années cruciales dans mon parcours. Je faisais de la radio à Alger Chaîne 3, en parallèle de mes études de lettres. J’ai rencontré mon mari, l’écrivain Aziz Chouaki. Sa grande sensibilité, son regard à la fois littéraire et populaire sur le pays m’ont ouvert un autre horizon.

Et j’ai appris à vivre « à l’algérienne », à composer avec les problèmes du quotidien. Je faisais le ramadan pour vivre au diapason avec mes copines de fac. En matière de partage, j’ai vécu des choses que je ne connaîtrai jamais dans un pays individualiste comme la France. Cette école extraordinaire me sert encore aujourd’hui. J’ai vu les derniers feux du bel Alger. Puis, quand le Front islamique du salut a remporté les élections municipales en 1991, nous avons dû quitter le pays. Mon époux, dont les écrits s’inspiraient du contexte politique d’alors, était sur la liste des intellectuels à abattre par les islamistes. J’ai appris plus tard que j’avais aussi un dossier à la sécurité militaire. Je suis retournée en Algérie en 2013 ; j’ai trouvé un pays effondré. En réaction au projet du président français Nicolas Sarkozy, en 2007, de fonder un ministère de l’Identité nationale, j’ai créé mon émission, En sol majeur, pour donner la parole à des personnalités partagées entre plusieurs cultures. Quand la France regarde les enfants d’immigrés d’Afrique en se demandant d’où ils viennent, est-elle dans l’amnésie, dans l’insulte historique ? Avec ce programme, on se raconte nous-mêmes, plutôt que d’écouter nos histoires narrées par les autres. C’est comme écrire à mille mains une mosaïque du multiple. ■ En sol majeur est à écouter le samedi et le dimanche sur RFI.

CE
APPRIS 52 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023

C’est comme écrire à mille mains une mosaïque du multiple.»

«Avec ce programme, on se raconte nous-mêmes.
ANTHONY
RAVERA

rencontre

Mamadou Diouf « La culture doit guider le politique »

L’historien sénégalais est le commissaire de l’exposition « Senghor et les arts : Réinventer l’universel » au musée du quai Branly. Elle rend hommage au « poète-président », qui a joué un rôle central dans la promotion des arts du continent. propos recueillis par Astrid Krivian

Professeur d’études africaines et d’histoire à l’université Columbia, à New York, auteur de plusieurs ouvrages sur son pays, l’historien sénégalais est l’un des commissaires de l’exposition « Senghor et les arts : Réinventer l’universel » au Quai Branly, jusqu’au 19 novembre. Celle-ci met en lumière la politique culturelle menée par Léopold Sédar Senghor pendant sa présidence du Sénégal, de l’indépendance du pays, en 1960, à 1980. Cofondateur et penseur du mouvement de la négritude, promoteur de la francophonie, le « poète-président » plaçait la culture « au début et à la fin du développement ». Celle-ci devait contribuer à bâtir une civilisation universelle à travers les échanges, le métissage, la reconnaissance de la diversité humaine. Parmi ses nombreuses réalisations dans les arts, on peut citer l’organisation du Festival mondial des arts nègres, à Dakar, la création de l’école de danse Mudra-Afrique, les Manufactures sénégalaises des arts décoratifs, à Thiès… Mamadou Diouf livre ici son analyse sur les actions culturelles de Senghor, sa conception des arts, son héritage dans le pays et son apport à des questions contemporaines.

THIBAUT CHAPOTOT

AM : Quel est le sens de cette exposition sur l’action culturelle de Senghor ?

Mamadou Diouf : Présenter son travail permet de mieux comprendre le personnage, beaucoup plus analysé sur le plan politique que sur son apport culturel et littéraire. L’exposition revisite ses interventions et sa contribution à deux discussions très actuelles : celle sur les arts et l’esthétique, et celle sur l’universel. Senghor a toujours défendu l’idée qu’une nation refermée sur la terre et le sang, attachée à des idées antiques et primaires, efface le vecteur principal des civilisations humaines et universelles : le métissage, les transactions, « le rendez-vous du donner et du recevoir », pour citer son ami Aimé Césaire. Aujourd’hui, dans nos sociétés, chacun défend son territoire, les frontières sont fermées, et le multiculturalisme est refusé. Pour Senghor, l’échange entre des civilisations différentes, la reconnaissance de la diversité créent la condition humaine, comme il l’appelle. Une culture universelle est le produit de toutes les cultures, et non plus une universalité kidnappée par l’Occident. L’universalisme défendu par les Lumières est très abstrait et eurocentré, et relève de la raison, autoritaire, qui soumet, détruit, refuse la transaction. Senghor célèbre au contraire un universalisme de la fusion, de l’échange, instable, sans vérité absolue.

« Senghor et les arts : Réinventer l’universel » se tiendra au musée du quai Branly, à Paris, jusqu’au 19 novembre prochain.

Comme elle est supposée amener l’aisance matérielle, la politique a été placée au-dessus de tout. Or, pour ces penseurs, c’est la puissance que la culture injecte dans les civilisations qui fait de l’homme un homme. La culture doit guider le politique, et non l’inverse. C’est ce qui empêchera l’homme et le monde d’être réduits à des choses. La question culturelle est essentielle, pour porter un projet politique, social, mais aussi économique. La dialectique entre enracinement et ouverture, ces processus d’emprunt d’une culture à l’autre, produisent la condition humaine. Ainsi découle l’universel des arts, lesquels doivent absolument circuler. Est-il le premier président du continent à inaugurer une histoire de l’art spécifique à l’Afrique ?

À ses yeux, la culture était au début et à la fin de tout développement, et mue par cette dialectique de l’enracinement et de l’ouverture…

Cette vision de la culture est beaucoup plus large, et partagée par les autres penseurs de la négritude. Héritier du siècle des Lumières, le monde moderne, celui de la raison, de la technique a chosifié, réifié le monde, comme dit Césaire.

Autant que je sache, oui. Ce travail a commencé au début du XX e siècle aux États-Unis avec le New Negro Movement, poursuivi en France dans les années 1950 avec les deux Congrès des écrivains et artistes noirs organisés par la revue Présence africaine, à Paris en 1956, et à Rome en 1959. C’est un sillage d’affirmation de la présence noire dans le temps du monde, et de la contribution des peuples noirs à la civilisation humaine. Senghor va reprendre tout ce travail quand il devient président. Du point de vue politique, on retrouve le même mouvement issu de la diaspora pour ensuite s’implanter en Afrique. Né aux États-Unis au début du XX e siècle, le panafricanisme a été poursuivi sur le continent par Kwame Nkrumah, premier président d’un État indépendant de l’Afrique de l’Ouest, le Ghana.

RENCONTRE 56 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
Affiche du premier Festival mondial des arts nègres, qui s’est déroulé à Dakar, en avril 1966.
DR
« Tous ces Africains et ces personnes de la diaspora partageaient la couleur de peau, mais pas forcément les idées ! Les divergences ont toujours existé. »

Parmi ses réalisations culturelles, il a organisé en 1966, à Dakar, le premier Festival mondial des arts nègres. En quoi était-ce un événement marquant ?

C’était un festival panafricain – la diaspora était fortement présente. Affirmer un art nègre et montrer sa contribution aux arts est une intervention extraordinaire à ce moment précis de l’histoire du monde, au cours de la guerre froide, et alors que l’Afrique tente de trouver ses marques dans l’espace des relations internationales.

Pourquoi cette manifestation a-t-elle toutefois suscité des critiques ? Notamment pour sa connivence avec la France ?

Tous ces Africains et ces personnes de la diaspora partageaient la couleur de peau, mais pas forcément les idées ! La diversité est l’une des caractéristiques des mouvements culturels du continent. Les premières critiques les plus virulentes contre la négritude sont signées Frantz Fanon. Les divergences ont toujours existé. Les différentes versions et expressions des panafricanismes se sont retrouvées parfois en conflit, parfois en symbiose – panafricanisme fondé sur la race et la couleur de peau, panafricanisme géographique circonscrit au continent, ou encore panafricanisme politique. Ensuite, il est vrai que la manière dont Senghor pense et vit la France est importante. Mais on fait souvent une erreur en interprétant son positionnement par rapport à elle, et à la langue française en

particulier. On peut lire son rapport à ce pays à partir de son poème « Prière de paix » : l’intellectuel y évoque une France idéale, celle de la littérature, des arts, de la musique, de la peinture, mais elle est toujours contredite par la France réelle, historique, sauvage, violente, qui ne tient pas parole. Senghor le dit ! Il ne défend donc pas cet impérialisme, au contraire. On lui reprochait d’être trop conciliant ?

La connivence politique existe : Paris a soutenu le pouvoir politique de Senghor et ses dérives autoritaires. Toute la politique gaulliste a consisté à protéger le pré carré français, et Senghor en a largement bénéficié. Mais ses rapports intellectuels avec l’idée de ce pays étaient complexes. Comme De Gaulle, il en a une certaine idée, mais qui ne correspond pas à la vraie France.

Comment est discuté son héritage au Sénégal aujourd’hui ? Dans son roman, La Plus Secrète mémoire des hommes, Mohamed Mbougar Sarr

écrit : « l’encombrant Senghor »…

Les nouvelles générations ne savent peut-être pas qui c’est. Les anciennes, dont la mienne, connaissaient le politicien. Quand il a démissionné de la présidence en 1980, nous avons commencé à découvrir l’intellectuel. Dans une certaine mesure, même si on ne peut pas les dissocier systématiquement, on a commencé à avoir un traitement particulier vis-à-vis de l’intellectuel, à lire son œuvre littéraire, ses essais

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philosophiques et politiques, et à avoir un autre traitement vis-à-vis de l’homme d’État. On a découvert également qu’il était différent des autres présidents africains, car il attachait une très grande importance au dialogue, à la discussion, et respectait la diversité. Certes, son régime a aussi été marqué par des dérives autoritaires et des répressions, mais en général, Senghor a entretenu le débat au Sénégal. Ainsi, il a participé à l’émergence, au développement et au maintien d’une classe intellectuelle et politique assez astucieuse. Quand les technocrates ont décidé de s’élever contre son héritage, ce dernier a survécu. Mohamed Mbougar Sarr a raison, on ne peut pas éviter Senghor. Il a quitté le pouvoir en 1980, rendu son dernier souffle en 2001, mais son parfum est resté. En quoi les années 1980 et 1990 ont été celles de la « désenghorisation » ?

C’était un processus politique (transformation du parti socialiste, de son leadership…) – les successeurs essaient toujours de renouveler la mise, d’instaurer leur propre agenda. Et l’homme prenait une trop grande place, justement. Cette « désenghorisation » a probablement été facilitée par le fait que Senghor a vraiment quitté la vie politique sénégalaise après sa démission. Je pense qu’il ne l’a plus jamais commentée de 1980 jusqu’à sa mort. Ses successeurs ont critiqué sa politique culturelle d’ouverture ; ils ont privilégié l’enracinement, en mettant l’accent et les ressources sur les cultures traditionnelles locales. En opposition à son jeu intellectuel, où la culture était mise en avant, les technocrates ont d’abord misé sur l’économie. Et ce fut l’avènement de la technocratie – un personnel politique qui pense avoir l’expertise pour régler les problèmes économiques. Selon eux, si Senghor a été un grand intellectuel et un grand politicien, il a aussi été un piètre administrateur et responsable économique. J’estime pour ma part qu’ils ont été de piètres technocrates ! Mais c’est vrai qu’en dépit de sa réussite politique et culturelle, son échec fut retentissant au point de vue économique. Le Sénégal était sous ajustement structurel conduit par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, l’économie était devenue difficile. Je pense qu’il ne pouvait pas continuer à diriger un pays dans ces conditions.

Il appartenait à cette génération qui doit démontrer que les Africains ont des cultures riches, face aux colonisateurs qui les ont déniées…

Ces intellectuels de la négritude sont le produit de la colonisation, ils ont baigné dans cette violence politique, économique, intellectuelle, idéologique. Ils essaient de repenser leur situation par rapport à un environnement d’une hostilité inouïe ; ils sont nécessairement obligés de regarder le colonisateur face à eux. Pour reprendre l’expression de Valentin Yves Mudimbe, ils ont une « bibliothèque coloniale », face à laquelle Senghor va mobiliser ce qu’il appelle la bibliothèque de son « royaume d’enfance » – ses cultures traditionnelles. Senghor ne dit pas seulement aux autres : « Il faut reconnaître

que j’existe », il insiste pour que l’Europe se départisse d’un universel couplé à sa civilisation. Il faut reconnaître toutes les autres, et ainsi contribuer à une civilisation universelle. Selon Césaire, le seul qui peut la recréer est celui qui en a été exclu, qui a été réprimé. L’Occident a été discrédité, il ne peut plus porter comme il l’a fait la « mission civilisatrice ». Aujourd’hui, c’est aux autres cultures de civiliser l’Europe, en imaginant un universel découplé de la culture occidentale. Senghor a embrassé ce qu’il nomme ses « mondes complémentaires », cette diversité qui le constituait (sérère, chrétien, malinké, peul…).

C’est le cœur de ce qu’il appelle la symbiose, et qui est à l’origine de son concept de métissage. L’idée fondamentale structurant sa pensée, c’est la célébration de la diversité absolue, qui n’est pas un retranchement dans l’identité propre, mais une diversité permettant d’aller à la rencontre de l’autre. Son origine sérère, et peul du côté de sa mère, son nom malinké, sa culture chrétienne… forment toujours une seule personne, Léopold Sédar Senghor, avec des logiques d’identification différentes. C’est pour cette raison que dans les années 1950, Senghor et les jeunes Africains catholiques peuvent entrer en conversation avec des cardinaux, en particulier avec le futur pape Jean XXIII. Ils défendaient ardemment cette idée auprès d’eux : la seule façon d’assurer le message chrétien dans un espace universel, c’était de le déconnecter de la culture européenne. Comment comprendre cette citation de Senghor, qui peut sembler essentialisante : « L’émotion est nègre comme la raison est hellène » ?

RENCONTRE 58 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
« Quand les technocrates se sont élevés contre son héritage, Senghor a survécu. Il a quitté le pouvoir en 1980, rendu son dernier souffle en 2001, mais son parfum est resté. »

Quand on l’entend la première fois, en effet, on est effaré. Mais il faut la lire dans son contexte. Dans le Paris des années 1930, Aimé et Suzanne Césaire, Léon-Gontran Damas, Jeanne et Paulette Nardal, Senghor commencent à penser la négritude. Ils cherchent une alternative à cette vision occidentale, européenne du monde, qu’ils conçoivent comme un produit du siècle des Lumières, lequel prône la raison. Celle-ci a créé autre chose dont on ne parle pas souvent : l’obscurité des sociétés humaines situées hors de la géographie de l’Europe. Les penseurs de la négritude essaient de sortir de cette obscurité, en faisant face au concept organisateur des Lumières, la raison, la science. Ils vont trouver autre chose pour exister. Ça ne veut pas dire que les Noirs sont dénués de raison. Une raison émotionnelle n’est pas nécessairement axée sur les réalisations matérielles, c’est une raison de symbiose, qui reste dans la nature, et en conversation avec elle. Lors du colloque de 1966 à Dakar sur la fonction de l’art nègre, Césaire pose une problématique : si l’Afrique s’inscrit dans le chemin de la raison matérielle du capitalisme, elle va se perdre. Senghor refuse cette perte de l’identité africaine et oppose ainsi son contraste absolu, en l’exagérant. Ma collègue professeure et chercheuse à Columbia, Gayatri Chakravorty Spivak, appelle cela « l’essentialisme stratégique ». Il vous permet de vous poser et de vous opposer. Il faut donc relire autrement cette phrase, lui donner un sens différent de celui qu’on lui a attribué jusqu’à aujourd’hui.

Dans les années 1970, des collectifs d’artistes, tels Agit’Art et le Village des arts, s’opposent à la vision de Senghor, de cet art d’État, institutionnalisé…

Oui. Mais quand ces artistes rencontrent par la suite des problèmes avec les technocrates, qui décident de les expulser du Village des arts, c’est à lui qu’ils demandent d’intervenir… Pendant la période senghorienne, malgré des phases de répressions terribles, la contestation était possible. Il y répondait parfois, il y avait un dialogue, des batailles idéologiques, esthétiques. Aujourd’hui, la plupart de ses critiques les plus virulents racontent qu’ils ont découvert Senghor après coup.

L’artiste El Hadji Sy a joué un grand rôle dans la contestation de sa vision esthétique et politique. Mais quand il écrit un livre sur l’art contemporain sénégalais, il lui demande de signer la préface ! Senghor est capable de lire, de commenter ceux qui le contestent. Des membres de la génération postAgit’Art ont pris au sérieux ses commentaires esthétiques, certains ont illustré ses poèmes. Son recueil, Hosties noires, sur la guerre, l’exploitation humaine, la violence coloniale, est dédié aux tirailleurs ainsi qu’à, entre autres, Abdoulaye Ly : il fut le premier Sénégalais titulaire d’un doctorat d’histoire, et deviendra son principal opposant, puis son ministre ! Senghor avait une sorte de flexibilité politique hors du commun. C’est ça, l’exception sénégalaise. Des lectures changeantes, multiples, continuent d’être produites sur ses œuvres et ses réalisations. Il demeure un interlocuteur important, encore

plus depuis sa disparition. Car l’hypothèque politique a été levée. On peut ne plus parler de l’homme d’État. Pourquoi est-il plus étudié aux États-Unis qu’en France ?

Sa pensée s’inscrit dans les débats autour du postcolonial, du métissage et de la créolité, dans un système où le multiculturalisme est très bien accepté. Tandis qu’en Europe, depuis au moins une quinzaine d’années, celui-ci est systématiquement dénoncé, notamment par divers responsables politiques. Senghor était contre cette idéologie d’une république française une et indivisible, à mon sens à l’origine du racisme, de la xénophobie et de la politique anti-migrants actuelle. Pourtant, l’Europe est forcée aujourd’hui d’entrer dans un dialogue qu’elle n’a certes pas cherché, mais qu’elle ne peut refermer. Elle est même amenée à vivre des cultures autres sur son propre territoire. La restitution d’œuvres d’art de musées européens aux pays africains n’était pas une question importante pour lui, contrairement à aujourd’hui ?

Ce n’était pas un débat central, une bataille de son époque. Il considérait que tout art, même s’il s’inscrit dans un environnement culturel, doit être décontextualisé pour le rendre universel. En tant qu’expression d’une humanité, et parce que cet art appartient à tous, il doit circuler. L’art est propre à l’humanité, non pas à des sociétés spécifiques. Senghor était pour le partage. Il a notamment organisé les premières expositions de peintres européens (Soulages, Picasso…) à Dakar. Pour celle de Picasso, il a demandé à Malraux son soutien. Ce dernier a refusé de coopérer, en lui répondant : « Occupez-vous de l’art africain ! » Épaulé par son ami Picasso, il a tout de même réussi à réaliser cette exposition. Vous appartenez à une génération qui l’a critiqué. Quel est votre lien avec sa pensée, ses œuvres, ses réalisations culturelles aujourd’hui ? Comment dialoguez-vous avec cet héritage ?

Ma génération lui était très hostile pour des raisons purement politiques. Probablement comme beaucoup d’entre nous, je ne l’ai pas lu attentivement. Les gens les plus hostiles vous diront qu’idéologiquement et politiquement, ils sont contre lui, mais que c’est un grand poète et écrivain. En arrivant aux États-Unis, j’ai recommencé à le lire dans un contexte plus large, celui de l’émergence des débats des identités noires depuis la fin du XIX e siècle, dans une perspective incluant l’Afrique et la diaspora, les mondes francophone et anglophone. Ces lectures m’ont permis de reconsidérer ses grands essais et sa poésie. Je l’ai aussi compris à travers Césaire commentant son œuvre. En étudiant bien les deux personnages, ils ne sont pas si différents. Mais leurs attitudes et leurs postures se démarquent, dans leur manière de dénoncer : Césaire, c’est le cri, Senghor, c’est une douceur feinte, qui administre des vérités très dures avec une grande tranquillité. Je n’essaie pas de le réhabiliter, j’essaie juste de comprendre une trajectoire, et un moment de l’histoire intellectuelle de l’Afrique. ■

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entretien

MOUNIA MEDDOUR « J’AIME LE CINÉMA UTILE »

La réalisatrice continue d’explorer les blessures de son pays ainsi que la résistance des Algériennes. Son nouveau film, Houria, raconte la résilience

d’une jeune danseuse dans une société hantée par les traumatismes de la décennie noire. propos recueillis par Astrid Krivian

Son premier long-métrage de fiction, Papicha, sorti en 2019, suivait les rêves d’une étudiante et styliste en herbe pendant la guerre civile à Alger dans les années 1990. Couronné par deux César (meilleur premier film et meilleur espoir féminin pour Lyna Khoudri) en 2020, il a représenté l’Algérie dans la course aux Oscars pour le meilleur film étranger. Avec Houria, Mounia Meddour retrouve son actrice fétiche pour raconter le parcours d’une jeune danseuse à Alger. Femme de ménage le jour, elle participe à des paris lors de combats clandestins de béliers la nuit. Un soir où elle remporte beaucoup d’argent, elle est violemment agressée par un homme et se retrouve à l’hôpital. À la suite de ce traumatisme, elle perd l’usage de la parole, doit reconstruire son corps blessé et envisager la danse autrement. Au sein d’un groupe de femmes, dont certaines sont endeuillées par les massacres perpétrés par les terroristes islamistes lors de la décennie noire, Houria va redonner un sens à sa vie et poursuivre son chemin d’émancipation.

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COADIC GUIREC/BESTIMAGE

À la fois solaire et poignant, ce film, porté par la grâce de ses interprètes et par une mise en scène délicate au plus près des personnages, célèbre la résistance des femmes dans l’Algérie actuelle, la puissance de l’art collectif et de la sororité. Dépeignant un contexte de vie difficile, où des jeunes tentent de quitter leur pays au péril de leur vie, Houria montre également comment le passé douloureux de la guerre civile pèse encore sur cette société, des familles continuant de demander justice et réparation.

Après des études de journalisme à Alger et une maîtrise en information et communication à Paris, la cinéaste a suivi des études de réalisation à La Fémis et de production au Centre européen de formation à la production de films. Avant de se lancer dans la fiction, elle a d’abord signé des films documentaires, tel que Cinéma algérien, un nouveau souffle, en 2011, dans lequel elle partait à la rencontre de jeunes réalisateurs de son pays. Entretien avec une voix qui compte.

AM : Quel a été le point de départ de Houria ?

Mounia Meddour : À la fin du tournage de Papicha, nous nous sommes sentis investis d’une mission avec mon équipe : continuer à raconter cette Algérie actuelle, la force de ces femmes, de leur courage, et la puissance du collectif. Contrairement à l’Europe, le tissu associatif est très faible, pauvre ici. J’avais envie de raconter cette histoire qui montre la solidité, la persévérance d’une communauté, la résilience, et surtout, la pulsion de vie. J’avais donc à peine terminé que j’ai commencé à écrire ce nouveau projet. Houria est la petite sœur de Papicha. C’est un diptyque nécessaire, qui transpire de la même nécessité de raconter ces territoires encore vierges d’images à mon sens. Jeune danseuse talentueuse grièvement blessée lors d’une agression, Houria ne peut plus danser comme avant et doit se reconstruire pas à pas, à force d’endurance, de persévérance. En quoi votre héroïne est-elle à l’image de l’Algérie à vos yeux, blessée mais toujours debout ?

Au-delà de la trajectoire de mes personnages, l’histoire se déroule dans un contexte difficile mais réaliste : il y a le problème des personnes qui veulent à tout prix quitter leur pays pour l’Europe sur des embarcations de fortune, les traumas de la guerre civile qui n’ont pas été réglés, et l’indifférence de la police envers ce sujet… Tout cela fragilise les générations actuelles, mais aussi futures. C’est une société blessée, à l’image de mon personnage, qui va renaître de ses cendres, en se libérant de sa chorégraphe – laquelle est aussi sa mère –, de l’académisme de la danse classique rigidifié, des justaucorps, des pointes qui emprisonnent le corps… Et de ce handicap en créant une chorégraphie et en s’épanouissant au sein d’un groupe de femmes. Je voulais vraiment mettre en avant ici l’apport du collectif. Je viens du documentaire, donc j’affectionne le réalisme, l’approche authentique. Je raconte des

personnages que je connais, et pour l’instant, je me sens vraiment plus proche des combats des femmes que de ceux des hommes. Quand j’écris des histoires, c’est souvent des points de vue de femmes fortes ; j’aime vivre avec elles une aventure douloureuse et lumineuse. Houria va se perdre dans les carcans des problèmes de la société, mais va finalement trouver une solution, une voie de libération à travers l’art. Que représente la danse ? Est-elle une pratique subversive ?

Complètement, dans la mesure où le corps des femmes est malheureusement encore tabou dans les sociétés patriarcales. En l’occurrence, une femme qui danse, c’est une femme qui s’exprime, qui fait part de son plaisir, de sa liberté. On l’observe bien dans une scène clé du film : au poste de police, quand Houria et sa mère disent leur métier, les agents se moquent d’elles… J’ai donc choisi de suivre une danseuse pour toute cette problématique autour du corps féminin, mais aussi, et surtout, pour ce que signifie la blessure. Parce qu’une danseuse blessée doit trouver d’autres solutions pour renaître et transcender cette situation. De même, la perte de sa voix, son mutisme, symbolise toutes les femmes que l’on silencie, à qui on ne laisse ni la place ni la parole, et qui ne parviennent pas à trouver un équilibre dans leur vie. Comment exister malgré tout lorsqu’on est empêchée ? À la fin, Houria préfère rester avec cette façon de s’exprimer, le langage des signes, car elle se sent beaucoup plus utile et plus entendue que si elle retrouvait l’usage de la parole. Comment avez-vous envisagé la mise en scène lors des séquences de danse ?

C’était compliqué, car je ne voulais pas effectuer juste une captation, avoir des images que l’on voit dans des clips, car

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«
Tel un puzzle, et sans transitions, ma mise en scène n’est jamais posée, pour traduire cette urgence de vivre qu’éprouve la jeune génération. »

elles n’auraient pas véhiculé l’intensité voulue. J’ai très vite fait le choix de filmer de manière découpée, en privilégiant des parties du corps, des visages, des mains, des pieds qui heurtent ce sol bétonné… Des images comme des fragments, à l’image de cette Algérie morcelée, mais qui résiste. Tel un puzzle, et sans transitions, ma mise en scène n’est jamais posée, pour traduire cette urgence de vivre qu’éprouve la jeune génération. Souhaitiez-vous opposer l’univers féminin, solaire et lumineux de la danse à celui masculin, nocturne et empreint de virilisme des combats de béliers ?

Effectivement. Je voulais avoir l’univers lumineux, vertical, diurne de ces jeunes femmes, face au côté obscur, un peu viril, de ces combats de béliers qui s’affrontent pour un territoire – et existent réellement en Algérie. Ma mise en scène est venue donner de la puissance à ces femmes. Et ces séquences de combats préparent également à l’univers de la danse, qui mue à la fin du film – on sort du classicisme pour quelque chose de plus naturel, d’urbain, avec un côté animal, libérateur aussi, des percussions, une africanité.

Le film montre à quel point les traumatismes de la décennie noire sont encore vivaces, les blessures non refermées. Cette période douloureuse continue de hanter la société. Et les lois d’amnistie ont libéré d’anciens membres de groupes armés, des terroristes islamistes repentis…

La fin de la guerre civile en Algérie remonte à quelques décennies maintenant [2002, ndlr], mais il n’y a pas eu de réelle prise en charge, de travail de réparation, de films pour exprimer, raconter ce que les gens ont vécu. C’est un fardeau que les générations se transmettent. Lors d’une tournée en région en France pour présenter Houria, de jeunes filles sont venues me remercier car elles n’avaient pas eu connaissance de cette guerre civile en Algérie, laquelle a pourtant causé la mort de 150 000 personnes. Leurs parents ne leur en avaient pas parlé, alors qu’ils ont fui le pays à cette période. C’est donc toujours important de parler de la vie de ces gens, de montrer les séquelles non réglées de cette époque. Celles-ci sont exacerbées par les lois de l’amnistie, qui ont libéré plus de 5 000 détenus, d’anciens terroristes. Des associations de familles de victimes ont essayé de contrer ces lois, sans succès. Il y a une sorte d’indifférence vis-à-vis de ces personnes endeuillées, qui ressentent une grande injustice. On dit souvent que DR

les gens ont oublié, mais ils n’ont pas pardonné. Le peuple algérien est encore fragilisé par ce passé.

Le cinéma peut-il faire avancer une société sur ces questions, mettre les sujets difficiles sur la table ?

Un film est plus impactant qu’un discours politique ou un article de journal. L’expérience de cinéma nous plonge dans une société, de façon authentique, et fait appel à des sensations, des émotions. C’est très fort. J’aime le cinéma utile, qui vous transforme, qui vous pousse à réfléchir, à approfondir des thématiques, à bousculer les a priori.

Dans Papicha, votre héroïne passionnée de mode était styliste couturière, et souhaitait organiser un défilé pour présenter ses créations. Cette fois-ci, Houria est danseuse. L’art est-il émancipateur, et, s’il est pratiqué collectivement, vecteur de partage ?

Tout à fait. L’art, d’autant plus lorsqu’il est collectif, est un moyen pour s’entraider, s’exprimer, se faire entendre, se libérer, ne pas

Après avoir signé des documentaires, la réalisatrice s’est tournée vers la fiction : Papicha, César du meilleur premier film 2019, et Houria, qui sort dans les salles françaises le 15 mars.

rester dans une frustration. Au début du film, Houria danse seule sur sa terrasse, et à la fin, elle donne un spectacle accompagnée d’un groupe de femmes. C’est un cri de libération. Le film a été tourné à Alger, mais aussi à Marseille, en France. Pourquoi ?

À cause de la pandémie du Covid-19, nous n’avons hélas pas pu filmer comme nous le souhaitions. C’était très dur, laborieux, le tournage a été avorté à plusieurs reprises. Mais il fallait s’accrocher et foncer coûte que coûte, car mon équipe de comédiennes était déjà engagée et s’était préparée physiquement à la danse… Mon actrice principale, Lyna Khoudri, avait effectué une grande préparation physique : elle avait pris des cours de danse classique et moderne pendant un an, appris la langue des signes et perdu plus de 10 kilos. Il

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y a eu un premier confinement, et on a voulu aller tourner au Maroc, nous avions repéré tous les lieux de tournage… Mais à quelques jours du départ, le pays a fermé ses frontières aux Français. On s’est retrouvés coincés, et il a vite fallu trouver des solutions. On ne pouvait pas attendre. Portés par l’urgence, on a saisi l’opportunité de filmer dans la cité phocéenne. Dans ma mise en scène, je suis toujours très proche de mes personnages, donc je n’ai pas vraiment été impactée par le territoire, le décor… C’était surtout important pour moi que mes comédiennes soient algériennes et qu’elles maîtrisent l’« algérois » – du français arabisé, ou de l’arabe francisé, une gymnastique permanente entre les deux langues –, présent dans le film.

Lyna Khoudri tenait déjà le rôle principal dans votre premier film. Pourquoi aviez-vous à cœur de la retrouver dans ce nouveau projet ?

Nous avions vécu une belle aventure commune avec Papicha. Et la même envie de raconter des histoires de femmes vivant sur cette rive de la Méditerranée. C’est une comédienne absolument solaire, très forte, très impliquée. Elle a une vraie rigueur dans le travail et préparé ce rôle de manière intense, elle a rencontré des médecins, des neurologues, des psychologues, afin de comprendre le mutisme, la perte de la parole, le traumatisme… C’était indispensable pour traiter avec justesse de ce sujet sensible. Moi qui viens du documentaire, je retrouve en Lyna ce travail de la précision, avec un parcours proche du mien.

À travers Sonia, la meilleure amie de Houria, le film raconte le désespoir des jeunes Algériens qui tentent la traversée de la Méditerranée vers l’Europe, au péril de leur vie – selon l’ONG espagnole Caminando Fronteras, 460 « harraga » (les « brûleurs » de frontières) sont morts en tentant de rejoindre clandestinement les côtes espagnoles en 2022.

Cette jeune femme est pleine de désillusions face au manque de perspectives d’avenir de son pays, aux conditions de vie qu’il n’offre pas : « On a trop rêvé », constate-t-elle avec amertume…

Le personnage de Sonia (Hilda Amira Douaouda) raconte une réalité, celle d’une génération qui avait nourri beaucoup d’espoir, milité pendant la révolution [le soulèvement populaire et pacifique du Hirak, survenu en 2019 pour s’opposer au cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika, ndlr] Malheureusement, la situation n’a pas évolué favorablement. Comme Sonia le dit : « On nous coupe Internet, on nous coupe la culture, on n’a plus de semoule, on nous enlève même l’oxygène ! » – en référence au Covid-19… C’est une génération qui étouffe et cherche par tous les moyens à quitter son pays, dans des embarcations de fortune, voire à la nage.

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« Je pense avoir clôturé le volet autobiographique. J’avais besoin d’explorer ce passé pour pouvoir ensuite parler d’aujourd’hui. »
HIGH SEA PRODUCTION
Son actrice fétiche, Lyna Khoudri…

L’Algérie connaît ce fléau depuis quelques années. De nombreuses femmes, notamment, partent pour des raisons très diverses : trouver du travail, être libre, se faire avorter… C’est difficile de donner des conseils, mais il faudrait vraiment améliorer les conditions de vie de nos citoyens, pour les dissuader de partir.

Alors qu’il possède un visa d’exploitation et a été en partie financé par une institution dépendant du ministère de la Culture, votre précédent film n’est pas sorti dans les salles algériennes. A-t-il tout de même été vu par le public, de manière officieuse ?

Papicha n’a hélas pas été projeté sur les écrans en Algérie, mais les jeunes ont très vite trouvé une façon détournée de le voir en s’appropriant un lien de visionnage. C’est délicat pour la production et les distributeurs, mais c’est important que les Algériens se réapproprient des images qui leur appartiennent. C’était frustrant pour eux de voir le film faire le tour du monde, et qu’il ne soit pas diffusé dans leur propre pays. Beaucoup l’ont trouvé très dur mais authentique, il leur a rappelé la période difficile qu’ils avaient vécue. Ces spectateurs-là l’ont aimé et ont été touchés. Mais d’autres n’ont pas eu la force de le regarder ou l’ont détesté, ils ont fait un rejet. Ils ne voulaient pas accepter cette période, que l’on a pourtant

connue. Des amis me confient qu’ils ne peuvent pas le visionner. Je comprends complètement.

Houria va-t-il être distribué en Algérie ?

Je ne sais pas. Le film sort en France ce mois-ci, et dans la foulée, un distributeur algérien doit le sortir. Mais je ne me fais pas d’illusion…

En quoi raconter cette histoire vous a-t-il changée ?

Je pense avoir clôturé le volet autobiographique. Et je suis très heureuse de l’avoir fait avec Lyna Khoudri. J’avais besoin d’explorer ce passé pour ensuite parler d’aujourd’hui. Maintenant, je vais pouvoir m’atteler à développer d’autres thématiques.

Parmi vos futurs projets, vous avez le désir de raconter la rencontre de votre mère, d’origine russe, et de votre père, Azzedine Meddour, réalisateur algérien et l’un des pionniers du cinéma en tamazight, formé dans le célèbre Institut national de la cinématographie S. A. Guerassimov (VGIK), à Moscou, dans l’ex-URSS… Oui, mais ce ne sera pas dans l’immédiat, je n’ai encore rien écrit. En effet, j’aimerais raconter l’histoire incroyable de mes parents, et aussi le parcours de combattant de mon père pour réaliser ses films, lesquels font désormais partie du patrimoine algérien. ■

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ETIENNE ROUGERY
… incarne ici une ballerine victime d’une agression.

interview

« La fiction permet tout » Kaouther Adimi

Le nouveau roman de l’écrivaine algérienne interroge le pouvoir de la littérature, parfois nuisible, sur les êtres dont elle s’inspire. À travers les destins de ses héros, l’autrice dresse une fresque de son pays au xxe siècle, de la colonisation jusqu’à la décennie noire. propos recueillis par Astrid Krivian

Née en 1986 à Alger, l’écrivaine Kaouther Adimi a publié son premier roman Des ballerines de Papicha en 2010, puis Des pierres dans ma poche en 2016. Succès critique et public, Nos richesses, son troisième ouvrage – sur les traces de l’éditeur Edmond Charlot, créateur de la librairie Les Vraies Richesses à Alger, dans les années 1930 – a reçu le prix Renaudot des lycéens en 2017. Après Les Petits de Décembre (prix du Roman métis des lycéens 2019), l’autrice signe aujourd’hui Au vent mauvais, son cinquième roman. Il raconte les destins croisés de trois personnages, au fil d’une vaste fresque évoquant soixante-dix ans

de l’histoire de l’Algérie au XXe siècle, de la colonisation à la lutte pour l’indépendance, jusqu’au basculement du pays dans la guerre civile en 1992. Leïla, Tarek et Saïd grandissent dans un petit village de l’Est algérien, El Zahra, au début des années 1920. Frères de lait, les deux jeunes hommes sont secrètement amoureux de Leïla. Séparés par les bouleversements historiques, Saïd devient écrivain, quand Tarek, berger, est enrôlé dans l’armée française pour combattre aux côtés des Alliés au cours de la Seconde Guerre mondiale. Quant à Leïla, mariée de force à 13 ans, elle finit par divorcer, faisant face à la réprobation générale. Figure féminine émancipée, apprenant à lire et à écrire, elle suit son désir et épouse Tarek à son retour de la guerre. Engagé dans la lutte pour l’indépendance de son pays, celui-ci participe ensuite en tant que régisseur au tournage du film emblématique La Bataille d’Alger en 1965 [voir encadré pages suivantes], puis travaille comme ouvrier dans une usine en France, avant de devenir gardien d’une villa en Italie. À son retour en Algérie, dans les années 1970, Leïla lui apprend la publication du livre de Saïd, premier roman de langue arabe paru en Algérie, ce qui fera date. La vie des époux est alors tourmentée par ce livre dont ils sont les héros malgré eux et qui les met à nu – leur nom, leur village, leur parcours n’ont pas été transfigurés, travestis par la fiction. Leïla se sent trahie par la littérature, ce « vent mauvais », cette voleuse de vie, qui les dépossède de leur identité, opère un effacement des personnes réelles au profit des êtres de papier. Dans cet ouvrage trépidant, qui mêle les destinées intimes avec la grande histoire, Kaouther Adimi interroge le pouvoir des mots, la responsabilité de l’artiste sur la liberté de création, son utilisation de la réalité comme matériau, l’impact de l’écriture sur l’existence des êtres dont elle se nourrit.

PATRICE NORMAND

AM : En quoi l’histoire de Tarek et Leïla est-elle inspirée de celle de vos grands-parents ?

Kaouther Adimi : Lorsque j’étais étudiante, j’ai découvert que ma grand-mère avait été, malgré elle, un personnage de roman. L’écrivain était un proche de mon grand-père. Cette histoire m’a ensuite accompagnée tout au long de ces années, elle est restée dans un coin de ma tête et attendait d’être racontée.

Pourquoi était-ce important pour vous de bâtir toutefois une fiction, de prendre vos libertés par rapport au fait réel ?

Je tiens beaucoup à ma liberté d’écrivaine. J’avais le souhait de ne pas tout raconter, de ne pas faire un tri entre la réalité des événements et le cheminement que je voulais pour mes personnages. La fiction permet tout. Et peut être une parfaite alliée à la réalité.

La dimension salvatrice de la littérature était  au cœur de votre précédent roman, Nos richesses. Dans Au vent mauvais, vous prenez le contrepoint : la littérature peut être violence, vampiriser, confisquer la vie de personnes réelles au profit de personnages de papier. Cette réflexion sur le pouvoir parfois malveillant de la littérature, et sur l’éthique, la responsabilité de l’écrivain, vous habite-t-elle ?

Écrire, c’est créer, au sens divin du terme. C’est inventer et être en quelque sorte propriétaire de personnages, de mondes, de souffrances. C’est un immense pouvoir, même s’il est cantonné à un ouvrage fait de papier et d’encre. J’ai une triple responsabilité : la première, la plus importante, est pour l’histoire que j’écris, je ne dois pas la dénaturer, « écrire faux ». La deuxième est envers moi-même, je me dois de suivre ma trajectoire : elle est assez claire, je peux faire des pauses, prendre des chemins un peu laborieux, mais il faut que je reste dessus. Et la dernière responsabilité, elle est envers les lecteurs : cela ne signifie pas qu’il faut leur donner ce qu’ils attendent, mais j’estime important de me rappeler que je n’écris pas que pour moi. Dès lors que j’envoie un texte à un éditeur, j’ai le souhait d’être lue.

Ce roman est une grande fresque de l’Algérie du XXe siècle. Comment avez-vous articulé l’histoire avec un grand H avec les destins individuels de vos personnages ?

Avec beaucoup de travail ! Et une règle : que l’histoire avec un grand H soit toujours à hauteur de personnages. Ce ne sont pas les grands événements historiques qui donnent le tempo, mais bien les protagonistes.

Vos personnages traversent des guerres successives (le second conflit mondial, la guerre d’indépendance en Algérie, la guerre civile des années 1990)…

Ce roman est-il aussi une histoire de la violence ?

C’est surtout le début d’une histoire de violence, les prémices d’une autre histoire qu’il me reste à raconter.

« Les guerres vous forcent à cheminer avec des démons […], vous condamnent à vivre en marge des autres », écrivez-vous. L’écriture est-elle une voie pour mettre un peu à distance cette noirceur ? De l’interroger ?

Je crois qu’il y a un cri qui tente de se faire entendre dans chacun de mes romans. Peut-être qu’au fond, ce serait cela l’écriture pour moi, depuis le début. Un cri parfois confus, parfois très net, que je tente d’encadrer, d’articuler avec autre chose, de taire ou d’expliquer, mais qui ne cesse de m’échapper. Votre personnage Leïla est une figure d’émancipation. Que dit-elle de la condition féminine en Algérie dans les années 1920 ? Est-elle une pionnière ?

Leïla l’est assurément. Elle est féministe avant l’heure, parce qu’elle est en accord avec elle-même, malgré la société, malgré les hommes. Elle est féministe parce qu’elle force sa chance et son destin, qui est un vague mot, un mot bien creux que je n’aime pas beaucoup et qui n’a de sens que si l’on décide qu’il est une multitude de possibilités et qu’il suffit d’oser. Leïla ose. Elle ose partir, choisir son mari. Elle ose élever ses filles comme elle aurait aimé être élevée. Saïd se proclame féministe, mais pense mieux savoir que Leïla ce qui est bon et émancipateur pour elle. En quoi est-il, contrairement à ce qu’il dit, paternaliste ?

Au vent mauvais, Seuil, 272 pages, 19 €.

Ce personnage est volontairement ambigu. Saïd veut sauver Leïla malgré elle, mais la sauver de quoi ? De la vie qu’elle a choisie et qu’il ne trouve pas à sa hauteur. Il pense savoir mieux qu’elle ce qui est bon, souhaitable pour elle, et préfère la blesser plutôt que d’accepter les décisions qu’elle a prises. Plus lettré que Tarek et Leïla, il fait également preuve de classisme, non ? Cette dernière s’indigne : « Prendre la vie des petites personnes comme nous, pour les mettre dans des livres. »

Bien sûr. Le monde de la littérature a longtemps été un milieu d’hommes, particulièrement d’hommes puissants et excluants. Avoir la capacité d’écrire, c’est détenir le pouvoir. Être celui qu’on lit, et donc qu’on écoute, c’est avoir le pouvoir. Que peuvent Tarek et Leïla face à cet écrivain de la ville ? Rien. Ils ne peuvent rien si ce n’est fuir, si ce n’est rester ensemble. Leur histoire d’amour est leur seule réponse à cet homme lettré.

INTERVIEW 68 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
DR

Un film emblématique

Dans le dernier roman de Kaouther Adimi, l’un des héros, Tarek, participe au tournage de La Bataille d’Alger, en 1965, réalisé par l’Italien Gillo Pontecorvo. Son scénario s’inspire des mémoires de Yacef Saâdi, ancien chef de la zone autonome d’Alger pour le Front de libération nationale (FLN) et coproducteur du film, dans lequel il incarne son propre rôle. Le long-métrage retrace principalement l’histoire d’Ali Ammar, dit Ali La Pointe, et de sa lutte pour le contrôle du quartier de la Casbah en 1957, entre les militants du FLN et les parachutistes français du Général Massu. Gillo Pontecorvo prend le parti de recruter des techniciens et des acteurs non professionnels, dont la majorité a vécu la vraie bataille d’Alger. Pendant le tournage, le colonel Boumédiène, alors ministre de la Défense, renverse le président Ahmed Ben Balla : témoins de l’arrivée des chars autour de la capitale, des Algérois pensent qu’il s’agit de répétitions pour le film ! Montrant notamment l’emploi de la torture par l’armée française, le long-métrage obtient le Lion d’or à la Mostra de Venise 1966, provoquant un tollé au sein de la délégation française, et est nommé pour l’Oscar du meilleur film étranger 1967. Programmé deux fois par an à la télévision algérienne lors des fêtes nationales, il n’obtient son visa d’exploitation pour la France qu’en 1970. Des exploitants de salles reçoivent alors des menaces : lors d’une projection en 1981, le Studio Saint-Séverin, à Paris, est la cible d’un saccage par des groupuscules d’extrême droite. Devenu un classique, il a inspiré des mouvements révolutionnaires dans le monde entier (Afrique, États-Unis, Amérique latine…). Des cinéastes ont réalisé des documentaires sur son histoire, notamment Malek Bensmaïl (La Bataille d’Alger, un film dans l’histoire, 2017) et Cheikh Djemaï (La Bataille d’Alger, l’empreinte, 2018). ■

Un passage du roman se déroule pendant le tournage de La Bataille d’Alger. Pourquoi ce film et sa réception (en Algérie comme en France) vous ont-ils intéressée ?

C’est un film très puissant et l’histoire de son tournage est extraordinaire. Malek Bensmaïl tout comme Salim Aggar

ont réalisé de formidables documentaires autour du tournage mythique de ce film qui a eu lieu à peine quelques années après l’indépendance de l’Algérie, dans les lieux mêmes de la bataille d’Alger, quasiment sans aucun acteur professionnel. C’est un film à voir (ou à revoir).

Face à ce véritable roman inspiré par la vie de vos ancêtres, vous vous interrogez sur votre vocation d’écrivaine : est-elle une revanche pour votre grand-père ? Ou une étrange filiation ?

Peut-être un peu des deux !

Vous rapportez que l’on pouvait lire cette phrase sur un mur d’Alger pendant la décennie noire : « Ceux qui combattent par la plume périront par la lame. »

Que peut la littérature face à la violence, le terrorisme ?

Absolument rien, et en même temps beaucoup. Il faut accepter que l’art puisse sembler dérisoire face aux grandes tragédies. Qu’est-ce qu’un roman, même le meilleur, face au massacre de Bentalha [qui a fait 200 à 400 morts en 1997, ndlr] ? Et en même temps, la littérature nous sauve, nous ébranle, nous émeut, nous rappelle notre humanité. Vous avez écrit ce livre à la Villa Médicis, à Rome. Est-ce que cela a changé quelque chose dans votre manière d’écrire, votre approche ?

Pour vos précédents ouvrages, le fait d’écrire depuis la France a-t-il déclenché des questionnements ?

Ou est-ce que le lieu et la distance importent peu ?

J’ai rédigé mon premier roman à Alger, les trois qui ont suivi à Paris, Au vent mauvais à Rome, et le prochain en partie à New York. Cela ne change rien. Une table de travail est une table de travail. Mais il n’y a pas un livre que j’ai pu écrire – entièrement écrire, j’entends – sans être allée à Alger. Ce n’est pas un pèlerinage, Alger n’est pas un lieu figé, un souvenir, c’est un endroit en mouvement perpétuel, c’est un chez-moi, et y retourner, c’est me préparer à écrire.

Quelle serait votre bibliothèque idéale ?

Je garde une affection toute particulière pour celle laissée chez mes parents. Elle est toute petite, la plupart des livres ont été achetés chez des bouquinistes d’Alger. Il y a de tout : du très bon, de l’excellent, du médiocre que je ne me résous pas à jeter, il y a des post-it qui débordent. Oui, c’est sans doute cela une bibliothèque idéale : des livres qui me rappellent qui je suis. ■

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Dans La Bataille d’Alger, Brahim Hadjadj (au centre) incarne Ali La Pointe, membre du FLN combattant l’armée française.

REGARD Pour la liberté

l naît en 1944 dans le Baloutchistan iranien. Puis émigre et s’installe en Algérie, où il sera témoin de la guerre d’indépendance. Mais c’est à la Nouvelle-Orléans, aux États-Unis, que Abbas, 24 ans et journaliste, troque la plume pour l’objectif. Jusqu’à son décès en 2018, il promène un œil exceptionnel sur le monde. L’Afrique, l’Amérique latine, le Viêt Nam… et l’Iran, toujours. La guerre, la folie humaine, les souffrances, mais aussi l’espoir, le combat des femmes, les rires d’enfants… Abbas disait : « C’est parce que le monde est en couleurs que je photographie en noir et blanc. » L’association Reporters sans frontières consacre son dernier album – dont le produit de la vente sert intégralement sa lutte pour la liberté de la presse et des médias –à ce photographe hors normes, en publiant 100 de ses clichés les plus forts, les plus libres. Et terriblement d’actualité.

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Abbas : 100 photos pour la liberté de la presse, Reporters sans frontières, 12,50 euros. (Photo : Hammanskraal, Afrique du Sud, 1978. Le colonel S. J. Malan, directeur de l’école de police pour les Noirs, avec ses élèves.)
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présenté par Emmanuelle Pontié

Bangui, Centrafrique, 4 décembre 1977.

Jean-Bedel Bokassa est couronné empereur sous le nom de Bokassa 1er.

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Le Caire, Égypte, 1er octobre 1970. Une famille pleure la mort du président Gamal Abdel Nasser.

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Téhéran, Iran, 11 février 1979. Un mollah dans une berline le jour de l’avènement de la révolution islamique.

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ABBAS @ FONDS ABBAS PHOTOS/MAGNUM PHOTOS

Téhéran, Iran, 11 février 1980. Lors des célébrations du premier anniversaire de la révolution islamique, un jeune homme s’est évanoui dans la foule dense.

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ABBAS @ FONDS ABBAS PHOTOS/MAGNUM PHOTOS

Pristina, Kosovo, 1999.

Un jeune Kosovar fume parmi les ruines causées par les bombardements de l’OTAN, qui ont forcé le régime serbe de Slobodan Molosevic à évacuer la province.

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Interview

Les assureurs du continent veulent convaincre

Une nouvelle cimenterie pour Dangote au Nigeria

Interview

EACOP : bras de fer entre des ONG et TotalEnergies

Recycler le plastique, le rocher de Sisyphe

Malgré les mesures prises par de plus en plus de pays africains et l’inventivité de nombreuses start-up, l’accumulation des sacs et des bouteilles depuis des décennies fait suffoquer les villes et les rivières. par Cédric

En interdisant les sacs en plastique en 2008, le Rwanda fut le premier à montrer la voie. Désormais, selon un récent décompte de Greenpeace, 34 pays africains sur 54 restreignent l’usage de cette matière. Malgré ces efforts, il faudra des décennies pour résorber les dégâts, car le continent suffoque sous les déchets en plastique : selon un rapport de 2018 de la Banque mondiale, en moyenne « 70 % des déchets sont déversés à ciel ouvert, et 7 % seulement sont recyclés ». L’interdiction croissante des sacs à usage unique n’a en effet qu’un impact limité sur la pollution, dont les premiers coupables sont les polyéthylènes téréphtalates (utilisés pour les bouteilles d’eau) et les polyéthylènes à haute densité (employés pour les flacons de shampooing et de produits ménagers). Dans les villes, des cours d’eau se

transforment en cloaques à cause de l’accumulation des contenants. En dessous, l’opacité et la pollution ont étouffé toute vie aquatique. Dans l’eau croupie prolifèrent des larves de moustiques (sources de dengue et de paludisme), du plomb ou encore des dioxines. En Mauritanie, l’ingestion de sachets serait responsable de 70 % des décès prématurés du bétail. Et en janvier 2018, à Kinshasa, la pollution plastique a aggravé les inondations, en bouchant les drains et les canaux, ce qui a provoqué une cinquantaine de morts.

D’ici 2050, la population urbaine africaine devrait tripler, tout comme la quantité de déchets. À noter que le volume de détritus par personne sur le continent est moindre qu’ailleurs : 0,46 kg par jour et par habitant en Afrique subsaharienne et 0,81 kg en Afrique du Nord, contre 1,18 kg en Europe

et 2,21 kg en Amérique du Nord. Les villes touristiques génèrent en revanche davantage de déchets que la moyenne ! Mais « la gestion ne parvient pas à suivre », déplore la Plate-forme africaine des villes propres (ACCP). Créé en 2017, ce laboratoire d’idées regroupe 65 cités de 37 pays, d’Alexandrie à Kinshasa, avec le soutien de l’ONU-Habitat, du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), de l’Agence japonaise de coopération internationale, et de la ville de Yokohama. « Le défi des déchets survient à une vitesse qui dépasse celle des processus de transformations sociales », analyse l’ACCP. Pour expliquer les dépôts sauvages, elle évoque le « syndrome de la vitre cassée » : à l’exemple d’une vitre cassée qui incite à briser celle d’à côté, des déchets jetés n’importe où incitent à l’incivilité. À l’inverse, la propreté

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Edem d’Almeida
Un gazoduc Algérie-Italie sans la Tunisie Mounir Laggoune
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d’une rue invite à la préserver en l’état. Et bien évidemment, cette gestion, dans un quartier, est corrélée à son niveau de vie : à Johannesbourg, le township d’Alexandra et ses décharges à ciel ouvert côtoient le reluisant quartier d’affaires de Sandton… Partout sur le continent, citoyens, collectivités et entrepreneurs se retroussent les manches, malgré l’ampleur dantesque de la tâche. Au Rwanda, les autorités font respecter la stricte interdiction des sacs en plastique ainsi que, depuis 2019, de tous les plastiques à usage unique – dont les fameuses bouteilles et flacons qui tuent les cours d’eau. Et le dernier samedi de chaque mois, c’est l’umuganda, le travail communautaire obligatoire : les habitants doivent nettoyer leur quartier, sous peine d’amende. Sur ce modèle, mais sur la base du volontariat, le Sénégal a mis en place le Cleaning Day, avec des résultats plus mitigés, en 2020.

Des start-up ont bien compris que les ordures sont un marché. « Recycler, réparer, réutiliser : la transition vers l’économie circulaire est une opportunité à 1 milliard de dollars pour l’Afrique », estime le Forum économique mondial. À Lagos, en 2012, une diplômée du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), Bilikiss Adebiyi, a fondé Wecyclers, qui sensibilise la population et permet à des dizaines de milliers de partenaires de gagner un peu d’argent en récoltant les plastiques, revendus à des industriels. Dans un contexte d’inflation des prix des matériaux, recycler cette matière peut constituer une alternative : à Douala, la société NAMé Recycling récolte des tonnes de plastique dans les cours d’eau et les décharges sauvages, pour ensuite les transformer en granules dans son usine. Et la société Amabo en fait des tuiles, bien moins chères

Récolte de bouteilles sur le front de mer de la ville de Zanzibar. Des artisans les réutilisent ensuite pour fabriquer des souvenirs, vendus aux touristes.

que celles de terre cuite importées. Au Caire, les pêcheurs sont rémunérés par l’entreprise Bassita, avec l’appui du ministère de l’Environnement, afin de ramasser l’armada de bouteilles dérivant sur le Nil, et dont des tonnes finissent chaque jour en mer, puis dans les estomacs de la faune marine. À Zanzibar, des artisans fabriquent des souvenirs, vendus aux touristes, avec du plastique recyclé. À Lomé, la société Africa Global Recycling réemploie les déchets et, via son ONG Moi Jeu Tri, fait des écoliers les ambassadeurs du recyclage [lire pages suivantes l’interview de son fondateur, Edem d’Almeida]

Autre initiative, la start-up norvégienne Othalo, avec l’appui de l’ONU-Habitat, veut « résoudre le problème en apportant une réponse à un autre problème : recycler les déchets en plastique pour répondre à la pénurie de logements », nous explique son fondateur, Frank Cato

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CLÉMENT MARTIN

Lahti. Joint par téléphone, il travaille à l’envoi de maisons éco-durables aux sinistrés du séisme en Turquie et en Syrie de février dernier : « Le modèle de 43,2 m2 utilise 6 tonnes de plastique recyclé, et celui de 60 m2 8 tonnes. Nous comptons ouvrir notre première usine africaine en 2025 à Nairobi. » Et ajoute : « Le projet est en cours, nous sommes en train de rassembler les investisseurs et les financements d’institutions. L’idée est de construire 2 800 maisons par an avec cette usine, puis de franchiser des partenaires locaux pour accroître la production. » La capitale kenyane rejette 2 400 tonnes de déchets par jour, dont seulement 60 % sont collectés et 10 % recyclés, alors que le pays manque de 2 millions d’habitats bon marché. Le recyclage montre cependant ses limites. Dans un rapport paru en octobre, Greenpeace conclut à un « échec » face à la surabondance du plastique : environ 1 million de bouteilles sont vendues chaque seconde à travers le globe. Rien qu’aux États-Unis, sur les 51 millions de tonnes de déchets en plastique produits en 2021, seulement 2,4 millions ont été recyclés : 21 % des polyéthylènes téréphtalates, 10 % des polyéthylènes à haute densité, 5 % pour les cinq autres catégories de plastique. Le reste s’agglutine aux millions de tonnes non recyclées des années précédentes… L’ONG de protection de l’environnement critique également le comportement des industriels, qui contestent parfois en justice l’interdiction des sacs (comme au Malawi, en 2015), mais s’associent à des entreprises de recyclage pour leur image de marque. Seule solution pérenne aux yeux de Greenpeace : l’arrêt total de la production de plastique. ■

LES CHIFFRES

3 015 gigawatts, soit le potentiel solaire et aérien de l’Afrique du Nord.

585 MILLIARDS DE M3, C’EST LA PRODUCTION DE GAZ NATUREL ATTENDUE SUR LE CONTINENT D’ICI 2050.

20 000 NAIRAS (42 euros), soit le maximum que peuvent retirer les Nigérians aux distributeurs, le pays pâtissant d’une grave pénurie de billets de banque.

30 % de l’électricité africaine devrait être issue des énergies renouvelables dès 2025.

53 MILLIONS D’AFRICAINS POSSÈDENT DE LA CRYPTOMONNAIE. C’EST PLUS QU’EN EUROPE OU EN AMÉRIQUE DU NORD. LES NIGÉRIANS, LES SUD-AFRICAINS ET LES KENYANS SONT LES PLUS IMPORTANTS DÉTENTEURS DU CONTINENT.

19 milliards d’euros, tel est le bénéfice en 2022 du groupe pétrolier français TotalEnergies, très présent en Afrique. Un record absolu.

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Edem d’Almeida « Il faut distiller un autre regard »

Africa

Global Recycling recycle des milliers de tonnes par an et éduque les écoliers du Togo et de Côte d’Ivoire à devenir ambassadeurs de l’économie circulaire à travers son ONG

Moi Jeu Tri. Son directeur général répond à nos questions. propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM : Votre société, Africa Global Recycling (AGR), a désormais dix ans d’existence.

Edem d’Almeida : AGR dispose d’un centre de tri approvisionné en déchets divers (papier, carton, plastique, verre, métaux…) qui arrivent de tout le Togo, mais parfois aussi du Bénin, du Ghana et du Burkina Faso. L’entreprise compte une trentaine de salariés, contre 130 avant le Covid-19… La crise sanitaire avait provoqué l’arrêt des activités de nos clients et fournisseurs. Nous travaillons à reprendre le dessus en restructurant nos productions et nos projets, ancrés dans l’innovation sociale et l’économie circulaire, avec la mise en place de filières locales de transformation. Nous œuvrons également à nourrir nos ambitions panafricaines, affirmées dès notre création. Quelle quantité de déchets triez-vous ?

Depuis la création, plus de 15 000 tonnes ont été collectées et valorisées. Nos capacités de traitement actuelles sont d’environ 1 000 tonnes. Cela reste relativement modeste

face à la quantité de déchets disponible. Le potentiel de développement est donc très important. Les matières valorisées sont rachetées et réutilisées par des industriels en Europe, au Moyen-Orient, en Extrême-Orient, en Amérique latine… Des papetiers récupèrent papiers et cartons pour en faire de la pâte. Les plastiques sont régénérés pour produire de nouveaux emballages, et différents produits vont à différentes industries comme l’automobile. Dispose-t-on d’une estimation de la quantité de déchets produite chaque jour à Lomé (qui compte environ 2 millions d’habitants) ?

Globalement, 900 tonnes par jour, dont 9 % de plastique estimés (soit environ 31 000 tonnes par an). Ce qui implique que si la production de plastique s’arrêtait demain, la quantité déjà produite pourrait alimenter la filière pendant des années ?

Oui, mais le problème n’est pas tant le plastique que la gestion de sa fin de vie. Prenez l’exemple d’un bâtiment à l’abandon : il ne viendrait à personne de soutenir l’idée que c’est sa faute s’il est dans le paysage. S’il y est, c’est que sa fin de vie n’a soit pas été prévue, soit pas été gérée. On trouverait une solution pour l’entretenir, le rénover, le convertir à un autre usage, ou le raser et réemployer ses matériaux. Il doit en être de même avec le plastique. Le problème est également d’ordre politique et économique : l’industrie de la plasturgie est l’une des plus pourvoyeuses d’emplois en Afrique (par exemple, 4 000 à 5 000 au Togo, et environ 40 000 au Maroc) et contribue à l’assiette fiscale. Le juste équilibre n’a toujours pas été trouvé entre les préoccupations politiques et les enjeux environnementaux, d’où la difficulté de la mise en œuvre des lois qui interdisent le plastique, comme au Togo depuis 2011. Une réglementation doit encadrer sa production et sa traçabilité : les producteurs doivent être dans une démarche incitative permettant d’organiser la récupération. Et le régulateur peut imposer une épaisseur minimum des films mis sur le marché : en effet, la faible densité de la plupart des sacs ne revêt aucun intérêt économique et industriel

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Les entrepreneurs se démènent pour trouver une seconde vie aux déchets. À Lomé,

à leur recyclage ! La sensibilisation doit également faire en sorte que l’usage de ces plastiques ne puisse pas compromettre leur recyclage. Vous êtes acteur de ce secteur depuis plus de quinze ans : la prise de conscience s’est-elle améliorée ?

Il reste beaucoup à faire en matière de conscientisation. Chez nos dirigeants et les bailleurs de fonds internationaux, la prise de conscience est bien là. Des initiatives en ce sens sont prises, mais elles n’intègrent pas concrètement la mesure des enjeux de la valorisation. La question de la pollution et de l’incivilité demeure : comment dire à quelqu’un, préoccupé par sa survie au jour le jour, « ne jette pas ton emballage n’importe où, c’est mauvais pour la planète » ? Il faut faire en sorte que les priorités sociales de la population soient satisfaites, afin que la question environnementale s’impose comme un automatisme au quotidien. Il faut distiller un autre regard, à travers une approche anthropologique du déchet sur le continent. La culture africaine et nos traditions sont profondément écologiques, sociales, solidaires, et ancrées dans la circularité. Il faut donc démocratiser le sujet du déchet, changer d’approche et faire de l’environnement un sujet moins élitiste et plus accessible à la base.

C’est le sens de votre autre initiative, Moi Jeu Tri ?

En effet, en 2016, avec AGR, nous avons porté un programme d’éducation environnementale en milieu scolaire. Aujourd’hui, c’est une ONG présente au Togo, en Côte d’Ivoire et en France, que j’ai la chance de faire grandir avec Paul Testard (depuis 2020) et des équipes engagées. Notre philosophie est de faire de l’école un maillon essentiel de la chaîne de valorisation des déchets en Afrique, en faisant appel au rôle éducateur des enfants pour porter le changement dans les familles. Les bacs de tri sont placés dans les établissements partenaires du programme, et les déchets recyclables proviennent de la maison. L’enfant va constamment rappeler à ses parents l’impératif de trier les déchets, tout comme il va constamment leur rappeler, pour leur sécurité, de ne pas téléphoner en conduisant ! Il éduquera ainsi ses parents, et même les voisins ou les passants qui lui poseront des questions en le voyant apporter ses déchets à l’école. Moi Jeu Tri sensibilise aux enjeux du recyclage, aide des collectivités locales dans la transformation écologique ainsi que dans la formation et l’insertion professionnelle de jeunes éloignés de l’emploi, dans le domaine de l’économie circulaire. L’entité parisienne est une structure de soutien et de mobilisation de ressources qui accompagne le déploiement de nos différents programmes en Afrique, sous la direction de Paul Testard, délégué général. Nous travaillons à ouvrir

une autre entité dans un nouveau pays cette année. C’est plus de 100 000 bénéficiaires, une dizaine de communes partenaires, et plusieurs entreprises et institutions engagées à nos côtés. Nous venons de signer avec l’Agence française de développement (AFD) une convention portant sur un financement de 1 million d’euros pour un projet de gestion de fin de vie des produits issus de la filière solaire et des équipements électriques et électroniques au Togo. Ce projet porte en son cœur l’éducation, l’innovation sociale, et l’inclusion des jeunes et des femmes. ■

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« Les priorités sociales de la population doivent être satisfaites, pour que la question environnementale s’impose comme un automatisme au quotidien. »

Les assureurs du continent veulent convaincre

Bien que les compagnies d’assurance opérant en Afrique constatent l’augmentation des risques, la hausse des clients ne suit pas toujours, estime le cabinet suisse Faber Consulting. Rendu public début février, le rapport Pouls de l’assurance en Afrique 2022 : Le changement climatique et son impact sur le secteur de l’assurance en Afrique a été réalisé pour l’Organisation des assurances

africaines (OAA), qui rassemble des compagnies de 12 pays du continent (Algérie, Maroc, Côte d’Ivoire, Gabon, Ghana, Nigeria, Afrique du Sud, Zambie, Namibie, Kenya, Éthiopie, Maurice). La quasitotalité (92,3 %) des assureurs interrogés observe une hausse de la fréquence des risques climatiques, et 84,6 % voient une augmentation de leur gravité : cyclones (notamment sur les rivages de l’Océan indien), feux de forêt (en Afrique du Nord),

tempêtes de grêle (en Afrique australe), sécheresses, inondations… « L’urbanisation galopante signifie que les profils de risques en matière de catastrophes naturelles se déplacent depuis les zones majoritairement rurales, où sécheresse et insécurité alimentaire sont les deux principales difficultés, vers les zones urbaines, davantage concernées par les inondations, les cyclones et les tremblements de terre », souligne le rapport. « Le secteur africain

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Malgré la hausse des risques due au changement climatique, peu d’Africains (seulement 3 %) voient l’intérêt ou pensent avoir les moyens de s’assurer.
Le cyclone Idai a frappé le Mozambique en mars 2019. Ici, des techniciens réparent un toit endommagé, à Beira, en mai.

de l’assurance et de la gestion des risques peut accompagner la transition vers un futur stable en carbone en accordant sa connaissance des risques avec sa stratégie et ses décisions d’investissement », estime le Nigérian Tope Smart, alors président de l’OAA, dans l’introduction du rapport.

Pourtant, à l’exception du Maroc et de l’Afrique du Sud, « la couverture d’assurance sur le continent demeure très faible » : environ 3 % des habitants sont assurés. « Le déficit en matière de couverture d’assurance des catastrophes naturelles en Afrique est abyssal », mettent en garde les auteurs. Par exemple, lors du cyclone Idai, qui a frappé le Mozambique, le Malawi et le Zimbabwe en mars 2019, seulement 7 % des dégâts (estimés à environ 2 milliards de dollars) étaient assurés. « 93 % des pertes économiques » ne l’étaient donc pas. Le rapport regrette que la perception de l’assurance en Afrique demeure celle d’un service « cher, réservé à la classe moyenne ». Laquelle tend à se dissiper lorsque les assurés en expérimentent les avantages tangibles, puis en parlent autour d’eux. Il apparaît urgent pour les assureurs africains de développer des produits « adaptés aux risques comme aux budgets des consommateurs ». Le cabinet Faber met en avant le modèle de mutualisation des risques, mis en place dès 2012 par une douzaine de pays du continent (Mali, Burkina Faso, Niger, Côte d’Ivoire, Sénégal, Gambie, Togo, Madagascar, Zambie, Zimbabwe, Malawi, Soudan) : l’African Risk Capacity, mutuelle panafricaine de gestion des risques, a ainsi permis d’indemniser 3,8 millions de personnes. Autre piste explorée : la micro-assurance via le paiement mobile, bien développée dans les pays d’Afrique de l’Est et australe. ■ DR

Une nouvelle cimenterie pour Dangote au Nigeria

Cette usine portera la production du groupe à près de 60 millions de tonnes annuelles.

liko Dangote, l’homme le plus riche du continent, a signé le 1er février un contrat de 585 millions de dollars avec l’entreprise chinoise Sinoma International Engineering, afin de lancer la construction d’une nouvelle cimenterie géante à Itori (État d’Ogun, sud-ouest du Nigeria), à une vingtaine de kilomètres de la capitale régionale Abeokuta. L’usine devrait sortir de terre en vingt-sept mois et être donc opérationnelle dès la mi-2025. Sa capacité de production annoncée sera de 6 millions de tonnes annuelles, ce qui portera la capacité totale du géant africain à presque 60 millions de tonnes.

« L’usine d’Itori augmentera en outre la capacité du Nigeria à exporter du ciment, permettant davantage de diversification de l’économie

et bénéficiant au commerce extérieur », a déclaré l’homme d’affaires lors de la signature, en présence de deux responsables de Sinoma, laquelle a construit plusieurs usines pour Dangote Cement ces dix dernières années. Champion de l’industrialisation du continent, le magnat a mis en avant « la création de milliers d’emplois directs et indirects », en phase avec sa « vision de produire localement des biens qui étaient auparavant importés, malgré l’abondance des matières premières disponibles pour la production locale ». Le groupe est présent dans 12 pays africains. Sa plus grande cimenterie, la plus importante d’Afrique subsaharienne, demeure celle d’Obajana (État de Kogi, centre), qui produit 16,25 millions de tonnes annuellement. ■

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Le site d’Itori, qui sera construit par l’entreprise chinoise Sinoma International Engineering, devrait créer des milliers d’emplois directs et indirects.

Mounir Laggoune « C’est le Far West »

Depuis un an, le monde subit les impacts du conflit en Ukraine. La guerre entre les deux greniers à blé a fait exploser le cours des céréales. Cependant, le conflit n’est pas le seul facteur de hausse des prix, analyse ce spécialiste des placements financiers chez la plate-forme d’investissement Finary : la spéculation aggrave la crise. La meilleure parade demeure la souveraineté alimentaire.

propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM : Un an après le début du conflit en Ukraine, les prix alimentaires restent élevés (300 euros la tonne de blé mi-février). Dans quelle mesure la spéculation participe-t-elle à cette hausse ?

Un rapport du think tank IPES-Food évoque 50 % des échanges à la Bourse de Chicago.

Mounir Laggoune : L’Ukraine et la Russie sont des greniers à blé, et Vladimir Poutine le sait : stocker les céréales est une arme géopolitique. Au déclenchement du conflit, la panique s’est emparée du marché : une partie de la hausse des prix est due aux acteurs qui achètent réellement du blé. Mais d’autres ont acquis du blé qu’ils n’avaient jamais envisagé de se faire livrer, juste pour le revendre et profiter de l’emballement : le chiffre de 50 % des échanges dus à cette spéculation, cité par IPES-Food, est possible. Là où existent une volatilité et une variabilité des prix, les spéculateurs interviennent. Spéculation et inflation créent une « perfect storm » : désormais, se nourrir coûte 20 à 30 % plus cher qu’avant le conflit.

Comment fonctionne la spéculation sur les prix alimentaires ?

Des hedge funds pratiquent ce que l’on appelle du « trading haute fréquence », qui permet d’exécuter un ordre d’achat et de l’annuler au plus vite afin d’orienter les prix. Cela leur permet d’avoir un avantage sur le marché, de réagir sur les hausses et les baisses, et de les amplifier. La bourse aux céréales de Chicago a été créée au XIXe siècle pour que les paysans aient un prix de vente garanti à l’avance, grâce aux contrats à terme, qui permettent d’avoir de la visibilité : par exemple, un industriel qui utilise de la farine doit savoir à quel prix acheter son blé afin de déterminer le futur prix de vente de ses gâteaux. Si l’industriel devait attendre la livraison de la matière première pour savoir à quel prix vendre son produit transformé, il lui serait impossible d’anticiper. De la même façon, le prix de votre billet d’avion est en partie déterminé par le cours du pétrole le jour d’achat du billet, pas par celui du jour où vous montez dans l’avion. Or, cet instrument du contrat à terme peut servir à spéculer : car si vous revendez le contrat avant son terme, vous n’avez pas besoin de prendre livraison de la marchandise, ni de la stocker. Dans ce système, les négociants en blé, qui achètent, stockent, revendent et acheminent aux industriels, constituent le maillon central de la chaîne de valeur : les quatre principaux, surnommés « ABCD » pour leurs initiales (Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus Company), représentent environ la moitié du marché mondial des céréales. Ils ont réalisé des profits records l’an dernier, à l’exemple des compagnies pétrolières [19 milliards d’euros pour TotalEnergies par exemple, ndlr], qui ont bénéficié de la hausse des cours. Les industriels, eux, profitent moins des hausses de prix car ils doivent les répercuter sur les prix à la consommation, dans un marché hautement compétitif où le consommateur a le choix entre des marques concurrentes : beaucoup ont donc comprimé leurs marges. Quelles sont ces sociétés qui spéculent sur des produits alimentaires, et comment justifient-elles leurs actions, éthiquement contestables ?

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Ces acteurs disent remplir un rôle essentiel d’intermédiaire en transportant les matières premières d’un point A à un point B, permettant ainsi au producteur de commercer. Leur service est certes indispensable, mais leur position au cœur d’un marché clé les autorise à manipuler les prix, et il serait difficile d’affirmer qu’ils ne le font pas… Or, le fonctionnement de ces sociétés est souvent opaque. Les compagnies pétrolières sont cotées en Bourse, toute personne peut acheter une action, puis assister à l’assemblée générale des actionnaires. Mais la plupart des négociants en céréales (Archer exclus, qui est cotée) n’ont de compte à rendre à personne et ne s’expriment jamais : Cargill appartient encore aux descendants de la famille du fondateur, et le groupe Louis Dreyfus, français mais basé à Amsterdam, compte à peine 1 000 salariés pour un chiffre d’affaires estimé à 60 milliards de dollars. Le même phénomène d’inflation des prix alimentaires s’était produit en 2008 et 2011,

avec des conséquences terribles pour les plus pauvres : existe-t-il une volonté de réguler ces marchés pour limiter, voire empêcher, la spéculation ?

Il n’existe pas de réglementation structurée, malgré la mobilisation de nombreuses ONG qui lancent régulièrement des pétitions ou interpellent les dirigeants du G7. Rien n’a été mis en place contre la spéculation. C’est le Far West. Le marché étant global, tout le monde devrait se mettre d’accord pour l’encadrer, ce qui est difficilement envisageable. Depuis un demi-siècle, la spéculation ne fait que croître. Et elle continuera à croître avec l’augmentation de la population mondiale, qui implique logiquement une hausse des besoins alimentaires, et avec le changement climatique, qui se traduit par des rendements agricoles plus incertains. En l’absence de régulation, comment les producteurs et les États africains peuvent se prémunir des impacts de la spéculation ?

Plus un pays dépend des importations, plus il est exposé aux fluctuations. Cela ne concerne pas seulement les pays en voie de développement : l’Allemagne, ayant renoncé au nucléaire en 2011, se retrouve dépendante du gaz russe et doit désormais rouvrir

des centrales à charbon ultra-polluantes… La souveraineté est devenue un vrai enjeu : avant la guerre en Ukraine, on pariait sur la bonne entente entre nations et le jeu des échanges globalisés. Il est temps de repenser nos modes de consommation afin de limiter les besoins d’importation de matières premières sur des marchés hautement spéculatifs. Les États africains doivent assurer leur souveraineté, en développant l’appareil productif. Certains investissent pour développer la production et la consommation locale : le Nigeria – qui exporte du pétrole, puis importe du carburant ! – développe depuis quelques années des raffineries, des usines d’engrais… C’est un choix stratégique à entamer dans tous les pays. Dans le contexte de tensions actuelles, où les Occidentaux rechignent à importer de Russie ou de Chine, le continent a une carte à jouer. ■

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« Il n’existe pas de réglementation structurée, malgré la mobilisation des ONG qui lancent des pétitions ou interpellent les dirigeants du G7. »

EACOP : bras de fer entre des ONG et TotalEnergies

Alors que des défenseurs de l’environnement attaquent le groupe français devant la justice, l’Ouganda, qui veut valoriser son pétrole, et la Tanzanie fustigent le « deux poids, deux mesures » des Occidentaux.

Le tribunal de Paris a débouté le 28 février dernier six organisations non-gouvernementales (ONG) françaises et ougandaises qui poursuivaient TotalEnergies au nom du « devoir de vigilance des multinationales », d’après une loi de 2017 relative aux impacts sociaux et environnementaux. Les Amis de la Terre et Survie, entre autres, dénonçaient les risques que font peser les projets du géant pétrolier français

et du groupe China National Offshore Oil Corp (CNOOC) en Ouganda et en Tanzanie. La justice estime que les associations ont présenté à l’audience des griefs « substantiellement différents » de ceux formulés en 2019. Les plaignants pourraient faire appel. Et aux États-Unis, des ONG attaquent en justice Marsh Insurance pour qu’il renonce à assurer le pipeline.

Les réserves de pétrole dans la région ougandaise du lac Albert sont estimées à 6,5 milliards de barils,

dont 1,4 milliard jugé exploitable. En février 2022, le président Yoweri Museveni et le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, ont signé un contrat à 10 milliards d’euros portant sur l’extraction de 200 000 barils par jour, qui seront ensuite exportés via l’East African Crude Oil Pipeline (EACOP), oléoduc chauffé de 1 445 km, jusqu’au port de Tanga en Tanzanie.

Les défenseurs de l’environnement reprochent à TotalEnergies de forer dans le parc national Murchison

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CLÉMENT MARTIN
Chantier de l’East Atrican Crude Oil Pipeline dans la région de Tanga, en Tanzanie.

Falls, celui-ci s’étant vu attribuer 10 % des 3 840 km2 de ce site naturel remarquable. Le tracé de l’oléoduc devrait également affecter environ 100 000 Tanzaniens, peu indemnisés. Le géant pétrolier réplique en expliquant que son impact sera limité grâce à un système de puits horizontaux (un forage vertical à partir duquel partent plusieurs forages horizontaux), et s’engage à accroître la population de chimpanzés et à réintroduire des rhinocéros noirs.

Lors de la signature du contrat l’an dernier à Kampala, son PDG a affiché sa « volonté de dialogue » avec les ONG, mais a aussitôt été contredit par les insultes du président ougandais (au pouvoir depuis 1986) envers les écologistes, qu’il a traité de « fainéants » et d’« idiots ». Plusieurs ont d’ailleurs été arrêtés par la police. Craignant pour leur image, des banques et assureurs occidentaux se sont depuis dissociés de ce projet, qui plus est condamné en septembre par une motion du Parlement européen. Mais l’Ouganda et la Tanzanie insistent sur les retombées économiques du projet : « Cette idée que nous serions irresponsables vis-à-vis de notre peuple et des générations futures est condescendante et inacceptable », a déclaré le ministre tanzanien de l’Énergie, January Makamba. Et Yoweri Museveni fustige le « double standard » des Européens, lesquels, depuis la guerre en Ukraine, ont « remis en service des centrales à charbon polluantes », mais veulent empêcher les Africains de valoriser leurs énergies fossiles : « L’échec de l’Europe à atteindre ses objectifs climatiques ne devrait pas être le problème de l’Afrique », a-t-il écrit en décembre sur son blog, en réaction à la motion du Parlement européen. ■

Un gazoduc Algérie-Italie

Les deux États ont signé fin janvier un accord pour construire un second pipeline.

Lors de sa visite en Algérie fin janvier, Giorgia Meloni, présidente du Conseil italien, a signé avec le chef d’État algérien Abdelmadjid Tebboune un accord portant sur la construction d’un nouveau gazoduc entre les deux pays. L’Italie se tourne vers l’Algérie, car elle veut se débarrasser du gaz russe, qui assurait 40 % de ses besoins avant la guerre en Ukraine. Baptisé « Galsi » (Gazoduc Algérie-Sardaigne-Italie), l’ouvrage, qui devrait être réalisé « en peu de temps », selon Abdelmadjid Tebboune, devrait permettre l’exportation de gaz, mais aussi d’électricité, d’ammoniac, et même du prometteur hydrogène, en pleine croissance. Le Galsi sera complémentaire du Transmed : mis en service en 1983 par la compagnie algérienne

Sonatrach et le groupe pétrolier italien Eni, ce gazoduc de 2 500 km traverse la Tunisie sur 370 km avant d’atteindre la côte à El Haouaria, puis de plonger sous la Méditerranée jusqu’en Sicile. La Tunisie reçoit entre 5,25 % et 6,75 % du gaz qui y est transporté, ce qui assure deux tiers de ses besoins, selon le ministère de l’Industrie. L’annonce d’un nouveau gazoduc direct entre l’Algérie et l’Italie suscite néanmoins quelques inquiétudes dans le pays : Alger, brouillée avec Rabat et Madrid, n’a en effet pas renouvelé depuis fin 2021 le contrat du Gazoduc Europe-Maghreb (GME), lequel relie l’Algérie à l’Espagne via le Maroc… Les relations entre les deux États ne connaissent cependant pas les phases de tensions qui caractérisent celles entre l’Algérie et le Maroc. ■

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ZUMA/STARFACE
sans la Tunisie
La Première ministre italienne Giorgia Meloni et le président algérien Abdelmadjid Tebboune à Alger, le 23 janvier 2023.

Douleurs articulaires : comment mieux les contrer ?

ÉGALEMENT APPELÉES « RHUMATISMES », elles ne sont pas une fatalité.

L’arthrose se cache souvent derrière, mais l’arthrite, moins fréquente, peut aussi faire souffrir. Bien que les symptômes diffèrent, la finalité est la même : les tissus se dégradent. Associer plusieurs mesures permet de s’en préserver. par Annick Beaucousin

Ralentir l’avancée de l’arthrose

L’arthrose est de loin la maladie articulaire la plus répandue dans le monde. Tous âges confondus, elle concerne 10 % de la population. Mais avec les années, plus de la moitié des individus finit par être touchée, une « usure » du cartilage au niveau de l’articulation se produisant. Ce tissu vivant recouvre les extrémités des os et leur permet de glisser sans frottement l’une sur l’autre. Le problème survient alors en cas de déséquilibre entre le renouvellement et la destruction du cartilage : quand son épaisseur diminue, les extrémités osseuses se rapprochent, et le tissu cartilagineux se fissure. Privées peu à peu de cet amortisseur, les articulations commencent à se gripper. Les arthroses du genou, de la hanche ou de la main peuvent gêner la mobilité et causer des douleurs importantes, qui se font sentir lors des mouvements. L’intensité de la souffrance n’est pas proportionnelle aux lésions.

Pendant très longtemps, cette maladie a été vue uniquement comme une conséquence du vieillissement. Cette vision erronée traîne encore, y compris parfois dans le corps médical. Avec l’âge, certes, le cartilage devient moins résistant, et l’arthrose plus fréquente, mais bien des personnes âgées n’en sont jamais atteintes. A contrario, beaucoup de plus jeunes, parfois dès 40 ans, en souffrent. D’autres causes sont donc mises en avant aujourd’hui. Le surpoids, de plus en plus courant, est la première : avec des kilos en trop qui pèsent sur les articulations des membres inférieurs, le mal survient de plus en plus tôt. Le tissu adipeux en excès sécrète également des substances néfastes qui atteignent les articulations et augmente le risque d’arthrose (deux fois plus au niveau des mains, par exemple). D’autre part, les lésions articulaires chez les sportifs, ou les traumatismes lors d’une banale activité sportive de loisirs, favorisent l’arthrose. De même que les professions manuelles avec des vibrations, des chocs, des gestes répétitifs… Enfin, il peut y avoir un caractère héréditaire (genoux, mains).

Aujourd’hui, aucun médicament ne permet de stopper l’évolution de l’arthrose. Pour autant, il existe des moyens d’agir, et il n’y a pas que la prise d’antidouleurs. Toutes les études montrent que l’activité physique est excellente : elle réduit les douleurs, améliore la mobilité articulaire, renforce les muscles, diminue l’inflammation. Elle a même pour effet de ralentir la progression de la maladie. Au contraire, la sédentarité est néfaste : quand une articulation n’est pas assez sollicitée, le cartilage s’abîme. Marche, vélo, natation, yoga… Les activités doivent être adaptées à sa condition physique, et être une source de plaisir pour pratiquer régulièrement (sauf poussée douloureuse).

Autre donnée importante : en cas de surpoids, maigrir même de façon modérée a des effets positifs sur les douleurs. Une perte de poids de 5 % suffit déjà à ressentir un bénéfice sur la souffrance et la mobilité. Et une perte de 10 % peut diminuer d’environ 30 % le mal. C’est considérable ! Pour mincir durablement, il est essentiel de manger équilibré, en veillant à consommer assez de protéines pour maintenir la masse musculaire. Un conseil médical peut être utile pour aider à modifier son alimentation, et le sport est bien sûr un bon point supplémentaire pour faciliter cette perte ! Les deux mesures, exercice et contrôle du poids, sont primordiales en prévention.

VIVRE MIEUX 88 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023

Côté traitements, hormis la prise orale d’antidouleurs, il ne faut pas négliger les anti-inflammatoires délivrés localement, sous forme de gels ou de pommades, de patchs transcutanés, ou encore en infiltration dans l’articulation. Des injections d’acide hyaluronique peuvent également être effectuées : elles agissent comme un lubrifiant, mais l’effet est variable. La kinésithérapie (massages, électrothérapie, application de chaleur…) est aussi bénéfique pour soulager les douleurs. Le versant rééducation est très utile pour regagner mobilité et souplesse, et apprendre les bons gestes du quotidien pour ménager ses articulations. Enfin, l’étape ultime, envisagée en cas de handicap important, est la pose d’une prothèse de genou ou de hanche. Souvent vue comme une maladie peu grave, l’arthrose ne doit pourtant pas être banalisée, car elle est un facteur de risque d’augmentation de la mortalité. La raison en est simple : le fait de rester sédentaire à cause de la douleur a un retentissement indirect sur la survenue de maladies cardiovasculaires et de cancers.

Derrière l’arthrite, une inflammation

L’arthrite est une inflammation des tissus de l’articulation. Les douleurs, vraiment différentes de celles de l’arthrose, surviennent au lit la nuit et deviennent importantes au réveil. Le besoin d’un « dérouillage » matinal est typique : les articulations sont raides et mettent du temps à « démarrer ». Le rhumatisme inflammatoire le plus connu est la polyarthrite. Il s’agit d’une maladie auto-immune, c’est-à-dire liée à un dérèglement du système immunitaire : celui-ci se met à fabriquer des anticorps contre la membrane synoviale, qui tapisse l’intérieur de l’articulation. Faute de traitement à temps, cela peut entraîner une érosion de l’os et une destruction de cette dernière. Sur fond de prédisposition génétique, la polyarthrite touche 1 personne sur 200, et trois fois plus les femmes. Le tabagisme est favorisant, et il a récemment été démontré que l’exposition durant des années à la poussière ou à des fumées sur le lieu de travail augmentait le risque de 40 % chez les hommes. Cette maladie se manifeste souvent aux alentours de 40-45 ans et évolue par poussées. Les articulations gonflent, se déforment. Si elle atteint prioritairement les mains, poignets, pieds et genoux, elle peut aussi s’étendre aux épaules, coudes, hanches.

Outre des antidouleurs ou des anti-inflammatoires pour soulager, des traitements de fond (méthotrexate, biothérapies anti-TNF…) ralentissent maintenant l’évolution de la polyarthrite, ou amènent à une rémission. Cela permet en même temps de protéger au maximum les articulations d’une dégradation. Parallèlement, côté règles de vie, l’arrêt du tabac est capital. Il est également conseillé d’avoir une activité physique aussi normale que possible (sauf au cours d’une poussée).

Autre rhumatisme inflammatoire, qui concerne cette fois autant les hommes que les femmes : la spondylarthrite. Moins connue, mais affectant tout de même 1 personne sur 200, la maladie survient jeune : elle débute par un mal de dos chronique, qui s’améliore avec le mouvement, et non au repos, souvent accompagné de douleurs des articulations des membres. Il s’agit d’une maladie auto-immune, avec des facteurs génétiques prédisposants. Les traitements ont beaucoup évolué : les médicaments anti-inflammatoires et anti-TNF sont associés à des traitements physiques, qui ont un réel effet bénéfique pour retrouver une meilleure qualité de vie. ■

Ne pas croire aux régimes miracle

Les régimes vantés dans pléthore de livres supposés vaincre les rhumatismes et leurs douleurs sont à prendre avec précaution… Il n’y a pas d’aliment miracle, il y a une façon de s’alimenter qui permet d’éviter les intolérances qui provoquent des inflammations à l’origine de maladies. En revanche, faire le plein d’antioxydants et d’oméga 3 (fruits et légumes, céréales complètes, poissons gras, huiles d’olive et de colza, oléagineux, curcuma…) peut limiter le processus inflammatoire néfaste aux articulations.

AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023 89 SHUTTERSTOCK

Ablaye Cissoko

Pour son 13e album, le griot et MAÎTRE

DE LA KORA sénégalais dialogue avec l’accordéoniste Cyrille Brotto. propos recueillis par Astrid Krivian

1 Votre objet fétiche ?

Mes bagues et mes bracelets. Témoins du passage du temps, les perles portent une histoire.

2 Votre voyage favori ?

Ma première fois au Kazakhstan. Des personnes étaient fascinées par ma couleur de peau…

Au cours d’un concert à Karaganda, j’ai eu comme une révélation : j’ai compris à quel point ma kora était importante à mes yeux.

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?

En France, en Bretagne, pour un concert avec Cyrille Brotto.

4 Ce que vous emportez toujours avec vous ?

Mon chapelet.

5 Un morceau de musique ?

« Demb » (« hier » en wolof), de Youssou N’Dour. Il parle de notre histoire, de notre société, d’une unité africaine, de la force de nos ancêtres, tels des baobabs. Je l’écoute en boucle pendant des heures.

6 Un livre sur une île déserte ?

Dakar, nid d’artistes, d’Aisha Déme. Un ouvrage sur le lien que des artistes et des intellectuels entretiennent avec la capitale sénégalaise.

7 Un film inoubliable ?

Bodyguard, de Mick Jackson, avec Whitney Houston, l’une de mes chanteuses favorites. Je l’ai vu 20 fois !

8 Votre mot favori ?

« Hamdoulilah », « grâce au Seigneur ». J’emploie sans cesse cette louange : avant et après un concert, dans des moments de joie ou de tristesse…

9 Prodigue ou économe ?

Prodigue ! L’argent que l’on gagne est fait pour être mangé, rendre les gens heureux.

10 De jour ou de nuit ?

Les deux. J’ai besoin de la lumière du jour. Mais pour la musique, la réflexion, le repos de l’esprit, le calme de la nuit est propice.

11 Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ?

Facebook, pour partager des infos sur ma musique. Sinon e-mail, téléphone. Et avant, j’écrivais des cartes postales à mes proches depuis chaque pays où je me trouvais.

12 Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ?

Marcher le long du fleuve, dans ma ville à Saint-Louis. Si ça ne passe pas, je prends ma kora.

13 Votre extravagance favorite ?

Aucune à ma connaissance [rires] !

14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ?

Être un bon artiste. Je suis né dans une famille de griots. J’ai adopté très tôt la kora. Mon père m’a appris à en jouer.

15 La dernière rencontre qui vous a marqué ?

Le regretté Habib Faye. On a fait son ultime album ensemble.

16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?

Au regard de mes enfants. Ça n’a pas de prix.

17 Votre plus beau souvenir ?

La première et unique fois où mon père est venu à mon concert. Il était fier, et rassuré.

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?

Chez moi, à Saint-Louis ! Cette ville très paisible vous accueille à bras ouverts.

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?

« Papa, on a ta nostalgie », me disent mes enfants quand je suis en tournée.

20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ?

Que mes enfants soient fiers de leur père. C’est la plus belle récompense. ■

LES 20 QUESTIONS 90 AFRIQUE MAGAZINE I 438 – MARS 2023
CEDRICK NÖTDR
Ablaye Cissoko et Cyrille Brotto, Instant, Ma Case Prod/Kora and Ko.

CONTRIBUER À LA CROISSANCE DURABLE DES SYSTÈMES ALIMENTAIRES AFRICAINS

Située au Maroc, avec 12 filiales et 212 employés représentant 17 nationalités africaines, OCP Africa est une entreprise africaine multiculturelle qui contribue à la transformation agricole du continent.

Depuis sa création, OCP Africa a soutenu les stratégies de développement agricole et a développé des programmes de grande envergure pour aider à promouvoir une agriculture productive et structurée.

OCP Africa s’appuie sur ses atouts agronomiques et technologiques pour mettre en œuvre d'importants programmes à fort impact sur les petits exploitants agricoles et sur l'ensemble de la chaîne de valeur agricole.

Plusieurs millions d’agriculteurs ont bénéficié de ces programmes phares depuis 2016.

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